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Francis Ponge

Né à Montpellier en 1899. Après un échec à l’oral du concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure, Francis Ponge abandonne bientôt la philosophie pour exercer divers métiers. Collabore à la NRF, passe brièvement par l’édition, et enseigne à l'Alliance Française. Ayant d’abord gravité autour du surréalisme, Ponge se convertit en 1937 au communisme. Il quittera le Parti communiste en 1946 après avoir participé à la Résistance et dirigé la page littéraire d'Action. Jusque là, Ponge et son oeuvre n‘étaient connus ou appréciés que d’un cercle restreint d’amis : Paulhan, Braque, Sartre, Camus... Mais au lendemain de la guerre, le poète va connaître un premier succès grâce, notamment, à l’article que Sartre consacre au Parti pris des Choses. Pourtant, la véritable notoriété de Ponge n'interviendra que beaucoup plus tard, dans les années 60, où éditions et rééditions de ses oeuvres se suivent à un rythme accéléré. Après avoir été récupéré par les existentialistes, ce poète « unique » et assez irréductible, devait, en effet, l’être aussi par les telyquelliens. Enfin, ultime consécration, en mars 1977, le Centre Georges Pompidou lui rend hommage par une importante exposition.

Ponge a toujours pris parti contre le lyrisme. Cela dit, n’est-il pas un poète lyrique, peut-être dans une acception moderne et moins étroite du terme ? Quoi qu’il en soit, sa prédilection des objets (jugés d’ordinaire comme non-poétiques) a donné lieu à des interprétations aussi diverses que contradictoires. Ponge, matérialiste ou essentialiste, par exemple ? Ponge communiste célèbre-t-il uniquement un monde dépourvu de spiritualité, d’intériorité ? Ou au contraire, cherche-t-il à saisir l’essence des objets, dans leur spécificité la plus rigoureuse ? Dans son texte de Situation I, Sartre a vu juste en parlant de rapports phénoménologiques de l’homme aux objets. Pour décrire une orange, un cageot, l’eau ou la fin de l’automne, « Ponge entend user de l’épaisseur sémantique des mots : prendre son parti de leur existence (contre l’idéalisme qui réduit le monde aux représentations). » Le titre Proêmes mêlant prose et poème ne fait pas que nier la spécificité de la poésie mais indique la priorité de la parole par rapport à l’usage qu’en fait le locuteur. Une telle préexistence suppose donc pour l’écrivain une maîtrise telle qu’il peut résister aux paroles, et ne dire que ce qu’il veut dire. « Apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique, est une œuvre de salut public. » Cet « art poétique » étant défini, Ponge refuse précisément le « magma poétique » qu’il nejait, dit-il, qu’utiliser, et vise le trait précis, la formule parfaite et impersonnelle. Reprenant le flambeau des grands rhétoriqueurs et de Malherbe, il entend rendre à la langue « l’ordre et la force » et faire la synthèse de tous les dictionnaires (étymologiques, analogiques, des rimes, des synonymes) et de la poésie lyrique. Identifiant la création poétique à la réflexion critique, Ponge va à l’instar de Valéry prôner les vertus du travail par opposition aux facilités de l’inspiration. D’une préciosité très contrôlée, on va le voir évoluer vers un néoclassicisme exaltant Malherbe et La Fontaine. Du moins, en apparence... car, si l’on y regarde de plus près, les choses ne semblent pas aussi simples. Le trait dominant de l’œuvre de Ponge, c’est en effet l’introduction de plus en plus systématique du brouillon, de l’ébauche, de la retouche, et surtout de l’écart critique voisinant avec le texte ou le pré-texte. Phénomène dont « Le crevette dans tous ses états » (Le Grand Recueil} est représentatif avec son jeu de mots hautement pongien. La prédilection pour la chose est inséparable de la prédilection pour le mot. Il est, par exemple, un thème récurrent dans l’œuvre de Ponge, c’est l’identification du texte à l’objet décrit. Ainsi, dans « Le verre d’eau » (in Le Grand Recueil) : « Pour vous, qui que vous soyez, dans quelque état que vous vous trouviez, un verre d’eau. Ce livre soit un verre d’eau. » Et dans l’une des variantes de La Figue (sèche), à la fin de la description ce vœu : « Tel soit ce petit texte. » Jouer sur les mots n’est pas, pour Ponge, un simple