ETUDE LINEAIRE N°15 « MA BOHEME » DE RIMBAUD
Publié le 15/06/2025
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ETUDE LINEAIRE N°15 « MA BOHEME » DE RIMBAUD
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes.
Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !
Octobre 1870.
INTRODUCTION
ACCROCHE / AMORCE
En mai 1870, Rimbaud n’a que 15 ans, et il a décidé de devenir poète.
Alors, il envoie une
lettre à Théodore de Banville, le grand poète parnassien :
Nous sommes aux mois d’amour ; j’ai presque dix-sept ans, l’âge des espérances et des chimères,
comme on dit.
— et voici que je me suis mis, enfant touché par le doigt de la Muse, — pardon si c’est
banal, — à dire mes bonnes croyances, mes espérances, mes sensations, toutes ces choses des
poètes.
Arthur Rimbaud, Lettre Théodore de Banville, 24 mai 1870.
Mais déjà, on perçoit une certaine auto-dérision : c'est banal, ce sont des chimères.
Trois
mois plus tard, il fugue, et il expérimente une vie de bohème, qui est surtout une vie
d'errance et de dénuement.
Mais cela va complètement changer sa manière d'écrire : il mûrit
une méthode inouïe qu'il présentera à son professeur de rhétorique, Georges Izambard :
Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens.
Les souffrances sont énormes, mais il
faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète.
Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard, 13 mai 1871.
SITUATION
« Ma Bohème » se trouve justement à la charnière de ces deux époques, à un moment où
Rimbaud se détache de ses premières admirations et commence à élaborer cette méthode :
vous allez voir que toute sa poétique en est bouleversée.
PROBLEMATIQUE
Comment, à travers ce sonnet, Rimbaud montre une volonté de renouveler la poésie à travers
l’errance ?
AXES POUR UN COMMENTAIRE COMPOSE
PREMIER MOUVEMENT : UN PAUVRE POETE
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
Le poète, qui s’exprime à la première personne (“je” ; “mes”), adopte une attitude
décontractée : “les poings dans mes poches trouées”.
Le verbe « m’en allait » introduit
déjà le thème de l’errance.
Ce que vient confirmer les deux occurrences du verbe « aller » mais il est utilisé dans
deux acceptions différentes : « s’en aller » c’est partir ou fuir.
Mais avec « aller sous le
ciel », ce compl de lieu ne désigne ni direction ni destination, c’est donc errer.
Par ailleurs, l’habitude transparaît également dans le temps qui domine l’ensemble du
poème : l’imparfait à valeur itérative (d’habitude, de répétition) “allais” ; “devenait” ;
“allais” ; “étais” etc.
Ce qui transparait dans la métaphore « Les poings dans mes poches crevées », c’est la
pauvreté du poète ! D'abord, les poings sont forcément des mains vides.
Ensuite, les
poches crevées perdent ce qu'elles contiennent.
Et pourtant, le poète multiplie les
pronoms possessifs, que l'on trouve d'ailleurs dès dans le titre du poème : quelque
chose de plus important dépasse cette misère physique.
Les poings ont une certaine connotation : on a les poings serrés par révolte, ou à
cause du froid… Justement quand on n'a plus rien à perdre.
On
notera
une
hypallage (Figure de style qui consiste à attribuer à certains mots d'une phrase ce qui
convient à d'autres mots de la même phrase).
avec l’adjectif “crevées” peut être associé
au poète.
Ce premier vers fait donc apparaitre le dénuement du poète.
Il ne semble pas vraiment en souffrir comme le montre l’allitération en -m (“m’en” ;
“mes” ; “mon” ; “Muse” ; “amours”) dans l’ensemble de la strophe qui véhicule un
sentiment de douceur et de confort en contradiction avec les difficultés matérielles.
Ce que confirme l’emploi du mot « paletot », particulièrement intéressant par sa
sonorité : on entend « pâle » et « tôt » des mots qui s'appliquent bien au voyageur
fatigué par une journée de marche.
Le poète est à l'image de son manteau : crevé,
mais proche de l'idéal.
