Databac

Yves ALLÉGRET

Pour mille raisons — dont beaucoup étaient bonnes — il a eu le beau rôle par rapport à son frère Marc, dont il était de sept ans le cadet. Au contraire de Marc, Yves Allégret est en particulier apparu dans la famille comme l’image même de l’homme engagé. Peut-être leur seul point de rencontre est-il d’avoir tourné chacun une Mam'zelle Nitouche (Marc en 1931, Yves en 1953); mais ce qui, pour Marc, était un brillant départ semble avoir été, chez Yves, le dévoiement d’une carrière qui fut associée à une impitoyable description de l’après-guerre. Dans un contexte où le réalisme devait dire les espoirs de la classe ouvrière et ses victoires inéluctables, Yves est considéré comme un dangereux et très orthodoxe trotskiste. Après avoir chanté l’héroïsme des commandos {Les Démons de l'aube) et montré les charmes de sa séduisante épouse d’alors, Simone Signoret, il s’est fait la réputation d’un auteur noir et désespéré à l’heure où il fallait retrousser les manches, produire, reproduire et exalter la mobilisation des travailleurs dans la reconstruction du pays. Ce refus du conformisme de parti lui a attiré quelques antipathies mais n’enlève rien aux qualités de films aussi lucides, aussi peu complaisants et aussi définitifs que Dédée d'Anvers (avec, toujours aussi belle et vénéneuse, vulnérable et bafouée, l’inoubliable Simone Signoret baignant dans une atmosphère glauque de crime et de passions vénales), Une si jolie petite plage (avec son univers de pluie, de mélancolie et de solitude qui savait dire tout le désespoir d’une génération perdue à qui la fin de la guerre n’avait pas donné les perspectives d’un changement possible) et Manèges (étouffant huis clos familial, sordide et cynique, décrivant avec une cruauté digne de Stroheim la cupidité de deux femmes face à un pauvre bougre, cocu, abusé, dépossédé et avili). Enfin, avec Les miracles n’ont lieu qu’une fois, Yves Allégret a montré les ravages de la guerre, de la séparation et du difficile retour sur deux êtres qui doivent réapprendre leur amour sans pouvoir retrouver le temps perdu. Avec ces cinq films, noirs, embrumés comme un ciel trop bas, désespérants comme une morne pluie qui semble condamner le soleil à se cacher dans la grisaille, Yves Allégret — comme Clouzot dont il a pu partager la malédiction — a porté sur la France de l’immédiate après-guerre le plus vrai des constats, le plus désabusé des regards, la plus lucide des critiques. Son cinéma est également marqué par une description peu conformiste des rapports humains, sans l’optimisme qui était de mise à une époque où tout esprit critique était dénoncé comme démobilisateur. Et pourtant, ces œuvres disent une vérité profonde que la suite de l’histoire nationale n’a fait que confirmer. Avec La Jeune Folle, utilisant Danièle Delorme quelque peu à contre-emploi, Allégret a parlé de la question d’Irlande au moment même où le silence était de bon ton. Avec Les Orgueilleux, il a adapté Sartre pour l'écran. Désavoué par l’écrivain, le film est pourtant fort estimable, décrivant un Mexique crédible et un personnage de médecin alcoolique aux prises avec sa conscience, son désespoir et sa volonté de ne plus être. En fait, Les Orgueilleux marquait l’aboutissement de la démarche «noire» d’Allégret avant qu’il ne semble revenir, toutes proportions gardées, vers une classe ouvrière plus porteuse d’histoire et de conscience de classe. La Meilleure Part privilégiait néanmoins le personnage «positif», comme on disait alors, de l’ingénieur; et Germinal redonnait vie au meilleur Zola par une adaptation honnête et solide d’un texte éminemment mobilisateur mais quelque peu érodé par le temps. La fin de carrière d’Yves Allégret a été sans éclat particulier, même si l’attachant Mords pas, on t’aime avait le mérite d’un scénario inhabituel, malheureusement mis en scène sans véritable conviction. Au bout du compte, l’œuvre d’Yves Allégret n’en demeure pas moins l’une des plus importantes du cinéma français, pour son ambition, son courage, son anticonformisme politique; pour son intense brièveté, aussi.

Liens utiles