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Le langage (cours de philosophie)

A première vue, ce concept du programme (Le langage) paraît clair. Il s’agit du langage parlé et écrit, ce par quoi les individus d'un même groupe peuvent communiquer, impliquant un code commun (une langue), des mécanismes cérébraux, une relation interpersonnelle ou sociale et des individus parlants. Les linguistes (qui revendiquent l'exclusivité dans le domaine du langage) ont rendu difficile la réflexion sur ce sujet : d'abord en 1915, De Saussure, le fondateur de la linguistique, distinguait la langue (le système de la langue, tel le français, l'anglais ou l'allemand, corps de règles, de mots et de prononciation, ensemble d'un lexique d’une grammaire et d'une phonétique), et la parole (ce que dit ou veut dire le sujet parlant). Il exclut la parole, de la linguistique, et en fait cadeau à la psychologie. Depuis cette époque, les linguistes font des pieds et des mains pour reprendre ce cadeau (pas tous, il est vrai) La manière de parler, le vocabulaire des groupes, des sous groupes, des individus, le para-langage (ton, gestes. mimiques, voix, etc.), et la signification du discours (analyse de discours) sont l'objet de branches diversifiées de la linguistique. Nous nous en tiendrons à des remarques philosophiques et psychologiques générales, renvoyant d’autres réflexions au chapitre sur le sens. Le langage se révèle comme un être hybride à la fois évidemment socio culturel et par là semble-t il arbitraire et conventionnel — et cependant contraignant et résistant. Si je prononce un mot qui n'a aucun correspondant objet, tel "bouc cerf", je sens la précarité des noms ; si je veux traduire un mot typiquement étranger en français, tel le "spleen" ou le "Nirvana", j’en sens la plénitude. Il est frappant de voir des théories se construire sur des analyses philologiques : c'est ainsi que le mot "existence" exprimerait dans sa forme même cet effort vers la transcendance, ce projet de soi vers l'altérité, bref l'existence. Pradines conçoit l'objectivation du monde extérieur comme résultat de l'exigence de causalité qui anime la raison ; la preuve en serait que "chose" vient de "cosa" et "rosa" de "causa". Enfin le langage est un être indépendant et la phrase prononcée vit d'une vie propre, tel le poème par rapport au poète, la loi écrite par rapport à l'intention du législateur; cet être indépendant a une puissance et un destin propre, et c'est ce qu’exprime le pouvoir magique des mots et des formules dans les légendes ou les sciences occultes.

3 — Le langage est aussi le résultat d'une histoire. Il porte la marque du « génie » d'un peuple et, avec d'autres phénomènes collectifs (art, religion, histoire etc.), il exprime une « civilisation ». Mais il porte nécessairement la marque de l'histoire des peuples et de l'évolution historique des cultures. La philologie est la science des sources du langage et la linguistique générale étudie les lois de transformation des mots et des règles. Des phénomènes linguistiques étonnants attirent l'attention sur l'aspect socio historique du langage Ainsi le français que parlent les Canadiens francophones (signe du vif esprit communautaire qui leur a fait protéger leur langue contre la pression anglaise) est le français populaire du xviiie siècle avec. en outre, des transformations internes de la langue en fonction de l'environnement et des conditions de vie. On parle à Bonifacio (Corse) un patois spécial empreint du génois du xvie siècle, etc.

4 — Le langage est un moyen d'expression de la pensée personnelle. Quoi qu'en disent les phénoménologues, nous éprouvons dans la simple expérience de chercher nos mots pour exprimer une pensée personnelle, l'existence du langage comme un moyen d'expression. Là le halo symbolique ou expressif du langage peut être lui même utilisé pour agir sur l'esprit de l'auditeur ou du lecteur ; c'est la magie des rythmes, des rimes, des sonorités ; il peut être aussi utilisé pour communiquer les pensées les plus intuitives et les plus intimes. La pensée est à la fois immanente et transcendante au langage. Elle ajoute une « forme» (les Anciens diraient : elle donne une « âme ») aux mots. La sémantique (science du sens) ne peut pas ne pas se référer à la pensée. Par ces caractères, le langage se distingue de la science qui est aussi une langue, mais qui vise à exprimer les relations objectives d'un univers abstrait; et se distingue de l’art, qui, à l'opposé, exprime le rapport personnel de l'artiste et du monde, c'est à dire un « univers personnel ».

Conclusion. Les langues sont elles destinées à mourir ? Cette question est à l'ordre du jour. Plus les hommes pensent à des communautés fédéralistes (Bénélux, Communauté Européenne, etc.), plus ils créent d'organismes internationaux (Office mondial de la Santé, UNESCO, Fond International de Secours à l'enfance, Union Postale Universelle etc.), plus la diversité des langues est perçue comme un obstacle. D'autre part, les langues artificielles (la première fut « l'espéranto ») se multiplient (il y en aurait actuellement une dizaine d'inventées) sans être adoptées. C'est que le langage est autre chose, comme on l'a vu, qu'un univers de symboles conventionnels et rationnels, il a un » génie » ; un peuple y tient comme il tient à son folklore, à son sol et à son Histoire. Des résistances vivantes et instinctives se manifestent à l'idée de disparition de la langue maternelle. Peut être la disparition progressive des frontières, changeant la « situation » des hommes dans le monde historique, provoquera t elle une nouvelle conscience qui adoptera un langage universel plus ou moins artificiel, au moins comme « langue officielle ».

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