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Apprendre à vivre: Lettres à Lucilius

Publié le 15/10/2022

Extrait du document

« Sénèque : Apprendre à vivre : Lettres à Lucilius Texte : « Ne va jamais croire qu'un homme qui s'accroche au bien-être matériel puisse être heureux.

Celui qui tire sa joie de ce qui vient du dehors s'appuie sur des bases fragiles.

La joie est entrée ? Elle sortira.

Mais celle qui naît de soi est fidèle et solide. Elle croît sans cesse et nous escorte jusqu'à la fin.

Tous les autres objets qui sont communément admirés sont des biens d'un jour.

« Comment ? On ne peut pas en tirer utilité et plaisir ? » Personne ne dit cela.

Mais à condition que ce soient eux qui dépendent de nous et non le contraire.

Tout ce qui relève de la Fortune 1 est profitable, agréable, à condition que le possesseur se possède aussi et ne soit pas asservi à ses biens.

En effet, ceux qui pensent que c'est la Fortune qui nous attribue le bien ou le mal se trompent.

Elle accorde juste la matière des biens et des maux, et les éléments de base destinés chez nous à tourner au mal ou au bien.

L'âme, en effet, est plus puissante que la Fortune.

Pour le meilleur ou pour le pire, elle conduit elle-même ses affaires.

C'est elle qui est responsable de son bonheur ou de son malheur.

» Introduction : Dans l'introduction de son essai Homo Economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, paru en 2012, l'économiste Daniel Cohen part d'un paradoxe concernant les sociétés contemporaines.

En effet, malgré la prospérité des pays riches, le recul des guerres et des épidémies, le règne de la démocratie et de la liberté d'opinion dans ces sociétés, leurs habitants ne se représentent pas la vie moins dure que ce qu'elle était auparavant.

Il note qu'environ 15% des Américains de moins de trente-cinq ans ont connu un épisode dépressif majeur ; qu'en trente ans, en France, la consommation d'anti-dépresseurs a été multipliée par trois, les tentatives de suicide des quinze / vingt-cinq ans par deux ; qu'aux États-Unis, les indicateurs de bien-être sont en baisse de près de 30% par rapport aux niveaux atteints dans les années cinquante...

Ce constat l'amène à une question précise : « Pourquoi le bonheur semble-t-il plus dur aujourd'hui qu'hier à atteindre malgré, dans les pays riches, une richesse matérielle beaucoup plus élevée ? » La question du rapport entretenu entre le bonheur et la richesse matérielle n'est pas une interrogation proprement contemporaine.

Dès l'antiquité, de nombreux penseurs ont tenté de trancher ce dilemme.

C'est le cas notamment de Sénèque, philosophe latin représentant l'école du stoïcisme, dont l'extrait d'une lettre à Lucilius nous est proposé. Dans le texte proposé, Sénèque pose le thème de la voie d'accès au bonheur.

En se donnant le projet de déterminer la voie à suivre pour celui qui souhaite être heureux, le philosophe nous proposera également une analyse de la nature du vrai bonheur.

Afin d'unifier et dynamiser notre analyse, nous pouvons proposer la problématique suivante : pour être heureux, faut-il miser sur la Fortune et les biens matériels car ils permettent un bien-être essentiel au bonheur, ou ce dernier n'est-il pas plutôt une quiétude, une tranquillité et un état d'esprit, que l'on ne peut connaître qu'en exploitant les pouvoirs de notre âme ? Dans la droite lignée du stoïcisme, Sénèque défend l'idée que celui qui souhaite être heureux ne doit se fier que dans son âme car seule l'âme permet la stabilité essentielle au bonheur.

Sa critique des bienfaits du bienêtre matériel s'opère en trois temps, sous trois angles : celui de la temporalité, celui de l'assurance et celui de la liberté.

Le bien-être matériel n'est pas la voie à suivre pour connaître le bonheur car il est éphémère, de plus il découle de paramètres que nous ne maîtrisons pas (la fameuse Fortune) et enfin il peut avoir une tendance despotique et illusoire au point de faire des hommes ses esclaves.

Face à cette triple critique du bien-être, le philosophe stoïcien valorise la puissance de l'âme, c'est-à-dire la puissance de l'esprit, du point de vue que l'on pose sur les choses qui adviennent.

Cette puissance n'appartient qu'à moi, elle est entièrement en mon pouvoir et elle est supérieure aux événements hasardeux de la Fortune.

