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Les sens (cours de philosophie)

Le concept de sens a au moins quatre acceptions : — sentiment ou sensation (ex. organe des sens, à mon sens), — direction (sens interdit, par ex.), — signification (« cela n'a pas de sens »), — bon sens (« cela tombe sous le sens »). Nous nous intéresserons plus spécialement à la signification, car c'est l'acception fondamentale. En effet le sentiment ou la sensation (acception 1) consistent à percevoir des significations ; la direction (acception 2) se réfère à une communication orientée, à une voie de communication, et, de plus, elle oriente l'acte de donner une signification en précisant laquelle; le bon sens (acception 4) se réfère à un accord des esprits sur une signification.

— I — Signification et individu dans son milieu de vie.

Dès 1907, Von Uxküll remarquait, en étudiant les espèces animales, qu'il n'y a pas d'« excitant objectif », ni d'« objet », chaque espèce vivant dans son « monde » spécifique de significations (Merkwelt), c'est à dire de signaux ayant un sens biologique pour son organisme. « Le monde de la mouche n'est pas le monde de l'orang outang » disait Anatole France. Le comestible et le non comestible, le dangereux et le non dangereux, le partenaire et le non partenaire etc., ne sont pas les mêmes selon les espèces. Cette idée est aujourd'hui le thème fondamental de ce qu'on appelle l’écologie (étude des rapports de l'être avec son milieu de vie). Ces remarques s'appliquent à l'être humain (ce que signalait déjà Von Uxküll) et cela de deux façons au moins : 1) en fonction de l'intention et de l'action ; 2) en fonction de l'humeur, de l'état d'esprit ou de l'« état de préparation ».

1 — En fonction de l'intention ou de l'action, un même "objet" (qui n'est tel que pour la Raison) prend des sens différents. Ainsi un pavé est : — un endroit où je pose les pieds, si je marche ; — un projectile, si je me défends ou si j'attaque ; — un obstacle, si je bute sur lui ; — un matériau, si je veux construire.

L’objet, entrecroisement des significations potentielles, des situations dans lesquelles on le perçoit ou on le rencontre habituellement, a un sens général qui est la somme de ses significations. C'est ainsi que l'enfant, dit Piaget, « apprend le monde ». Comme tel l'objet est différent de la chose, qui est l'objet dont on ignore le sens ou qui a perdu tout sens, ou encore un objet à signification incertaine en instance de qualification, dont on sait seulement qu'il existe. Bergson dit que le sens d'un objet, c'est ce à quoi il peut servir. Il faut reconnaître cependant que « l'essence n'est pas l'accident », et que si je peux utiliser mon soulier comme marteau, son sens est d'abord (essentiellement) de protéger mes pieds. C'est cet « essentiel » du sens que nous retrouverons à propos du langage, puisque le sens d'une phrase ou d'un discours, c'est son « idée », ce à quoi il faut « remonter » si l'on veut « comprendre » l'intention de l'auteur.

2 — En fonction de l'humeur, de l'état d'esprit ou de l'« état de préparation » de celui qui reçoit un élément d'information. Nous devons avouer que notre existence est un univers de significations pour nous. Tel événement insignifiant pour notre voisin, nous bouleverse ou nous enthousiasme. La vie « en rose » ou la vie « en noir » ne sont pas autre chose que des significations, projetées sur le Monde, de notre humeur, de notre état d'âme. Selon ce que nous « attendons » (c'est à dire selon l'état de « préparation » où nous sommes) dans la crainte ou l'espérance, ou simplement par suite d'une orientation a priori de notre conscience, nous percevons des sens différents. Les « complexes » personnels (complexe d'infériorité, d'échec, d'exclusion abandon, d'anxiété chronique, de culpabilité, etc.) ne sont pas autre chose que la tendance à projeter toujours les mêmes significations sur des situations variées, et donc une « déformation chronique » de la réalité. S'apercevoir que c'est nous qui donnons la signification à ce qui nous arrive, et que nous pouvons lui en donner une autre, constitue un progrès du Moi vers la Liberté, mais ne nous fait pas nous évader du sens. On a envie, pour nous évader de la subjectivité du sens, de se référer aux « faits ». Malheureusement il n'y a pas de fait sans interprétation. Par exemple, un jour de manifestation de rue, il y a quelques années, un homme fut tué par une balle tirée par un membre du service d'ordre. Le lendemain, un des journaux locaux titrait : Un passant tué par une balle perdue; un autre journal local, d'orientation politique contraire, titrait : Les C.R.S. tirent sur la foule et tuent un père de famille. Exemple facile, direz vous, puisque dans l'un et l'autre cas l'information est tendancieuse. Cependant constatez que toutes les fois...

 

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