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moliere

Publié le 08/12/2021

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Oeuvres complètes . 1

Molière

Oeuvres complètes I

Oeuvres complètes I

1

Oeuvres complètes . 1

éditions eBooksFrance
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Oeuvres complètes I

2

Oeuvres complètes . 1
Adaptation d'un texte électronique provenant de la Bibliothèque Nationale de France :
http://www.bnf.fr/

Oeuvres complètes I

3

Oeuvres complètes . 1

Oeuvres complètes I

4

Oeuvres complètes . 1

• La Jalousie du Barbouillé
• Acteurs
• Scène I
• Scène II
• Scène III
• Scène IV
• Scène V
• Scène VI
• Scène VII
• Scène VIII
• Scène IX
• Scène X
• Scène XI
• Scène XII
• Scène XIII et dernière.
• Le Médecin volant
• Acteurs
• Scène I
• Scène II
• Scène III
• Scène IV
• Scène V
• Scène VI
• Scène VII
• Scène VIII
• Scène IX
• Scène X
• Scène XI
• Scène XII
• Scène XIII
• Scène XIV
• Scène XV
• Scène dernière
• L'Etourdi
• Acteurs
• Acte I

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII

Scène VIII
Oeuvres complètes I

5

Oeuvres complètes . 1

Scène IX
• Acte II

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII

Scène VIII

Scène IX

Scène X

Scène XI
• Acte III

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII

Scène VIII

Scène IX
• Acte IV

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII
• Acte V

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII

Scène VIII

Scène IX

Scène X

Scène XI
• Le Dépit amoureux
• Personnages
• Acte I

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV
Oeuvres complètes I

6

Oeuvres complètes . 1

Scène V
• Acte II

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI
• Acte III

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII

Scène VIII

Scène IX

Scène X

Scène XI
• Acte IV

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV
• Acte V

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII

Scène VIII
• Les Précieuses ridicules
• Préface
• Personnages
• Scène I
• Scène II
• Scène III
• Scène IV
• Scène V
• Scène VI
• Scène VII
• Scène VIII
• Scène IX
• Scène X
• Scène XI
• Scène XII
• Scène XIII
Oeuvres complètes I

7

Oeuvres complètes . 1
• Scène XIV
• Scène XV
• Scène XVI
• Scène XVII
• Sganarelle
• Personnages
• Scène I
• Scène II
• Scène III
• Scène IV
• Scène V
• Scène VI
• Scène VII
• Scène VIII
• Scène IX
• Scène X
• Scène XI
• Scène XII
• Scène XIII
• Scène XIV
• Scène XV
• Scène XVI
• Scène XVII
• Scène XVIII
• Scène XIX
• Scène XX
• Scène XXI
• Scène XXII
• Scène XXIII
• Scène dernière
• Dom Garcie de Navarre
• Personnages
• Acte I

Scène I

Scène II

Scène III
• Acte II

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII
• Acte III

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV
• Acte IV
Oeuvres complètes I

8

Oeuvres complètes . 1










Scène I
Scène II
Scène III
Scène IV
Scène V
Scène VI
Scène VII
Scène VIII
Scène IX
• Acte V

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI
• L'Ecole des maris
• Adresse
• Personnages
• Acte I

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV
• Acte II

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII

Scène VIII

Scène IX

Scène X
• Acte III

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII

Scène VIII

Scène IX
• Les Fâcheux
• Adresse
• Avertissement
• Prologue
• Personnages
Oeuvres complètes I

9

Oeuvres complètes . 1
• Acte I

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI
• Acte II

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI
• Acte III

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI
• L'Ecole des femmes
• Adresse
• Préface
• Personnages
• Acte I

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV
• Acte II

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V
• ActeIII

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V
• Acte IV

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII
Oeuvres complètes I

10

Oeuvres complètes . 1



Scène VIII
Scène IX
• Acte V

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII

Scène VIII

Scène IX
• Remerciement au roi

Votre paresse...
• La Critique de l'école des femmes
• Adresse
• Personnages
• Scène I
• Scène II
• Scène III
• Scène IV
• Scène V
• Scène VI
• Scène VII et dernière
• L'Impromptu de Versailles
• Personnages
• Scène I
• Scène II
• Scène III
• Scène IV
• Scène V
• Scène VI
• Scène VII
• Scène VIII
• Scène IX
• Scène X
• Scène XI
• Le Mariage forcé
• Personnages
• Scène I
• Scène II
• Scène III
• Scène IV
• Scène V
• Scène VI
• Scène VII
• Scène VIII
• Scène IX
• Scène X
Oeuvres complètes I

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Oeuvres complètes . 1

• La Princesse d'Elide
• Personnages
• Premier intermède

Scène I

Scène II
• Acte I

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV
• Deuxième intermède

Scène I

Scène II
• Acte II

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV
• Troisième Intermède

Scène I

Scène II
• Acte III

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V
• Quatrième intermède

Scène I

Scène II
• Acte IV

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI
• Cinquième Intermède

Chère Philis,...
• Acte V

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV
• Sixième intermède

Usez mieux,...
• Tartuffe
• Préface
• Premier placet présenté au Roi
• Second placet présenté au Roi
Oeuvres complètes I

12

Oeuvres complètes . 1
• Troisième placet présenté au Roi
• Personnages
• Acte I

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V
• Acte II

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV
• Acte III

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII
• Acte IV

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII

Scène VIII
• Acte V

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène dernière
• Dom Juan
• Personnages
• Acte I

Scène I

Scène II

Scène III
• Acte II

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V
Oeuvres complètes I

13

Oeuvres complètes . 1
• Acte III

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V
• Acte IV

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII

Scène VIII
• Acte V

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI
• L'Amour médecin
• Personnages
• Prologue
• Acte I

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI
• Acte II

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII
• Acte III

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI

Scène VII

Scène dernière
• Le Misanthrope
Oeuvres complètes I

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Oeuvres complètes . 1
• Personnages
• Acte I

Scène I

Scène II

Scène III
• Acte II

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V

Scène VI
• Acte III

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV

Scène V
• Acte IV

Scène I

Scène II

Scène III

Scène IV
• Acte V

Scène I

Scène II

Scène III

Scène dernière

Oeuvres complètes I

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Oeuvres complètes . 1

La Jalousie du Barbouillé

La Jalousie du Barbouillé

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Oeuvres complètes . 1
Acteurs

Le Barbouillé, mari d'Angélique.
Le Docteur.
Angélique, fille de Gorgibus.
Valère, amant d'Angélique.
Cathau, suivante d'Angélique.
Gorgibus, père d'Angélique.
Villebrequin.

Acteurs

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Oeuvres complètes . 1
Scène I

Le Barbouillé

Il faut avouer que je suis le plus malheureux de tous les hommes. J'ai une femme qui me fait enrager : au lieu
de me donner du soulagement et de faire les choses à mon souhait, elle me fait donner au diable vingt fois le
jour ; au lieu de se tenir à la maison, elle aime la promenade, la bonne chère, et fréquente je ne sais quelle
sorte de gens. Ah ! pauvre Barbouillé, que tu es misérable ! Il faut pourtant la punir. Si je la tuois...
L'invention ne vaut rien, car tu serois pendu. Si tu la faisois mettre en prison... La carogne en sortiroit avec
son passe−partout. Que diable faire donc ? Mais voilà Monsieur le Docteur qui passe par ici : il faut que je
lui demande un bon conseil sur ce que je dois faire.

Scène I

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Oeuvres complètes . 1
Scène II

Le Docteur, Le Barbouillé

Le Barbouillé
Je m'en allois vous chercher pour vous faire une prière sur une chose qui m'est d'importance.
Le Docteur
Il faut que tu sois bien mal appris, bien lourdaud, et bien mal morigéné, mon ami, puisque tu m'abordes sans
ôter ton chapeau, sans observer rationem loci, temporis et personae. Quoi ? débuter d'abord par un discours
mal digéré, au lieu de dire : Salve, vel Salvus sis, Doctor Doctorum eruditissime !
Hé ! pour qui me prends−tu, mon ami ?
Le Barbouillé
Ma foi, excusez−moi : c'est que j'avois l'esprit en écharpe, et je ne songeois pas à ce que je faisois ; mais je
sais bien que vous êtes galant homme.

Le Docteur
Sais−tu bien d'où vient le mot de galant homme ?
Le Barbouillé
Qu'il vienne de Villejuif ou d'Aubervilliers, je ne m'en soucie guère.
Le Docteur
Sache que le mot de galant homme vient d'élégant ; prenant le g et l'a de la dernière syllabe, cela fait ga, et
puis prenant l, ajoutant un a et les deux dernières lettres, cela fait galant, et puis ajoutant homme, cela fait
galant homme. Mais encore pour qui me prends−tu ?

Le Barbouillé
Je vous prends pour un docteur. Or çà, parlons un peu de l'affaire que je vous veux proposer. Il faut que vous
sachiez...
Le Docteur
Sache auparavant que je ne suis pas seulement un docteur, mais que je suis une, deux, trois, quatre, cinq, six,
sept, huit, neuf, et dix fois docteur :
I° Parce que, comme l'unité est la base, le fondement et le premier de tous les nombres, aussi, moi, je suis le
premier de tous les docteurs, le docte des doctes.
2° Parce qu'il y a deux facultés nécessaires pour la parfaite connoissance de toutes choses : le sens et
l'entendement ; et comme je suis tout sens et tout entendement, je suis deux fois docteur.

Scène II

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Oeuvres complètes . 1

Le Barbouillé
D'accord. C'est que...
Le Docteur
3° Parce que le nombre de trois est celui de la perfection, selon Aristote ; et comme je suis parfait, et que
toutes mes productions le sont aussi, je suis trois fois docteur.

Le Barbouillé
Hé bien ! Monsieur le Docteur...
Le Docteur
4° Parce que la philosophie a quatre parties : la logique, morale, physique et métaphysique ; et comme je les
possède toutes quatre, et que je suis parfaitement versé en icelles, je suis quatre fois docteur.

Le Barbouillé
Que diable ! je n'en doute pas. Ecoutez−moi donc.
Le Docteur
5° Parce qu'il y a cinq universelles : le genre, l'espèce, la différence, le propre et l'accident, sans la
connoissance desquels il est impossible de faire aucun bon raisonnement ; et comme je m'en sers avec
avantage, et que j'en connois l'utilité, je suis cinq fois docteur.

Le Barbouillé
Il faut que j'aie bonne patience.
Le Docteur
6° Parce que le nombre de six est le nombre du travail ; et comme je travaille incessamment pour ma gloire,
je suis six fois docteur.
Le Barbouillé
Ho ! parle tant que tu voudras.
Le Docteur
7° Parce que le nombre de sept est le nombre de la félicité ; et comme je possède une parfaite connoissance
de tout ce qui peut rendre heureux, et que je le suis en effet par mes talents, je me sens obligé de dire de
moi−même : O ter quatuorque beatum !
8° Parce que le nombre de huit est le nombre de la justice, à cause de l'égalité qui se rencontre en lui, et que la
justice et la prudence avec laquelle je mesure et pèse toutes mes actions me rendent huit fois docteur.
9° Parce qu'il y a neuf Muses, et que je suis également chéri d'elles.

Scène II

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Oeuvres complètes . 1
10° Parce que, comme on ne peut passer le nombre de dix sans faire une répétition des autres nombres, et
qu'il est le nombre universel, aussi, aussi, quand on m'a trouvé, on a trouvé le docteur universel : je contiens
en moi tous les autres docteurs. Ainsi tu vois par des raisons plausibles, vraies, démonstratives et
convaincantes, que je suis une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, et dix fois docteur.

Le Barbouillé
Que diable est ceci ? je croyois trouver un homme bien savant, qui me donneroit un bon conseil, et je trouve
un ramoneur de cheminée qui, au lieu de me parler, s'amuse à jouer à la mourre. Un, deux, trois, quatre, ha,
ha, ha ! − Oh bien ! ce n'est pas cela : c'est que je vous prie de m'écouter, et croyez que je ne suis pas un
homme à vous faire perdre vos peines, et que si vous me satisfaisiez sur ce que je veux de vous, je vous
donnerai ce que vous voudrez ; de l'argent, si vous en voulez.

Le Docteur
Hé ! de l'argent.
Le Barbouillé
Oui, de l'argent, et toute autre chose que vous pourriez demander.
Le Docteur, troussant sa robe derrière son cul.
Tu me prends donc pour un homme à qui l'argent fait tout faire, pour un homme attaché à l'intérêt, pour une
âme mercenaire ? Sache, mon ami, que quand tu me donnerois une bourse pleine de pistoles, et que cette
bourse seroit dans une riche boîte, cette boîte dans un étui précieux, cet étui dans un coffret admirable, ce
coffret dans un cabinet curieux, ce cabinet dans une chambre magnifique, cette chambre dans un appartement
agréable, cet appartement dans un château pompeux, ce château dans une citadelle incomparable, cette
citadelle dans une ville célèbre, cette ville dans une île fertile, cette île dans une province opulente, cette
province dans une monarchie florissante, cette monarchie dans tout le monde ; et que tu me donnerois le
monde où seroit cette monarchie florissante, où seroit cette province opulente, où seroit cette île fertile, où
seroit cette ville célèbre, où seroit cette citadelle incomparable, où seroit ce château pompeux, où seroit cet
appartement agréable, où seroit cette chambre magnifique, où seroit ce cabinet curieux, où seroit ce coffret
admirable, où seroit cet étui précieux, où seroit cette riche boîte dans laquelle seroit enfermée la bourse pleine
de pistoles, que je me soucierois aussi peu de ton argent et de toi que de cela.

Le Barbouillé
Ma foi, je m'y suis mépris : à cause qu'il est vêtu comme un médecin, j'ai cru qu'il lui falloit parler d'argent ;
mais puisqu'il n'en veut point, il n'y a rien plus aisé que de le contenter. Je m'en vais courir après lui.

Scène II

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Oeuvres complètes . 1
Scène III

Angélique, Valère, Cathau

Angélique
Monsieur, je vous assure que vous m'obligez beaucoup de me tenir quelquefois compagnie : mon mari est si
mal bâti, si débauché, si ivrogne, que ce m'est un supplice d'être avec lui, et je vous laisse à penser quelle
satisfaction on peut avoir d'un rustre comme lui.

Valère
Mademoiselle, vous me faites trop d'honneur de me vouloir souffrir, et je vous promets de contribuer de tout
mon pouvoir à votre divertissement ; et que, puisque vous témoignez que ma compagnie ne vous est point
désagréable, je vous ferai connoître combien j'ai de joie de la bonne nouvelle que vous m'apprenez, par mes
empressements.

Cathau
Ah ! changez de discours : voyez porte−guignon qui arrive.

Scène III

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Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Le Barbouillé, Valère, Angélique, Cathau

Valère
Mademoiselle, je suis au désespoir de vous apporter de si méchantes nouvelles ; mais aussi bien les
auriez−vous apprises de quelque autre : et puisque votre frère est fort malade...

Angélique
Monsieur, ne m'en dites pas davantage ; je suis votre servante, et vous rends grâces de la peine que vous
avez prise.
Le Barbouillé
Ma foi, sans aller chez le notaire, voilà le certificat de mon cocuage. Ha ! ha ! Madame la carogne, je vous
trouve avec un homme, après toutes les défenses que je vous ai faites, et vous me voulez envoyer de Gemini
en Capricorne !

Angélique
Hé bien ! faut−il gronder pour cela ? Ce Monsieur vient de m'apprendre que mon frère est bien malade : où
est le sujet de querelles ?

Cathau
Ah ! le voilà venu : je m'étonnois bien si nous aurions longtemps du repos.
Le Barbouillé
Vous vous gâteriez, par ma foi, toutes deux, Mesdames les carognes ; et toi, Cathau, tu corromps ma
femme : depuis que tu la sers, elle ne vaut pas la moitié de ce qu'elle valoit.

Cathau
Vraiment oui, vous nous la baillez bonne.
Angélique
Laisse là cet ivrogne ; ne vois−tu pas qu'il est si soûl qu'il ne sait ce qu'il dit ?

Scène IV

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Oeuvres complètes . 1
Scène V

Gorgibus, Villebrequin, Angélique, Cathau, Le Barbouillé

Gorgibus
Ne voilà pas encore mon maudit gendre qui querelle ma fille ?
Villebrequin
Il faut savoir ce que c'est.
Gorgibus
Hé quoi ? toujours se quereller ! vous n'aurez point la paix dans votre ménage ?
Le Barbouillé
Cette coquine−là m'appelle ivrogne. Tiens, je suis bien tenté de te bailler une quinte major, en présence de tes
parents.
Gorgibus
Je dédonne au diable l'escarcelle, si vous l'aviez fait.
Angélique
Mais aussi c'est lui qui commence toujours à...
Cathau
Que maudite soit l'heure que vous avez choisi ce grigou ! ...
Villebrequin
Allons, taisez−vous, la paix !

Scène V

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Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Le Docteur, Villebrequin, Gorgibus, Cathau, Angélique, Le Barbouillé

Le Docteur
Qu'est ceci ? quel désordre ! quelle querelle ! quel grabuge ! quel vacarme ! quel bruit ! quel différend !
quelle combustion ! Qu'y a−t−il, Messieurs ? Qu'y a−t−il ? Qu'y a−t−il ? Çà, çà, voyons un peu s'il n'y a
pas moyen de vous mettre d'accord, que je sois votre pacificateur, que j'apporte l'union chez vous.

Gorgibus
C'est mon gendre et ma fille qui ont eu bruit ensemble.
Le Docteur
Et qu'est−ce que c'est ? voyons, dites−moi un peu la cause de leur différend.
Gorgibus
Monsieur...
Le Docteur
Mais en peu de paroles.
Gorgibus
Oui−da. Mettez donc votre bonnet.
Le Docteur
Savez−vous d'où vient le mot bonnet ?
Gorgibus
Nenni.
Le Docteur
Cela vient de bonum est, "bon est, voilà qui est bon", parce qu'il garantit des catarrhes et fluxions.
Gorgibus
Ma foi, je ne savois pas cela.
Le Docteur
Dites donc vite cette querelle.
Gorgibus
Voici ce qui est arrivé...
Le Docteur
Je ne crois pas que vous soyez homme à me tenir longtemps, puisque je vous en prie. J'ai quelques affaires
pressantes qui m'appellent à la ville ; mais pour remettre la paix dans votre famille, je veux bien m'arrêter un
moment.
Scène VI

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Oeuvres complètes . 1

Gorgibus
J'aurai fait en un moment.
Le Docteur
Soyez donc bref.
Gorgibus
Voilà qui est fait incontinent.
Le Docteur
Il faut avouer, Monsieur Gorgibus, que c'est une belle qualité que de dire les choses en peu de paroles, et que
les grands parleurs, au lieu de se faire écouter, se rendent le plus souvent si importuns qu'on ne les entend
point : Virtutem primam esse puta compescere linguam. Oui, la plus belle qualité d'un honnête homme, c'est
de parler peu.

Gorgibus
Vous saurez donc...
Le Docteur
Socrates recommandoit trois choses fort soigneusement à ses disciples : la retenue dans les actions, la
sobriété dans le manger, et de dire les choses en peu de paroles. Commencez donc, Monsieur Gorgibus.

Gorgibus
C'est ce que je veux faire.
Le Docteur
En peu de mots, sans façon, sans vous amuser à beaucoup de discours, tranchez−moi d'un apopthegme, vite,
vite, Monsieur Gorgibus, dépêchons, évitez la prolixité.

Gorgibus
Laissez−moi donc parler.
Le Docteur
Monsieur Gorgibus, touchez là : vous parlez trop ; il faut que quelque autre me dise la cause de leur
querelle.
Villebrequin
Monsieur le Docteur, vous saurez que...
Le Docteur
Vous êtes un ignorant, un indocte, un homme ignare de toutes les bonnes disciplines, un âne en bon françois.
Hé quoi ? vous commencez la narration sans avoir fait un mot d'exorde ? Il faut que quelque autre me conte
le désordre. Mademoiselle, contez−moi un peu le détail de ce vacarme.
Scène VI

26

Oeuvres complètes . 1

Angélique
Voyez−vous bien là mon gros coquin, mon sac à vin de mari ?
Le Docteur
Doucement, s'il vous plaît : parlez avec respect de votre époux, quand vous êtes devant la moustache d'un
docteur comme moi.
Angélique
Ah ! vraiment oui, docteur ! Je me moque bien de vous et de votre doctrine, et je suis docteur quand je veux.
Le Docteur
Tu es docteur quand tu veux, mais je pense que tu es un plaisant docteur. Tu as la mine de suivre fort ton
caprice : des parties d'oraison, tu n'aimes que la conjonction ; des genres, le masculin ; des déclinaisons, le
génitif ; de la syntaxe, mobile cum fixo ; et enfin de la quantité, tu n'aimes que le dactyle, quia constat ex
una longa et duabus brevibus. Venez çà, vous, dites−moi un peu quelle est la cause, le sujet de votre
combustion.

Le Barbouillé
Monsieur le Docteur...
Le Docteur
Voilà qui est bien commencé : "Monsieur le Docteur ! " ce mot de docteur a quelque chose de doux à
l'oreille, quelque chose plein d'emphase : "Monsieur le Docteur ! "

Le Barbouillé
A la mienne volonté...
Le Docteur
Voilà qui est bien : "à la mienne volonté ! " La volonté présuppose le souhait, le souhait présuppose des
moyens pour arriver à ses fins, et la fin présuppose un objet : voilà qui est bien : "à la mienne volonté ! "

Le Barbouillé
J'enrage.
Le Docteur
Otez−moi ce mot : "j'enrage" ; voilà un terme bas et populaire.
Le Barbouillé
Hé ! Monsieur le Docteur, écoutez−moi, de grâce.
Le Docteur
Audi, quaeso, auroit dit Ciceron.
Le Barbouillé
Scène VI

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Oeuvres complètes . 1
Oh ! ma foi, si se rompt, si se casse, ou si se brise, je ne m'en mets guère en peine ; mais tu m'écouteras, ou
je te vais casser ton museau doctoral ; et que diable donc est ceci ?
(Le Barbouillé, Angélique, Gorgibus, Cathau, Villebrequin parlent tous à la fois, voulant dire la cause de la
querelle, et le Docteur aussi, disant que la paix est une belle chose, et font un bruit confus de leurs voix ; et
pendant tout le bruit, le Barbouillé attache le Docteur par le pied, et le fait tomber ; le Docteur se doit laisser
tomber sur le dos ; le Barbouillé l'entraîne par la corde qu'il lui a attachée au pied, et, en l'entraînant, le
Docteur doit toujours parler, et compter par ses doigts toutes ses raisons, comme s'il n'étoit point à terre, alors
qu'il ne paroît plus.)

Gorgibus
Allons, ma fille, retirez−vous chez vous, et vivez bien avec votre mari.
Villebrequin
Adieu, serviteur et bonsoir.

Scène VI

28

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Valère, La vallée, Angélique s'en va.

Valère
Monsieur, je vous suis obligé du soin que vous avez pris, et je vous promets de me rendre à l'assignation que
vous me donnez, dans une heure.
La Vallée
Cela ne peut se différer ; et si vous tardez un quart d'heure, le bal sera fini dans un moment, et vous n'aurez
pas le bien d'y voir celle que vous aimez, si vous n'y venez tout présentement.

Valère
Allons donc ensemble de ce pas.

Scène VII

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Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Angélique

Cependant que mon mari n'y est pas, je vais faire un tour à un bal que donne une de mes voisines. Je serai
revenue auparavant lui, car il est quelque part au cabaret : il ne s'apercevra pas que je suis sortie. Ce
maroufle−là me laisse toute seule à la maison, comme si j'étois son chien.

Scène VIII

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Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Le Barbouillé

Je savois bien que j'aurois raison de ce diable de Docteur, et de toute sa fichue doctrine. Au diable
l'ignorant ! j'ai bien renvoyé toute la science par terre. Il faut pourtant que j'aille un peu voir si notre bonne
ménagère m'aura fait à souper.

Scène IX

31

Oeuvres complètes . 1
Scène X

Angélique

Que je suis malheureuse ! j'ai été trop tard, l'assemblée est finie : je suis arrivée justement comme tout le
monde sortoit ; mais il n'importe, ce sera pour une autre fois. Je m'en vais cependant au logis comme si de
rien n'étoit. Mais la porte est fermée. Cathau ! Cathau !

Scène X

32

Oeuvres complètes . 1
Scène XI

Le barbouillé, à la fenêtre. Angélique

Le Barbouillé
Cathau, Cathau ! Hé bien ! qu'a−t−elle fait, Cathau ? et d'où venez−vous, Madame la carogne, à l'heure
qu'il est, et par le temps qu'il fait ?

Angélique
D'où je viens ? ouvre−moi seulement, et je te le dirai après.
Le Barbouillé
Oui ? Ah ! ma foi, tu peux aller coucher d'où tu viens, ou, si tu l'aimes mieux, dans la rue : je n'ouvre point
à une coureuse comme toi. Comment, diable ! être toute seule à l'heure qu'il est ! Je ne sais si c'est
imagination, mais mon front m'en paroît plus rude de moitié.

