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La fracture des inégalités entre riches et pauvres ne cesse de se creuser

La fracture des inégalités entre riches et pauvres ne cesse de se creuser Il faut, à l’aube du nouveau millénaire, se rendre à l’évidence. Sur une planète qui produit chaque année davantage de richesses, les pauvres deviennent plus pauvres tandis que les riches ne cessent de s’enrichir. Dans la seconde moitié du xxe siècle, le revenu mondial a été multiplié par sept et le revenu moyen théorique par habitant par trois. Mais, entre 1960 et 1995, les 20 % d’individus les plus riches du globe - qui vivent en quasi-totalité dans les pays du Nord - ont vu leur part de ce revenu passer de 70 % à 86 %, tandis que celle des 20 % les plus pauvres chutait de 2,3 % à 1,3 %. Selon la Banque mondiale, le nombre de personnes vivant dans un dénuement absolu aurait augmenté de 100 millions d’individus au cours des seules années 1980. Si la coexistence de l’extrême pauvreté et de la fortune la plus insolente est un phénomène aussi vieux que l’histoire, l’époque contemporaine connaît une aggravation des inégalités à bien des égards inédite dans un contexte où la croissance économique mondiale n’a jamais été inférieure, durant les dernières décennies, à celle de la population. Jamais non plus le fossé entre pays du Nord - c’est-à-dire l’ensemble des vieilles nations industrielles - et du Sud - le tiers monde de naguère - n’a été aussi profond. Certes, au Sud, certains s’en tirent mieux que d’autres : tandis qu’elle s’aggrave en Afrique, la pauvreté recule dans une bonne partie de l’Asie. Un monde deux fois plus inégalitaire qu’en 1960 Globalement, la société mondiale est cependant, en ce début de siècle, deux fois plus inégalitaire que quarante ans auparavant. En 1960 en effet, les 20 % d’individus les plus riches du globe disposaient d’un revenu environ trente fois supérieur à celui du milliard de personnes les plus pauvres. À la fin des années 1990, la proportion était passée de 1 à 60, et les pays les plus riches disposaient des quatre cinquièmes du revenu planétaire. Les historiens estiment de leur côté qu’en 1820 le revenu moyen par habitant en Europe occidentale était 2,9 fois supérieur à celui de l’Afrique subsaharienne. En 1992, le rapport était de 1 à 13,5. Malgré les progrès remarquables de certains pays qui n’appartiennent plus vraiment au Sud, comme la Corée du Sud et Taïwan, et la modestie relative du revenu de quelques États occidentaux comme le Portugal ou la Grèce, le PNB moyen par tête, calculé en parités de pouvoir d’achat, s’élevait en 1999 à 26 050 dollars dans les États industrialisés à haut revenu, contre 3 530 en moyenne pour les pays en développement et 1 170 dollars pour les plus pauvres d’entre eux. Au-delà des inégalités de revenu, la pauvreté et la richesse se mesurent aussi à la densité des infrastructures que possède un pays ou à la qualité de sa santé et de son éducation. Là encore, les écarts restent criants. Quand les habitants des nations riches peuvent espérer vivre jusqu’à 76,4 ans, l’espérance de vie à la naissance est de 45,3 ans au Burkina et de 56,5 ans au Cambodge. Et c’est chez les plus pauvres que l’on trouve les taux de scolarisation les moins élevés et l’analphabétisme le plus massif. Les pays riches, en revanche, se distinguent par des niveaux de consommation paraissant presque obscènes au regard du dénuement dans lequel vivent 1,3 milliard d’humains. Avec seulement 20 % de la population mondiale au tournant du siècle, le Nord consomme 60 % de l’énergie, 75 % des métaux et 85 % du bois produits sur le globe, abrite les trois quarts des véhicules automobiles qui y circulent, et rejette dans l’atmosphère 49 % du gaz carbonique émis sur la planète. Pour être la plus voyante, la fracture Nord-Sud n’est cependant pas la seule. Les femmes, en effet, sont moins riches que les hommes et représenteraient en ce tournant de siècle 