.... J'avais peur, mais j'était surtout en colère, je trouvais ça
Publié le 17/05/2020
Extrait du document
«
....
J'avais peur, mais j'était surtout en colère, je trouvais ça si
bête, si déplacé, je haïssais cette ignoble marmelade.
Il y en avait,
il y en avait ! Ça montait jusqu'au ciel, ça s'en allait partout, ça
remplissait tout de son affalement gélatineux et j'en voyais des
profondeurs et des profondeurs, bien plus loin que les limites du
jardin et que les maisons et que Bouville, je n'étais plus à
Bouville, ni nulle part, je flottais.
Je n'étais pas surpris, je savais
bien que c'était le Monde, le Monde tout nu qui se montrait tout
d'un coup, et j'étouffais de colère contre ce gros être absurde.
On
ne pouvait même pas se demander d'où ça sortait, tout ça, ni
comment il se faisait qu'il existât un monde, plutôt que rien.
Ça
n'avait pas de sens, le monde était partout présent, devant,
derrière.
Il n'y avait rien eu avant lui.
Rien.
Il n'y avait pas eu de
moment où il aurait pu ne pas exister.
C'est bien ça qui m'irritait :
bien sûr il n'y avait aucune raison pour qu'elle existât, cette
larve coulante. Mais il n'était pas possible qu'elle n'existât pas.
C'était impensable : pour imaginer le néant, il fallait qu'on se
trouve déjà là, en plein monde et les yeux grands ouverts et vivant
; le néant ça n'était qu'une idée dans ma tête, une idée existante
flottant dans cette immensité : ce néant n'était pas venu avant
l'existence, c'était une existence comme une autre et apparue
après beaucoup d'autres.
Je criai « quelle saleté, quelle saleté ! »
et je me secouai pour me débarrasser de cette saleté poisseuse,
mais elle tenait bon et il y en avait tant, des tonnes et des tonnes
d'existence, indéfiniment ; j'étouffais au fond de cet immense
ennui.
Et puis, tout d'un coup, le jardin se vida comme par un
grand trou, le monde disparut de la même façon qu'il était venu,
ou bien je me réveillai - en tout cas je ne le vis plus ; il restait la
terre jaune autour de moi, d'où sortaient des branches mortes
dressées en l'air.
Je me levai, je sortis.
Arrivé à la grille, je me suis retourné.
Alors le jardin m'a souri.
Je me suis appuyé à la grille et j'ai
longtemps regardé.
Le sourire des arbres, du massif de laurier, ça
voulait dire quelque chose ; c'était ça le véritable secret de
l'existence.
Je me rappelai qu'un dimanche, il n'y a pas plus de
trois semaines, j'avais déjà saisi sur les choses une sorte d'air
complice.
Etait-ce à moi qu'il s'adressait ? Je sentais avec ennui.
»
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