Angélique
Hé bien ! pour être toute seule, qu'en veux−tu dire ? Tu me querelles quand je suis en compagnie :
comment faut−il donc faire ?

Le Barbouillé
Il faut être retiré à la maison, donner ordre au souper, avoir soin du ménage, des enfants ; mais sans tant de
discours inutiles, adieu, bonsoir, va−t'en au diable et me laisse en repos.

Angélique
Tu ne veux pas m'ouvrir ?
Le Barbouillé
Non, je n'ouvrirai pas.
Angélique
Hé ! mon pauvre petit mari, je t'en prie, ouvre−moi, mon cher petit coeur !
Le Barbouillé
Ah, crocodile ! ah, serpent dangereux ! tu me caresses pour me trahir.
Angélique
Ouvre, ouvre donc !
Le Barbouillé
Adieu ! Vade retro, Satanas.
Scène XI

33

Oeuvres complètes . 1

Angélique
Quoi ? tu ne m'ouvriras point ?
Le Barbouillé
Non.
Angélique
Tu n'as point de pitié de ta femme, qui t'aime tant ?
Le Barbouillé
Non, je suis inflexible : tu m'as offensé, je suis vindicatif comme tous les diables, c'est−à−dire bien fort ; je
suis inexorable.
Angélique
Sais−tu bien que si tu me pousses à bout, et que tu me mettes en colère, je ferai quelque chose dont tu te
repentiras ?
Le Barbouillé
Et que feras−tu, bonne chienne ?
Angélique
Tiens, si tu ne m'ouvres, je m'en vais me tuer devant la porte ; mes parents, qui sans doute viendront ici
auparavant de se coucher, pour savoir si nous sommes bien ensemble, me trouveront morte, et tu seras pendu.

Le Barbouillé
Ah, ah, ah, ah, la bonne bête ! et qui y perdra le plus de nous deux ? Va, va, tu n'es pas si sotte que de faire
ce coup−là.
Angélique
Tu ne le crois donc pas ? Tiens, tiens, voilà mon couteau tout prêt : si tu ne m'ouvres, je m'en vais tout à
cette heure m'en donner dans le coeur.

Le Barbouillé
Prends garde, voilà qui est bien pointu.
Angélique
Tu ne veux donc pas m'ouvrir ?
Le Barbouillé
Je t'ai déjà dit vingt fois que je n'ouvrirai point ; tue−toi, crève, va−t'en au diable, je ne m'en soucie pas.
Angélique, faisant semblant de se frapper
Adieu donc ! ... Ay ! je suis morte.
Le Barbouillé
Seroit−elle bien assez sotte pour avoir fait ce coup−là ? Il faut que je descende avec la chandelle pour aller
Scène XI

34

Oeuvres complètes . 1
voir.
Angélique
Il faut que je t'attrape. Si je peux entrer dans la maison subtilement, cependant que tu me chercheras, chacun
aura bien son tour.
Le Barbouillé
Hé bien ! ne savois−je pas bien qu'elle n'étoit pas si sotte ? Elle est morte, et si elle court comme le cheval
de Pacolet. Ma foi, elle m'avoit fait peur tout de bon. Elle a bien fait de gagner au pied ; car si je l'eusse
trouvée en vie, après m'avoir fait cette frayeur−là, je lui aurois apostrophé cinq ou six clystères de coups de
pied dans le cul, pour lui apprendre à faire la bête. Je m'en vais me coucher cependant. Oh ! oh ! je pense
que le vent a fermé la porte. Hé ! Cathau, Cathau, ouvre−moi.

Angélique
Cathau, Cathau ! Hé bien ! qu'a−t−elle fait, Cathau ? Et d'où venez−vous, Monsieur l'ivrogne ? Ah !
vraiment, va, mes parents, qui vont venir dans un moment, sauront tes vérités. Sac à vin infâme, tu ne bouges
du cabaret, et tu laisses une pauvre femme avec des petits enfants, sans savoir s'ils ont besoin de quelque
chose, à croquer le marmot tout le long du jour.

Le Barbouillé
Ouvre vite, diablesse que tu es, ou je te casserai la tête.

Scène XI

35

Oeuvres complètes . 1
Scène XII

Gorgibus, Villebrequin, Angélique, Le Barbouillé

Gorgibus
Qu'est ceci ? toujours de la dispute, de la querelle et de la dissension !
Villebrequin
Hé quoi ? vous ne serez jamais d'accord ?
Angélique
Mais voyez un peu, le voilà qui est soûl, et revient, à l'heure qu'il est, faire un vacarme horrible ; il me
menace.
Gorgibus
Mais aussi ce n'est pas là l'heure de revenir. Ne devriez−vous pas, comme un bon père de famille, vous retirer
de bonne heure, et bien vivre avec votre femme ?

Le Barbouillé
Je me donne au diable, si j'ai sorti de la maison, et demandez plutôt à ces Messieurs qui sont là−bas dans le
parterre ; c'est elle qui ne fait que de revenir. Ah ! que l'innocence est opprimée !

Villebrequin
Çà, çà ; allons, accordez−vous ; demandez−lui pardon.
Le Barbouillé
Moi, pardon ! j'aimerois mieux que le diable l'eût emportée. Je suis dans une colère que je ne me sens pas.
Gorgibus
Allons, ma fille, embrassez votre mari, et soyez bons amis.

Scène XII

36

Oeuvres complètes . 1
Scène XIII et dernière.

Le Docteur, à la fenêtre, en bonnet de nuit et en camisole : Le Barbouillé, Villebrequin, Gorgibus, Angélique

Le Docteur
Hé quoi ? toujours du bruit, du désordre, de la dissension, des querelles, des débats, des différends, des
combustions, des altercations éternelles. Qu'est−ce ? qu'y a−t−il donc ? On ne sauroit avoir du repos.

Villebrequin
Ce n'est rien, Monsieur le Docteur ; tout le monde est d'accord.
Le Docteur
A propos d'accord, voulez−vous que je vous lise un chapitre d'Aristote, où il prouve que toutes les parties de
l'univers ne subsistent que par l'accord qui est entre elles ?

Villebrequin
Cela est−il bien long ?
Le Docteur
Non, cela n'est pas long : cela contient environ soixante ou quatre−vingts pages.
Villebrequin
Adieu, bonsoir ! nous vous remercions.
Gorgibus
Il n'en est pas de besoin.
Le Docteur
Vous ne le voulez pas ?
Gorgibus
Non.
Le Docteur
Adieu donc ! puisqu'ainsi est ; bonsoir ! latine, bona nox.
Villebrequin
Allons−nous−en souper ensemble, nous autres.

Scène XIII et dernière.

37

Oeuvres complètes . 1

Le Médecin volant

Le Médecin volant

38

Oeuvres complètes . 1
Acteurs

Valère, amant de Lucile.
Sabine, cousine de Lucile.
Sganarelle, valet de Valère.
Gorgibus, père de Lucile.
Gros−René, valet de Gorgibus.
Lucile, fille de Gorgibus.
Un avocat.

Acteurs

39

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Valère, Sabine

Valère
Hé bien ! Sabine, quel conseil me donneras−tu ?
Sabine
Vraiment, il y a bien des nouvelles. Mon oncle veut résolument que ma cousine épouse Villebrequin, et les
affaires sont tellement avancées que je crois qu'ils eussent été mariés dès aujourd'hui, si vous n'étiez aimé ;
mais comme ma cousine m'a confié le secret de l'amour qu'elle vous porte, et que nous nous sommes vues à
l'extrémité par l'avarice de mon vilain oncle, nous nous sommes avisées d'une bonne invention pour différer
le mariage. C'est que ma cousine, dès l'heure que je vous parle, contrefait la malade ; et le bon vieillard, qui
est assez crédule, m'envoie querir un médecin. Si vous en pouviez envoyer quelqu'un qui fût de vos bons
amis, et qui fût de notre intelligence, il conseilleroit à la malade de prendre l'air à la campagne. Le bonhomme
ne manquera pas de faire loger ma cousine à ce pavillon qui est au bout de notre jardin, et par ce moyen vous
pourriez l'entretenir à l'insu de notre vieillard, l'épouser, et le laisser pester tout son soûl avec Villebrequin.

Valère
Mais le moyen de trouver sitôt un médecin à ma poste, et qui voulût tant hasarder pour mon service ? Je te le
dis franchement, je n'en connais pas un.

Sabine
Je songe une chose : si vous faisiez habiller votre valet en médecin ? Il n'y a rien de si facile à duper que le
bonhomme.
Valère
C'est un lourdaud qui gâtera tout ; mais il faut s'en servir faute d'autre. Adieu, je le vais chercher. Où diable
trouver ce maroufle à présent ? Mais le voici tout à propos.

Scène I

40

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Valère, Sganarelle

Sabine
Ah ! mon pauvre Sganarelle, que j'ai de joie de te voir ! J'ai besoin de toi dans une affaire de conséquence ;
mais, comme que je ne sais pas ce que tu sais faire...

Sganarelle
Ce que je sais faire, Monsieur ? Employez−moi seulement en vos affaires de conséquence, en quelque chose
d'importance : par exemple, envoyez−moi voir quelle heure il est à une horloge, voir combien le beurre vaut
au marché, abreuver un cheval ; c'est alors que vous connoîtrez ce que je sais faire.

Valère
Ce n'est pas cela : c'est qu'il faut que tu contrefasses le médecin.
Sganarelle
Moi, médecin, Monsieur ! Je suis prêt à faire tout ce qu'il vous plaira ; mais pour faire le médecin, je suis
assez votre serviteur pour n'en rien faire du tout ; et par quel bout m'y prendre, bon Dieu ? Ma foi !
Monsieur, vous vous moquez de moi.

Valère
Si tu veux entreprendre cela, va, je te donnerai dix pistoles.
Sganarelle
Ah ! pour dix pistoles, je ne dis pas que je ne sois médecin ; car, voyez−vous bien, Monsieur ? je n'ai pas
l'esprit tant, tant subtil, pour vous dire la vérité ; mais, quand je serai médecin, où irai−je ?

Valère
Chez le bonhomme Gorgibus, voir sa fille, qui est malade ; mais tu es un lourdaud qui, au lieu de bien faire,
pourrois bien...
Sganarelle
Hé ! mon Dieu, Monsieur, ne soyez point en peine ; je vous réponds que je ferai aussi bien mourir une
personne qu'aucun médecin qui soit dans la ville. On dit un proverbe, d'ordinaire : Après la mort le
médecin ; mais vous verrez que, si je m'en mêle, on dira : Après le médecin, gare la mort ! Mais
néanmoins, quand je songe, cela est bien difficile de faire le médecin ; et si je ne fais rien qui vaille... ?

Valère
Scène II

41

Oeuvres complètes . 1
Il n'y a rien de si facile en cette rencontre : Gorgibus est un homme simple, grossier, qui se laissera étourdir
de ton discours, pourvu que tu parles d'Hippocrate et de Galien, et que tu sois un peu effronté.

Sganarelle
C'est−à−dire qu'il lui faudra parler philosophie, mathématique. Laissez−moi faire ; s'il est un homme facile,
comme vous le dites, je vous réponds de tout ; venez seulement me faire avoir un habit de médecin, et
m'instruire de ce qu'il faut faire, et me donner mes licences, qui sont les dix pistoles promises.

Scène II

42

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Gorgibus, Gros−René

Gorgibus
Allez vitement chercher un médecin ; car ma fille est bien malade, et dépêchez−vous.
Gros−René
Que diable aussi ! pourquoi vouloir donner votre fille à un vieillard ? Croyez−vous que ce ne soit pas le
désir qu'elle a d'avoir un jeune homme qui la travaille ? Voyez−vous la connexité qu'il y a, etc. (Galimatias).

Gorgibus
Va−t'en vite : je vois bien que cette maladie−là reculera bien les noces.
Gros−René
Et c'est ce qui me fait enrager : je croyois refaire mon ventre d'une bonne carrelure, et m'en voilà sevré. Je
m'en vais chercher un médecin pour moi aussi bien que pour votre fille ; je suis désespéré.

Scène III

43

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Sabine, Gorgibus, Sganarelle

Sabine
Je vous trouve à propos, mon oncle, pour vous apprendre une bonne nouvelle. Je vous amène le plus habile
médecin du monde, un homme qui vient des pays étrangers, qui sait les plus beaux secrets, et qui sans doute
guérira ma cousine. On me l'a indiqué par bonheur, et je vous l'amène. Il est si savant que je voudrois de bon
coeur être malade, afin qu'il me guérît.

Gorgibus
Où est−il donc ?
Sabine
Le voilà qui me suit ; tenez, le voilà.
Gorgibus
Très−humble serviteur à Monsieur le médecin ! Je vous envoie querir pour voir ma fille, qui est malade ; je
mets toute mon espérance en vous.

Sganarelle
Hippocrate dit, et Galien par vives raisons persuade qu'une personne ne se porte pas bien quand elle est
malade. Vous avez raison de mettre votre espérance en moi ; car je suis le plus grand, le plus habile, le plus
docte médecin qui soit dans la faculté végétale, sensitive et minérale.

Gorgibus
J'en suis fort ravi.
Sganarelle
Ne vous imaginez pas que je sois un médecin ordinaire, un médecin du commun. Tous les autres médecins ne
sont, à mon égard, que des avortons de médecine. J'ai des talents particuliers, j'ai des secrets. Salamalec,
salamalec. "Rodrigue, as−tu du coeur ? " Signor, si ; segnor, non. Per omnia saecula saeculorum. Mais
encore voyons un peu.

Sabine
Hé ! ce n'est pas lui qui est malade, c'est sa fille.
Sganarelle
Il n'importe : le sang du père et de la fille ne sont qu'une même chose ; et par l'altération de celui du père, je
puis connoître la maladie de la fille. Monsieur Gorgibus, y auroit−il moyen de voir de l'urine de l'égrotante ?
Scène IV

44

Oeuvres complètes . 1

Gorgibus
Oui−da ; Sabine, vite allez querir de l'urine de ma fille. Monsieur le médecin, j'ai grand'peur qu'elle ne
meure.
Sganarelle
Ah ! qu'elle s'en garde bien ! il ne faut pas qu'elle s'amuse à se laisser mourir sans l'ordonnance du médecin.
Voilà de l'urine qui marque grande chaleur, grande inflammation dans les intestins : elle n'est pas tant
mauvaise pourtant.

Gorgibus
Hé quoi ? Monsieur, vous l'avalez ?
Sganarelle
Ne vous étonnez pas de cela ; les médecins, d'ordinaire, se contentent de la regarder ; mais moi, qui suis un
médecin hors du commun, je l'avale, parce qu'avec le goût je discerne bien mieux la cause et les suites de la
maladie. Mais, à vous dire la vérité, il y en avoit trop peu pour asseoir un bon jugement : qu'on la fasse
encore pisser.

Sabine
J'ai bien eu de la peine à la faire pisser.
Sganarelle
Que cela ? voilà bien de quoi ! Faites−la pisser copieusement, copieusement. Si tous les malades pissent de
la sorte, je veux être médecin toute ma vie.

Sabine
Voilà tout ce qu'on peut avoir : elle ne peut pas pisser davantage.
Sganarelle
Quoi ? Monsieur Gorgibus, votre fille ne pisse que des gouttes ! voilà une pauvre pisseuse que votre fille ;
je vois bien qu'il faudra que je lui ordonne une potion pissative. N'y auroit−il pas moyen de voir la malade ?

Sabine
Elle est levée ; si vous voulez, je la ferai venir.

Scène IV

45

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Lucile, Sabine, Gorgibus, Sganarelle

Sganarelle
Hé bien ! Mademoiselle, vous êtes malade ?
Lucile
Oui, Monsieur.
Sganarelle
Tant pis ! c'est une marque que vous ne vous portez pas bien. Sentez−vous de grandes douleurs à la tête, aux
reins ?
Lucile
Oui, Monsieur.
Sganarelle
C'est fort bien fait. Oui, ce grand médecin, au chapitre qu'il a fait de la nature des animaux, dit... cent belles
choses ; et comme les humeurs qui ont de la connexité ont beaucoup de rapport ; car, par exemple, comme
la mélancolie est ennemie de la joie, et que la bile qui se répand par le corps nous fait devenir jaunes, et qu'il
n'est rien plus contraire à la santé que la maladie, nous pouvons dire, avec ce grand homme, que votre fille est
fort malade. Il faut que je vous fasse une ordonnance.

Gorgibus
Vite une table, du papier, de l'encre.
Sganarelle
Y a−t−il ici quelqu'un qui sache écrire ?
Gorgibus
Est−ce que vous ne le savez point ?
Sganarelle
Ah ! je ne m'en souvenois pas ; j'ai tant d'affaires dans la tête, que j'oublie la moitié... − Je crois qu'il seroit
nécessaire que votre fille prît un peu l'air, qu'elle se divertît à la campagne.

Gorgibus
Nous avons un fort beau jardin, et quelques chambres qui y répondent ; si vous le trouvez à propos, je l'y
ferai loger.
Sganarelle
Allons, allons visiter les lieux.

Scène V

46

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

L'Avocat

J'ai ouï dire que la fille de M. Gorgibus étoit malade : il faut que je m'informe de sa santé, et que je lui offre
mes services comme ami de toute sa famille. Holà ! holà ! M. Gorgibus y est−il ?

Scène VI

47

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Gorgibus, L'Avocat

Gorgibus
Monsieur, votre très−humble, etc.
L'Avocat
Ayant appris la maladie de Mademoiselle votre fille, je vous suis venu témoigner la part que j'y prends, et
vous faire offre de tout ce qui dépend de moi.

Gorgibus
J'étois là dedans avec le plus savant homme.
L'Avocat
N'y auroit−il pas moyen de l'entretenir un moment ?

Scène VII

48

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Gorgibus, L'Avocat, Sganarelle

Gorgibus
Monsieur, voilà un fort habile homme de mes amis qui souhaiteroit de vous parler et vous entretenir.
Sganarelle
Je n'ai pas le loisir, monsieur Gorgibus : il faut aller à mes malades. Je ne prendrai pas la droite avec vous,
Monsieur.
L'Avocat
Monsieur, après ce que m'a dit M. Gorgibus de votre mérite et de votre savoir, j'ai eu la plus grande passion
du monde d'avoir l'honneur de votre connoissance, et j'ai pris la liberté de vous saluer à ce dessein : je crois
que vous ne le trouverez pas mauvais. Il faut avouer que tous ceux qui excellent en quelque science sont
dignes de grande louange, et particulièrement ceux qui font profession de la médecine, tant à cause de son
utilité, que parce qu'elle contient en elle plusieurs autres sciences, ce qui rend sa parfaite connoissance fort
difficile ; et c'est fort à propos qu'Hippocrate dit dans son premier aphorisme : Vita brevis, ars vero longa,
occasio autem praeceps, experimentum periculosum, judicium difficile.

Sganarelle, à Gorgibus.
Ficile tantina pota baril cambustibus.
L'Avocat
Vous n'êtes pas de ces médecins qui ne vous appliquez qu'à la médecine qu'on appelle rationale ou
dogmatique, et je crois que vous l'exercez tous les jours avec beaucoup de succès : experientia magistra
rerum. Les premiers hommes qui firent profession de la médecine furent tellement estimés d'avoir cette belle
science, qu'on les mit au nombre des Dieux pour les belles cures qu'ils faisoient tous les jours. Ce n'est pas
qu'on doive mépriser un médecin qui n'auroit pas rendu la santé à son malade, parce qu'elle ne dépend pas
absolument de ses remèdes, ni de son savoir :
Interdum docta plus valet arte malum.
Monsieur, j'ai peur de vous être importun : je prends congé de vous, dans l'espérance que j'ai qu'à la
première vue j'aurai l'honneur de converser avec vous avec plus de loisir. Vos heures vous sont précieuses,
etc. (Il sort).

Gorgibus
Que vous semble de cet homme−là ?
Sganarelle
Il sait quelque petite chose. S'il fût demeuré tant soit peu davantage, je l'allois mettre sur une matière sublime
et relevée. Cependant, je prends congé de vous. (Gorgibus lui donne de l'argent). Hé ! que voulez−vous
faire ?
Scène VIII

49

Oeuvres complètes . 1

Gorgibus
Je sais bien ce que je vous dois.
Sganarelle
Vous vous moquez, monsieur Gorgibus. Je n'en prendrai pas, je ne suis pas un homme mercenaire. (Il prend
l'argent). Votre très−humble serviteur. (Sganarelle sort et Gorgibus rentre dans sa maison).

Scène VIII

50

Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Valère

Je ne sais ce qu'aura fait Sganarelle : je n'ai point eu de ses nouvelles, et je suis fort en peine où je le pourrois
rencontrer. (Sganarelle revient en habit de valet) Mais bon, le voici. Hé bien ! Sganarelle, qu'as−tu fait
depuis que je ne t'ai point vu ?

Scène IX

51

Oeuvres complètes . 1
Scène X

Sganarelle, Valère

Sganarelle
Merveille sur merveille : j'ai si bien fait que Gorgibus me prend pour un habile médecin. Je me suis introduit
chez lui, et lui ai conseillé de faire prendre l'air à sa fille, laquelle est à présent dans un appartement qui est au
bout de leur jardin, tellement qu'elle est fort éloignée du vieillard, et que vous pouvez l'aller voir
commodément.

Valère
Ah ! que tu me donnes de joie ! Sans perdre de temps, je la vais trouver de ce pas.
Sganarelle
Il faut avouer que ce bonhomme Gorgibus est un vrai lourdaud de se laisser tromper de la sorte. (Apercevant
Gorgibus) Ah ! ma foi, tout est perdu : c'est à ce coup que voilà la médecine renversée, mais il faut que je le
trompe.

Scène X

52

Oeuvres complètes . 1
Scène XI

Sganarelle, Gorgibus

Gorgibus
Bonjour, Monsieur.
Sganarelle
Monsieur, votre serviteur. Vous voyez un pauvre garçon au désespoir ; ne connoissez−vous pas un médecin
qui est arrivé depuis peu en cette ville, qui fait des cures admirables ?

Gorgibus
Oui, je le connois : il vient de sortir de chez moi.
Sganarelle
Je suis son frère, monsieur ; nous sommes gémeaux ; et comme nous nous ressemblons fort, on nous prend
quelquefois l'un pour l'autre.
Gorgibus
Je [me] dédonne au diable si je n'y ai été trompé. Et comme vous nommez−vous ?
Sganarelle
Narcisse, Monsieur, pour vous rendre service. Il faut que vous sachiez qu'étant dans son cabinet, j'ai répandu
deux fioles d'essence qui étoient sur le bout de sa table ; aussitôt il s'est mis dans une colère si étrange contre
moi, qu'il m'a mis hors du logis, et ne me veut plus jamais voir, tellement que je suis un pauvre garçon à
présent sans appui, sans support, sans aucune connoissance.

Gorgibus
Allez, je ferai votre paix : je suis de ses amis, et je vous promets de vous remettre avec lui. Je lui parlerai
d'abord que je le verrai.
Sganarelle
Je vous serai bien obligé, monsieur Gorgibus (Sganarelle sort et rentre aussitôt avec sa robe de médecin).

Scène XI

53

Oeuvres complètes . 1
Scène XII

Sganarelle, Gorgibus

Sganarelle
Il faut avouer que, quand les malades ne veulent pas suivre l'avis du médecin, et qu'ils s'abandonnent à la
débauche que...
Gorgibus
Monsieur le Médecin, votre très−humble serviteur. Je vous demande une grâce.
Sganarelle
Qu'y a−t−il, Monsieur ? est−il question de vous rendre service ?
Gorgibus
Monsieur, je viens de rencontrer Monsieur votre frère, qui est tout à fait fâché de...
Sganarelle
C'est un coquin, monsieur Gorgibus.
Gorgibus
Je vous réponds qu'il est tellement contrit de vous avoir mis en colère...
Sganarelle
C'est un ivrogne, monsieur Gorgibus.
Gorgibus
Hé ! Monsieur, vous voulez désespérer ce pauvre garçon ?
Sganarelle
Qu'on ne m'en parle plus ; mais voyez l'impudence de ce coquin−là, de vous aller trouver pour faire son
accord ; je vous prie de ne m'en pas parler.

Gorgibus
Au nom de Dieu, Monsieur le Médecin ! et faites cela pour l'amour de moi. Si je suis capable de vous
obliger en autre chose, je le ferai de bon coeur. Je m'y suis engagé, et...

Sganarelle
Vous m'en priez avec tant d'insistance que, quoique j'eusse fait serment de ne lui pardonner jamais, allez,
touchez là : je lui pardonne. Je vous assure que je me fais grande violence, et qu'il faut que j'aie bien de la
complaisance pour vous. Adieu, monsieur Gorgibus.

Gorgibus
Scène XII

54

Oeuvres complètes . 1
Monsieur, votre très−humble serviteur ; je m'en vais chercher ce pauvre garçon pour lui apprendre cette
bonne nouvelle.