L’apostrophe à la muse qui, écrite avec une majuscule, peut évoquer une déesse, ou
du moins quelqu’un à qui le chevalier errant ferait allégence.
Dans la littérature, on
trouve le motif bien connu du chevalier errant, qui plaît beaucoup aux romantiques.
Cette référence est renforcée par l’emploi du mot « féal ».
Il s’agit davantage d’un
cliché romantique dont il se moque comme le montre les interjections « Oh ! là ! là »
mais aussi l’emploi de l’adjectif « splendides » (l’interjection est parfaitement décalée.
Rimbaud en fait trop pour ne pas être ironique.
Dans « Ma Bohème », les verbes sont au passé « allais … devenait … étais ».
L'imparfait signale des actions qui ont duré dans un passé révolu.
Le « rêve » est
devenu un passé composé (pour une action révolue dont on perçoit les conséquences
au présent).
Le rêve a disparu.
En quelques mois, on voit apparaître une véritable
distance critique : à peine plus âgé, Rimbaud se moque déjà gentiment de l'enfant
qu'il a été.
Si on revient sur l'un des premiers poèmes de Rimbaud, on ne trouve pas du tout cette distance
critique, écoutez :
Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.
Arthur Rimbaud, Poésies Complètes, « Sensation », 1895.
Quand il écrit ce poème, Rimbaud n'a que 15 ans, et il se projette dans le futur : « j'irai … je
sentirai … je laisserai, etc.
», le jeune poète se définit lui-même comme un rêveur.
Il cultive une
certaine naïveté.
On relèvera la rime embrassée « crevées ...
rêvées » qui est signifiante : le rêve
s'oppose à cette réalité où les vêtements ne durent pas.
Peut-être même qu'on peut
entendre que le rêve a crevé, il s'est dégonflé, comme un ballon.
C'est une
caractéristique de la poésie de Rimbaud : même dans ses moments d'exaltation, il y a
déjà les prémisses d'une lassitude, d'une impatience pour quelque chose d'autre.
Rimbaud joue avec les marques du lyrisme (l'expression d'émotions personnelles de
façon musicale).
Mais il en fait trop : la première personne est très présente, presque 2
par vers.
Les allitérations (retour de sons consonnes) en L sont redoublées par les
interjections.
D'ailleurs on peut se demander si l'outil exclamatif porte sur l'adjectif
splendide ou sur le pluriel : « combien d'amours ai-je rêvé ? » On s'éloigne de l'idéal
amoureux
unique
et
absolu
des
romantiques !
DEUXIEME MOUVEMENT : UN PETIT POUCET POETE
Mon unique culotte avait un large trou.
— Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes.
Mon auberge était à la Grande-Ourse ;
— Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.
Ce mouvement s’ouvre sur la métaphore de la pauvreté avec «Mon unique culotte
avait un large trou ».
Ce qui n’empêche pas la créativité comme le confirme le rejet
« des rimes ».
Ainsi le poète disperce des rimes durant son errance.
Cette créativité,
ainsi, pourra peut-être germer et porter ses fruits.
Le trou, qui symbolise un manque,
devient la source d'une richesse, comme une corne d'abondance.
Dans ce quatrain, les possessifs sont multipliés : ils s'éloignent de plus en plus,
jusqu'aux étoiles.
Mais en même temps, on passe du singulier au pluriel.
Ce dernier
possessif fait bien référence à l'expression "ma bonne étoile" : la chance vaut mieux
que les richesses.
Dans la mythologie latine, Fortuna est justement la déesse de la
chance, souvent représentée avec une corne d'abondance.
Le verbe « avoir » revient deux fois, mais que possède-t-il ? Un large trou, c'est-à-dire
moins que rien.
Ou alors, des étoiles avec « un doux frou-frou », c'est-à-dire un
simple bruit légèrement musical !
Mais à travers ce frou-frou, c'est la lumière des étoiles qui devient sonore, exactement
comme les rimes qui deviennent solides comme des graines ou des cailloux.
C'est une
synesthésie : une confusion des perceptions.
La création se nourrit de ce dérèglement....
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