Databac

témoins

Les témoins forment un ensemble des preuves extratechniques, spécialement dans le genre judiciaire. Aristote distingue les témoins anciens et les plus récents ; et, parmi ceux-ci, ceux qui sont partie prenante au risque du procès et ceux qui sont en dehors. Au rang des anciens, on compte les grands écrivains du passé, les personnages illustres, les sages, et les proverbes (considérés par rapport à un énonciateur anonyme très ancien, auréolé de la plus haute autorité). Les témoins récents sont tous les hommes notables qui ont prononcé un jugement sur quelque point : c’est un peu la jurisprudence. Il faut y ajouter évidemment ceux qui sont partie prenante au procès : mais ceux-ci sont toujours soupçonnables de fausseté. Quand on n’a pas de témoins pour soi, on insiste sur l’exigence des vraisemblances, seul rempart contre les mensonges possibles ; si au contraire on a des témoins pour soi et que l’adversaire n’en a pas, on soutient que le sujet authentique des causes judiciaires roule sur des témoignages, et non pas sur des idées comme dans les exercices d’école. On distinguera également l’objet du témoignage : sur l’une ou l’autre des parties, sur leur caractère, sur le fait. Quintilien sépare d’abord les témoignages écrits des témoignages de vive voix. Les premiers sont les plus contestables. C’est par écrit qu’il est le plus facile de mentir ; on doit avoir des raisons suspectes de ne point venir à la barre ; sans doute a-t-on une inimitié personnelle à prendre une telle initiative, qui dénonce par là-même son parti pris. On peut cependant toujours rétorquer la bonne foi, même en admettant le parti pris. Dans le cas, bien plus redoutable ou bien plus efficace, selon l’orientation, des témoins oraux et présents, on les attaque ou on les soutient soit par un discours suivi soit par interrogatoire. On dit que rien n’est plus solide que l’assurance humaine, ou qu’au contraire celle-ci est l’exemple même du domaine de l’erreur. On a parfois l’occasion de traiter ensemble un groupe de témoins comme une espèce commune, ou d’entreprendre les individus* un par un. En tout état de cause, il faut toujours attirer l’esprit des juges pour ou contre la valeur des témoins, selon le cas ; et le meilleur moyen à cette fin est de dominer parfaitement la totalité des aspects les plus cachés et les plus secondaires dans l’affaire, de manière à pouvoir judicieusement manipuler les témoins. Pour les témoins volontaires, il convient d’être prudent : si l’un a l’air coopérant et doux, il vaut mieux faire comme s’il était hostile, et lui poser, avant le procès, de multiples questions embarrassantes, pour qu’il ne soit pas désarçonné par l’adversaire ; si l’on a affaire en revanche à un témoin qui a l’air avantageux et sûr, il est alors nécessaire de prendre garde à ce qu’il ne soit pas suborné ou ne risque pas de changer brusquement de position en plein cours de l’affaire : il importe donc de bien vérifier les motivations réelles de son action. Dans les causes criminelles, les témoins sont ou favorables ou contraires à l’accusé ; les avocats connaissent ou ne connaissent pas leurs dispositions. Avec un témoin hostile à un accusé que l’on attaque, il convient de ne pas le laisser faire éclater ses sentiments, ce qui détruirait son témoignage : on le conduira donc d’assez loin, et on ne lui posera pas trop de questions, pour ne point le rendre suspect au juge par un éventuel empressement intempestif. Si au contraire vous attaquez un accusé contre un témoin qui lui est favorable, le but à poursuivre à toute force est de le faire se contredire, ou même déclarer des choses qu’il ne voulait absolument pas dire. L’interrogatoire sera alors mené de loin, comme si de rien n’était, pour faire affirmer ou reconnaître des points apparemment anodins ou vraiment étrangers à l’affaire, mais dont l’arrangement final mettra le témoin en contradiction avec son orientation initiale, ou lui aura fait révéler des éléments qu’il tenait cachés. Paradoxalement, un témoin qui, même longuement entrepris sur des aspects tout à fait extérieurs à la cause, serait tellement sur ses gardes qu’il ne lâcherait aucune faiblesse au détriment de sa position affichée, deviendrait par le fait même, et par la ruse triomphante et proprement rhétorique de l’avocat, suspect aux