Scène XII

55

Oeuvres complètes . 1
Scène XIII

Valère, Sganarelle

Valère
Il faut que j'avoue que je n'eusse jamais cru que Sganarelle se fût si bien acquitté de son devoir. (Sganarelle
rentre avec ses habits de valet) Ah ! mon pauvre garçon, que je t'ai d'obligation ! que j'ai de joie ! et que...

ganarelle
Ma foi, vous parlez fort à votre aise. Gorgibus m'a rencontré ; et sans une invention que j'ai trouvée, toute la
mèche étoit découverte. Mais fuyez−vous−en, le voici.

Scène XIII

56

Oeuvres complètes . 1
Scène XIV

Gorgibus, Sganarelle

Gorgibus
Je vous cherchois partout pour vous dire que j'ai parlé à votre frère : il m'a assuré qu'il vous pardonnoit ;
mais, pour en être plus assuré, je veux qu'il vous embrasse en ma présence ; entrez dans mon logis, et je l'irai
chercher.

Sganarelle
Ah ! Monsieur Gorgibus, je ne crois pas que vous le trouviez à présent ; et puis je ne resterai pas chez
vous ; je crains trop sa colère.

Gorgibus
Ah ! vous demeurerez, car je vous enfermerai. Je m'en vais à présent chercher votre frère : ne craignez rien,
je vous réponds qu'il n'est plus fâché. (Il sort.)

Sganarelle, de la fenêtre.
Ma foi, me voilà attrapé ce coup−là ; il n'y a plus moyen de m'en échapper. Le nuage est fort épais, et j'ai
bien peur que, s'il vient à crever, il ne grêle sur mon dos force coups de bâton, ou que, par quelque
ordonnance plus forte que toutes celles des médecins, on m'applique tout au moins un cautère royal sur les
épaules. Mes affaires vont mal ; mais pourquoi se désespérer ? Puisque j'ai tant fait, poussons la fourbe
jusques au bout. Oui, oui, il en faut encore sortir, et faire voir que Sganarelle est le roi des fourbes. (Il saute
de la fenêtre et s'en va.)

Scène XIV

57

Oeuvres complètes . 1
Scène XV

Gros−René, Gorgibus, Sganarelle

Gros−René
Ah ! ma foi, voilà qui est drôle ! comme diable on saute ici par les fenêtres ! Il faut que je demeure ici, et
que je voie à quoi tout cela aboutira.

Gorgibus
Je ne saurois trouver ce médecin ; je ne sais où diable il s'est caché. (Apercevant Sganarelle qui revient en
habit de médecin.) Mais le voici. Monsieur, ce n'est pas assez d'avoir pardonné à votre frère ; je vous prie,
pour ma satisfaction, de l'embrasser : il est chez moi, et je vous cherchois partout pour vous prier de faire cet
accord en ma présence.

Sganarelle
Vous vous moquez, monsieur Gorgibus : n'est−ce pas assez que je lui pardonne ? Je ne le veux jamais voir.
Gorgibus
Mais, Monsieur, pour l'amour de moi.
Sganarelle
Je ne vous saurois rien refuser : dites−lui qu'il descende.
(Pendant que Gorgibus rentre dans sa maison par la porte, Sganarelle y rentre par la fenêtre.)
Gorgibus, à la fenêtre.
Voilà votre frère qui vous attend là−bas : il m'a promis qu'il fera tout ce que je voudrai.
Sganarelle, à la fenêtre.
Monsieur Gorgibus, je vous prie de le faire venir ici : je vous conjure que ce soit en particulier que je lui
demande pardon, parce que sans doute il me feroit cent hontes et cent opprobres devant tout le monde.
(Gorgibus sort de sa maison par la porte, et Sganarelle par la fenêtre.)

Gorgibus
Oui−da, je m'en vais lui dire. Monsieur, il dit qu'il est honteux, et qu'il vous prie d'entrer, afin qu'il vous
demande pardon en particulier. Voilà la clef, vous pouvez entrer ; je vous supplie de ne me pas refuser et de
me donner ce contentement.

Sganarelle
Il n'y a rien que je ne fasse pour votre satisfaction : vous allez entendre de quelle manière je le vais traiter.
(A la fenêtre). Ah ! te voilà, coquin. − Monsieur mon frère, je vous demande pardon, je vous promets qu'il
Scène XV

58

Oeuvres complètes . 1
n'y a point de ma faute. − Il n'y a point de ta faute, pilier de débauche, coquin ? Va, je t'apprendrai à vivre.
Avoir la hardiesse d'importuner M. Gorgibus, de lui rompre la tête de tes sottises ! − Monsieur mon frère... −
Tais−toi, te dis−je. − Je ne vous désoblig... − Tais−toi, coquin.

Gros−René
Qui diable pensez−vous qui soit chez vous à présent ?
Gorgibus
C'est le médecin et Narcisse son frère ; ils avoient quelque différend, et ils font leur accord.
Gros−René
Le diable emporte ! ils ne sont qu'un.
Sganarelle, à la fenêtre.
Ivrogne que tu es, je t'apprendrai à vivre. Comme il baisse la vue ! il voit bien qu'il a failli, le pendard. Ah !
l'hypocrite, comme il fait le bon apôtre !

Gros−René
Monsieur, dites−lui un peu par plaisir qu'il fasse mettre son frère à la fenêtre.
Gorgibus
Oui−da, Monsieur le Médecin, je vous prie de faire paroître votre frère à la fenêtre.
Sganarelle, de la fenêtre.
Il est indigne de la vue des gens d'honneur, et puis je ne le saurois souffrir auprès de moi.
Gorgibus
Monsieur, ne me refusez pas cette grâce, après toutes celles que vous m'avez faites.
Sganarelle, de la fenêtre.
En vérité, Monsieur Gorgibus, vous avez un tel pouvoir sur moi que je ne vous puis rien refuser. Montre,
montre−toi, coquin. (Après avoir disparu un moment, il se remontre en habit de valet). − Monsieur Gorgibus,
je suis votre obligé. − (Il disparaît encore, et reparaît aussitôt en robe de médecin) Hé bien ! avez−vous vu
cette image de la débauche ?

Gros−René
Ma foi, ils ne sont qu'un, et, pour vous le prouver, dites−lui un peu que vous les voulez voir ensemble.
Gorgibus
Mais faites−moi la grâce de le faire paroître avec vous, et de l'embrasser devant moi à la fenêtre.
Sganarelle, de la fenêtre.
C'est une chose que je refuserois à tout autre qu'à vous : mais pour vous montrer que je veux tout faire pour
l'amour de vous, je m'y résous, quoique avec peine, et veux auparavant qu'il vous demande pardon de toutes
les peines qu'il vous a données. − Oui, Monsieur Gorgibus, je vous demande pardon de vous avoir tant
Scène XV

59

Oeuvres complètes . 1
importuné, et vous promets, mon frère, en présence de M. Gorgibus que voilà, de faire si bien désormais, que
vous n'aurez plus lieu de vous plaindre, vous priant de ne plus songer à ce qui s'est passé. (Il embrasse son
chapeau et sa fraise qu'il a mis au bout de son coude.)

Gorgibus
Hé bien ! ne les voilà pas tous deux ?
Gros−René
Ah ! par ma foi, il est sorcier.
Sganarelle, sortant de la maison, en médecin.
Monsieur, voilà la clef de votre maison que je vous rends ; je n'ai pas voulu que ce coquin soit descendu
avec moi, parce qu'il me fait honte : je ne voudrois pas qu'on le vît en ma compagnie dans la ville, où je suis
en quelque réputation. Vous irez le faire sortir quand bon vous semblera. Je vous donne le bonjour, et suis
votre, etc. (Il feint de s'en aller, et, après avoir mis bas sa robe, rentre dans la maison par la fenêtre).

Gorgibus
Il faut que j'aille délivrer ce pauvre garçon ; en vérité, s'il lui a pardonné, ce n'a pas été sans le bien
maltraiter. (Il entre dans sa maison, et en sort avec Sganarelle, en habit de valet).

Sganarelle
Monsieur, je vous remercie de la peine que vous avez prise et de la bonté que vous avez eue : je vous en
serai obligé toute ma vie.
Gros−René
Où pensez−vous que soit à présent le médecin ?
Gorgibus
Il s'en est allé.
Gros−René, qui a ramassé la robe de Sganarelle.
Je le tiens sous mon bras. Voilà le coquin qui faisoit le médecin, et qui vous trompe. Cependant qu'il vous
trompe et joue la farce chez vous, Valère et votre fille sont ensemble, qui s'en vont à tous les diables.

Gorgibus
Ah ! que je suis malheureux ! mais tu seras pendu, fourbe, coquin.
Sganarelle
Monsieur, qu'allez−vous faire de me pendre ? Ecoutez un mot, s'il vous plaît : il est vrai que c'est par mon
invention que mon maître est avec votre fille ; mais en le servant, je ne vous ai point désobligé : c'est un
parti sortable pour elle, tant pour la naissance que pour les biens. Croyez−moi, ne faites point un vacarme qui
tourneroit à votre confusion, et envoyez à tous les diables ce coquin−là, avec Villebrequin. Mais voici nos
amants.
Scène XV

60

Oeuvres complètes . 1
Scène dernière

Valère, Lucile, Gorgibus, Sganarelle

Sganarelle
Nous nous jetons à vos pieds.
Gorgibus
Je vous pardonne, et suis heureusement trompé par Sganarelle, ayant un si brave gendre. Allons tous faire
noces, et boire à la santé de toute la compagnie.

Scène dernière

61

Oeuvres complètes . 1

L'Etourdi
ou Les Contre−temps

L'Etourdi ou Les Contre−temps

62

Oeuvres complètes . 1
Acteurs

Lélie, fils de Pandolfe.
Célie, esclave de Trufaldin.
Mascarille, valet de Lélie.
Hippolyte, fille d'Anselme.
Anselme, vieillard.
Trufaldin, vieillard.
Pandolfe, vieillard.
Léandre, fils de famille.
Andrès, cru égyptien.
Ergaste, valet.
Un courrier.
Deux troupes de masques.
La scène est à Messine.

Acteurs

63

Oeuvres complètes . 1
Acte I

Acte I

64

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Lélie

Hé bien ! Léandre, hé bien ! il faudra contester :
Nous verrons de nous deux qui pourra l'emporter,
Qui dans nos soins communs pour ce jeune miracle,
Aux voeux de son rival portera plus d'obstacle.
Préparez vos efforts, et vous défendez bien,
Sûr que de mon côté je n'épargnerai rien.

Scène I

65

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Lélie, Mascarille

Lélie
Ah ! Mascarille.
Mascarille
Quoi ?
Lélie
Voici bien des affaires ;
J'ai dans ma passion toutes choses contraires :
Léandre aime Célie, et par un trait fatal,
Malgré mon changement, est toujours mon rival.
Mascarille
Léandre aime Célie !
Lélie
Il l'adore, te dis−je.
Mascarille
Tant pis.
Lélie
Hé ! oui, tant pis, c'est là ce qui m'afflige.
Toutefois j'aurois tort de me désespérer ;
Puisque j'ai ton secours, je puis me rassurer :
Je sais que ton esprit, en intrigues fertile,
N'a jamais rien trouvé qui lui fût difficile,
Qu'on te peut appeler le roi des serviteurs,
Et qu'en toute la terre...
Mascarille
Hé ! trêve de douceurs.
Quand nous faisons besoin, nous autres misérables,
Nous sommes les chéris et les incomparables ;
Et dans un autre temps, dès le moindre courroux,
Nous sommes les coquins, qu'il faut rouer de coups.
Lélie
Ma foi, tu me fais tort avec cette invective.
Mais enfin discourons un peu de ma captive ;
Dis si les plus cruels et plus durs sentiments
Ont rien d'impénétrable à des traits si charmants :
Pour moi, dans ses discours, comme dans son visage,
Je vois pour sa naissance un noble témoignage,
Et je crois que le Ciel dedans un rang si bas
Scène II

66

Oeuvres complètes . 1
Cache son origine, et ne l'en tire pas.
Mascarille
Vous êtes romanesque avecque vos chimères.
Mais que fera Pandolfe en toutes ces affaires ?
C'est, Monsieur, votre père, au moins à ce qu'il dit ;
Vous savez que sa bile assez souvent s'aigrit,
Qu'il peste contre vous d'une belle manière,
Quand vos déportements lui blessent la visière.
Il est avec Anselme en parole pour vous
Que de son Hippolyte on vous fera l'époux,
S'imaginant que c'est dans le seul mariage
Qu'il pourra rencontrer de quoi vous faire sage ;
Et s'il vient à savoir que, rebutant son choix,
D'un objet inconnu vous recevez les lois,
Que de ce fol amour la fatale puissance
Vous soustrait au devoir de votre obéissance,
Dieu sait quelle tempête alors éclatera,
Et de quels beaux sermons on vous régalera.
Lélie
Ah ! trêve, je vous prie, à votre rhétorique.
Mascarille
Mais vous, trêve plutôt à votre politique :
Elle n'est pas fort bonne, et vous devriez tâcher...
Lélie
Sais−tu qu'on n'acquiert rien de bon à me fâcher ?
Que chez moi les avis ont de tristes salaires ?
Qu'un valet conseiller y fait mal ses affaires ?
Mascarille
Il se met en courroux ! Tout ce que j'en ai dit
N'étoit rien que pour rire et vous sonder l'esprit :
D'un censeur de plaisirs ai−je fort l'encolure,
Et Mascarille est−il ennemi de nature ?
Vous savez le contraire, et qu'il est très−certain
Qu'on ne peut me taxer que d'être trop humain.
Moquez−vous des sermons d'un vieux barbon de père,
Poussez votre bidet, vous dis−je, et laissez faire.
Ma foi, j'en suis d'avis, que ces penards chagrins
Nous viennent étourdir de leurs contes badins,
Et vertueux par force, espèrent par envie
Oter aux jeunes gens les plaisirs de la vie !
Vous savez mon talent : je m'offre à vous servir.
Lélie
Ah ! c'est par ces discours que tu peux me ravir.
Au reste, mon amour, quand je l'ai fait paraître,
N'a point été mal vu des yeux qui l'ont fait naître ;
Scène II

67

Oeuvres complètes . 1
Mais Léandre à l'instant vient de me déclarer
Qu'à me ravir Célie il se va préparer.
C'est pourquoi dépêchons, et cherche dans ta tête
Les moyens les plus prompts d'en faire ma conquête ;
Treuve ruses, détours, fourbes, inventions,
Pour frustrer un rival de ses prétentions.
Mascarille
Laissez−moi quelque temps rêver à cette affaire.
Que pourrois−je inventer pour ce coup nécessaire ?
Lélie
Hé bien ! le stratagème ?
Mascarille
Ah ! comme vous courez !
Ma cervelle toujours marche à pas mesurés.
J'ai treuvé votre fait : il faut... Non, je m'abuse.
Mais si vous alliez...
Lélie
Où ?
Mascarille
C'est une foible ruse.
J'en songeois une.
Lélie
Et quelle ?
Mascarille
Elle n'iroit pas bien.
Mais ne pourriez−vous pas... ?
Lélie
Quoi ?
Mascarille
Vous ne pourriez rien.
Parlez avec Anselme.
Lélie
Et que lui puis−je dire ?
Mascarille
Il est vrai, c'est tomber d'un mal dedans un pire.
Il faut pourtant l'avoir. Allez chez Trufaldin.
Lélie
Que faire ?

Scène II

68

Oeuvres complètes . 1
Mascarille
Je ne sais.
Lélie
C'en est trop, à la fin ;
Et tu me mets à bout par ces contes frivoles.
Mascarille
Monsieur, si vous aviez en main force pistoles,
Nous n'aurions pas besoin maintenant de rêver
A chercher les biais que nous devons trouver,
Et pourrions, par un prompt achat de cette esclave,
Empêcher qu'un rival vous prévienne et vous brave.
De ces égyptiens qui la mirent ici
Trufaldin, qui la garde, est en quelque souci ;
Et trouvant son argent, qu'ils lui font trop attendre,
Je sais bien qu'il seroit très−ravi de la vendre ;
Car enfin en vrai ladre il a toujours vécu :
Il se feroit fesser pour moins d'un quart d'écu,
Et l'argent est le Dieu que sur tout il révère ;
Mais le mal, c'est...
Lélie
Quoi ? c'est ?
Mascarille
Que Monsieur votre père
Est un autre vilain qui ne vous laisse pas,
Comme vous voudriez bien, manier ses ducats ;
Qu'il n'est point de ressort qui pour votre ressource
Pût faire maintenant ouvrir la moindre bourse.
Mais tâchons de parler à Célie un moment.
Pour savoir là−dessus quel est son sentiment.
La fenêtre est ici.
Lélie
Mais Trufaldin pour elle
Fait de nuit et de jour exacte sentinelle :
Prends garde.
Mascarille
Dans ce coin demeurons en repos.
Oh bonheur ! la voilà qui paroît à propos.

Scène II

69

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Lélie, Célie, Mascarille

Lélie
Ah ! que le Ciel m'oblige en offrant à ma vue
Les célestes attraits dont vous êtes pourvue !
Et quelque mal cuisant que m'aient causé vos yeux,
Que je prends de plaisir à les voir en ces lieux !
Célie
Mon coeur, qu'avec raison votre discours étonne,
N'entend pas que mes yeux fassent mal à personne ;
Et si dans quelque chose ils vous ont outragé,
Je puis vous assurer que c'est sans mon congé.
Lélie
Ah ! leurs coups sont trop beaux pour me faire une injure ;
Je mets toute ma gloire à chérir ma blessure,
Et...
Mascarille
Vous le prenez là d'un ton un peu trop haut :
Ce style maintenant n'est pas ce qu'il nous faut.
Profitons mieux du temps, et sachons vite d'elle
Ce que...
Trufaldin, dans la maison.
Célie !
Mascarille
Hé bien !
Lélie
Oh ! rencontre cruelle !
Ce malheureux vieillard devoit−il nous troubler ?
Mascarille
Allez, retirez−vous, je saurai lui parler.

Scène III

70

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Trufaldin, Célie, Mascarille, et Lélie, retiré dans un coin.

Trufaldin, à Célie.
Que faites−vous dehors ? et quel soin vous talonne,
Vous à qui je défends de parler à personne ?
Célie
Autrefois j'ai connu cet honnête garçon,
Et vous n'avez pas lieu d'en prendre aucun soupçon.
Mascarille
Est−ce là le seigneur Trufaldin ?
Célie
Oui, lui−même.
Mascarille
Monsieur, je suis tout vôtre, et ma joie est extrême
De pouvoir saluer en toute humilité
Un homme dont le nom est partout si vanté.
Trufaldin
Très−humble serviteur.
Mascarille
J'incommode peut−être ;
Mais je l'ai vue ailleurs, où m'ayant fait connoître
Les grands talents qu'elle a pour savoir l'avenir,
Je voulois sur un point un peu l'entretenir.
Trufaldin
Quoi ? te mêlerois−tu d'un peu de diablerie ?
Célie
Non, tout ce que je sais n'est que blanche magie.
Mascarille
Voici donc ce que c'est. Le maître que je sers
Languit pour un objet qui le tient dans ses fers.
Il auroit bien voulu du feu qui le dévore
Pouvoir entretenir la beauté qu'il adore ;
Mais un dragon veillant sur ce rare trésor
N'a pu, quoi qu'il ait fait, le lui permettre encor,
Et ce qui plus le gêne et le rend misérable,
Il vient de découvrir un rival redoutable :
Si bien que pour savoir si ses soins amoureux
Ont sujet d'espérer quelque succès heureux,
Scène IV

71

Oeuvres complètes . 1
Je viens vous consulter, sûr que de votre bouche
Je puis apprendre au vrai le secret qui nous touche.
Célie
Sous quel astre ton maître a−t−il reçu le jour ?
Mascarille
Sous un astre à jamais ne changer son amour.
Célie
Sans me nommer l'objet pour qui son coeur soupire,
La science que j'ai m'en peut assez instruire.
Cette fille a du coeur, et dans l'adversité
Elle sait conserver une noble fierté ;
Elle n'est pas d'humeur à trop faire connoître
Les secrets sentiments qu'en son coeur on fait naître ;
Mais je les sais comme elle, et d'un esprit plus doux
Je vais en peu de mots vous les découvrir tous.
Mascarille
Oh ! merveilleux pouvoir de la vertu magique !
Célie
Si ton maître en ce point de constance se pique,
Et que la vertu seule anime son dessein,
Qu'il n'appréhende pas de soupirer en vain :
Il a lieu d'espérer, et le fort qu'il veut prendre
N'est pas sourd aux traités, et voudra bien se rendre.
Mascarille
C'est beaucoup, mais ce fort dépend d'un gouverneur
Difficile à gagner.
Célie
C'est là tout le malheur.
Mascarille
Au diable le fâcheux qui toujours nous éclaire.
Célie
Je vais vous enseigner ce que vous devez faire.
Lélie, les joignant.
Cessez, ô Trufaldin, de vous inquiéter :
C'est par mon ordre seul qu'il vous vient visiter,
Et je vous l'envoyois, ce serviteur fidèle,
Vous offrir mon service, et vous parler pour elle,
Dont je vous veux dans peu payer la liberté,
Pourvu qu'entre nous deux le prix soit arrêté.
Mascarille
La peste soit la bête !
Scène IV

72

Oeuvres complètes . 1

Trufaldin
Ho ! ho ! qui des deux croire ?
Ce discours au premier est fort contradictoire.
Mascarille
Monsieur, ce galant homme a le cerveau blessé :
Ne le savez−vous pas ?
Trufaldin
Je sais ce que je sai ;
J'ai crainte ici dessous de quelque manigance.
Rentrez, et ne prenez jamais cette licence ;
Et vous, filous fieffés (ou je me trompe fort),
Mettez pour me jouer vos flûtes mieux d'accord.
Mascarille
C'est bien fait ; je voudrois qu'encor, sans flatterie,
Il nous eût d'un bâton chargés de compagnie ;
A quoi bon se montrer ? et comme un Etourdi
Me venir démentir de tout ce que je di ?
Lélie
Je pensois faire bien.
Mascarille
Oui, c'étoit fort l'entendre.
Mais quoi ? cette action ne me doit point surprendre :
Vous êtes si fertile en pareils Contre−temps,
Que vos écarts d'esprit n'étonnent plus les gens.
Lélie
Ah ! mon Dieu, pour un rien me voilà bien coupable !
Le mal est−il si grand qu'il soit irréparable ?
Enfin, si tu ne mets Célie entre mes mains,
Songe au moins de Léandre à rompre les desseins,
Qu'il ne puisse acheter avant moi cette belle.
De peur que ma présence encor soit criminelle,
Je te laisse.
Mascarille
Fort bien. A vrai dire, l'argent
Seroit dans notre affaire un sûr et fort agent ;
Mais ce ressort manquant, il faut user d'un autre.

Scène IV

73

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Anselme, Mascarille

Anselme
Par mon chef, c'est un siècle étrange que le nôtre !
J'en suis confus : jamais tant d'amour pour le bien,
Et jamais tant de peine à retirer le sien.
Les dettes aujourd'hui, quelque soin qu'on emploie,
Sont comme les enfants que l'on conçoit en joie,
Et dont avecque peine on fait l'accouchement.
L'argent dans une bourse entre agréablement ;
Mais le terme venu que nous devons le rendre,
C'est lors que les douleurs commencent à nous prendre.
Baste, ce n'est pas peu que deux mille francs dus
Depuis deux ans entiers me soient enfin rendus ;
Encore est−ce un bonheur.
Mascarille
O Dieu ! la belle proie
A tirer en volant ! chut : il faut que je voie
Si je pourrois un peu de près le caresser.
Je sais bien les discours dont il le faut bercer.
Je viens de voir, Anselme...
Anselme
Et qui ?
Mascarille
Votre Nérine.
Anselme
Que dit−elle de moi, cette gente assassine ?
Mascarille
Pour vous elle est de flamme.
Anselme
Elle ?
Mascarille
Et vous aime tant,
Que c'est grande pitié.
Anselme
Que tu me rends content !
Mascarille
Peu s'en faut que d'amour la pauvrette ne meure :
Scène V

74

Oeuvres complètes . 1
"Anselme, mon mignon, crie−t−elle à toute heure,
Quand est−ce que l'hymen unira nos deux coeurs,
Et que tu daigneras éteindre mes ardeurs ? "
Anselme
Mais pourquoi jusqu'ici me les avoir celées ?
Les filles, par ma foi, sont bien dissimulées !
Mascarille, en effet, qu'en dis−tu ? quoique vieux,
J'ai de la mine encore assez pour plaire aux yeux.
Mascarille
Oui, vraiment, ce visage est encor fort mettable ;
S'il n'est pas des plus beaux, il est désagréable.
Anselme
Si bien donc...
Mascarille
Si bien donc qu'elle est sotte de vous,
Ne vous regarde plus...
Anselme
Quoi ?
Mascarille
Que comme un époux.
Et vous veut...
Anselme
Et me veut... ?
Mascarille
Et vous veut, quoi qu'il tienne,
Prendre la bourse.
Anselme
La... ?
Mascarille
La bouche avec la sienne.
Anselme
Ah ! je t'entends. Viens çà : lorsque tu la verras,
Vante−lui mon mérite autant que tu pourras.
Mascarille
Laissez−moi faire.
Anselme
Adieu.

