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LES PASSIONS (synthèse)

La passion, maladie de l'âme

Les Stoïciens : irrationalité des passions

La passion est, si l’on se fie à l’étymologie, synonyme de passivité. Selon le stoïcien Zénon de Cittium (IIIe siècle av. J.-C.), la passion constitue un «trouble» ; c’est un «mouvement de l’âme qui s’écarte de la droite raison et qui est contraire à la nature», une «tendance sans mesure» (cité par Diogène Laërce, "Vies des philosophes", VII). La passion est trop véhémente : elle «s’écarte trop de l’équilibre naturel» (Cicéron, "Tusculanes", IV, 11).

Platon : la démesure, mère de toutes les passions

Déjà, avant les Stoïciens, Platon (IVe siècle av. J.-C.) avait considéré que c’est dans l’absence de mesure que gît la source des passions. La démesure (en grec : "hybris" ), le désir d’avoir plus que ce à quoi l’on peut prétendre légitimement (l’«enflure», ou "pleonexia") : c’est là ce qui anime les discoureurs qui, tels le Calliclès que Platon a mis en scène dans son Gorgias, assurent que la «loi» et la «justice» ne sont que des subterfuges inventés par les faibles pour museler les natures fortes ("Gorgias", 483 b).

En conséquence, selon Platon, «l’âme du vrai philosophe se tient à l’écart des plaisirs, des passions, des chagrins, des craintes» ("Phédon", 83 c).

Kant : la «gangrène» des passions

Faisant écho au vieux thème de l’enfer des passions (entendez : l’enfer est déjà présent, sur cette terre, et cet enfer, ce sont les passions), Kant (1724-1804) déclare que «les passions ne sont pas simplement, comme les émotions, des dispositions malheureuses qui portent en elles beaucoup de mal ; elles sont sans exception mauvaises» ("Anthropologie au point de vue pragmatique", § 81 - 1798). Et il va jusqu’à écrire que celles- ci constituent une véritable «gangrène» pour la raison morale, et qu elles sont «inguérissables» la plupart du temps, «car le malade ne veut pas être guéri et se soustrait à l’emprise du principe qui seul pourrait opérer cette guérison» [ibid.).

La passion, mouvement naturel

Des cartes : la passion comme passivité

Dans son "Traité des passions", Descartes reprend l’antique définition de la passion comme état de pure et simple passivité. Mais, plutôt que de se borner à prononcer une condamnation contre les passions, il tâche de les comprendre rationnellement. «Nous devons penser que ce qui est en l’âme une passion est communément une action dans le corps» (ibid., § 3 - 1649).

Si la passion suppose quelque emprise du corps sur l’âme, elle est assurément un état dans lequel le sujet n’agit pas en vertu de sa volonté propre.

Les passions sont «des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle» (c’est-à-dire qu’elles ne se rapportent pas aux objets extérieurs comme les perceptions, ni aux corps comme les signaux physiologiques de la faim, de la soif de la douleur, etc.), «et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits» (c’est-à-dire qu’elles ne sont pas, non plus, des volontés, lesquelles ont pour cause l’âme elle-même) ("Traité des Passions de l’âme", § 27).

N.B.: Les «esprits» dont il s’agit ici sont... des corps : ce sont, en effet, les esprits animaux, petites particules de sang, qui jouent dans la physiologie cartésienne un rôle analogue à celui de notre influx nerveux.

La passion est donc, selon Descartes, une idée confuse, à l’occasion de laquelle l’âme a connaissance d’un état corporel qu’elle ne parvient pas à identifier distinctement.

«On peut généralement nommer passions, écrit-il, toutes les pensées qui sont ainsi excitées en l’âme sans le concours de sa volonté, et par conséquent sans aucune action qui vienne d’elle, par les seules impressions qui se font dans le cerveau» ("Lettre à la princesse Elisabeth", 6 octobre 1645).

Spinoza : naturalité de la passion

Condamner la passion sans appel, c’est considérer l’homme comme un «empire dans un empire» ; c’est admettre, par conséquent, un pouvoir absolu de l’âme sur les passions et la possibilité, pour l’homme, de ne pas en avoir ! Ainsi, le faux principe sur lequel s’appuient les censeurs de la passion, c’est l’illusion du libre arbitre : le sage spinoziste tient, quant à lui, la passion pour naturelle et inévitable ; c’est la connaissance vraie des passions qui peut seule nous libérer de toute servitude à leur égard.