juges par son opiniâtreté à rester sur la défensive. Si par hasard on se demande quelle est vraiment la disposition des témoins, l’interrogatoire astucieux et intelligemment tempéré est encore le meilleur moyen pour tenter de s’en assurer. Quand on défend, contre des témoins à charge, on examine le caractère des témoins, on essaie de faire voir qu’ils sont poussés par la haine, l’envie ou l’intérêt ; on les perd par tous les moyens dans l’esprit des juges ; s’il y en a peu ou s’ils sont plutôt bas, on exagère la faiblesse de cette petitesse ; s’il y en a beaucoup, on dit qu’il y a cabale, ce à quoi l’adverse partie peut répondre facilement que le petit nombre ou la bassesse sont signes de bonne foi, et que le grand nombre signale l’évidente supériorité de sa position. En général, dans l’interrogatoire, on exploite la connaissance que l’on essaie d’avoir des caractères des témoins. Quintilien sur ce point va très loin. L’un est craintif, il faut l'intimider; l’autre de peu d’esprit, il faut le faire donner dans le piège; celui-ci vif et emporté, il faut l’irriter; celui-là présomptueux et vain, il faut le louer. Mais si vous avez affaire à un homme sage, maître de lui, passez aussitôt à un autre, traitez-le de têtu ou d’ennemi déclaré de votre partie. Ne vous amusez point à l’interroger dans les formes, contentez-vous de le réfuter en deux mots. Si vous avez occasion de le tourner en ridicule par quelque bon mot, ne manquez pas de le faire; s’il vous donne prise du côté de ses moeurs, attaquez-le par là, et couvrez-le d’infamie. Il y a des témoins qui sont naturellement honnêtes gens et qui craignent de faire du mal : il faut les traiter doucement; car souvent tel se cabre contre des manières dures et hautaines, que la douceur et l’honnêteté désarment. On n’omettra surtout pas de procéder par les détours les plus éloignés et les plus compliqués pour arriver, par ces manœuvres, à faire dire au témoin autre chose que ce qu’il avait prévu de dire. On essaiera particulièrement de percer à jour toutes les turpitudes ou toutes les relations occultes qui peuvent toucher ou concerner ces personnes. On exploitera également, dans les sens opposés, les éventuelles contradictions qui se manifesteraient entre les différentes pièces authentifiées du dossier et les témoignages, ou entre les conclusions des enchaînements d’arguments et les témoignages : on souligne la valeur unique et irremplaçable des témoins, ou la seule solidité insoupçonnable des preuves, ou l’on énumère tous les vices testimoniaux possibles et bien connus (comme la vénalité, ou la partialité privée), ou toutes les faiblesses des arguments intellectuels (comme la fragilité des constructions de l’esprit). Dans les cas de pluralité de témoins contradictoires, on examinera leur valeur personnelle relative et l’aspect plus ou moins vraisemblable de leurs dépositions. On ajoute quelquefois le témoignage des signes et de l’astrologie, de même que celui que l’on tire des propos des gens ivres ou des enfants : mais ces ressources-là sont aussi aisées à invoquer qu’à révoquer, dans un débat sans fin, selon les situations culturelles du moment.

Ces remarques sur les témoins sont importantes et font réfléchir. D’abord, elles illustrent la radicalité linguistique de la rhétorique : avec les témoignages, on est en pleine orientation pragmatique du discours tenu par tel ou tel locuteur, dans une situation et en fonction d’enjeux précis. Or, la stratégie oratoire face à ces locuteurs-là relève d’une entreprise de manipulation caractérisée par un amoralisme et par un positivisme technique absolus. On pourrait croire par conséquent qu’il n’y a rien de solide dans le jeu des témoignages ; or, pas du tout : c’est bien par rapport à eux que se détermine le débat, la bataille et l’influence de l’action verbale qu’est la parole oratoire. Les témoignages sont donc importants, voire capitaux : tout ce genre de preuves, dit Quintilien, qui se tire de l’autorité des témoins est si important que non seulement nous nous en servons avec avantage, mais que nous pouvons même l’exiger quand il manque à la partie adverse. C’est que les témoignages sont aussi des actes de langage.

=> Preuve; oratoire, orateur, cause ; genre, judiciaire ; lieu; vraisemblable, autorité; proverbe, interrogation.

Liens utiles