Scène V

75

Oeuvres complètes . 1
Mascarille
Que le Ciel te conduise !
Anselme
Ah ! vraiment je faisois une étrange sottise,
Et tu pouvois pour toi m'accuser de froideur :
Je t'engage à servir mon amoureuse ardeur,
Je reçois par ta bouche une bonne nouvelle,
Sans du moindre présent récompenser ton zèle.
Tiens, tu te souviendras...
Mascarille
Ah ! non pas, s'il vous plaît.
Anselme
Laisse−moi.
Mascarille
Point du tout, j'agis sans intérêt.
Anselme
Je le sais, mais pourtant...
Mascarille
Non, Anselme, vous dis−je :
Je suis homme d'honneur, cela me désoblige.
Anselme
Adieu donc, Mascarille.
Mascarille
O long discours !
Anselme
Je veux
Régaler par tes mains cet objet de mes voeux ;
Et je vais te donner de quoi faire pour elle
L'achat de quelque bague, ou telle bagatelle
Que tu trouveras bon.
Mascarille
Non, laissez votre argent ;
Sans vous mettre en souci, je ferai le présent,
Et l'on m'a mis en main une bague à la mode,
Qu'après vous payerez si cela l'accommode.
Anselme
Soit, donne−la pour moi ; mais surtout fais si bien,
Qu'elle garde toujours l'ardeur de me voir sien.

Scène V

76

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Lélie, Anselme, Mascarille

Lélie
A qui la bourse ?
Anselme
Ah ! Dieux ! elle m'étoit tombée,
Et j'aurois après cru qu'on me l'eût dérobée.
Je vous suis bien tenu de ce soin obligeant,
Qui m'épargne un grand trouble, et me rend mon argent :
Je vais m'en décharger au logis tout à l'heure.
Mascarille
C'est être officieux, et très−fort, ou je meure !
Lélie
Ma foi, sans moi, l'argent étoit perdu pour lui.
Mascarille
Certes, vous faites rage, et payez aujourd'hui
D'un jugement très−rare, et d'un bonheur extrême :
Nous avancerons fort, continuez de même.
Lélie
Qu'est−ce donc ? qu'ai−je fait ?
Mascarille
Le sot, en bon françois,
Puisque je puis le dire et qu'enfin je le dois.
Il sait bien l'impuissance où son père le laisse,
Qu'un rival qu'il doit craindre étrangement nous presse :
Cependant, quand je tente un coup pour l'obliger,
Dont je cours, moi tout seul, la honte et le danger...
Lélie
Quoi ? C'étoit... ?
Mascarille
Oui, bourreau, c'étoit pour la captive,
Que j'attrapois l'argent dont votre soin nous prive.
Lélie
S'il est ainsi, j'ai tort ; mais qui l'eût deviné ?
Mascarille
Il falloit, en effet, être bien raffiné.

Scène VI

77

Oeuvres complètes . 1
Lélie
Tu me devois par signe avertir de l'affaire.
Mascarille
Oui, je devois au dos avoir mon luminaire ;
Au nom de Jupiter, laissez−nous en repos,
Et ne nous chantez plus d'impertinents propos.
Un autre après cela quitteroit tout peut−être ;
Mais j'avois médité tantôt un coup de maître,
Dont tout présentement je veux voir les effets,
A la charge que si...
Lélie
Non, je te le promets,
De ne me mêler plus de rien dire ou rien faire.
Mascarille
Allez donc, votre vue excite ma colère.
Lélie
Mais surtout hâte−toi, de peur qu'en ce dessein...
Mascarille
Allez, encore un coup, j'y vais mettre la main.
Menons bien ce projet ; la fourbe sera fine,
S'il faut qu'elle succède ainsi que j'imagine.
Allons voir... Bon, voici mon homme justement.

Scène VI

78

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Pandolfe, Mascarille

Pandolfe
Mascarille.
Mascarille
Monsieur ?
Pandolfe
A parler franchement,
Je suis mal satisfait de mon fils.
Mascarille
De mon maître ?
Vous n'êtes pas le seul qui se plaigne de l'être :
Sa mauvaise conduite, insupportable en tout,
Met à chaque moment ma patience à bout.
Pandolfe
Je vous croirois pourtant assez d'intelligence
Ensemble.
Mascarille
Moi ? Monsieur, perdez cette croyance
Toujours de son devoir je tâche à l'avertir ;
Et l'on nous voit sans cesse avoir maille à partir.
A l'heure même encor nous avons eu querelle
Sur l'hymen d'Hippolyte, où je le vois rebelle,
Où par l'indignité d'un refus criminel,
Je le vois offenser le respect paternel.
Pandolfe
Querelle ?
Mascarille
Oui, querelle, et bien avant poussée.
Pandolfe
Je me trompois donc bien ; car j'avois la pensée
Qu'à tout ce qu'il faisoit tu donnois de l'appui.
Mascarille
Moi ! Voyez ce que c'est que du monde aujourd'hui,
Et comme l'innocence est toujours opprimée.
Si mon intégrité vous étoit confirmée,
Je suis auprès de lui gagé pour serviteur,
Vous me voudriez encor payer pour précepteur.
Scène VII

79

Oeuvres complètes . 1
Oui, vous ne pourriez pas lui dire davantage
Que ce que je lui dis pour le faire être sage.
"Monsieur, au nom de Dieu, lui fais−je assez souvent,
Cessez de vous laisser conduire au premier vent,
Réglez−vous. Regardez l'honnête homme de père
Que vous avez du Ciel, comme on le considère ;
Cessez de lui vouloir donner la mort au coeur,
Et comme lui vivez en personne d'honneur."
Pandolfe
C'est parler comme il faut. Et que peut−il répondre ?
Mascarille
Répondre ? Des chansons, dont il me vient confondre.
Ce n'est pas qu'en effet, dans le fond de son coeur,
Il ne tienne de vous des semences d'honneur ;
Mais sa raison n'est pas maintenant la maîtresse.
Si je pouvois parler avecque hardiesse,
Vous le verriez dans peu soumis sans nul effort.
Pandolfe
Parle.
Mascarille
C'est un secret qui m'importeroit fort,
S'il étoit découvert ; mais à votre prudence
Je puis le confier avec toute assurance.
Pandolfe
Tu dis bien.
Mascarille
Sachez donc que vos voeux sont trahis
Par l'amour qu'une esclave imprime à votre fils.
Pandolfe
On m'en avoit parlé ; mais l'action me touche,
De voir que je l'apprenne encore par ta bouche.
Mascarille
Vous voyez si je suis le secret confident...
Pandolfe
Vraiment, je suis ravi de cela.
Mascarille
Cependant
A son devoir, sans bruit, desirez−vous le rendre ?
Il faut... (j'ai toujours peur qu'on nous vienne surprendre :
Ce serait fait de moi s'il savoit ce discours),
Il faut, dis−je, pour rompre à toute chose cours,
Scène VII

80

Oeuvres complètes . 1
Acheter sourdement l'esclave idolâtrée,
Et la faire passer en une autre contrée.
Anselme a grand accès auprès de Trufaldin :
Qu'il aille l'acheter pour vous dès ce matin.
Après, si vous voulez en mes mains la remettre,
Je connois des marchands, et puis bien vous promettre
D'en retirer l'argent qu'elle pourra coûter,
Et malgré votre fils de la faire écarter.
Car enfin, si l'on veut qu'à l'hymen il se range,
A cette amour naissante il faut donner le change ;
Et de plus, quand bien même il seroit résolu,
Qu'il auroit pris le joug que vous avez voulu,
Cet autre objet, pouvant réveiller son caprice,
Au mariage encor peut porter préjudice.
Pandolfe
C'est très−bien raisonné ; ce conseil me plaît fort.
Je vois Anselme ; va, je m'en vais faire effort
Pour avoir promptement cette esclave funeste,
Et la mettre en tes mains pour achever le reste.
Mascarille
Bon, allons avertir mon maître de ceci.
Vive la fourberie, et les fourbes aussi !

Scène VII

81

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Hippolyte, Mascarille

Hippolyte
Oui, traître ? c'est ainsi que tu me rends service ?
Je viens de tout entendre et voir ton artifice :
A moins que de cela, l'eussé−je soupçonné ?
Tu couches d'imposture, et tu m'en as donné !
Tu m'avois promis, lâche, et j'avois lieu d'attendre
Qu'on te verroit servir mes ardeurs pour Léandre,
Que du choix de Lélie, où l'on veut m'obliger,
Ton adresse et tes soins sauroient me dégager,
Que tu m'affranchirois du projet de mon père ;
Et cependant ici tu fais tout le contraire.
Mais tu t'abuseras : je sais un sûr moyen
Pour rompre cet achat où tu pousses si bien ;
Et je vais de ce pas...
Mascarille
Ah ! que vous êtes prompte !
La mouche tout d'un coup à la tête vous monte
Et sans considérer s'il a raison ou non,
Votre esprit contre moi fait le petit démon.
J'ai tort, et je devrois, sans finir mon ouvrage,
Vous faire dire vrai, puisqu'ainsi l'on m'outrage.
Hippolyte
Par quelle illusion penses−tu m'éblouir ?
Traître, peux−tu nier ce que je viens d'ouïr ?
Mascarille
Non, mais il faut savoir que tout cet artifice
Ne va directement qu'à vous rendre service ;
Que ce conseil adroit, qui semble être sans fard,
Jette dans le panneau l'un et l'autre vieillard ;
Que mon soin par leurs mains ne veut avoir Célie
Qu'à dessein de la mettre au pouvoir de Lélie,
Et faire que l'effet de cette invention
Dans le dernier excès portant sa passion,
Anselme, rebuté de son prétendu gendre,
Puisse tourner son choix du côté de Léandre.
Hippolyte
Quoi ? tout ce grand projet qui m'a mise en courroux,
Tu l'as formé pour moi, Mascarille ?
Mascarille
Oui, pour vous ;
Scène VIII

82

Oeuvres complètes . 1
Mais puisqu'on reconnoît si mal mes bons offices,
Qu'il me faut de la sorte essuyer vos caprices,
Et que pour récompense on s'en vient de hauteur
Me traiter de faquin, de lâche, d'imposteur,
Je m'en vais réparer l'erreur que j'ai commise,
Et dès ce même pas rompre mon entreprise.
Hippolyte, l'arrêtant.
Hé ! ne me traite pas si rigoureusement,
Et pardonne aux transports d'un premier mouvement.
Mascarille
Non, non, laissez−moi faire, il est en ma puissance
De détourner le coup qui si fort vous offense.
Vous ne vous plaindrez point de mes soins désormais :
Oui, vous aurez mon maître, et je vous le promets.
Hippolyte
Hé ! mon pauvre garçon, que ta colère cesse :
J'ai mal jugé de toi, j'ai tort, je le confesse ;
(Tirant sa bourse.)
Mais je veux réparer ma faute avec ceci.
Pourrois−tu te résoudre à me quitter ainsi ?
Mascarille
Non, je ne le saurois, quelque effort que je fasse,
Mais votre promptitude est de mauvaise grâce.
Apprenez qu'il n'est rien qui blesse un noble coeur
Comme quand il peut voir qu'on le touche en l'honneur.
Hippolyte
Il est vrai, je t'ai dit de trop grosses injures ;
Mais que ces deux louis guérissent tes blessures.
Mascarille
Hé ! tout cela n'est rien : je suis tendre à ces coups ;
Mais déjà je commence à perdre mon courroux :
Il faut de ses amis endurer quelque chose.
Hippolyte
Pourras−tu mettre à fin ce que je me propose,
Et crois−tu que l'effet de tes desseins hardis
Produise à mon amour le succès que tu dis ?
Mascarille
N'ayez point pour ce fait l'esprit sur des épines ;
J'ai des ressorts tout prêts pour diverses machines ;
Et quand ce stratagème à nos voeux manqueroit,
Ce qu'il ne feroit pas, un autre le feroit.
Hippolyte
Crois qu'Hippolyte au moins ne sera pas ingrate.
Scène VIII

83

Oeuvres complètes . 1

Mascarille
L'espérance du gain n'est pas ce qui me flatte.
Hippolyte
Ton maître te fait signe, et veut parler à toi :
Je te quitte ; mais songe à bien agir pour moi.

Scène VIII

84

Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Mascarille, Lélie

Lélie
Que diable fais−tu là ? Tu me promets merveille ;
Mais ta lenteur d'agir est pour moi sans pareille.
Sans que mon bon génie au−devant m'a poussé,
Déjà tout mon bonheur eût été renversé :
C'étoit fait de mon bien, c'étoit fait de ma joie ;
D'un regret éternel je devenois la proie :
Bref, si je ne me fusse en ce lieu rencontré,
Anselme avoit l'esclave, et j'en étois frustré :
Il l'emmenoit chez lui ; mais j'ai paré l'atteinte,
J'ai détourné le coup, et tant fait, que par crainte
Le pauvre Trufaldin l'a retenue.
Mascarille
Et trois :
Quand nous serons à dix, nous ferons une croix.
C'étoit par mon adresse, ô cervelle incurable !
Qu'Anselme entreprenoit cet achat favorable.
Entre mes propres mains on la devoit livrer,
Et vos soins endiablés nous en viennent sevrer ;
Et puis pour votre amour je m'emploîrois encore ?
J'aimerois mieux cent fois être grosse pécore,
Devenir cruche, chou, lanterne, loup−garou,
Et que Monsieur Satan vous vînt tordre le cou.
Lélie
Il nous le faut mener en quelque hôtellerie,
Et faire sur les pots décharger sa furie.

Scène IX

85

Oeuvres complètes . 1
Acte II

Acte II

86

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Mascarille, Lélie

Mascarille
A vos désirs enfin il a fallu se rendre :
Malgré tous mes serments je n'ai pu m'en défendre,
Et pour vos intérêts, que je voulois laisser,
En de nouveaux périls viens de m'embarrasser.
Je suis ainsi facile, et si de Mascarille
Madame la Nature avoit fait une fille,
Je vous laisse à penser ce que ç'auroit été.
Toutefois n'allez pas sur cette sûreté
Donner de vos revers au projet que je tente,
Me faire une bévue, et rompre mon attente.
Auprès d'Anselme encor nous vous excuserons,
Pour en pouvoir tirer ce que nous désirons ;
Mais si dorénavant votre imprudence éclate,
Adieu vous dis mes soins pour l'objet qui vous flatte.
Lélie
Non, je serai prudent, te dis−je, ne crains rien :
Tu verras seulement...
Mascarille
Souvenez−vous−en bien :
J'ai commencé pour vous un hardi stratagème :
Votre père fait voir une paresse extrême
A rendre par sa mort tous vos désirs contents ;
Je viens de le tuer, de parole, j'entends :
Je fais courir le bruit que d'une apoplexie
Le bonhomme surpris a quitté cette vie.
Mais avant, pour pouvoir mieux feindre ce trépas,
J'ai fait que vers sa grange il a porté ses pas :
On est venu lui dire, et par mon artifice,
Que les ouvriers qui sont après son édifice,
Parmi les fondements qu'ils en jettent encor,
Avoient fait par hasard rencontre d'un trésor ;
Il a volé d'abord, et comme à la campagne
Tout son monde à présent, hors nous deux, l'accompagne,
Dans l'esprit d'un chacun je le tue aujourd'hui,
Et produis un fantôme enseveli pour lui.
Enfin je vous ai dit à quoi je vous engage :
Jouez bien votre rôle ; et pour mon personnage,
Si vous apercevez que j'y manque d'un mot,
Dites absolument que je ne suis qu'un sot.
Lélie, seul.
Son esprit, il est vrai, trouve une étrange voie
Scène I

87

Oeuvres complètes . 1
Pour adresser mes voeux au comble de leur joie ;
Mais quand d'un bel objet on est bien amoureux,
Que ne feroit−on pas pour devenir heureux ?
Si l'amour est au crime une assez belle excuse,
Il en peut bien servir à la petite ruse
Que sa flamme aujourd'hui me force d'approuver
Par la douceur du bien qui m'en doit arriver.
Juste ciel ! qu'ils sont prompts ! je les vois en parole :
Allons nous préparer à jouer notre rôle.

Scène I

88

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Mascarille, Anselme

Mascarille
La nouvelle a sujet de vous surprendre fort.
Anselme
Etre mort de la sorte !
Mascarille
Il a certes grand tort :
Je lui sais mauvais gré d'une telle incartade.
Anselme
N'avoir pas seulement le temps d'être malade !
Mascarille
Non, jamais homme n'eut si hâte de mourir.
Anselme
Et Lélie ?
Mascarille
Il se bat, et ne peut rien souffrir :
Il s'est fait en maints lieux contusion et bosse,
Et veut accompagner son papa dans la fosse ;
Enfin, pour achever, l'excès de son transport
M'a fait en grande hâte ensevelir le mort,
De peur que cet objet, qui le rend hypocondre,
A faire un vilain coup ne me l'allât semondre.
Anselme
N'importe, tu devois attendre jusqu'au soir.
Outre qu'encore un coup j'aurois voulu le voir,
Qui tôt ensevelit bien souvent assassine,
Et tel est cru défunt, qui n'en a que la mine.
Mascarille
Je vous le garantis trépassé comme il faut.
Au reste, pour venir au discours de tantôt,
Lélie (et l'action lui sera salutaire)
D'un bel enterrement veut régaler son père,
Et consoler un peu ce défunt de son sort
Par le plaisir de voir faire honneur à sa mort.
Il hérite beaucoup ; mais comme en ses affaires
Il se trouve assez neuf et ne voit encor guères,
Que son bien, la plupart, n'est point en ces quartiers,
Ou que ce qu'il y tient consiste en des papiers,
Scène II

89

Oeuvres complètes . 1
Il voudroit vous prier, ensuite de l'instance
D'excuser de tantôt son trop de violence,
De lui prêter au moins pour ce dernier devoir...
Anselme
Tu me l'as déjà dit, et je m'en vais le voir.
Mascarille
Jusques ici du moins tout va le mieux du monde ;
Tâchons à ce progrès que le reste réponde,
Et de peur de trouver dans le port un écueil,
Conduisons le vaisseau de la main et de l'oeil.

Scène II

90

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Lélie, Anselme, Mascarille

Anselme
Sortons, je ne saurois qu'avec douleur très−forte
Le voir empaqueté de cette étrange sorte :
Las ! en si peu de temps ! il vivoit ce matin !
Mascarille
En peu de temps parfois on fait bien du chemin.
Lélie
Ah !
Anselme
Mais quoi ? cher Lélie, enfin il étoit homme :
On n'a point pour la mort de dispense de Rome.
Lélie
Ah !
Anselme
Sans leur dire gare elle abat les humains,
Et contre eux de tout temps a de mauvais desseins.
Lélie
Ah !
Anselme
Ce fier animal, pour toutes les prières
Ne perdroit pas un coup de ses dents meurtrières :
Tout le monde y passe.
Lélie
Ah !
Mascarille
Vous avez beau prêcher,
Ce deuil enraciné ne se peut arracher.
Anselme
Si malgré ces raisons votre ennui persévère,
Mon cher Lélie, au moins, faites qu'il se modère.
Lélie
Ah !
Mascarille
Scène III

91

Oeuvres complètes . 1
Il n'en fera rien, je connois son humeur.
Anselme
Au reste, sur l'avis de votre serviteur,
J'apporte ici l'argent qui vous est nécessaire
Pour faire célébrer les obsèques d'un père...
Lélie
Ah ! Ah !
Mascarille
Comme à ce mot s'augmente sa douleur !
Il ne peut sans mourir songer à ce malheur.
Anselme
Je sais que vous verrez aux papiers du bonhomme
Que je suis débiteur d'une plus grande somme ;
Mais quand par ces raisons je ne vous devrois rien,
Vous pourriez librement disposer de mon bien.
Tenez, je suis tout vôtre, et le ferai paroître.
Lélie, s'en allant.
Ah !
Mascarille
Le grand déplaisir que sent Monsieur mon maître !
Anselme
Mascarille, je crois qu'il seroit à propos
Qu'il me fît de sa main un reçu de deux mots.
Mascarille
Ah !
Anselme
Des événements l'incertitude est grande.
Mascarille
Ah !
Anselme
Faisons−lui signer le mot que je demande.
Mascarille
Las ! en l'état qu'il est, comment vous contenter ?
Donnez−lui le loisir de se désattrister ;
Et quand ses déplaisirs prendront quelque allégeance,
J'aurai soin d'en tirer d'abord votre assurance.
Adieu : je sens mon coeur qui se gonfle d'ennui,
Et m'en vais tout mon soûl pleurer avecque lui !
Ah !
Scène III

92

Oeuvres complètes . 1

Anselme, seul.
Le monde est rempli de beaucoup de traverses,
Chaque homme tous les jours en ressent de diverses,
Et jamais ici−bas...

Scène III

93

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Pandolfe, Anselme

Anselme
Ah ! bons Dieux ! je frémi !
Pandolfe qui revient ! fût−il bien endormi !
Comme depuis sa mort sa face est amaigrie !
Las ! ne m'approchez pas de plus près, je vous prie ;
J'ai trop de répugnance à coudoyer un mort.
Pandolfe
D'où peut donc provenir ce bizarre transport ?
Anselme
Dites−moi de bien loin quel sujet vous amène.
Si pour me dire adieu vous prenez tant de peine,
C'est trop de courtoisie, et véritablement
Je me serois passé de votre compliment.
Si votre âme est en peine et cherche des prières,
Las ! je vous en promets, et ne m'effrayez guères :
Foi d'homme épouvanté, je vais faire à l'instant
Prier tant Dieu pour vous que vous serez content.
Disparoissez donc, je vous prie ;
Et que le Ciel par sa bonté
Comble de joie et de santé
Votre défunte seigneurie !
Pandolfe, riant.
Malgré tout mon dépit, il m'y faut prendre part.
Anselme
Las ! pour un trépassé vous êtes bien gaillard !
Pandolfe
Est−ce jeu ? dites−nous, ou bien si c'est folie,
Qui traite de défunt une personne en vie ?
Anselme
Hélas ! vous êtes mort, et je viens de vous voir.
Pandolfe
Quoi ? j'aurois trépassé sans m'en apercevoir ?
Anselme
Sitôt que Mascarille en a dit la nouvelle,
J'en ai senti dans l'âme un douleur mortelle.
Pandolfe
Mais enfin, dormez−vous ? êtes−vous éveillé ?
Scène IV

94

Oeuvres complètes . 1
Me connoissez−vous pas ?
Anselme
Vous êtes habillé
D'un corps aérien qui contrefait le vôtre,
Mais qui dans un moment peut devenir tout autre.
Je crains fort de vous voir comme un géant grandir,
Et tout votre visage affreusement laidir.
Pour Dieu, ne prenez point de vilaine figure ;
J'ai prou de ma frayeur en cette conjoncture.
Pandolfe
En une autre saison, cette naïveté
Dont vous accompagnez votre crédulité,
Anselme, me seroit un charmant badinage,
Et j'en prolongerois le plaisir davantage ;
Mais avec cette mort un trésor supposé,
Dont parmi les chemins on m'a désabusé,
Fomente dans mon âme un soupçon légitime :
Mascarille est un fourbe, et fourbe fourbissime,
Sur qui ne peuvent rien la crainte et le remords,
Et qui pour ses desseins a d'étranges ressorts.
Anselme
M'auroit−on joué pièce et fait supercherie ?
Ah ! vraiment, ma raison, vous seriez fort jolie !
Touchons un peu pour voir : en effet, c'est bien lui.
Malepeste du sot que je suis aujourd'hui !
De grâce, n'allez pas divulguer un tel conte :
On en feroit jouer quelque farce à ma honte.
Mais, Pandolfe, aidez−moi vous−même à retirer
L'argent que j'ai donné pour vous faire enterrer.
Pandolfe
De l'argent, dites−vous ? ah ! c'est donc l'enclouure ?
Voilà le noeud secret de toute l'aventure ?
A votre dam. Pour moi, sans m'en mettre en souci,
Je vais faire informer de cette affaire−ci
Contre ce Mascarille, et si l'on peut le prendre,
Quoi qu'il puisse coûter, je veux le faire pendre.
Anselme
Et moi, la bonne dupe, à trop croire un vaurien,
Il faut donc qu'aujourd'hui je perde et sens et bien ?
Il me sied bien, ma foi, de porter tête grise,
Et d'être encor si prompt à faire une sottise,
D'examiner si peu sur un premier rapport... !
Mais je vois...

