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la mémoire des femmes de réconfort

Publié le 27/05/2025

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« En 1991, Kim Hak-sun brise un silence de près d'un demi-siècle en témoignant publiquement de son passé de 'femme de réconfort'.

Ce geste courageux révèle l'une des pages les plus sombres de la Seconde Guerre mondiale en Asie-Pacifique : l'esclavage sexuel systématisé par l'armée impériale japonaise entre 1932 et 1945. Euphémisme cruel, le terme 'femmes de réconfort' désigne environ 200 000 victimes, majoritairement coréennes, chinoises et philippines, contraintes de servir dans des 'maisons de réconfort' militaires. Ces femmes, souvent recrutées par tromperie ou enlevées, ont subi des violences quotidiennes institutionnalisées par l'État japonais.

Pourtant, cette histoire traumatique est demeurée dans l'angle mort de l'après-guerre, éclipsée par d'autres récits mémoriels et enfouie sous le poids de la honte imposée aux victimes. Cette occultation mémorielle a non seulement privé les survivantes de reconnaissance et de justice, mais a également cristallisé des tensions diplomatiques durables en Asie orientale.

Si la fin du XXe siècle a vu émerger des témoignages et des mouvements de revendication, leurs échos se heurtent encore à des résistances multiples, notamment aux postures révisionnistes et nationalistes au sein de la société japonaise. Dans ce contexte, nous pouvons nous interroger : le combat difficile et douloureux des femmes de réconfort permet-il l'apaisement des victimes et de leurs mémoires ? Pour répondre à cette question, je vous parlerai d'abord du silence historique autour de cette tragédie, puis les efforts pour obtenir justice et reconnaissance, avant de parler des difficultés mémorielles au Japon qui entravent l'apaisement des victimes. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que les crimes nazis sont exposés au grand jour lors du procès de Nuremberg, une autre page sombre de l'histoire demeure dans l'ombre : celle des "femmes de réconfort", ces 50 000 à 200 000 femmes majoritairement coréennes, chinoises et philippines réduites à l'esclavage sexuel par l'armée impériale japonaise. Cette occultation s'inscrit d'abord dans un cadre judiciaire international.

Le Tribunal militaire international pour l'Extrême-Orient, communément appelé "procès de Tokyo" (1946-1948), néglige presque entièrement la question des violences sexuelles systématiques.

Si quelques mentions de viols apparaissent dans les actes d'accusation concernant les massacres de Nankin, le système organisé des "stations de réconfort" n'est jamais spécifiquement examiné ni condamné.

Cette omission s'explique notamment par le contexte géopolitique de la Guerre froide naissante : les États-Unis, soucieux de faire du Japon un allié contre le bloc communiste, privilégient la stabilité politique à la justice exhaustive. Cette invisibilité judiciaire se double d'un silence social profond.

Dans leurs pays d'origine, les survivantes, loin d'être reconnues comme victimes, font face à une double stigmatisation : d'abord comme collaboratrices présumées de l'ennemi, puis comme femmes "déshonorées" dans des sociétés profondément patriarcales.

En Corée du Sud notamment, la forte valorisation de la chasteté féminine transforme leur expérience traumatique en source de honte.

Ce mécanisme d'exclusion sociale explique pourquoi la plupart d'entre elles ont choisi de s'enfermer dans un silence qui durera près de cinquante ans. Le gouvernement japonais, quant à lui, joue un rôle actif dans cette occultation mémorielle.

Dès août 1945, avant même la capitulation officielle, l'armée impériale ordonne la destruction systématique de documents relatifs aux "stations de réconfort".

Cette politique d'effacement se poursuit après-guerre : jusqu'aux années 1990, la position officielle du Japon consiste à nier l'existence même d'un système organisé d'esclavage sexuel, présentant ces établissements comme des maisons closes privées sans lien avec l'armée. Ce n'est qu'en 1991, avec le témoignage public de Kim Hak-sun, première survivante coréenne à révéler son identité, que s'amorce une lente rupture de ce silence institutionnalisé.

Son courage ouvre la voie à d'autres témoignages et contraint progressivement le Japon à reconsidérer sa position officielle, inaugurant un processus de reconnaissance aussi difficile qu'inachevé. Les années 1990 marquent un tournant avec l'émergence des premiers témoignages publics d'anciennes "femmes de réconfort".

Face à cette pression mémorielle, le Japon engage un processus de reconnaissance historique particulièrement hésitant. La déclaration Kôno de 1993 constitue une première avancée significative : le gouvernement japonais y reconnaît officiellement l'implication directe de l'armée impériale dans l'établissement des "maisons de réconfort".