La passion comme illusion : l'exemple privilégié de l'amour-passion

La passion comme effet d’une auto suggestion

Choderlos de Laclos (1741-1803), Crébillon (1707-1777), et bien d’autres littérateurs qui ont observé la passion amoureuse, se sont plu à peindre celle-ci comme le résultat d’une sorte d’auto-suggestion. Le plaisir est «l’unique mobile de la réunion des deux sexes», affirme un personnage des "Liaisons dangereuses" (1782). «Et si l’on se dit encore qu’on s’aime, lit- on chez Crébillon, c’est bien moins parce qu’on le croit que parce que c’est une façon plus polie de se demander réciproquement ce dont on sent qu’on a besoin» ("La Nuit et le Moment", 1755).

L’aveuglement du passionné

L’épicurien Lucrèce (Ier siècle avant J.-C.) a décrit la passion amoureuse comme l’effet d’une illusion pure et simple : l’amour est ce en quoi l’opinion se surajoute indûment au désir et, partant, à la saine recherche du plaisir sexuel. Aussi les amoureux ont-ils coutume de chanter les louanges des personnes les plus laides et les plus disgracieuses pour mieux s’abandonner à leur faux espoir de félicité. Ils «n’ont pas d’yeux» pour les aveuglants défauts de leurs belles ("De la nature", chant IV, vers 1159). Dans leurs discours, les naines deviennent de purs grains de sel, et les géantes colossales, des merveilles pleines de majesté ; une mafflue, c’est Cérès elle-même ; une maigrelette est un précieux bibelot (ibid., IV, 1160-1170).

On aime, répétera Shakespeare, «jusqu’aux défauts de ce qu’on aime» ("Le Songe d’une nuit d’été", 1595) .

Stendhal : la cristallisation

Soit un petit rameau de charmille déposé dans les salines de Salzbourg : on s’aperçoit que «la cristallisation du sel a recouvert les branches noirâtres de ce rameau avec des diamants si brillants et en si grand nombre, que l’on ne peut plus voir qu’à un petit nombre de places ses branches telles quelles sont» (Stendhal, "De l'amour", 1822).

Par analogie, Stendhal nomme «cristallisation» ce phénomène de modification de la perception par la passion : la «cristallisation» aurait pour principal effet de valoriser outrancièrement la cause de la passion : cette cause n’est plus appréhendée «telle quelle est réellement, mais telle qu’il vous convient qu’elle soit» (ibid).

La passion dans l'histoire

Hegel : une réhabilitation de la passion

C’est parce que seul l’individu passionné peut «mettre à l'arrière plan tous les autres intérêts et fins» - afin de faire aboutir son désir - que l’on peut dire avec Hegel : «rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion» ("Leçons sur la philosophie de l’histoire", 1822-1831). Le passionné, autrement dit, ce n’est pas seulement une Phèdre, mais c’est aussi Alexandre, César ou Napoléon.

La démarche hégélienne réhabilite ainsi quelque peu la passion, en la désignant comme la trame de l’histoire universelle. C’est que la passion n’est plus pensée ici comme pure passivité : «Passion n’est pas d’ailleurs le mot tout à fait exact pour ce que je veux désigner ici, reconnaît Hegel ; j’entends, en effet, ici, d’une manière générale, l’activité de l’homme dérivant d’intérêts particuliers, de fins spéciales ou, si l’on veut, d’intentions égoïstes» (ibid).

La «ruse de la raison» : les passions, instruments de l’histoire universelle

«En ce qui concerne le côté moral des passions, elles n’aspirent, il est vrai, qu’à leur propre intérêt». C’est pourquoi elles n’apparaissent, d’un côté, que comme «mauvaises et égoïstes» ("La Raison dans l’histoire", 1830). C’est moi qui suis dans l’action, c’est mon but que je cherche à atteindre. Mais il ne s’ensuit pas que mon but particulier est opposé à ce que Hegel appelle l’«universel» : «l’intérêt particulier de la passion est inséparable, de l’actualisation de l’universel» (ibid). Ainsi, la folle ambition de César fut-elle un instrument nécessaire à l’histoire du monde, pour qu’on passât de la liberté fragile qu’offrait une République romaine finissante au principat (d’Auguste), puis à l’Empire, sous lequel la puissance de Rome se trouva enfin restaurée. •

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