Scène IV

95

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Lélie, Anselme

Lélie
Maintenant, avec ce passe−port,
Je puis à Trufaldin rendre aisément visite.
Anselme
A ce que je puis voir, votre douleur vous quitte.
Lélie
Que dites−vous ? jamais elle ne quittera
Un coeur qui chèrement toujours la nourrira.
Anselme
Je reviens sur mes pas vous dire avec franchise
Que tantôt avec vous j'ai fait une méprise ;
Que parmi ces louis, quoiqu'ils semblent très−beaux,
J'en ai, sans y penser, mêlé que je tiens faux,
Et j'apporte sur moi de quoi mettre en leur place.
De nos faux−monnoyeurs l'insupportable audace
Pullule en cet Etat d'une telle façon,
Qu'on ne reçoit plus rien qui soit hors de soupçon :
Mon Dieu ! qu'on feroit bien de les faire tous pendre !
Lélie
Vous me faites plaisir de les vouloir reprendre ;
Mais je n'en ai point vu de faux, comme je croi.
Anselme
Je les connoîtrai bien ; montrez, montrez−les−moi :
Est−ce tout ?
Lélie
Oui.
Anselme
Tant mieux. Enfin je vous raccroche,
Mon argent bien aimé : rentrez dedans ma poche.
Et vous, mon brave escroc, vous ne tenez plus rien.
Vous tuez donc des gens qui se portent fort bien ?
Et qu'auriez−vous donc fait sur moi, chétif beau−père ?
Ma foi, je m'engendrois d'une belle manière,
Et j'allois prendre en vous un beau−fils fort discret !
Allez, allez mourir de honte et de regret.
Lélie
Il faut dire : "J'en tiens." Quelle surprise extrême !
Scène V

96

Oeuvres complètes . 1
D'où peut−il avoir su sitôt le stratagème ?

Scène V

97

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Mascarille, Lélie

Mascarille
Quoi ? vous étiez sorti ? je vous cherchois partout.
Hé bien ! en sommes−nous enfin venus à bout ?
Je le donne en six coups au fourbe le plus brave.
Çà, donnez−moi que j'aille acheter notre esclave :
Votre rival après sera bien étonné.
Lélie
Ah ! mon pauvre garçon, la chance a bien tourné !
Pourrois−tu de mon sort deviner l'injustice ?
Mascarille
Quoi ? que seroit−ce ?
Lélie
Anselme, instruit de l'artifice,
M'a repris maintenant tout ce qu'il nous prêtoit,
Sous couleur de changer de l'or que l'on doutoit.
Mascarille
Vous vous moquez peut−être ?
Lélie
Il est trop véritable.
Mascarille
Tout de bon ?
Lélie
Tout de bon ; j'en suis inconsolable.
Tu te vas emporter d'un courroux sans égal.
Mascarille
Moi, Monsieur ? Quelque sot ! la colère fait mal ;
Et je veux me choyer, quoi qu'enfin il arrive :
Que Célie après tout soit ou libre ou captive,
Que Léandre l'achète ou qu'elle reste là,
Pour moi, je m'en soucie autant que de cela.
Lélie
Ah ! n'aye point pour moi si grande indifférence,
Et sois plus indulgent à ce peu d'imprudence.
Sans ce dernier malheur, ne m'avoueras−tu pas
Que j'avois fait merveille, et qu'en ce feint trépas
J'éludois un chacun d'un deuil si vraisemblable,
Scène VI

98

Oeuvres complètes . 1
Que les plus clairvoyants l'auroient cru véritable ?
Mascarille
Vous avez en effet sujet de vous louer.
Lélie
Hé bien ! je suis coupable, et je veux l'avouer
Mais si jamais mon bien te fut considérable,
Répare ce malheur, et me sois secourable.
Mascarille
Je vous baise les mains, je n'ai pas le loisir.
Lélie
Mascarille, mon fils.
Mascarille
Point.
Lélie
Fais−moi ce plaisir.
Mascarille
Non, je n'en ferai rien.
Lélie
Si tu m'es inflexible,
Je m'en vais me tuer.
Mascarille
Soit, il vous est loisible.
Lélie
Je ne te puis fléchir ?
Mascarille
Non.
Lélie
Vois−tu le fer prêt ?
Mascarille
Oui.
Lélie
Je vais le pousser.
Mascarille
Faites ce qu'il vous plaît.
Lélie
Scène VI

99

Oeuvres complètes . 1
Tu n'auras pas regret de m'arracher la vie ?
Mascarille
Non.
Lélie
Adieu, Mascarille.
Mascarille
Adieu, Monsieur Lélie.
Lélie
Quoi... ?
Mascarille
Tuez−vous donc vite : ah ! que de longs devis !
Lélie
Tu voudrois bien, ma foi, pour avoir mes habits,
Que je fisse le sot, et que je me tuasse.
Mascarille
Savois−je pas qu'enfin ce n'étoit que grimace,
Et quoi que ces esprits jurent d'effectuer,
Qu'on n'est point aujourd'hui si prompt à se tuer ?

Scène VI

100

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Léandre, Trufaldin, Lélie, Mascarille

Lélie
Que vois−je ? mon rival et Trufaldin ensemble !
Il achète Célie ! ah ! de frayeur je tremble.
Mascarille
Il ne faut point douter qu'il fera ce qu'il peut,
Et s'il a de l'argent, qu'il pourra ce qu'il veut.
Pour moi, j'en suis ravi : voilà la récompense
De vos brusques erreurs, de votre impatience.
Lélie
Que dois−je faire ? dis, veuille me conseiller.
Mascarille
Je ne sais.
Lélie
Laisse−moi, je vais le quereller.
Mascarille
Qu'en arrivera−t−il ?
Lélie
Que veux−tu que je fasse
Pour empêcher ce coup ?
Mascarille
Allez, je vous fais grâce ;
Je jette encore un oeil pitoyable sur vous :
Laissez−moi l'observer ; par des moyens plus doux
Je vais, comme je crois, savoir ce qu'il projette.
Trufaldin
Quand on viendra tantôt, c'est une affaire faite.
Mascarille
Il faut que je l'attrape, et que de ses desseins
Je sois le confident, pour mieux les rendre vains.
Léandre
Grâces au Ciel, voilà mon bonheur hors d'atteinte,
J'ai su me l'assurer, et je n'ai plus de crainte :
Quoi que désormais puisse entreprendre un rival,
Il n'est plus en pouvoir de me faire du mal.

Scène VII

101

Oeuvres complètes . 1
Mascarille
Ahi ! ahi ! à l'aide ! au meurtre ! au secours ! on m'assomme !
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ô traître ! ô bourreau d'homme !
Léandre
D'où procède cela ? qu'est−ce ? que te fait−on ?
Mascarille
On vient de me donner deux cents coups de bâton.
Léandre
Qui ?
Mascarille
Lélie.
Léandre
Et pourquoi ?
Mascarille
Pour une bagatelle,
Il me chasse et me bat d'une façon cruelle.
Léandre
Ah ! vraiment il a tort.
Mascarille
Mais, ou je ne pourrai,
Ou je jure bien fort que je m'en vengerai ;
Oui, je te ferai voir, batteur que Dieu confonde !
Que ce n'est pas pour rien qu'il faut rouer le monde,
Que je suis un valet, mais fort homme d'honneur,
Et qu'après m'avoir eu quatre ans pour serviteur,
Il ne me falloit pas payer en coups de gaules,
Et me faire un affront si sensible aux épaules :
Je te le dis encor, je saurai m'en venger :
Une esclave te plaît, tu voulois m'engager
A la mettre en tes mains, et je veux faire en sorte
Qu'un autre te l'enlève, ou le diable m'emporte !
Léandre
Ecoute, Mascarille, et quitte ce transport :
Tu m'as plu de tout temps, et je souhaitois fort
Qu'un garçon comme toi, plein d'esprit et fidèle,
A mon service un jour pût attacher son zèle :
Enfin, si le parti te semble bon pour toi,
Si tu veux me servir, je t'arrête avec moi.
Mascarille
Oui, Monsieur ! d'autant mieux que le destin propice
M'offre à me bien venger en vous rendant service,
Scène VII

102

Oeuvres complètes . 1
Et que dans mes efforts pour vos contentements
Je puis à mon brutal trouver des châtiments ;
De Célie, en un mot, par mon adresse extrême...
Léandre
Mon amour s'est rendu cet office lui−même :
Enflammé d'un objet qui n'a point de défaut,
Je viens de l'acheter moins encor qu'il ne vaut.
Mascarille
Quoi ? Célie est à vous ?
Léandre
Tu la verrois paroître,
Si de mes actions j'étois tout à fait maître ;
Mais quoi ? mon père l'est : comme il a volonté
(Ainsi que je l'apprends d'un paquet apporté)
De me déterminer à l'hymen d'Hippolyte,
J'empêche qu'un rapport de tout ceci l'irrite.
Donc avec Trufaldin, car je sors de chez lui,
J'ai voulu tout exprès agir au nom d'autrui ;
Et l'achat fait, ma bague est la marque choisie
Sur laquelle au premier il doit livrer Célie.
Je songe auparavant à chercher les moyens
D'ôter aux yeux de tous ce qui charme les miens,
A trouver promptement un endroit favorable
Où puisse être en secret cette captive aimable.
Mascarille
Hors de la ville un peu, je puis avec raison
D'un vieux parent que j'ai vous offrir la maison :
Là vous pourrez la mettre avec toute assurance,
Et de cette action nul n'aura connoissance.
Léandre
Oui, ma foi, tu me fais un plaisir souhaité ;
Tiens donc, et va pour moi prendre cette beauté :
Dès que par Trufaldin ma bague sera vue,
Aussitôt en tes mains elle sera rendue,
Et dans cette maison tu me la conduiras
Quand... Mais chut, Hippolyte est ici sur nos pas.

Scène VII

103

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Hippolyte, Léandre, Mascarille

Hippolyte
Je dois vous annoncer, Léandre, une nouvelle ;
Mais la treuverez−vous agréable, ou cruelle ?
Léandre
Pour en pouvoir juger, et répondre soudain,
Il faudroit la savoir.
Hippolyte
Donnez−moi donc la main
Jusqu'au temple ; en marchant je pourrai vous l'apprendre.
Léandre
Va, va−t'en me servir sans davantage attendre.
Mascarille
Oui, je te vais servir d'un plat de ma façon.
Fut−il jamais au monde un plus heureux garçon ?
Oh ! que dans un moment Lélie aura de joie !
Sa maîtresse en nos mains tomber par cette voie !
Recevoir tout son bien d'où l'on attend le mal,
Et devenir heureux par la main d'un rival !
Après ce rare exploit, je veux que l'on s'apprête
A me peindre en héros un laurier sur la tête,
Et qu'au bas du portrait on mette en lettres d'or :
Vivat Mascarillus, fourbum imperator !

Scène VIII

104

Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Trufaldin, Mascarille

Mascarille
Holà !
Trufaldin
Que voulez−vous ?
Mascarille
Cette bague connue
Vous dira le sujet qui cause ma venue.
Trufaldin
Oui, je reconnois bien la bague que voilà :
Je vais querir l'esclave ; arrêtez un peu là.

Scène IX

105

Oeuvres complètes . 1
Scène X

Le Courrier, Trufaldin, Mascarille

Le courrier
Seigneur, obligez−moi de m'enseigner un homme...
Trufaldin
Et qui ?
Le courrier
Je crois que c'est Trufaldin qu'il se nomme.
Trufaldin
Et que lui voulez−vous ? Vous le voyez ici.
Le courrier
Lui rendre seulement la lettre que voici.
Lettre
"Le Ciel, dont la bonté prend souci de ma vie,
Vient de me faire ouïr par un bruit assez doux
Que ma fille, à quatre ans par des voleurs ravie,
Sous le nom de Célie est esclave chez vous.
"Si vous sûtes jamais ce que c'est qu'être père,
Et vous trouvez sensible aux tendresses du sang,
Conservez−moi chez vous cette fille si chère,
Comme si de la vôtre elle tenoit le rang.
"Pour l'aller retirer je pars d'ici moi−même,
Et vous vais de vos soins récompenser si bien,
Que par votre bonheur, que je veux rendre extrême,
Vous bénirez le jour où vous causez le mien.
"De Madrid.
Dom Pedro de Gusman,
marquis de Montalcane."
Trufaldin
Quoiqu'à leur nation bien peu de foi soit due,
Ils me l'avoient bien dit, ceux qui me l'ont vendue,
Que je verrois dans peu quelqu'un la retirer,
Et que je n'aurois pas sujet d'en murmurer ;
Et cependant j'allois par mon impatience
Perdre aujourd'hui les fruits d'une haute espérance.
Un seul moment plus tard tous vos pas étoient vains,
J'allois mettre en l'instant cette fille en ses mains ;
Mais suffit, j'en aurai tout le soin qu'on désire.
Vous−même vous voyez ce que je viens de lire :
Vous direz à celui qui vous a fait venir
Que je ne lui saurois ma parole tenir,
Scène X

106

Oeuvres complètes . 1
Qu'il vienne retirer son argent.
Mascarille
Mais l'outrage
Que vous lui faites...
Trufaldin
Va, sans causer davantage.
Mascarille
Ah ! le fâcheux paquet que nous venons d'avoir !
Le sort a bien donné la baye à mon espoir,
Et bien à la male−heure est−il venu d'Espagne,
Ce courrier que la foudre ou la grêle accompagne :
Jamais, certes, jamais plus beau commencement
N'eut en si peu de temps plus triste événement.

Scène X

107

Oeuvres complètes . 1
Scène XI

Lélie, Mascarille

Mascarille
Quel beau transport de joie à présent vous inspire ?
Lélie
Laisse−m'en rire encore avant que te le dire.
Mascarille
Çà, rions donc bien fort, nous en avons sujet.
Lélie
Ah ! je ne serai plus de tes plaintes l'objet ;
Tu ne me diras plus, toi qui toujours me cries,
Que je gâte en brouillon toutes tes fourberies :
J'ai bien joué moi−même un tour des plus adroits.
Il est vrai, je suis prompt, et m'emporte parfois ;
Mais pourtant, quand je veux, j'ai l'imaginative
Aussi bonne en effet que personne qui vive ;
Et toi−même avoûras que ce que j'ai fait part
D'une pointe d'esprit où peu de monde a part.
Mascarille
Sachons donc ce qu'a fait cette imaginative.
Lélie
Tantôt, l'esprit ému d'une frayeur bien vive
D'avoir vu Trufaldin avecque mon rival,
Je songeois à trouver un remède à ce mal,
Lorsque me ramassant tout entier en moi−même,
J'ai conçu, digéré, produit un stratagème
Devant qui tous les tiens, dont tu fais tant de cas,
Doivent sans contredit mettre pavillon bas.
Mascarille
Mais qu'est−ce ?
Lélie
Ah s'il te plaît, donne−toi patience :
J'ai donc feint une lettre avecque diligence
Comme d'un grand seigneur écrite à Trufaldin,
Qui mande qu'ayant su par un heureux destin
Qu'une esclave qu'il tient sous le nom de Célie
Est sa fille, autrefois par des voleurs ravie,
Il veut la venir prendre, et le conjure au moins
De la garder toujours, de lui rendre des soins ;
Qu'à ce sujet il part d'Espagne, et doit pour elle
Scène XI

108

Oeuvres complètes . 1
Par de si grands présents reconnoître son zèle,
Qu'il n'aura point regret de causer son bonheur.
Mascarille
Fort bien.
Lélie
Ecoute donc, voici bien le meilleur :
La lettre que je dis a donc été remise ;
Mais sais−tu bien comment ? en saison si bien prise,
Que le porteur m'a dit que sans ce trait falot
Un homme l'emmenoit, qui s'est trouvé fort sot.
Mascarille
Vous avez fait ce coup sans vous donner au diable ?
Lélie
Oui, d'un tour si subtil m'aurois−tu cru capable ?
Loue au moins mon adresse, et la dextérité
Dont je romps d'un rival le dessein concerté.
Mascarille
A vous pouvoir louer selon votre mérite
Je manque d'éloquence, et ma force est petite ;
Oui, pour bien étaler cet effort relevé,
Ce bel exploit de guerre à nos yeux achevé,
Ce grand et rare effet d'une imaginative
Qui ne cède en vigueur à personne qui vive,
Ma langue est impuissante, et je voudrois avoir
Celles de tous les gens du plus exquis savoir,
Pour vous dire en beaux vers, ou bien en docte prose,
Que vous serez toujours, quoi que l'on se propose,
Tout ce que vous avez été durant vos jours,
C'est−à−dire un esprit chaussé tout à rebours,
Une raison malade et toujours en débauche,
Un envers du bon sens, un jugement à gauche,
Un brouillon, une bête, un brusque, un étourdi,
Que sais−je ? un... cent fois plus encor que je ne di :
C'est faire en abrégé votre panégyrique.
Lélie
Apprends−moi le sujet qui contre moi te pique.
Ai−je fait quelque chose ? éclaircis−moi ce point.
Mascarille
Non, vous n'avez rien fait ; mais ne me suivez point.
Lélie
Je te suivrai partout, pour savoir ce mystère.
Mascarille
Scène XI

109

Oeuvres complètes . 1
Oui ? sus donc, préparez vos jambes à bien faire,
Car je vais vous fournir de quoi les exercer.
Lélie
Il m'échappe ! oh ! malheur qui ne se peut forcer !
Au discours qu'il m'a fait que saurois−je comprendre ?
Et quel mauvais office aurois−je pu me rendre ?

Scène XI

110

Oeuvres complètes . 1
Acte III

Acte III

111

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Mascarille, seul.

Taisez−vous, ma bonté, cessez votre entretien :
Vous êtes une sotte, et je n'en ferai rien.
Oui, vous avez raison, mon courroux, je l'avoue :
Relier tant de fois ce qu'un brouillon dénoue,
C'est trop de patience, et je dois en sortir,
Après de si beaux coups qu'il a su divertir.
Mais aussi, raisonnons un peu sans violence :
Si je suis maintenant ma juste impatience,
On dira que je cède à la difficulté,
Que je me trouve à bout de ma subtilité ;
Et que deviendra lors cette publique estime
Qui te vante partout pour un fourbe sublime,
Et que tu t'es acquise en tant d'occasions,
A ne t'être jamais vu court d'inventions ?
L'honneur, ô Mascarille, est une belle chose :
A tes nobles travaux ne fais aucune pause ;
Et quoi qu'un maître ait fait pour te faire enrager,
Achève pour ta gloire, et non pour l'obliger.
Mais quoi ? que feras−tu, que de l'eau toute claire,
Traversé sans repos par ce démon contraire ?
Tu vois qu'à chaque instant il te fait déchanter,
Et que c'est battre l'eau de prétendre arrêter
Ce torrent effréné, qui de tes artifices
Renverse en un moment les plus beaux édifices.
Hé bien ! pour toute grâce, encore un coup du moins,
Au hasard du succès sacrifions des soins ;
Et s'il poursuit encore à rompre notre chance,
J'y consens, ôtons−lui toute notre assistance.
Cependant notre affaire encor n'iroit pas mal,
Si par là nous pouvions perdre notre rival,
Et que Léandre enfin, lassé de sa poursuite,
Nous laissât jour entier pour ce que je médite.
Oui, je roule en ma tête un trait ingénieux,
Dont je promettrois bien un succès glorieux,
Si je puis n'avoir plus cet obstacle à combattre :
Bon, voyons si son feu se rend opiniâtre.

Scène I

112

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Léandre, Mascarille

Mascarille
Monsieur, j'ai perdu temps, votre homme se dédit.
Léandre
De la chose lui−même il m'a fait un récit ;
Mais c'est bien plus, j'ai su que tout ce beau mystère
D'un rapt d'égyptiens, d'un grand seigneur pour père
Qui doit partir d'Espagne et venir en ces lieux,
N'est qu'un pur stratagème, un trait facétieux,
Une histoire à plaisir, un conte dont Lélie
A voulu détourner notre achat de Célie.
Mascarille
Voyez un peu la fourbe !
Léandre
Et pourtant Trufaldin
Est si bien imprimé de ce conte badin,
Mord si bien à l'appas de cette foible ruse,
Qu'il ne veut point souffrir que l'on le désabuse.
Mascarille
C'est pourquoi désormais il la gardera bien,
Et je ne vois pas lieu d'y prétendre plus rien.
Léandre
Si d'abord à mes yeux elle parut aimable,
Je viens de la treuver tout à fait adorable,
Et je suis en suspens si, pour me l'acquérir,
Aux extrêmes moyens je ne dois point courir,
Par le don de ma foi rompre sa destinée,
Et changer ses liens en ceux de l'hyménée.
Mascarille
Vous pourriez l'épouser !
Léandre
Je ne sais ; mais enfin
Si quelque obscurité se treuve en son destin,
Sa grâce et sa vertu sont de douces amorces,
Qui pour tirer les coeurs ont d'incroyables forces.
Mascarille
Sa vertu, dites−vous ?

Scène II

113

Oeuvres complètes . 1
Léandre
Quoi ? que murmures−tu ?
Achève, explique−toi sur ce mot de vertu.
Mascarille
Monsieur, votre visage en un moment s'altère,
Et je ferai bien mieux peut−être de me taire.
Léandre
Non, non, parle.
Mascarille
Hé bien donc ! très−charitablement
Je vous veux retirer de votre aveuglement.
Cette fille...
Léandre
Poursuis.
Mascarille
N'est rien moins qu'inhumaine ;
Dans le particulier elle oblige sans peine ;
Et son coeur, croyez−moi, n'est point roche, après tout,
A quiconque la sait prendre par le bon bout.
Elle fait la sucrée, et veut passer pour prude ;
Mais je puis en parler avecque certitude :
Vous savez que je suis quelque peu d'un métier
A me devoir connoître en un pareil gibier.
Léandre
Célie...
Mascarille
Oui, sa pudeur n'est que franche grimace,
Qu'une ombre de vertu qui garde mal la place,
Et qui s'évanouit, comme l'on peut savoir,
Aux rayons du soleil qu'une bourse fait voir.
Léandre
Las ! que dis−tu ! croirai−je un discours de la sorte ?
Mascarille
Monsieur, les volontés sont libres : que m'importe ?
Non, ne me croyez pas, suivez votre dessein,
Prenez cette matoise, et lui donnez la main :
Toute la ville en corps reconnoîtra ce zèle,
Et vous épouserez le bien public en elle.
Léandre
Quelle surprise étrange !

Scène II

114

Oeuvres complètes . 1
Mascarille
Il a pris l'hameçon ;
Courage : s'il s'y peut enferrer tout de bon,
Nous nous ôtons du pied une fâcheuse épine.
Léandre
Oui, d'un coup étonnant ce discours m'assassine.
Mascarille
Quoi ? vous pourriez... ?
Léandre
Va−t'en jusqu'à la poste, et voi
Je ne sais quel paquet qui doit venir pour moi.
Qui ne s'y fût trompé ? jamais l'air d'un visage,
Si ce qu'il dit est vrai, n'imposa davantage.

Scène II

115

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Lélie, Léandre

Lélie
Du chagrin qui vous tient quel peut être l'objet ?
Léandre
Moi ?
Lélie
Vous−même.
Léandre
Pourtant je n'en ai point sujet.
Lélie
Je vois bien ce que c'est, Célie en est la cause.
Léandre
Mon esprit ne court pas après si peu de chose.
Lélie
Pour elle vous aviez pourtant de grands desseins ;
Mais il faut dire ainsi lorsqu'ils se trouvent vains.
Léandre
Si j'étois assez sot pour chérir ses caresses,
Je me moquerois bien de toutes vos finesses.
Lélie
Quelles finesses donc ?
Léandre
Mon Dieu ! nous savons tout.
Lélie
Quoi ?
Léandre
Votre procédé de l'un à l'autre bout.
Lélie
C'est de l'hébreu pour moi, je n'y puis rien comprendre.
Léandre
Feignez, si vous voulez, de ne me pas entendre ;
Mais, croyez−moi, cessez de craindre pour un bien
Où je serois fâché de vous disputer rien ;
Scène III

116

Oeuvres complètes . 1
J'aime fort la beauté qui n'est point profanée,
Et ne veux point brûler pour une abandonnée.
Lélie
Tout beau, tout beau, Léandre.
Léandre
Ah ! que vous êtes bon !
Allez, vous dis−je encor, servez−la sans soupçon :
Vous pourrez vous nommer homme à bonnes fortunes.
Il est vrai, sa beauté n'est pas des plus communes ;
Mais en revanche aussi le reste est fort commun.
Lélie
Léandre, arrêtons là ce discours importun.
Contre moi tant d'efforts qu'il vous plaira pour elle ;
Mais sur tout retenez cette atteinte mortelle :
Sachez que je m'impute à trop de lâcheté
D'entendre mal parler de ma divinité,
Et que j'aurai toujours bien moins de répugnance
A souffrir votre amour qu'un discours qui l'offense.
Léandre
Ce que j'avance ici me vient de bonne part.
Lélie
Quiconque vous l'a dit est un lâche, un pendard :
On ne peut imposer de tache à cette fille ;
Je connois bien son coeur.
Léandre
Mais enfin Mascarille
D'un semblable procès est juge compétent :
C'est lui qui la condamne.
Lélie
Oui ?
Léandre
Lui−même.
Lélie
Il prétend
D'une fille d'honneur insolemment médire,
Et que peut−être encor je n'en ferai que rire ?
Gage qu'il se dédit.
Léandre
Et moi gage que non.
Lélie
Scène III

117

Oeuvres complètes . 1
Parbleu je le ferois mourir sous le bâton,
S'il m'avoit soutenu des faussetés pareilles.
Léandre
Moi, je lui couperois sur−le−champ les oreilles,
S'il n'étoit pas garant de tout ce qu'il m'a dit.