Cette déclaration, bien que symboliquement importante, reste toutefois ambiguë dans sa formulation et n'est accompagnée d'aucun mécanisme concret de réparation, suscitant la déception des survivantes. L'accord bilatéral de 2015 entre le Japon et la Corée du Sud tente d'apporter une réponse plus substantielle, avec des excuses officielles du Premier ministre Shinzo Abe et la création d'un fonds d'indemnisation de 8,3 millions de dollars.

Cependant, cet accord est immédiatement contesté par les survivantes elles-mêmes, qui dénoncent un arrangement politique conclu sans leur consultation et qui évite soigneusement la question de la responsabilité légale du Japon. Ces avancées limitées s'expliquent en grande partie par les controverses internes qui divisent la société japonaise.

Un puissant courant révisionniste, représenté par des figures politiques influentes et des groupes nationalistes comme le Nippon Kaigi, conteste ouvertement la nature coercitive du système des "femmes de réconfort".

Ces voix révisionnistes qualifient régulièrement ces femmes de "prostituées volontaires", s'opposent à l'inclusion de cet épisode dans les manuels scolaires et exercent une pression constante contre toute reconnaissance officielle. Sur le plan judiciaire, les recours intentés par les survivantes se heurtent systématiquement à des obstacles procéduraux.

Malgré quelques victoires symboliques dans des tribunaux locaux, comme lors du procès de Shimonoseki en 1998, la Cour suprême japonaise rejette invariablement les demandes de réparation en invoquant la prescription des faits ou les traités d'après-guerre. Cette situation paradoxale, où la reconnaissance diplomatique coexiste avec le déni institutionnel, illustre les profondes résistances mémorielles qui persistent au Japon face à cet héritage traumatique de la guerre. Loin d'être un simple débat historique, la question des "femmes de réconfort" révèle aujourd'hui les profondes fractures mémorielles qui traversent la société japonaise contemporaine et alimente des tensions diplomatiques persistantes en Asie orientale. Au Japon même, on observe une véritable ligne de faille mémorielle.

D'un côté, des organisations comme le "Centre de recherche et de documentation sur la responsabilité de guerre du Japon" ou le "Réseau des femmes pour la justice" militent activement pour une reconnaissance complète et sans ambiguïté.

Ces mouvements, soutenus par des historiens progressistes comme Yoshimi Yoshiaki, ont joué un rôle crucial dans l'exhumation de documents d'archives prouvant l'implication directe de l'État japonais.

De l'autre côté, des organisations nationalistes comme le Nippon Kaigi, qui compte parmi ses membres de nombreux parlementaires et ministres, exercent une influence considérable sur les politiques mémorielles officielles, promouvant une vision révisionniste de l'histoire nationale. Cette division se cristallise particulièrement autour de l'enjeu des manuels scolaires.

Depuis les années 1980, le ministère japonais de l'Éducation, à travers son système d'approbation des manuels, a systématiquement exercé des pressions pour minimiser ou supprimer les mentions relatives aux "femmes de réconfort".

En 2007, à la suite de directives gouvernementales explicites, la plupart des éditeurs ont retiré toute référence à ce système d'esclavage sexuel.

Une enquête réalisée en 2015 révélait que moins de 30% des jeunes Japonais de 18 à 25 ans avaient connaissance de cette page d'histoire, créant ainsi un fossé mémoriel générationnel qui complique davantage la possibilité d'une reconnaissance collective. Cette fracture mémorielle interne nourrit et se trouve à son tour alimentée par des tensions géopolitiques régionales.

Pour la Corée du Sud et la Chine, la question des "femmes de réconfort" est devenue un puissant levier diplomatique et un symbole du refus japonais de confronter pleinement son passé impérialiste.

Les statues commémoratives érigées devant les ambassades japonaises à Séoul et dans d'autres villes du monde sont perçues par Tokyo comme des provocations diplomatiques, tandis que les demandes répétées de compensation sont interprétées comme des tentatives d'humiliation nationale. Ce cycle d'instrumentalisation mémorielle et de ressentiment mutuel entrave considérablement les efforts de réconciliation régionale.

L'impossibilité d'établir une mémoire partagée ou au moins respectueuse des différentes narrations nationales maintient l'Asie de l'Est dans ce que l'historien Pierre Nora qualifierait de "présent perpétuel du passé", où les blessures historiques, loin de cicatriser, continuent d'influencer profondément les relations internationales contemporaines. Ainsi, la mémoire des "femmes de réconfort" illustre parfaitement comment l'incapacité à affronter collectivement un passé traumatique peut devenir un obstacle majeur à la réconciliation, tant au niveau national qu'international. Malgré le climat politique tendu et les résistances institutionnelles, des initiatives mémorielles significatives ont émergé au Japon pour préserver la mémoire des "femmes de réconfort" et ouvrir des espaces de dialogue et de reconnaissance. En marge des positions officielles, certaines.... »

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