exercice gratuit mais un moyen artisanal de faire parler des étymologies, des significations, à travers des associations formes — sons. Par exemple, pour Verre d’Eau, Ponge remarque que c’est un mot « commençant par un V, finissant par un U, les deux seules lettres en forme de vase ou de verre. » Ou encore le mot oiseau dont il remarque qu’il contient la gamme complète des voyelles françaises. Sémantique souvent fantaisiste au demeurant, mais qu’importe puisque pour le poète, le propos est d’examiner, d’observer, de classer, d’expérimenter les outils dont il se sert — les mots, outils qui vont tenter de dire, de « fabriquer », les choses. A cet égard, le titre La fabrique du pré est significatif. Dans ce livre, Ponge nous offre tous les manuscrits, les brouillons, les ébauches et variantes du poème Le pré qui était paru auparavant dans Nouveau recueil. « Que les choses (...) soient déjà des mots : voilà qui ne fait pour moi aucun doute. » L’écrivain découvre que la chose est différente du nom qu’elle porte, alors dans un désir de la « nommer » mieux, il redouble d’attention, de précision, afin que l’écriture réalise la « copulation » du mot et de la chose. Dans L’Atelier contemporain, qui rassemble des textes écrit depuis plus de trente ans sur la peinture et les peintres, et jusqu’ici épars dans revues, catalogues ou plaquettes de luxe, Ponge écrit en effet : « Le rapport de l’homme à l’objet n’est pas du tout seulement de possession ou d’usage. Non, ce serait trop simple. C’est bien pire. Lès objets sont en dehors de l’âme, bien sûr; pourtant, ils sont aussi notre plomb dans la tête. Il s’agit d’un rapport à l’accusatif. » C’est que l’objet résiste à la parole. D’où la nécessité d’utiliser le mot dans tous ses « états » pour en forcer le sens. D’où aussi, une exigence critique quasiment maniaque du poète par rapport à lui-même qui lui fait reprendre sans cesse ses propres textes, qu’il rature, polit, modifie, recoupe, commente... En ce sens, Comment une figue de paroles et pourquoi dévoile à nouveau tout l’itinéraire : à la description première de la figue vient s’ajouter une citation de Sym-maque, païen de Rome, qui permet au poète de trouver une « consolation matérialiste ». Puis un détour par la figue fraîche et la datte, lui montre la voie à ne pas suivre. « Une figue de paroles, pourquoi ? Pour en finir avec une confusion scandaleuse. La littérature, pourquoi ? Comme je la veux, un pis aller, bien sûr. Non certes un moyen de bonheur. Une ascèse sans aucun doute. » Ici, l’on parvient à l’essentiel (ou à l’existence comme l’on voudra !). Ponge, dans sa recherche de la perfection formelle, n’est jamais plus assailli par le doute qu’il est proche de cette perfection. D’un côté, « le mystère vient de la justesse; de l’accumulation de mots, de l’agencement de mots justes. » De l’autre, une trop grande maîtrise devient maladresse, d’une confusion de mots, d’un rapprochement de racines (plein de goût) et je ne me priverai pas de cela. » Mais la saveur esthétique ne cesse d’être questionnée, le poète n’entretenant avec la poésie que des « rapports incertains». Dans l’une des versions de La Figue — qui devait, dans sa version définitive, symptomatiquement paraître dans le numéro I de Tel Quel en 1960 —, Ponge écrit : « Je ne sais pas du tout ce que c 'est que la poésie mais assez bien ce que c’est qu’une figue. » Pour lui la poésie a toujours été un moyen de « mordre dans les choses » pour s’en nourrir. Cette « leçon de choses » que l’on retrouve chez ses peintres de L'Atelier Contemporain, — Chardin, Braque, Fautrier, Hélion, Giacometti, Picasso, Kermadec —, montre bien que contrairement à ce que certains critiques ont pu écrire, l’œuvre de Ponge n’est pas à situer dans l’orbite « objectiviste » du Nouveau Roman. Pour lui, les objets ont trop de saveur pour se contenter de caresses... Au pire — ou au mieux — se livrera-t-il à une espèce de bricolage, comme s’il s’agissait de « prendre en réparation le monde ». En définitive, si Ponge a pris le contre-pied du lyrisme psychologiste et romantique, ce n’est que pour mieux réinventer une nouvelle forme de lyrisme où, entre les mots et les choses, l’homme parle néanmoins le monde.

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