Scène III

118

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Lélie, Léandre, Mascarille

Lélie
Ah ! bon, bon, le voilà : venez çà, chien maudit.
Mascarille
Quoi ?
Lélie
Langue de serpent fertile en impostures,
Vous osez sur Célie attacher vos morsures,
Et lui calomnier la plus rare vertu
Qui puisse faire éclat sous un sort abattu ?
Mascarille
Doucement, ce discours est de mon industrie.
Lélie
Non, non, point de clin d'oeil et point de raillerie :
Je suis aveugle à tout, sourd à quoi que ce soit ;
Fût−ce mon propre frère, il me la payeroit ;
Et sur ce que j'adore oser porter le blâme,
C'est me faire une plaie au plus tendre de l'âme.
Tous ces signes sont vains : quels discours as−tu faits ?
Mascarille
Mon Dieu, ne cherchons point querelle, ou je m'en vais.
Lélie
Tu n'échapperas pas.
Mascarille
Ahii !
Lélie
Parle donc, confesse.
Mascarille
Laissez−moi ; je vous dis que c'est un tour d'adresse.
Lélie
Dépêche, qu'as−tu dit ! vuide entre nous ce point.
Mascarille
J'ai dit ce que j'ai dit, ne vous emportez point.
Lélie
Scène IV

119

Oeuvres complètes . 1
Ah ! je vous ferai bien parler d'une autre sorte.
Léandre
Alte un peu : retenez l'ardeur qui vous emporte.
Mascarille
Fut−il jamais au monde un esprit moins sensé ?
Lélie
Laissez−moi contenter mon courage offensé.
Léandre
C'est trop que de vouloir le battre en ma présence.
Lélie
Quoi ? châtier mes gens n'est pas en ma puissance ?
Léandre
Comment vos gens ?
Mascarille
Encore ! il va tout découvrir.
Lélie
Quand j'aurois volonté de le battre à mourir,
Hé bien ! c'est mon valet.
Léandre
C'est maintenant le nôtre.
Lélie
Le trait est admirable ! et comment donc le vôtre ?
Sans doute...
Mascarille, bas.
Doucement.
Lélie
Hem, que veux−tu conter ?
Mascarille, bas.
Ah ! le double bourreau, qui me va tout gâter,
Et qui ne comprend rien, quelque signe qu'on donne !
Lélie
Vous rêvez bien, Léandre, et me la baillez bonne.
Il n'est pas mon valet ?
Léandre
Pour quelque mal commis,
Hors de votre service il n'a pas été mis ?
Scène IV

120

Oeuvres complètes . 1

Lélie
Je ne sais ce que c'est.
Léandre
Et plein de violence,
Vous n'avez pas chargé son dos avec outrance ?
Lélie
Point du tout. Moi ? l'avoir chassé, roué de coups ?
Vous vous moquez de moi, Léandre, ou lui de vous.
Mascarille
Pousse, pousse, bourreau, tu fais bien tes affaires.
Léandre
Donc les coups de bâton ne sont qu'imaginaires ?
Mascarille
Il ne sait ce qu'il dit, sa mémoire...
Léandre
Non, non.
Tous ces signes pour toi ne disent rien de bon ;
Oui, d'un tour délicat mon esprit te soupçonne ;
Mais pour l'invention, va, je te le pardonne :
C'est bien assez pour moi qu'il m'a désabusé,
De voir par quels motifs tu m'avois imposé,
Et que m'étant commis à ton zèle hypocrite,
A si bon compte encor je m'en sois trouvé quitte.
Ceci doit s'appeler un avis au lecteur.
Adieu, Lélie, adieu : très−humble serviteur.
Mascarille
Courage, mon garçon : tout heur nous accompagne ;
Mettons flamberge au vent et bravoure en campagne,
Faisons l'Olibrius, l'occiseur d'innocents.
Lélie
Il t'avoit accusé de discours médisants
Contre...
Mascarille
Et vous ne pouviez souffrir mon artifice ?
Lui laisser son erreur, qui vous rendoit service,
Et par qui son amour s'en étoit presque allé ?
Non, il a l'esprit franc et point dissimulé.
Enfin chez son rival je m'ancre avec adresse ;
Cette fourbe en mes mains va mettre sa maîtresse :
Il me la fait manquer avec de faux rapports ;
Je veux de son rival alentir les transports :
Scène IV

121

Oeuvres complètes . 1
Mon brave incontinent vient, qui le désabuse ;
J'ai beau lui faire signe, et montrer que c'est ruse :
Point d'affaire, il poursuit sa pointe jusqu'au bout,
Et n'est point satisfait qu'il n'ait découvert tout :
Grand et sublime effort d'une imaginative
Qui ne le cède point à personne qui vive !
C'est une rare pièce, et digne, sur ma foi,
Qu'on en fasse présent au cabinet d'un roi !
Lélie
Je ne m'étonne pas si je romps tes attentes,
A moins d'être informé des choses que tu tentes.
J'en ferois encor cent de la sorte.
Mascarille
Tant pis.
Lélie
Au moins, pour t'emporter à de justes dépits,
Fais−moi dans tes desseins entrer de quelque chose ;
Mais que de leurs ressorts la porte me soit close,
C'est ce qui fait toujours que je suis pris sans vert.
Mascarille
Je crois que vous seriez un maître d'arme expert :
Vous savez à merveille, en toutes aventures,
Prendre les contre−temps et rompre les mesures.
Lélie
Puisque la chose est faite, il n'y faut plus penser :
Mon rival en tout cas ne peut me traverser ;
Et pourvu que tes soins, en qui je me repose...
Mascarille
Laissons là ce discours, et parlons d'autre chose :
Je ne m'apaise pas, non, si facilement ;
Je suis trop en colère. Il faut premièrement
Me rendre un bon office, et nous verrons ensuite
Si je dois de vos feux reprendre la conduite.
Lélie
S'il ne tient qu'à cela, je n'y résiste pas :
As−tu besoin, dis−moi, de mon sang, de mes bras ?
Mascarille
De quelle vision sa cervelle est frappée !
Vous êtes de l'humeur de ces amis d'épée
Que l'on trouve toujours plus prompts à dégainer
Qu'à tirer un teston, s'il falloit le donner.
Lélie
Scène IV

122

Oeuvres complètes . 1
Que puis−je donc pour toi ?
Mascarille
C'est que de votre père
Il faut absolument apaiser la colère
Lélie
Nous avons fait la paix.
Mascarille
Oui, mais non pas pour nous.
Je l'ai fait ce matin mort pour l'amour de vous :
La vision le choque, et de pareilles feintes
Aux vieillards comme lui sont de dures atteintes,
Qui sur l'état prochain de leur condition
Leur font faire à regret triste réflexion.
Le bon homme, tout vieux, chérit fort la lumière
Et ne veut point de jeu dessus cette matière ;
Il craint le pronostic, et contre moi fâché,
On m'a dit qu'en justice il m'avoit recherché :
J'ai peur, si le logis du Roi fait ma demeure,
De m'y trouver si bien dès le premier quart d'heure,
Que j'aye peine aussi d'en sortir par après.
Contre moi dès longtemps on a force décrets ;
Car enfin la vertu n'est jamais sans envie,
Et dans ce maudit siècle est toujours poursuivie.
Allez donc le fléchir.
Lélie
Oui, nous le fléchirons ;
Mais aussi tu promets...
Mascarille
Ah ! mon Dieu, nous verrons.
Ma foi, prenons haleine après tant de fatigues,
Cessons pour quelque temps le cours de nos intrigues
Et de nous tourmenter de même qu'un lutin :
Léandre, pour nous nuire, est hors de garde enfin,
Et Célie, arrêtée avecque l'artifice...

Scène IV

123

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Ergaste, Mascarille

Ergaste
Je te cherchois partout pour te rendre un service,
Pour te donner avis d'un secret important.
Mascarille
Quoi donc ?
Ergaste
N'avons−nous point ici quelque écoutant ?
Mascarille
Non.
Ergaste
Nous sommes amis autant qu'on le peut être ;
Je sais bien tes desseins, et l'amour de ton maître.
Songez à vous tantôt : Léandre fait parti
Pour enlever Célie, et j'en suis averti,
Qu'il a mis ordre à tout, et qu'il se persuade
D'entrer chez Trufaldin par une mascarade,
Ayant su qu'en ce temps, assez souvent le soir,
Des femmes du quartier en masque l'alloient voir.
Mascarille
Oui ? Suffit. Il n'est pas au comble de sa joie ;
Je pourrai bien tantôt lui souffler cette proie,
Et contre cet assaut je sais un coup fourré
Par qui je veux qu'il soit de lui−même enferré :
Il ne sait pas les dons dont mon âme est pourvue.
Adieu : nous boirons pinte à la première vue.
Il faut, il faut tirer à nous ce que d'heureux
Pourroit avoir en soi ce projet amoureux,
Et par une surprise adroite et non commune,
Sans courir le danger en tenter la fortune.
Si je vais me masquer pour devancer ses pas,
Léandre assurément ne nous bravera pas ;
Et là, premier que lui si nous faisons la prise,
Il aura fait pour nous les frais de l'entreprise,
Puisque par son dessein déjà presque éventé,
Le soupçon tombera toujours de son côté,
Et que nous, à couvert de toutes ses poursuites,
De ce coup hasardeux ne craindrons point les suites.
C'est ne se point commettre à faire de l'éclat,
Et tirer les marrons de la patte du chat.
Allons donc nous masquer avec quelques bons frères
Scène V

124

Oeuvres complètes . 1
Pour prévenir nos gens il ne faut tarder guères.
Je sais où gît le lièvre, et me puis sans travail
Fournir en un moment d'hommes et d'attirail.
Croyez que je mets bien mon adresse en usage :
Si j'ai reçu du Ciel les fourbes en partage,
Je ne suis point au rang de ces esprits mal nés
Qui cachent les talents que Dieu leur a donnés.

Scène V

125

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Lélie, Ergaste

Lélie
Il prétend l'enlever avec sa mascarade ?
Ergaste
Il n'est rien plus certain : quelqu'un de sa brigade
M'ayant de ce dessein instruit, sans m'arrêter
A Mascarille lors j'ai couru tout conter,
Qui s'en va, m'a−t−il dit, rompre cette partie
Par une invention dessus le champ bâtie ;
Et comme je vous ai rencontré par hasard,
J'ai cru que je devois de tout vous faire part.
Lélie
Tu m'obliges par trop avec cette nouvelle :
Va, je reconnoîtrai ce service fidèle.
Mon drôle assurément leur jouera quelque trait ;
Mais je veux de ma part seconder son projet :
Il ne sera pas dit qu'en un fait qui me touche,
Je ne me sois non plus remué qu'une souche.
Voici l'heure : ils seront surpris à mon aspect.
Foin ! que n'ai−je avec moi pris mon porte−respect ?
Mais vienne qui voudra contre notre personne :
J'ai deux bons pistolets, et mon épée est bonne.
Holà ! quelqu'un, un mot.

Scène VI

126

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Lélie, Trufaldin

Trufaldin
Qu'est−ce ? qui me vient voir ?
Lélie
Fermez soigneusement votre porte ce soir.
Trufaldin
Pourquoi ?
Lélie
Certaines gens font une mascarade,
Pour vous venir donner une fâcheuse aubade :
Ils veulent enlever votre Célie.
Trufaldin
Oh ! Dieux !
Lélie
Et sans doute bientôt ils viennent en ces lieux :
Demeurez, vous pourrez voir tout de la fenêtre.
Hé bien ! qu'avois−je dit ? les voyez−vous paroître ?
Chut, je veux à vos yeux leur en faire l'affront :
Nous allons voir beau jeu, si la corde ne rompt.

Scène VII

127

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Lélie, Trufaldin, Mascarille, masqué.

Trufaldin
Oh ! les plaisants robins qui pensent me surprendre !
Lélie
Masques, où courez−vous ? le pourroit−on apprendre ?
Trufaldin, ouvrez−leur pour jouer un momon.
Bon Dieu ! qu'elle est jolie, et qu'elle a l'air mignon !
Hé quoi ? vous murmurez ? mais sans vous faire outrage,
Peut−on lever le masque et voir votre visage ?
Trufaldin
Allez, fourbes méchants ; retirez−vous d'ici,
Canaille ; et vous, Seigneur, bonsoir, et grand merci.
Lélie
Mascarille, est−ce toi ?
Mascarille
Nenni−da, c'est quelque autre.
Lélie
Hélas ! quelle surprise ! et quel sort est le nôtre !
L'aurois−je deviné, n'étant point averti
Des secrètes raisons qui l'avoient travesti ?
Malheureux que je suis, d'avoir dessous ce masque
Eté sans y penser te faire cette frasque !
Il me prendroit envie, en ce juste courroux,
De me battre moi−même et me donner cent coups.
Mascarille
Adieu, sublime esprit, rare imaginative.
Lélie
Las ! si de ton secours la colère me prive,
A quel saint me vouerai−je ?
Mascarille
Au grand diable d'enfer.
Lélie
Ah ! si ton coeur pour moi n'est de bronze ou de fer,
Qu'encore un coup, du moins, mon imprudence ait grâce :
S'il faut pour l'obtenir que tes genoux j'embrasse,
Vois−moi...

Scène VIII

128

Oeuvres complètes . 1
Mascarille
Tarare. Allons, camarades, allons :
J'entends venir des gens qui sont sur nos talons.

Scène VIII

129

Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Léandre, masqué, et sa suite, Trufaldin

Léandre
Sans bruit ! ne faisons rien que de la bonne sorte.
Trufaldin
Quoi ? masques toute nuit assiégeront ma porte ?
Messieurs, ne gagnez point de rhumes à plaisir ;
Tout cerveau qui le fait est certes de loisir :
Il est un peu trop tard pour enlever Célie ;
Dispensez−l'en ce soir, elle vous en supplie ;
La belle est dans le lit, et ne peut vous parler ;
J'en suis fâché pour vous ; mais pour vous régaler
Du souci qui pour elle ici vous inquiette,
Elle vous fait présent de cette cassolette.
Léandre
Fi ! cela sent mauvais, et je suis tout gâté :
Nous sommes découverts, tirons de ce côté.

Scène IX

130

Oeuvres complètes . 1
Acte IV

Acte IV

131

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Lélie, Mascarille

Mascarille
Vous voilà fagoté d'une plaisante sorte.
Lélie
Tu ranimes par là mon espérance morte.
Mascarille
Toujours de ma colère on me voit revenir ;
J'ai beau jurer, pester, je ne m'en puis tenir.
Lélie
Aussi crois, si jamais je suis dans la puissance,
Que tu seras content de ma reconnoissance,
Et que, quand je n'aurois qu'un seul morceau de pain...
Mascarille
Baste ! Songez à vous dans ce nouveau dessein.
Au moins, si l'on vous voit commettre une sottise,
Vous n'imputerez plus l'erreur à la surprise :
Votre rôle en ce jeu par coeur doit être su.
Lélie
Mais comment Trufaldin chez lui t'a−t−il reçu ?
Mascarille
D'un zèle simulé j'ai bridé le bon sire :
Avec empressement je suis venu lui dire,
S'il ne songeoit à lui, que l'on le surprendroit ;
Que l'on couchoit en joue, et de plus d'un endroit,
Celle dont il a vu qu'une lettre en avance
Avoit si faussement divulgué la naissance ;
Qu'on avoit bien voulu m'y mêler quelque peu,
Mais que j'avois tiré mon épingle du jeu ;
Et que, touché d'ardeur pour ce qui le regarde,
Je venois l'avertir de se donner de garde.
De là, moralisant, j'ai fait de grands discours
Sur les fourbes qu'on voit ici−bas tous les jours ;
Que pour moi, las du monde et de sa vie infâme,
Je voulois travailler au salut de mon âme,
A m'éloigner du trouble, et pouvoir longuement
Près de quelque honnête homme être paisiblement ;
Que s'il le trouvoit bon, je n'aurois d'autre envie
Que de passer chez lui le reste de ma vie ;
Et que même à tel point il m'avoit su ravir,
Que sans lui demander gages pour le servir,
Scène I

132

Oeuvres complètes . 1
Je mettrois en ses mains, que je tenois certaines,
Quelque bien de mon père et le fruit de mes peines,
Dont, advenant que Dieu de ce monde m'ôtât,
J'entendois tout de bon que lui seul héritât :
C'étoit le vrai moyen d'acquérir sa tendresse,
Et comme, pour résoudre avec votre maîtresse
Des biais qu'on doit prendre à terminer vos voeux,
Je voulois en secret vous aboucher tous deux,
Lui−même a su m'ouvrir une voie assez belle
De pouvoir hautement vous loger avec elle,
Venant m'entretenir d'un fils privé du jour
Dont cette nuit en songe il a vu le retour.
A ce propos, voici l'histoire qu'il m'a dite,
Et sur qui j'ai tantôt notre fourbe construite.
Lélie
C'est assez, je sais tout : tu me l'as dit deux fois.
Mascarille
Oui, oui, mais quand j'aurois passé jusques à trois,
Peut−être encor qu'avec toute sa suffisance,
Votre esprit manquera dans quelque circonstance.
Lélie
Mais à tant différer je me fais de l'effort.
Mascarille
Ah ! de peur de tomber, ne courons pas si fort.
Voyez−vous, vous avez la caboche un peu dure :
Rendez−vous affermi dessus cette aventure.
Autrefois Trufaldin de Naples est sorti,
Et s'appeloit alors Zanobio Ruberti ;
Un parti qui causa quelque émeute civile,
Dont il fut seulement soupçonné dans sa ville
(De fait, il n'est pas homme à troubler un Etat),
L'obligea d'en sortir une nuit sans éclat.
Une fille fort jeune et sa femme laissées
A quelque temps de là se trouvant trépassées,
Il en eut la nouvelle, et dans ce grand ennui,
Voulant dans quelque ville emmener avec lui,
Outre ses biens, l'espoir qui restoit de sa race,
Un sien fils écolier, qui se nommoit Horace,
Il écrit à Bologne, où pour mieux être instruit
Un certain maître Albert jeune l'avoit conduit ;
Mais, pour se joindre tous, le rendez−vous qu'il donne
Durant deux ans entiers ne lui fit voir personne ;
Si bien que les jugeant morts après ce temps−là,
Il vint en cette ville, et prit le nom qu'il a,
Sans que de cet Albert, ni de ce fils Horace,
Douze ans aient découvert jamais la moindre trace.
Voilà l'histoire en gros, redite seulement
Scène I

133

Oeuvres complètes . 1
Afin de vous servir ici de fondement.
Maintenant, vous serez un marchand d'Arménie,
Qui les aurez vus sains l'un et l'autre en Turquie.
Si j'ai plutôt qu'aucun un tel moyen trouvé,
Pour les ressusciter sur ce qu'il a rêvé,
C'est qu'en fait d'aventure il est très−ordinaire
De voir gens pris sur mer par quelque Turc corsaire,
Puis être à leur famille à point nommé rendus,
Après quinze ou vingt ans qu'on les a crus perdus.
Pour moi, j'ai vu déjà cent contes de la sorte :
Sans nous alambiquer, servons−nous−en ; qu'importe ?
Vous leur aurez ouï leur disgrâce conter,
Et leur aurez fourni de quoi se racheter ;
Mais que parti plus tôt, pour chose nécessaire,
Horace vous chargea de voir ici son père,
Dont il a su le sort, et chez qui vous devez
Attendre quelques jours qu'ils seroient arrivés :
Je vous ai fait tantôt des leçons étendues.
Lélie
Ces répétitions ne sont que superflues :
Dès l'abord mon esprit a compris tout le fait.
Mascarille
Je m'en vais là dedans donner le premier trait.
Lélie
Ecoute, Mascarille, un seul point me chagrine :
S'il alloit de son fils me demander la mine ?
Mascarille
Belle difficulté ! devez−vous pas savoir
Qu'il étoit fort petit alors qu'il l'a pu voir ?
Et puis, outre cela, le temps et l'esclavage
Pourroient−ils pas avoir changé tout son visage ?
Lélie
Il est vrai ; mais, dis−moi, s'il connoît qu'il m'a vu,
Que faire ?
Mascarille
De mémoire êtes−vous dépourvu ?
Nous avons dit tantôt qu'outre que votre image
N'avoit dans son esprit pu faire qu'un passage,
Pour ne vous avoir vu que durant un moment,
Et le poil et l'habit déguisoient grandement.
Lélie
Fort bien ; mais, à propos, cet endroit de Turquie...
Mascarille
Scène I

134

Oeuvres complètes . 1
Tout, vous dis−je, est égal, Turquie ou Barbarie.
Lélie
Mais le nom de la ville où j'aurai pu les voir ?
Mascarille
Tunis. Il me tiendra, je crois, jusques au soir :
La répétition, dit−il, est inutile,
Et j'ai déjà nommé douze fois cette ville.
Lélie
Va, va−t'en commencer ; il ne me faut plus rien.
Mascarille
Au moins soyez prudent, et vous conduisez bien ;
Ne donnez point ici de l'imaginative.
Lélie
Laisse−moi gouverner : que ton âme est craintive !
Mascarille
Horace dans Bologne écolier, Trufaldin
Zanobio Ruberti, dans Naples citadin ;
Le précepteur Albert...
Lélie
Ah ! c'est me faire honte
Que de me tant prêcher : suis−je un sot à ton conte ?
Mascarille
Non pas du tout, mais bien quelque chose approchant.
Lélie, seul.
Quand il m'est inutile il fait le chien couchant ;
Mais parce qu'il sent bien le secours qu'il me donne,
Sa familiarité jusque−là s'abandonne.
Je vais être de près éclairé des beaux yeux
Dont la force m'impose un joug si précieux ;
Je m'en vais sans obstacle, avec des traits de flamme,
Peindre à cette beauté les tourments de mon âme :
Je saurai quel arrêt je dois... Mais les voici.

Scène I

135

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Trufaldin, Lélie, Mascarille

Trufaldin
Sois béni, juste Ciel, de mon sort adouci.
Mascarille
C'est à vous de rêver et de faire des songes,
Puisqu'en vous il est faux que songes sont mensonges.
Trufaldin
Quelle grâce, quels biens vous rendrai−je, Seigneur,
Vous, que je dois nommer l'ange de mon bonheur ?
Lélie
Ce sont soins superflus, et je vous en dispense.
Trufaldin
J'ai, je ne sais pas où, vu quelque ressemblance
De cet Arménien.
Mascarille
C'est ce que je disois ;
Mais on voit des rapports admirables parfois.
Trufaldin
Vous avez vu ce fils où mon espoir se fonde ?
Lélie
Oui, seigneur Trufaldin : le plus gaillard du monde.
Trufaldin
Il vous a dit sa vie, et parlé fort de moi ?
Lélie
Plus de dix mille fois.
Mascarille
Quelque peu moins, je croi.
Lélie
Il vous a dépeint tel que je vous vois paroître,
Le visage, le port...
Trufaldin
Cela pourroit−il être,
Si lorsqu'il m'a pu voir il n'avoit que sept ans,
Et si son précepteur même depuis ce temps
Scène II

136

Oeuvres complètes . 1
Auroit peine à pouvoir connoître mon visage ?
Mascarille
Le sang bien autrement conserve cette image.
Par des traits si profonds ce portrait est tracé,
Que mon père...
Trufaldin
Suffit. Où l'avez−vous laissé ?
Lélie
En Turquie, à Turin.
Trufaldin
Turin ? mais cette ville
Est, je pense, en Piedmont.
Mascarille
Oh ! cerveau malhabile !
Vous ne l'entendez pas : il veut dire Tunis,
Et c'est en effet là qu'il laissa votre fils ;
Mais les Arméniens ont tous une habitude,
Certain vice de langue à nous autres fort rude :
C'est que dans tous les mots ils changent nis en rin,
Et pour dire Tunis, ils prononcent Turin.
Trufaldin
Il falloit, pour l'entendre, avoir cette lumière.
Quel moyen vous dit−il de rencontrer son père ?
Mascarille
Voyez s'il répondra. Je repassois un peu
Quelque leçon d'escrime ; autrefois en ce jeu
Il n'étoit point d'adresse à mon adresse égale,
Et j'ai battu le fer en mainte et mainte salle.
Trufaldin
Ce n'est pas maintenant ce que je veux savoir.
Quel autre nom dit−il que je devois avoir ?
Mascarille
Ah ! Seigneur Zanobio Ruberti, quelle joie
Est celle maintenant que le Ciel vous envoie !
Lélie
C'est là votre vrai nom, et l'autre est emprunté.
Trufaldin
Mais où vous a−t−il dit qu'il reçut la clarté ?
Mascarille
Scène II

137

Oeuvres complètes . 1
Naples est un séjour qui paroît agréable ;
Mais pour vous ce doit être un lieu fort haïssable.
Trufaldin
Ne peux−tu sans parler souffrir notre discours ?
Lélie
Dans Naples son destin a commencé son cours.
Trufaldin
Où l'envoyai−je jeune, et sous quelle conduite ?
Mascarille
Ce pauvre maître Albert a beaucoup de mérite.
D'avoir depuis Bologne accompagné ce fils,
Qu'à sa discrétion vos soins avoient commis.
Trufaldin
Ah !
Mascarille
Nous sommes perdus, si cet entretien dure.
Trufaldin
Je voudrois bien savoir de vous leur aventure ;
Sur quel vaisseau le sort qui m'a su travailler...
Mascarille
Je ne sais ce que c'est, je ne fais que bâiller ;
Mais, seigneur Trufaldin, songez−vous que peut−être
Ce Monsieur l'étranger a besoin de repaître,
Et qu'il est tard aussi ?
Lélie
Pour moi, point de repas.
Mascarille
Ah ! vous avez plus faim que vous ne pensez pas.
Trufaldin
Entrez donc.
Lélie
Après vous.
Mascarille
Monsieur, en Arménie,
Les maîtres du logis sont sans cérémonie.
Pauvre esprit ! pas deux mots !
Lélie
Scène II

138

Oeuvres complètes . 1
D'abord il m'a surpris.
Mais n'appréhende plus, je reprends mes esprits,
Et m'en vais débiter avecque hardiesse...
Mascarille
Voici notre rival, qui ne sait pas la pièce.