C'est donc à partir des caractéristiques du véritable bonheur que Sénèque en vient à déterminer la voie qu'il faut suivre pour le connaître. Dans un premier moment, de la première à la quatrième ligne, Sénèque critique la prétention du bienêtre matériel à faire notre bonheur en rappelant que les biens matériels ne dépendent pas de nous et qu'ils sont éphémères.

Comment pourraient-ils alors assurer cet état continu qu'est le bonheur ? Dans une deuxième étape, de la quatrième à la neuvième ligne, le philosophe latin nuance la radicalité de sa critique du bien-être.

La Fortune et les biens matériels ne sont pas mauvais en soi, ils peuvent ne pas être néfastes pour celui qui souhaite être heureux, à la seule condition que ce dernier reste maître de lui-même, c'est-àdire qu'il conserve un regard juste sur ce qu'ils sont : des biens inessentiels.

Enfin, dans une ultime réflexion de la neuvième à la onzième ligne, le penseur stoïcien détermine la voie à suivre pour atteindre le véritable bonheur : ce ne sont pas la chance et les biens matériels qui nous rendent heureux mais la 1 La Fortune : déesse personnifiant la chance, bonne ou mauvaise. maîtrise de notre point de vue sur notre vie. Développement : La première partie de l'extrait débute donc sur une critique de la prétention du bien-être matériel à faire notre bonheur.

Pour cela, Sénèque opérera dans cette première étape argumentative une distinction entre deux conceptions du bonheur et s'attaquera à l'opinion commune en rappelant que les biens matériels ne dépendent pas de nous et qu'ils sont éphémères. L'extrait s'ouvre directement sur une distinction entre deux joies : celle qui « vient du dehors » et celle qui « naît de soi » ; distinction qui permet à Sénèque de directement poser son objectif : critiquer ce qui est « communément » considéré comme ce qui fait notre bonheur : le bien-être matériel.

Nous pourrions même considérer que le texte débute comme une sentence morale qui synthétise la thèse du philosophe : chercher le bonheur dans le bien-être matériel, c'est se condamner à ne jamais le connaître.

Pour comprendre le cheminement de la pensée du stoïcien, il est essentiel de tout d'abord saisir cette distinction inaugurale.

Le bien-être matériel produit cette joie qui « vient du dehors » : en effet, le bien-être matériel désigne la qualité de l'environnement qui agit positivement sur mon organisme.

Je ressens une douceur de vivre plus exaltante quand je dors sur un matelas douillet, sous le toit d'une maison chauffée, que lorsque je dors sur un tapis de feuilles, blotti sous un arbre afin de recevoir le minimum de pluie.

Ce bien-être que je ressens, je le reçois de la qualité matériel des objets qui m'environnent : c'est pourquoi, selon Sénèque, ce bien-être matériel produit une joie « qui vient du dehors ».

Cette forme de joie et la voie par laquelle nous l'atteignons sont critiquées par Sénèque : ce n'est pas ainsi qu'on connaît le vrai bonheur. La première raison qui discrédite le bien-être matériel dans sa prétention à construire notre bonheur c'est que nous ne le maîtrisons pas.

En effet, par définition, le bien-être matériel est constitué de l'ensemble des objets et réalités qui composent notre environnement : la nature, les possessions matérielles, notre propre corps...

Or il est impossible pour l'Homme de s'assurer une maîtrise durable de ces facteurs : tous ces éléments sont régis par ce qu'il appelle la Fortune, le hasard.

« Celui qui tire sa joie de ce qui vient du dehors » se condamne à ne pouvoir que réagir aux événements qui adviennent. L'actualité est régulièrement composée de faits divers montrant la faiblesse de notre pouvoir sur notre environnement.

En 2004, l'ouragan Charley fait rage dans le golfe du Mexique et, de la Floride à l'océan Atlantique, détruit tout sur son passage.

Aux États-Unis, cette tempête fit 22 morts et provoqua des dégâts matériels à hauteur de 11 milliards de dollars.

La crise financière de 2008-2009 vit les marchés financiers s'effondrer et emporter dans leur chute les Américains moyens : la richesse totale des familles aux ÉtatsUnis a enregistré une perte de 11000 milliards de dollars.

Cette logique de soumission aux éléments extérieurs que dénonce Sénèque est encore plus accentuée dans nos sociétés de consommation, dans lesquelles les goûts sont fortement influencés par la publicité et le regard social : je n'aime pas l'objet en lui-même mais l'image sociale qu'il me donne auprès des autres, je ne profite pas pleinement du concert auquel je participe parce que je suis occupé à le filmer afin de le diffuser sur ma story Instagram.... »

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