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La crise et les transformations des formes de l’emploi ne signifient nullement la fin du travail

La crise et les transformations des formes de l’emploi ne signifient nullement la fin du travail Les transformations que le travail et l’emploi ont connues depuis la crise de 1974 ont conduit certains observateurs à annoncer la « fin du travail ». Pour les uns, le travail changerait de nature, il deviendrait une activité susceptible de permettre l’épanouissement individuel. Pour les autres, il n’en serait rien, mais la réduction inéluctable du temps à lui consacrer en raison des nouvelles technologies lui ferait perdre la centralité qu’il a eue jusqu’à présent dans la vie sociale et laisserait la possibilité de se livrer à des activités libres véritablement créatrices. Il y a fort à parier que ni l’une ni l’autre de ces perspectives ne se réalisera. Les tenants de la thèse de la « fin du travail » par changement de sa nature ont été sensibles à l’abandon de règles dites tayloriennes dans les entreprises, à la disparition de nombreuses tâches pénibles et peu qualifiées, ainsi qu’à la sollicitation de l’initiative des salariés. Le travail serait donc selon eux de moins en moins contraint et prescrit. Il tendrait à devenir une activité permettant à un nombre croissant de salariés d’accroître leurs compétences, voire de s’y accomplir. Mieux encore, il deviendrait possible de développer à nouveau les emplois de travailleurs indépendants, maîtres de leur temps et de leurs outils, notamment grâce aux nouvelles technologies. La « fin du travail » résulterait de son dépassement. Une division de l’intelligence du travail bien antérieure au taylorisme La division du travail aurait atteint son paroxysme avec le travail à la chaîne et sa généralisation. Le rejet de ce modèle par les ouvriers dans les années 1970, ses contre-performances en terme de qualité, les limites atteintes en terme de productivité auraient finalement convaincu un nombre croissant de dirigeants d’entreprise de la nécessité de remettre en cause les principes tayloriens. Après avoir essayé l’« humanisation du travail » préconisée par des firmes suédoises sous forme de travail en « module », ils auraient finalement adopté les « méthodes japonaises », consistant à demander aux opérateurs d’améliorer l’efficacité du travail à la chaîne ou celle des machines en recherchant et en éliminant les causes des défauts, des dysfonctionnements et des pannes [voir « Les grandes entreprises occidentales favorisent une organisation du travail qui repose sur une autonomie contrôlée »]. Les ouvriers et nombre d’employés pourraient à nouveau trouver dans leur activité professionnelle la possibilité de s’investir intellectuellement et affectivement, comme peuvent le faire les techniciens et les cadres. Cependant, la disparition de tâches de production directe n’aboutit pas à ne laisser que des emplois de conception, de gestion et de maintenance. Elle a été accompagnée d’un déplacement de la division du travail au sein de ces activités. Il en est de même pour les activités de service, à travers certaines formes d’informatisation. En fait, la division de l’intelligence du travail est bien antérieure au taylorisme, elle remonte au moins à la naissance du capitalisme et du salariat. Elle s’est imposée dans l’organisation productive et la conception des machines car les propriétaires ou les dirigeants ne pouvaient avoir la certitude d’obtenir de leurs salariés la production - en quantité, qualité, coûts et délais - pour laquelle ils avaient investi en capital. La limitation de l’autonomie et du savoir nécessaire des salariés dans la réalisation de la production a été et demeure, avec la pression du chômage, la voie privilégiée pour réduire cette incertitude. L’inversion de la division de l’intelligence du travail impliquerait de parier sur la confiance et aboutirait de proche en proche à remettre en cause le rapport salarié lui-même. C’est la raison pour laquelle elle n’a jamais durablement prévalu. Le capitalisme et les nouveaux besoins solvables Pour les tenants de la thèse de la « fin du travail » par réduction du temps à lui consacrer, les changements de nature du travail salarié sont illusoires. Il n’y aurait d’autre solution que d’en réduire l’emprise sur les relations entre les personnes. Pour eux, le moment serait venu où un tel projet serait réalisable. La permanence d’un chômage de masse et son accentuation prévisible avec la diffusion de l’automatisation et de l’informatique dans tous les secteurs obligeraient à partager le travail entre salariés et chômeurs en réduisant le temps individuel à lui consacrer. Cette situation nouvelle serait une formidable opportunité pour développer des activités de libre choix, hors des relations marchandes et de la pression à consommer toujours plus. Le temps consacré à ces activités devenant plus important que celui exigé par le travail ferait que ce dernier ne serait plus le centre de la vie sociale. La multiplication des associations, des initiatives bénévoles, des actions de solidarité, des activités culturelles et sportives serait annonciatrice de cette nouvelle ère. Il conviendrait d’en accélérer l’avènement pour changer les rapports sociaux. Des personnes se « tuent » au travail, pendant que d’autre « meurent » de ne pas en avoir : pourquoi ne pas partager ce travail contraint pour donner à tous le maximum de temps de libre choix ? Ce point de vue, comme le précédent, oublie de reconstituer la trajectoire de nos sociétés et refuse de considérer la dynamique du rapport social dominant qu’est aujourd’hui le capitalisme, quelle que soit la forme qu’il prend. Ailleurs et à d’autres époques, le raisonnement actuel sur la « fin du travail » aurait tout aussi bien pu être tenu. On aurait pu considérer en effet que les gains considérables de productivité déjà réalisés dans la production de l’alimentation, de l’habillement, de l’habitation, de l’énergie et du transport suffisaient au bonheur de tous, et qu’il était temps de partager ce travail-là, pour accéder à des activités librement ou démocratiquement choisies. Il n’a pas manqué d’ailleurs de réformateurs sociaux pour défendre un tel projet. Mais quels biens seraient considérés comme nécessaires et suffisants pour faire l’objet d’une production la plus automatisée possible, afin de dégager du temps pour tous ? Surtout, par quel miracle les entreprises capitalistes renonceraient-elles à investir de nouveaux secteurs d’activités dès lors qu’il apparaîtrait qu’ils correspondent à de nouveaux besoins solvables ? Il y a encore peu, il était impensable que les loisirs puissent être organisés et vécus sous une forme autre que familiale, amicale, corporative ou associative. Or ils sont devenus un secteur économique essentiel et la division du travail s’y développe tout aussi rapidement que dans une usine, à coups de réorganisations, d’informatisation de la gestion et de rationalisation des prestations. De telles évolutions ne sont pas le fruit d’une course imbécile au profit. Elles sont une nécessité pour que le capitalisme perdure. Celui-ci a constamment besoin de nouveaux champs d’investissement. Bref, tout se passe comme si, dans nos sociétés, les activités « libres » ou collectives jouaient en fait le rôle de poissons-pilotes des entreprises capitalistes pour détecter et faire émerger de nouveaux besoins susceptibles de devenir des marchandises. Comment pourrait-on malgré tout en finir avec le travail ? Aussi incroyable que cela puisse paraître, tellement il a été naturalisé, universalisé et sacralisé dans nos sociétés, le travail est une « invention » récente. En fait, selon le rapport social sous lequel elle est effectuée, une même activité peut être considérée comme du travail ou du non-travail. C’est l’extension du salariat qui a transformé nombre d’activités en travail. Ainsi de l’activité sportive, par exemple. Dès lors, pour que le travail ne soit plus socialement central, il faudrait un reflux du rapport capital-travail au profit d’un autre rapport social qui finirait par le supplanter, comme le rapport capital-travail a lui-même supplanté ou marginalisé les rapports sociaux qui lui étaient antérieurs.

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