Scène II

139

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Léandre, Anselme

Anselme
Arrêtez−vous, Léandre, et souffrez un discours
Qui cherche le repos et l'honneur de vos jours :
Je ne vous parle point en père de ma fille,
En homme intéressé pour ma propre famille,
Mais comme votre père ému pour votre bien,
Sans vouloir vous flatter et vous déguiser rien,
Bref, comme je voudrois, d'une âme franche et pure
Que l'on fît à mon sang en pareille aventure.
Savez−vous de quel oeil chacun voit cet amour,
Qui dedans une nuit vient d'éclater au jour ?
A combien de discours et de traits de risée
Votre entreprise d'hier est partout exposée ?
Quel jugement on fait du choix capricieux
Qui pour femme, dit−on, vous désigne en ces lieux
Un rebut de l'Egypte, une fille coureuse,
De qui le noble emploi n'est qu'un métier de gueuse ?
J'en ai rougi pour vous, encor plus que pour moi,
Qui me trouve compris dans l'éclat que je voi,
Moi, dis−je, dont la fille, à vos ardeurs promise,
Ne peut sans quelque affront souffrir qu'on la méprise.
Ah ! Léandre, sortez de cet abaissement ;
Ouvrez un peu les yeux sur votre aveuglement.
Si notre esprit n'est pas sage à toutes les heures,
Les plus courtes erreurs sont toujours les meilleures.
Quand on ne prend en dot que la seule beauté,
Le remords est bien près de la solennité,
Et la plus belle femme a très−peu de défense
Contre cette tiédeur qui suit la jouissance :
Je vous le dis encor, ces bouillants mouvements,
Ces ardeurs de jeunesse et ces emportements
Nous font trouver d'abord quelques nuits agréables ;
Mais ces félicités ne sont guère durables,
Et notre passion alentissant son cours,
Après ces bonnes nuits donnent de mauvais jours.
De là viennent les soins, les soucis, les misères,
Les fils déshérités par le courroux des pères.
Léandre
Dans tout votre discours je n'ai rien écouté
Que mon esprit déjà ne m'ait représenté.
Je sais combien je dois à cet honneur insigne
Que vous me voulez faire, et dont je suis indigne,
Et vois, malgré l'effort dont je suis combattu,
Ce que vaut votre fille et quelle est sa vertu :
Scène III

140

Oeuvres complètes . 1
Aussi veux−je tâcher...
Anselme
On ouvre cette porte :
Retirons−nous plus loin, de crainte qu'il n'en sorte
Quelque secret poison dont vous seriez surpris.

Scène III

141

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Lélie, Mascarille

Mascarille
Bientôt de notre fourbe on verra le débris,
Si vous continuez des sottises si grandes.
Lélie
Dois−je éternellement ouïr tes réprimandes ?
De quoi te peux−tu plaindre ? Ai−je pas réussi
En tout ce que j'ai dit depuis... ?
Mascarille
Coussi, coussi :
Témoin les Turcs, par vous appelés hérétiques,
Et que vous assurez, par serments authentiques,
Adorer pour leurs dieux la lune et le soleil.
Passe : ce qui me donne un dépit nompareil,
C'est qu'ici votre amour étrangement s'oublie
Près de Célie : il est ainsi que la bouillie,
Qui par un trop grand feu s'enfle, croît jusqu'aux bords,
Et de tous les côtés se répand au dehors.
Lélie
Pourroit−on se forcer à plus de retenue ?
Je ne l'ai presque point encore entretenue.
Mascarille
Oui, mais ce n'est pas tout que de ne parler pas ;
Par vos gestes, durant un moment de repas,
Vous avez aux soupçons donné plus de matière,
Que d'autres ne feroient dans une année entière.
Lélie
Et comment donc ?
Mascarille
Comment ? chacun a pu le voir.
A table, où Trufaldin l'oblige de se seoir,
Vous n'avez toujours fait qu'avoir les yeux sur elle.
Rouge, tout interdit, jouant de la prunelle,
Sans prendre jamais garde à ce qu'on vous servoit,
Vous n'aviez point de soif qu'alors qu'elle buvoit,
Et dans ses propres mains vous saisissant du verre,
Sans le vouloir rincer, sans rien jeter à terre,
Vous buviez sur son reste, et montriez d'affecter
Le côté qu'à sa bouche elle avoit su porter.
Sur les morceaux touchés de sa main délicate,
Scène IV

142

Oeuvres complètes . 1
Ou mordus de ses dents, vous étendiez la patte
Plus brusquement qu'un chat dessus une souris,
Et les avaliez tout ainsi que des pois gris.
Puis, outre tout cela, vous faisiez sous la table
Un bruit, un triquetrac de pieds insupportable,
Dont Trufaldin, heurté de deux coups trop pressants,
A puni par deux fois deux chiens très−innocents,
Qui, s'ils eussent osé, vous eussent fait querelle.
Et puis après cela votre conduite est belle ?
Pour moi, j'en ai souffert la gêne sur mon corps ;
Malgré le froid, je sue encor de mes efforts :
Attaché dessus vous, comme un joueur de boule
Après le mouvement de la sienne qui roule,
Je pensois retenir toutes vos actions,
En faisant de mon corps mille contorsions.
Lélie
Mon Dieu ! qu'il t'est aisé de condamner des choses
Dont tu ne ressens point les agréables causes !
Je veux bien néanmoins, pour te plaire une fois
Faire force à l'amour qui m'impose des lois :
Désormais...

Scène IV

143

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Lélie, Mascarille, Trufaldin

Mascarille
Nous parlions des fortunes d'Horace.
Trufaldin
C'est bien fait. Cependant me ferez−vous la grâce
Que je puisse lui dire un seul mot en secret ?
Lélie
Il faudroit autrement être fort indiscret.
Trufaldin
Ecoute, sais−tu bien ce que je viens de faire ?
Mascarille
Non, mais si vous voulez, je ne tarderai guère,
Sans doute, à le savoir.
Trufaldin
D'un chêne grand et fort,
Dont près de deux cents ans ont fait déjà le sort,
Je viens de détacher une branche admirable,
Choisie expressément de grosseur raisonnable,
Dont j'ai fait sur−le−champ, avec beaucoup d'ardeur,
Un bâton à peu près... oui, de cette grandeur.
Moins gros par l'un des bouts, mais plus que trente gaules
Propre, comme je pense, à rosser les épaules,
Car il est bien en main, vert, noueux et massif.
Mascarille
Mais pour qui, je vous prie, un tel préparatif ?
Trufaldin
Pour toi premièrement ; puis pour ce bon apôtre,
Qui veut m'en donner d'une et m'en jouer d'un autre.
Pour cet Arménien, ce marchand déguisé,
Introduit sous l'appas d'un conte supposé.
Mascarille
Quoi ? vous ne croyez pas... ?
Trufaldin
Ne cherche point d'excuse :
Lui−même heureusement a découvert sa ruse,
Et disant à Célie, en lui serrant la main,
Que pour elle il venoit sous ce prétexte vain,
Scène V

144

Oeuvres complètes . 1
Il n'a pas aperçu Jeannette, ma fillole,
Laquelle a tout ouï parole pour parole ;
Et je ne doute point, quoiqu'il n'en ait rien dit,
Que tu ne sois de tout le complice maudit.
Mascarille
Ah ! vous me faites tort ! S'il faut qu'on vous affronte
Croyez qu'il m'a trompé le premier à ce conte.
Trufaldin
Veux−tu me faire voir que tu dis vérité ?
Qu'à le chasser mon bras soit du tien assisté :
Donnons−en à ce fourbe et du long et du large,
Et de tout crime après mon esprit te décharge.
Mascarille
Oui−da, très−volontiers, je l'épousterai bien,
Et par là vous verrez que je n'y trempe en rien.
Ah ! vous serez rossé, Monsieur de l'Arménie,
Qui toujours gâtez tout.

Scène V

145

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Lélie, Trufaldin, Mascarille

Trufaldin
Un mot, je vous supplie.
Donc, Monsieur l'imposteur, vous osez aujourd'hui
Duper un honnête homme et vous jouer de lui ?
Mascarille
Feindre avoir vu son fils en une autre contrée,
Pour vous donner chez lui plus aisément entrée ?
Trufaldin
Vuidons, vuidons sur l'heure.
Lélie
Ah ! coquin !
Mascarille
C'est ainsi
Que les fourbes...
Lélie
Bourreau !
Mascarille
...sont ajustés ici.
Garde−moi bien cela.
Lélie
Quoi donc ? je serois homme...
Mascarille
Tirez, tirez, vous dis−je, ou bien je vous assomme.
Trufaldin
Voilà qui me plaît fort ; rentre, je suis content.
Lélie
A moi ! par un valet cet affront éclatant !
L'auroit−on pu prévoir, l'action de ce traître,
Qui vient insolemment de maltraiter son maître ?
Mascarille
Peut−on vous demander comme va votre dos ?
Lélie
Quoi ? tu m'oses encor tenir un tel propos ?
Scène VI

146

Oeuvres complètes . 1

Mascarille
Voilà, voilà que c'est de ne voir pas Jeannette,
Et d'avoir en tout temps une langue indiscrette ;
Mais pour cette fois−ci je n'ai point de courroux,
Je cesse d'éclater, de pester contre vous :
Quoique de l'action l'imprudence soit haute,
Ma main sur votre échine a lavé votre faute.
Lélie
Ah ! je me vengerai de ce trait déloyal.
Mascarille
Vous vous êtes causé vous−même tout le mal.
Lélie
Moi ?
Mascarille
Si vous n'étiez pas une cervelle folle,
Quand vous avez parlé naguère à votre idole,
Vous auriez aperçu Jeannette sur vos pas,
Dont l'oreille subtile a découvert le cas.
Lélie
On auroit pu surprendre un mot dit à Célie ?
Mascarille
Et d'où doncques viendroit cette prompte sortie ?
Oui, vous n'êtes dehors que par votre caquet :
Je ne sais si souvent vous jouez au piquet,
Mais, au moins, faites−vous des écarts admirables.
Lélie
Oh ! le plus malheureux de tous les misérables !
Mais encore, pourquoi me voir chassé par toi ?
Mascarille
Je ne fis jamais mieux que d'en prendre l'emploi :
Par là j'empêche au moins que de cet artifice
Je ne sois soupçonné d'être auteur ou complice.
Lélie
Tu devois donc, pour toi, frapper plus doucement.
Mascarille
Quelque sot ! Trufaldin lorgnoit exactement ;
Et puis je vous dirai, sous ce prétexte utile
Je n'étois point fâché d'évaporer ma bile :
Enfin la chose est faite, et si j'ai votre foi
Qu'on ne vous verra point vouloir venger sur moi,
Scène VI

147

Oeuvres complètes . 1
Soit ou directement ou par quelque autre voie,
Les coups sur votre râble assenés avec joie,
Je vous promets, aidé par le poste où je suis,
De contenter vos voeux avant qu'il soit deux nuits.
Lélie
Quoique ton traitement ait eu trop de rudesse,
Qu'est−ce que dessus moi ne peut cette promesse ?
Mascarille
Vous le promettez donc ?
Lélie
Oui, je te le promets.
Mascarille
Ce n'est pas encor tout, promettez que jamais
Vous ne vous mêlerez dans quoi que j'entreprenne.
Lélie
Soit.
Mascarille
Si vous y manquez, votre fièvre quartaine !
Lélie
Mais tiens−moi donc parole, et songe à mon repos.
Mascarille
Allez quitter l'habit et graisser votre dos.
Lélie
Faut−il que le malheur qui me suit à la trace
Me fasse voir toujours disgrâce sur disgrâce ?
Mascarille
Quoi ? vous n'êtes pas loin ? sortez vite d'ici ;
Mais surtout gardez−vous de prendre aucun souci :
Puisque je fais pour vous, que cela vous suffise ;
N'aidez point mon projet de la moindre entreprise...
Demeurez en repos.
Lélie
Oui, va, je m'y tiendrai.
Mascarille
Il faut voir maintenant quel biais je prendrai.

Scène VI

148

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Ergaste, Mascarille

Ergaste
Mascarille, je viens te dire une nouvelle
Qui donne à tes desseins une atteinte cruelle :
A l'heure que je parle, un jeune égyptien,
Qui n'est pas noir pourtant, et sent assez son bien,
Arrive accompagné d'une vieille fort hâve,
Et vient chez Trufaldin racheter cette esclave
Que vous vouliez. Pour elle il paroît fort zélé.
Mascarille
Sans doute, c'est l'amant dont Célie a parlé.
Fut−il jamais destin plus brouillé que le nôtre ?
Sortant d'un embarras, nous entrons dans un autre.
En vain nous apprenons que Léandre est au point
De quitter la partie et ne nous troubler point ;
Que son père, arrivé contre toute espérance,
Du côté d'Hippolyte emporte la balance ;
Qu'il a tout fait changer par son autorité,
Et va dès aujourd'hui conclure le traité :
Lorsqu'un rival s'éloigne, un autre plus funeste
S'en vient nous enlever tout l'espoir qui nous reste.
Toutefois, par un trait merveilleux de mon art,
Je crois que je pourrai retarder leur départ,
Et me donner le temps qui sera nécessaire
Pour tâcher de finir cette fameuse affaire.
Il s'est fait un grand vol ; par qui, l'on n'en sait rien ;
Eux autres rarement passent pour gens de bien :
Je veux adroitement, sur un soupçon frivole,
Faire pour quelques jours emprisonner ce drôle.
Je sais des officiers de justice altérés
Qui sont pour de tels coups de vrais délibérés :
Dessus l'avide espoir de quelque paraguante,
Il n'est rien que leur art aveuglément ne tente,
Et du plus innocent, toujours à leur profit,
La bourse est criminelle, et paye son délit.

Scène VII

149

Oeuvres complètes . 1
Acte V

Acte V

150

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Mascarille, Ergaste

Mascarille
Ah chien ! ah double chien ! mâtine de cervelle !
Ta persécution sera−t−elle éternelle ?
Ergaste
Par les soins vigilants de l'exempt Balafré,
Ton affaire alloit bien, le drôle étoit coffré,
Si ton maître au moment ne fût venu lui−même,
En vrai désespéré, rompre ton stratagème :
"Je ne saurois souffrir, a−t−il dit hautement,
Qu'un honnête homme soit traîné honteusement ;
J'en réponds sur sa mine, et je le cautionne."
Et comme on résistoit à lâcher sa personne,
D'abord il a chargé si bien sur les recors,
Qui sont gens d'ordinaire à craindre pour leurs corps,
Qu'à l'heure que je parle ils sont encore en fuite,
Et pensent tous avoir un Lélie à leur suite.
Mascarille
Le traître ne sait pas que cet égyptien
Est déjà là dedans pour lui ravir son bien.
Ergaste
Adieu : certaine affaire à te quitter m'oblige.
Mascarille
Oui, je suis stupéfait de ce dernier prodige :
On diroit, et pour moi j'en suis persuadé,
Que ce démon brouillon dont il est possédé
Se plaise à me braver, et me l'aille conduire
Partout où sa présence est capable de nuire.
Pourtant je veux poursuivre, et malgré tous ces coups,
Voir qui l'emportera de ce diable ou de nous.
Célie est quelque peu de notre intelligence,
Et ne voit son départ qu'avecque répugnance :
Je tâche à profiter de cette occasion.
Mais ils viennent : songeons à l'exécution.
Cette maison meublée est en ma bienséance,
Je puis en disposer avec grande licence ;
Si le sort nous en dit, tout sera bien réglé ;
Nul que moi ne s'y tient, et j'en garde la clé.
O Dieu ! qu'en peu de temps on a vu d'aventures,
Et qu'un fourbe est contraint de prendre de figures !

Scène I

151

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Célie, Andrès

Andrès
Vous le savez, Célie, il n'est rien que mon coeur
N'ait fait pour vous prouver l'excès de son ardeur.
Chez les Vénitiens, dès un assez jeune âge,
La guerre en quelque estime avoit mis mon courage,
Et j'y pouvois un jour, sans trop croire de moi,
Prétendre, en les servant, un honorable emploi,
Lorsqu'on me vit pour vous oublier toute chose,
Et que le prompt effet d'une métamorphose
Qui suivit de mon coeur le soudain changement,
Parmi vos compagnons sut ranger votre amant,
Sans que mille accidents, ni votre indifférence
Aient pu me détacher de ma persévérance.
Depuis, par un hasard d'avec vous séparé,
Pour beaucoup plus de temps que je n'eusse auguré,
Je n'ai pour vous rejoindre épargné temps ni peine.
Enfin, ayant trouvé la vieille égyptienne,
Et plein d'impatience, apprenant votre sort,
Que pour certain argent qui leur importoit fort,
Et qui de tous vos gens détourna le naufrage,
Vous aviez en ces lieux été mise en otage,
J'accours vite y briser ces chaînes d'intérêt,
Et recevoir de vous les ordres qu'il vous plaît.
Cependant on vous voit une morne tristesse,
Alors que dans vos yeux doit briller l'allégresse.
Si pour vous la retraite avoit quelques appas,
Venise du butin fait parmi les combats
Me garde pour tous deux de quoi pouvoir y vivre.
Que si comme devant il vous faut encor suivre,
J'y consens, et mon coeur n'ambitionnera
Que d'être auprès de vous tout ce qu'il vous plaira.
Célie
Votre zèle pour moi visiblement éclate ;
Pour en paroître triste il faudroit être ingrate,
Et mon visage aussi par son émotion
N'explique point mon coeur en cette occasion :
Une douleur de tête y peint sa violence,
Et si j'avois sur vous quelque peu de puissance,
Notre voyage, au moins pour trois ou quatre jours,
Attendroit que ce mal eût pris un autre cours.
Andrès
Autant que vous voudrez faites qu'il se diffère,
Toutes mes volontés ne butent qu'à vous plaire.
Scène II

152

Oeuvres complètes . 1
Cherchons une maison à vous mettre en repos :
L'écriteau que voici s'offre tout à propos.

Scène II

153

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Mascarille, Célie, Andrès

Andrès
Seigneur suisse, êtes−vous de ce logis le maître ?
Mascarille
Moi, pour serfir à fous.
Andrès
Pourrons−nous y bien être ?
Mascarille
Oui, moi pour d'estrancher chappon champre garni ;
Mais ché non point locher te gent te méchant vi.
Andrès
Je crois votre maison franche de tout ombrage.
Mascarille
Fous nouviau dant sti fil, moi foir à la fissage.
Andrès
Oui.
Mascarille
La Matame est−il mariage al Montsieur ?
Andrès
Quoi ?
Mascarille
S'il être son fame, ou s'il être son soeur ?
Andrès
Non.
Mascarille
Mon foi, pien choli. Finir pour marchandisse,
Ou pien pour temanter à la Palais choustice ?
La procès il fault rien : il coûter tant tarchant ;
La procurair larron, la focat pien méchant.
Andrès
Ce n'est pas pour cela.
Mascarille
Fous tonc mener sti file
Scène III

154

Oeuvres complètes . 1
Pour fenir pourmener, et recarter la file ?
Andrès
Il n'importe. Je suis à vous dans un moment.
Je vais faire venir la vieille promptement,
Contremander aussi notre voiture prête.
Mascarille
Li ne porte pas pien ?
Andrès
Elle a mal à la tête.
Mascarille
Moi, chavoir de pon fin et de fromage pon.
Entre fous, entre fous dans mon petit maisson.

Scène III

155

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Lélie, Andrès

Lélie
Quel que soit le transport d'une âme impatiente,
Ma parole m'engage à rester en attente,
A laisser faire un autre, et voir, sans rien oser,
Comme de mes destins le Ciel veut disposer.
Demandiez−vous quelqu'un dedans cette demeure ?
Andrès
C'est un logis garni que j'ai pris tout à l'heure.
Lélie
A mon père pourtant la maison appartient,
Et mon valet la nuit pour la garder s'y tient.
Andrès
Je ne sais ; l'écriteau marque au moins qu'on la loue :
Lisez.
Lélie
Certes, ceci me surprend, je l'avoue.
Qui diantre l'auroit mis, et par quel intérêt... ?
Ah ! ma foi, je devine à peu près ce que c'est :
Cela ne peut venir que de ce que j'augure.
Andrès
Peut−on vous demander quelle est cette aventure ?
Lélie
Je voudrois à tout autre en faire un grand secret ;
Mais pour vous il n'importe, et vous serez discret.
Sans doute l'écriteau que vous voyez paroître,
Comme je conjecture au moins, ne sauroit être
Que quelque invention du valet que je di,
Que quelque noeud subtil qu'il doit avoir ourdi,
Pour mettre en mon pouvoir certaine égyptienne
Dont j'ai l'âme piquée, et qu'il faut que j'obtienne ;
Je l'ai déjà manquée, et même plusieurs coups.
Andrès
Vous l'appelez ?
Lélie
Célie.
Andrès
Scène IV

156

Oeuvres complètes . 1
Hé ! que ne disiez−vous ?
Vous n'aviez qu'à parler, je vous aurois sans doute
Epargné tous les soins que ce projet vous coûte.
Lélie
Quoi ? Vous la connoissez ?
Andrès
C'est moi qui maintenant
Viens de la racheter.
Lélie
Oh ! discours surprenant !
Andrès
Sa santé de partir ne nous pouvant permettre,
Au logis que voilà je venois de la mettre,
Et je suis très−ravi, dans cette occasion,
Que vous m'ayez instruit de votre intention.
Lélie
Quoi ? j'obtiendrois de vous le bonheur que j'espère ?
Vous pourriez... ?
Andrès
Tout à l'heure on va vous satisfaire.
Lélie
Que pourrai−je vous dire, et quel remercîment... ?
Andrès
Non, ne m'en faites point, je n'en veux nullement.

Scène IV

157

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Mascarille, Lélie, Andrès

Mascarille
Hé bien ! ne voilà pas mon enragé de maître !
Il nous va faire encor quelque nouveau bissêtre.
Lélie
Sous ce crotesque habit qui l'auroit reconnu ?
Approche, Mascarille, et sois le bienvenu.
Mascarille
Moi souis ein chant honneur, moi non point Maquerille :
Chai point fentre chamais le fame ni le fille.
Lélie
Le plaisant baragouin ! il est bon, sur ma foi.
Mascarille
Alle fous pourmener, sans toi rire te moi.
Lélie
Va, va, lève le masque, et reconnois ton maître.
Mascarille
Partieu, tiaple, mon foi ! jamais toi chai connoître.
Lélie
Tout est accomodé, ne te déguise point.
Mascarille
Si toi point en aller, chai paille ein cou te point.
Lélie
Ton jargon allemand est superflu, te dis−je ;
Car nous sommes d'accord, et sa bonté m'oblige :
J'ai tout ce que mes voeux lui pouvoient demander,
Et tu n'as pas sujet de rien appréhender.
Mascarille
Si vous êtes d'accord par un bonheur extrême,
Je me dessuisse donc, et redeviens moi−même.
Andrès
Ce valet vous servoit avec beaucoup de feu.
Mais je reviens à vous, demeurez quelque peu.
Lélie
Scène V

158

Oeuvres complètes . 1
Hé bien ! que diras−tu ?
Mascarille
Que j'ai l'âme ravie
De voir d'un beau succès notre peine suivie.
Lélie
Tu feignois à sortir de ton déguisement,
Et ne pouvois me croire en cet événement ?
Mascarille
Comme je vous connois, j'étois dans l'épouvante,
Et treuve l'aventure aussi fort surprenante.
Lélie
Mais confesse qu'enfin c'est avoir fait beaucoup ;
Au moins j'ai réparé mes fautes à ce coup,
Et j'aurai cet honneur d'avoir fini l'ouvrage.
Mascarille
Soit, vous aurez été bien plus heureux que sage.