70 % des pauvres de la planète. Moins bien soignées et peu scolarisées dans de nombreux pays pauvres ou dans des États particulièrement misogynes, elles ne possèdent qu’une infime partie de la propriété mondiale et ont un accès limité aux moyens de production. L’Europe et l’Amérique du Nord sont loin de l’égalité des salaires entre les sexes et, dans le monde entier, les femmes ont été les plus touchées par la montée du chômage et la généralisation des politiques d’austérité budgétaires. Le caractère inégalitaire de la croissance économique Les pays du Nord ne sont pas à l’abri de la montée des inégalités, contrairement à ce que crurent leurs citoyens pendant les trois décennies où l’État-providence fut chargé de jeter les bases d’une certaine démocratie sociale. La conversion de l’Occident dans les années 1980 à un libéralisme économique pur et dur, fondé entre autres sur la déréglementation sociale, a fait, depuis, surgir une « nouvelle pauvreté » qui frappe désormais des millions d’individus. Dans l’Union européenne et aux États-Unis, 15 % des habitants vivent dans la pauvreté malgré la richesse de leurs pays. Mais la croissance est de plus en plus inégalitaire et ne profite guère qu’aux revenus déjàélevés. En 1995, la rémunération des P-DG américains était en moyenne cent soixante-treize fois supérieure à celle de leurs salariés. Le caractère inégalitaire de la croissance n’est pas propre aux pays riches. De fait, les inégalités au sein de chaque nation se sont creusées partout, en même temps que s’approfondissait le fossé Nord-Sud. Pendant que des îlots d’extrême pauvreté apparaissent comme autant d’intrusions du Sud dans le Nord, l’existence de petites minorités fortunées dans les pays du Sud rend plus scandaleuse encore la misère du plus grand nombre. Parmi les douze pays qui concentrent 80 % des pauvres du globe (l’Inde, la Chine, le Brésil, le Nigéria, l’Indonésie, les Philippines, l’Éthiopie, le Pakistan, le Mexique, le Kénya, le Pérou et le Népal) se trouvent plusieurs puissances économiques mondiales. Les États les plus inégalitaires sont situés en Amérique latine ; le Brésil arrivant en tête de ce peu glorieux classement. Dans ce pays, le dixième le plus pauvre de la population se partageait en 1998 1,0 % du revenu national et le dixième le plus riche 46,7 %. Le Chili, la Colombie, le Guatémala et le Paraguay font à peine mieux (respectivement 1,4 % contre 46,7 % en 1996 ; 1,1 % contre 46,1 % en 1996 ; 1,6 % contre 46,0 % en 1998 ; 0,5 % contre 43,8 % en 1998). Plusieurs pays d’Afrique noire se distinguent également par l’inégalité qui y règne. L’Afrique du Sud, où les 10 % les plus pauvres ont droit à 1,1 % du revenu national contre 45,9 % pour les 10 % les plus riches (1993-1994), est du nombre, avec la Sierra Léone, le Zimbabwé et le Sénégal. Les États scandinaves et ceux de l’ancienne Europe centrale socialiste sont, en revanche, les moins inégalitaires du globe. Quant aux grands États occidentaux, ils ne peuvent guère se poser en modèles d’équité sociale : le dixième le plus pauvre y dispose approximativement de moins de 3 % du revenu national (1,8 % aux États-Unis en 1997), mais la richesse y est moins concentrée. De quelque côté que l’on se tourne, le constat est donc à peu près le même : à l’exclusion des pays les plus pauvres de la nouvelle sphère de la prospérité internationale qui se dessine sous l’égide d’une économie mondiale dérégulée, répond celle, au sein de chaque nation, de larges couches de la population, surexploitées ou économiquement marginalisées, parmi lesquelles les femmes sont majoritaires. L’apparition d’une pauvreté de masse au Nord ne doit cependant pas occulter le fait que la fracture sociale la plus grave est celle qui sépare le Nord prospère des Suds les plus démunis. C’est là que se trouvent les damnés de la terre. Ils n’accepteront peut-être pas toujours de le rester.

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