Scène V

159

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Célie, Mascarille, Lélie, Andrès

Andrès
N'est−ce pas là l'objet dont vous m'avez parlé ?
Lélie
Ah ! quel bonheur au mien pourroit être égalé ?
Andrès
Il est vrai, d'un bienfait je vous suis redevable :
Si je ne l'avouois, je serois condamnable ;
Mais enfin ce bienfait auroit trop de rigueur,
S'il falloit le payer aux dépens de mon coeur ;
Jugez donc le transport où sa beauté me jette,
Si je dois à ce prix vous acquitter ma dette :
Vous êtes généreux, vous ne le voudriez pas.
Adieu pour quelques jours : retournons sur nos pas.
Mascarille
Je ris, et toutefois je n'en ai guère envie.
Vous voilà bien d'accord, il vous donne Célie,
Et... Vous m'entendez bien.
Lélie
C'est trop : je ne veux plus
Te demander pour moi de secours superflus ;
Je suis un chien, un traître, un bourreau détestable,
Indigne d'aucun soin, de rien faire incapable.
Va, cesse tes efforts pour un malencontreux.
Qui ne sauroit souffrir que l'on le rende heureux :
Après tant de malheurs, après mon imprudence,
Le trépas me doit seul prêter son assistance.
Mascarille
Voilà le vrai moyen d'achever son destin ;
Il ne lui manque plus que de mourir, enfin,
Pour le couronnement de toutes ses sottises.
Mais en vain son dépit pour ses fautes commises
Lui fait licencier mes soins et mon appui :
Je veux, quoi qu'il en soit, le servir malgré lui,
Et dessus son lutin obtenir la victoire :
Plus l'obstacle est puissant, plus on reçoit de gloire,
Et les difficultés dont on est combattu
Sont les dames d'atour qui parent la vertu.

Scène VI

160

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Mascarille, Célie

Célie
Quoi que tu veuilles dire et que l'on se propose,
De ce retardement j'attends fort peu de chose :
Ce qu'on voit de succès peut bien persuader
Qu'ils ne sont pas encor fort près de s'accorder ;
Et je t'ai déjà dit qu'un coeur comme le nôtre
Ne voudroit pas pour l'un faire injustice à l'autre,
Et que très−fortement, par de différents noeuds,
Je me trouve attachée au parti de tous deux.
Si Lélie a pour lui l'amour et sa puissance,
Andrès pour son partage a la reconnaissance,
Qui ne souffrira point que mes pensers secrets
Consultent jamais rien contre ses intérêts :
Oui, s'il ne peut avoir plus de place en mon âme,
Si le don de mon coeur ne couronne sa flamme,
Au moins dois−je ce prix à ce qu'il fait pour moi,
De n'en choisir point d'autre au mépris de sa foi,
Et de faire à mes voeux autant de violence
Que j'en fais aux désirs qu'il met en évidence.
Sur ces difficultés qu'oppose mon devoir,
Juge ce que tu peux te permettre d'espoir.
Mascarille
Ce sont, à dire vrai, de très−fâcheux obstacles,
Et je ne sais point l'art de faire des miracles ;
Mais je vais employer mes efforts plus puissants,
Remuer terre et ciel, m'y prendre de tout sens,
Pour tâcher de trouver un biais salutaire,
Et vous dirai bientôt ce qui se pourra faire.

Scène VII

161

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Célie, Hippolyte

Hippolyte
Depuis votre séjour, les dames de ces lieux
Se plaignent justement des larcins de vos yeux,
Si vous leur dérobez leurs conquêtes plus belles
Et de tous leurs amants faites des infidèles.
Il n'est guère de coeurs qui puissent échapper.
Aux traits dont à l'abord vous savez les frapper,
Et mille libertés à vos chaînes offertes
Semblent vous enrichir chaque jour de nos pertes :
Quant à moi toutefois, je ne me plaindrois pas
Du pouvoir absolu de vos rares appas,
Si lorsque mes amants sont devenus les vôtres,
Un seul m'eût consolé de la perte des autres ;
Mais qu'inhumainement vous me les ôtiez tous,
C'est un dur procédé, dont je me plains à vous.
Célie
Voilà d'un air galant faire une raillerie ;
Mais épargnez un peu celle qui vous en prie.
Vos yeux, vos propres yeux, se connoissent trop bien
Pour pouvoir de ma part redouter jamais rien :
Ils sont fort assurés du pouvoir de leurs charmes,
Et ne prendront jamais de pareilles alarmes.
Hippolyte
Pourtant en ce discours je n'ai rien avancé
Qui dans tous les esprits ne soit déjà passé ;
Et sans parler du reste, on sait bien que Célie
A causé des désirs à Léandre et Lélie.
Célie
Je crois qu'étant tombés dans cet aveuglement,
Vous vous consoleriez de leur perte aisément,
Et trouveriez pour vous l'amant peu souhaitable
Qui d'un si mauvais choix se trouveroit capable.
Hippolyte
Au contraire, j'agis d'un air tout différent,
Et trouve en vos beautés un mérite si grand,
J'y vois tant de raisons capables de défendre
L'inconstance de ceux qui s'en laissent surprendre,
Que je ne puis blâmer la nouveauté des feux
Dont envers moi Léandre a parjuré ses voeux,
Et le vais voir tantôt, sans haine et sans colère,
Ramené sous mes lois par le pouvoir d'un père.
Scène VIII

162

Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Mascarille, Célie, Hippolyte

Mascarille
Grande, grande nouvelle, et succès surprenant,
Que ma bouche vous vient annoncer maintenant !
Célie
Qu'est−ce donc ?
Mascarille
Ecoutez, voici, sans flatterie...
Célie
Quoi ?
Mascarille
La fin d'une vraie et pure comédie.
La vieille égyptienne à l'heure même...
Célie
Hé bien ?
Mascarille
Passoit dedans la place, et ne songeoit à rien,
Alors qu'une autre vieille assez défigurée,
L'ayant de près, au nez, longtemps considérée,
Par un bruit enroué de mots injurieux
A donné le signal d'un combat furieux,
Qui pour armes pourtant, mousquets, dagues ou flèches,
Ne faisoit voir en l'air que quatre griffes sèches,
Dont ces deux combattants s'efforçoient d'arracher
Ce peu que sur leurs os les ans laissent de chair.
On n'entend que ces mots : chienne, louve, bagace !
D'abord leurs scoffions ont volé par la place,
Et laissant voir à nu deux têtes sans cheveux,
Ont rendu le combat risiblement affreux.
Andrès et Trufaldin, à l'éclat du murmure,
Ainsi que force monde, accourus d'aventure,
Ont à les décharpir eu de la peine assez,
Tant leurs esprits étoient par la fureur poussés.
Cependant que chacune, après cette tempête,
Songe à cacher aux yeux la honte de sa tête,
Et que l'on veut savoir qui causoit cette humeur,
Celle qui la première avoit fait la rumeur,
Malgré la passion dont elle étoit émue,
Ayant sur Trufaldin tenu longtemps la vue :
"C'est vous, si quelque erreur n'abuse ici mes yeux,
Scène IX

163

Oeuvres complètes . 1
Qu'on m'a dit qui viviez inconnu dans ces lieux",
A−t−elle dit tout haut : "oh ! rencontre opportune !
Oui, Seigneur Zanobio Ruberti, la fortune
Me fait vous reconnoître, et dans le même instant
Que pour votre intérêt je me tourmentois tant.
Lorsque Naples vous vit quitter votre famille,
J'avois, vous le savez, en mes mains votre fille,
Dont j'élevois l'enfance, et qui par mille traits
Faisoit voir dès quatre ans sa grâce et ses attraits.
Celle que vous voyez, cette infâme sorcière,
Dedans notre maison se rendant familière,
Me vola ce trésor. Hélas ! de ce malheur
Votre femme, je crois, conçut tant de douleur,
Que cela servit fort pour avancer sa vie :
Si bien qu'entre mes mains cette fille ravie
Me faisant redouter un reproche fâcheux,
Je vous fis annoncer la mort de toutes deux ;
Mais il faut maintenant, puisque je l'ai connue,
Qu'elle fasse savoir ce qu'elle est devenue."
Au nom de Zanobio Ruberti, que sa voix
Pendant tout ce récit répétoit plusieurs fois,
Andrès, ayant changé quelque temps de visage,
A Trufaldin surpris a tenu ce langage :
"Quoi donc ? le Ciel me fait trouver heureusement
Celui que jusqu'ici j'ai cherché vainement,
Et que j'avois pu voir sans pourtant reconnoître
La source de mon sang et l'auteur de mon être !
Oui, mon père, je suis Horace, votre fils :
D'Albert, qui me gardoit, les jours étant finis,
Me sentant naître au coeur d'autres inquiétudes,
Je sortis de Bologne, et quittant mes études,
Portai durant six ans mes pas en divers lieux,
Selon que me poussoit un desir curieux.
Pourtant, après ce temps, une secrète envie
Me pressa de revoir les miens et ma patrie.
Mais dans Naples, hélas ! je ne vous trouvai plus,
Et n'y sus votre sort que par des bruits confus :
Si bien qu'à votre quête ayant perdu mes peines,
Venise pour un temps borna mes courses vaines ;
Et j'ai vécu depuis sans que de ma maison
J'eusse d'autres clartés que d'en savoir le nom."
Je vous laisse à juger si pendant ces affaires
Trufaldin ressentoit des transports ordinaires.
Enfin (pour retrancher ce que plus à loisir
Vous aurez le moyen de vous faire éclaircir
Par la confession de votre égyptienne),
Trufaldin maintenant vous reconnoît pour sienne
Andrès est votre frère ; et comme de sa soeur
Il ne peut plus songer à se voir possesseur,
Une obligation qu'il prétend reconnoître
A fait qu'il vous obtient pour épouse à mon maître,
Scène IX

164

Oeuvres complètes . 1
Dont le père, témoin de tout l'événement,
Donne à cette hyménée un plein consentement ;
Et pour mettre une joie entière en sa famille,
Pour le nouvel Horace a proposé sa fille,
Voyez que d'incidents à la fois enfantés.
Célie
Je demeure immobile à tant de nouveautés.
Mascarille
Tous viennent sur mes pas, hors les deux championnes,
Qui du combat encor remettent leurs personnes ;
Léandre est de la troupe, et votre père aussi :
Moi, je vais avertir mon maître de ceci,
Et que lorsqu'à ses voeux on croit le plus d'obstacle,
Le Ciel en sa faveur produit comme un miracle.
Hippolyte
Un tel ravissement rend mes esprits confus.
Que pour mon propre sort je n'en aurois pas plus.
Mais les voici venir.

Scène IX

165

Oeuvres complètes . 1
Scène X

Trufaldin, Anselme, Pandolfe, Andrès, Célie, Hippolyte, Léandre

Trufaldin
Ah ! ma fille.
Célie
Ah ! mon père.
Trufaldin
Sais−tu déjà comment le Ciel nous est prospère ?
Célie
Je viens d'entendre ici ce succès merveilleux.
Hippolyte, à Léandre.
En vain vous parleriez pour excuser vos feux,
Si j'ai devant les yeux ce que vous pouvez dire.
Léandre
Un généreux pardon est ce que je desire ;
Mais j'atteste les Cieux qu'en ce retour soudain
Mon père fait bien moins que mon propre dessein.
Andrès, à Célie.
Qui l'auroit jamais cru, que cette ardeur si pure
Pût être condamnée un jour par la nature ?
Toutefois tant d'honneur la sut toujours régir,
Qu'en y changeant fort peu je puis la retenir.
Célie
Pour moi, je me blâmois, et croyois faire faute,
Quand je n'avoir pour vous qu'une estime très−haute :
Je ne pouvois savoir quel obstacle puissant
M'arrêtoit sur un pas si doux et si glissant,
Et détournoit mon coeur de l'aveu d'une flamme
Que mes sens s'efforçoient d'introduire en mon âme.
Trufaldin
Mais en te recouvrant que diras−tu de moi,
Si je songe aussitôt à me priver de toi,
Et t'engage à son fils sous les lois d'hyménée ?
Célie
Que de vous maintenant dépend ma destinée.

Scène X

166

Oeuvres complètes . 1
Scène XI

Trufaldin, Mascarille, Lélie, Anselme, Pandolfe, Célie, Andrès, Hippolyte, Léandre

Mascarille
Voyons si votre diable aura bien le pouvoir
De détruire à ce coup un si solide espoir,
Et si contre l'excès du bien qui vous arrive
Vous armerez encor votre imaginative.
Par un coup imprévu des destins les plus doux,
Vos voeux sont couronnés, et Célie est à vous.
Lélie
Croirai−je que du Ciel la puissance absolue... ?
Trufaldin
Oui, mon gendre, il est vrai.
Pandolfe
La chose est résolue.
Andrès
Je m'acquitte par là de ce que je vous dois.
Lélie, à Mascarille.
Il faut que je t'embrasse, et mille et mille fois,
Dans cette joie...
Mascarille
Ahi, ahi ! doucement, je vous prie :
Il m'a presque étouffé. Je crains fort pour Célie,
Si vous la caressez avec tant de transport.
De vos embrassements on se passeroit fort.
Trufaldin, à Lélie.
Vous savez le bonheur que le Ciel me renvoie ;
Mais puisqu'un même jour nous met tous dans la joie,
Ne nous séparons point qu'il ne soit terminé,
Et que son père aussi nous soit vite amené.
Mascarille
Vous voilà tous pourvus : n'est−il point quelque fille
Qui pût accommoder le pauvre Mascarille ?
A voir chacun se joindre à sa chacune ici,
J'ai des démangeaisons de mariage aussi.
Anselme
J'ai ton fait.

Scène XI

167

Oeuvres complètes . 1
Mascarille
Allons donc, et que les Cieux prospères
Nous donnent des enfants dont nous soyons les pères.

Scène XI

168

Oeuvres complètes . 1

Le Dépit amoureux
Comédie

Le Dépit amoureux

169

Oeuvres complètes . 1
Personnages

Eraste, amant de Lucile.
Albert, père de Lucile.
Gros−René, valet d'Eraste.
Valère, fils de Polydore.
Lucile, fille d'Albert.
Marinette, suivante de Lucile.
Polydore, père de Valère.
Frosine, confidente d'Ascagne.
Ascagne, fille sous l'habit d'homme.
Mascarille, valet de Valère
Métaphraste, pédant.
La Rapière, bretteur.

Personnages

170

Oeuvres complètes . 1
Acte I

Acte I

171

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Eraste, Gros−René

Eraste
Veux−tu que je te die ? une atteinte secrette
Ne laisse point mon âme en une bonne assiette :
Oui, quoi qu'à mon amour tu puisses repartir,
Il craint d'être la dupe, à ne te point mentir ;
Qu'en faveur d'un rival ta foi ne se corrompe,
Ou du moins qu'avec moi toi−même on ne te trompe.
Gros−René
Pour moi, me soupçonner de quelque mauvais tour,
Je dirai, n'en déplaise à Monsieur votre amour,
Que c'est injustement blesser ma prud'homie
Et se connoître mal en physionomie.
Les gens de mon minois ne sont point accusés
D'être, grâces à Dieu, ni fourbes, ni rusés.
Cet honneur qu'on nous fait, je ne le démens guères,
Et suis homme fort rond de toutes les manières.
Pour que l'on me trompât, cela se pourroit bien,
Le doute est mieux fondé ; pourtant je n'en crois rien.
Je ne vois point encore, ou je suis une bête,
Sur quoi vous avez pu prendre martel en tête.
Lucile, à mon avis, vous montre assez d'amour :
Elle vous voit, vous parle à toute heure du jour ;
Et Valère, après tout, qui cause votre crainte,
Semble n'être à présent souffert que par contrainte.
Eraste
Souvent d'un faux espoir un amant est nourri :
Le mieux reçu toujours n'est pas le plus chéri ;
Et tout ce que d'ardeur font paroître les femmes
Parfois n'est qu'un beau voile à couvrir d'autres flammes.
Valère enfin, pour être un amant rebuté,
Montre depuis un peu trop de tranquillité ;
Et ce qu'à ces faveurs, dont tu crois l'apparence,
Il témoigne de joie ou bien d'indifférence
M'empoisonne à tous coups leurs plus charmants appas,
Me donne ce chagrin que tu ne comprends pas,
Tient mon bonheur en doute, et me rend difficile
Une entière croyance aux propos de Lucile.
Je voudrois, pour trouver un tel destin plus doux,
Y voir entrer un peu de son transport jaloux ;
Et sur ses déplaisirs et son impatience
Mon âme prendroit lors une pleine assurance.
Toi−même penses−tu qu'on puisse, comme il fait,
Voir chérir un rival d'un esprit satisfait ?
Scène I

172

Oeuvres complètes . 1
Et si tu n'en crois rien, dis−moi, je t'en conjure,
Si j'ai lieu de rêver dessus cette aventure.
Gros−René
Peut−être que son coeur a changé de désirs,
Connoissant qu'il poussoit d'inutiles soupirs.
Eraste
Lorsque par les rebuts une âme est détachée,
Elle veut fuir l'objet dont elle fut touchée,
Et ne rompt point sa chaîne avec si peu d'éclat,
Qu'elle puisse rester en un paisible état.
De ce qu'on a chéri la fatale présence
Ne nous laisse jamais dedans l'indifférence ;
Et si de cette vue on n'accroît son dédain,
Notre amour est bien près de nous rentrer au sein ;
Enfin, crois−moi, si bien qu'on éteigne une flamme,
Un peu de jalousie occupe encore une âme,
Et l'on ne sauroit voir, sans en être piqué,
Posséder par un autre un coeur qu'on a manqué.
Gros−René
Pour moi, je ne sais point tant de philosophie :
Ce que voyent mes yeux, franchement je m'y fie,
Et ne suis point de moi si mortel ennemi,
Que je m'aille affliger sans sujet ni demi.
Pourquoi subtiliser et faire le capable
A chercher des raisons pour être misérable ?
Sur des soupçons en l'air je m'irois alarmer !
Laissons venir la fête avant que la chômer.
Le chagrin me paroît une incommode chose ;
Je n'en prends point pour moi sans bonne et juste cause,
Et mêmes à mes yeux cent sujets d'en avoir
S'offrent le plus souvent, que je ne veux pas voir.
Avec vous en amour je cours même fortune ;
Celle que vous aurez me doit être commune :
La maîtresse ne peut abuser votre foi,
A moins que la suivante en fasse autant pour moi ;
Mais j'en fuis la pensée avec un soin extrême.
Je veux croire les gens quand on me dit "Je t'aime",
Et ne vais point chercher, pour m'estimer heureux,
Si Mascarille ou non s'arrache les cheveux.
Que tantôt Marinette endure qu'à son aise
Jodelet par plaisir la caresse et la baise,
Et que ce beau rival en rie ainsi qu'un fou,
A son exemple aussi j'en rirai tout mon soûl,
Et l'on verra qui rit avec meilleure grâce.
Eraste
Voilà de tes discours.

Scène I

173

Oeuvres complètes . 1
Gros−René
Mais je la vois qui passe.

Scène I

174

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Marinette, Eraste, Gros−René

Gros−René
St, Marinette !
Marinette
Oh ! oh ! que fais−tu là ?
Gros−René
Ma foi,
Demande, nous étions tout à l'heure sur toi.
Marinette
Vous êtes aussi là, Monsieur ! Depuis une heure
Vous m'avez fait trotter comme un Basque, je meure !
Eraste
Comment ?
Marinette
Pour vous chercher j'ai fait dix mille pas,
Et vous promets, ma foi...
Eraste
Quoi ?
Marinette
Que vous n'êtes pas
Au temple, au cours, chez vous, ni dans la grande place.
Gros−René
Il falloit en jurer.
Eraste
Apprends−moi donc, de grâce,
Qui te fait me chercher ?
Marinette
Quelqu'un, en vérité,
Qui pour vous n'a pas trop mauvaise volonté,
Ma maîtresse, en un mot.
Eraste
Ah ! chère Marinette,
Ton discours de son coeur est−il bien l'interprète ?
Ne me déguise point un mystère fatal ;
Je ne t'en voudrai pas pour cela plus de mal :
Scène II

175

Oeuvres complètes . 1
Au nom des Dieux, dis−moi si ta belle maîtresse
N'abuse point mes voeux d'une fausse tendresse.
Marinette
Hé ! Hé ! d'où vous vient donc ce plaisant mouvement ?
Elle ne fait pas voir assez son sentiment !
Quel garant est−ce encor que votre amour demande ?
Que lui faut−il ?
Gros−René
A moins que Valère se pende,
Bagatelle ! son coeur ne s'assurera point.
Marinette
Comment ?
Gros−René
Il est jaloux jusques en un tel point.
Marinette
De Valère ? Ah ! vraiment la pensée est bien belle !
Elle peut seulement naître en votre cervelle.
Je vous croyois du sens, et jusqu'à ce moment
J'avois de votre esprit quelque bon sentiment ;
Mais, à ce que je vois, je m'étois fort trompée.
Ta tête de ce mal est−elle aussi frappée ?
Gros−René
Moi, jaloux ? Dieu m'en garde, et d'être assez badin
Pour m'aller emmaigrir avec un tel chagrin !
Outre que de ton coeur ta foi me cautionne,
L'opinion que j'ai de moi−même est trop bonne
Pour croire auprès de moi que quelque autre te plût.
Où diantre pourrois−tu trouver qui me valût ?
Marinette
En effet, tu dis bien, voilà comme il faut être :
Jamais de ces soupçons qu'un jaloux fait paroître !
Tout le fruit qu'on en cueille est de se mettre mal,
Et d'avancer par là les desseins d'un rival :
Au mérite souvent de qui l'éclat vous blesse
Vos chagrins font ouvrir les yeux d'une maîtresse ;
Et j'en sais tel qui doit son destin le plus doux
Aux soins trop inquiets de son rival jaloux ;
Enfin, quoi qu'il en soit, témoigner de l'ombrage,
C'est jouer en amour un mauvais personnage,
Et se rendre, après tout, misérable à crédit :
Cela, seigneur Eraste, en passant vous soit dit.
Eraste
Eh bien ! n'en parlons plus. Que venois−tu m'apprendre ?
Scène II

176

Oeuvres complètes . 1

Marinette
Vous mériteriez bien que l'on vous fît attendre,
Qu'afin de vous punir je vous tinsse caché
Le grand secret pourquoi je vous ai tant cherché.
Tenez, voyez ce mot, et sortez hors de doute :
Lisez−le donc tout haut, personne ici n'écoute.
Eraste lit.
"Vous m'avez dit que votre amour
Etoit capable de tout faire :
Il se couronnera lui−même dans ce jour,
S'il peut avoir l'aveu d'un père.
Faites parler les droits qu'on a dessus mon cœur ;
Je vous en donne la licence
Et si c'est en votre faveur,
Je vous réponds de mon obéissance."
Ah ! quel bonheur ! O toi, qui me l'as apporté,
Je te dois regarder comme une déité.
Gros−René
Je vous le disois bien : contre votre croyance,
Je ne me trompe guère aux choses que je pense.
Eraste lit.
"Faites parler les droits qu'on a dessus mon cœur ;
Je vous en donne la licence ;
Et si c'est en votre faveur,
Je vous réponds de mon obéissance."
Marinette
Si je lui rapportois vos foiblesses d'esprit,
Elle désavoueroit bientôt un tel écrit.
Eraste
Ah ! cache−lui, de grâce, une peur passagère,
Où mon âme a cru voir quelque peu de lumière ;
Ou si tu la lui dis, ajoute que ma mort
Est prête d'expier l'erreur de ce transport,
Que je vais à ses pieds, si j'ai pu lui déplaire,
Sacrifier ma vie à sa juste colère.
Marinette
Ne parlons point de mort, ce n'en est pas le temps.
Eraste
Au reste, je te dois beaucoup, et je prétends
Reconnoître dans peu, de la bonne manière,
Les soins d'une si noble et si belle courrière.
Marinette
Scène II

177

Oeuvres complètes . 1
A propos, savez−vous où je vous ai cherché
Tantôt encore ?
Eraste
Hé bien ?
Marinette
Tout proche du marché,
Où vous savez.
Eraste
Où donc ?
Marinette
Là, dans cette boutique
Où, dès le mois passé, votre coeur magnifique
Me promit, de sa grâce, une bague.
Eraste
Ah ! j'entends.
Gros−René
La matoise !
Eraste
Il est vrai, j'ai tardé trop longtemps
A m'acquitter vers toi d'une telle promesse,
Mais...
Marinette
Ce que j'en ai dit, n'est pas que je vous presse.
Gros−René
Oh ! que non !
Eraste
Celle−ci peut−être aura de quoi
Te plaire : accepte−la pour celle que je doi.
Marinette
Monsieur, vous vous moquez ; j'aurois honte à la prendre.
Gros−René
Pauvre honteuse, prends, sans davantage attendre :
Refuser ce qu'on donne est bon à faire aux fous.
Marinette
Ce sera pour garder quelque chose de vous.
Eraste
Quand puis−je rendre grâce à cet ange adorable ?
Scène II

178

Oeuvres complètes . 1

Marinette
Travaillez à vous rendre un père favorable.
Eraste
Mais s'il me rebutoit, dois−je...
Marinette
Alors comme alors !
Pour vous on emploiera toutes sortes d'efforts ;
D'une façon ou d'autre, il faut qu'elle soit vôtre :
Faites votre pouvoir, et nous ferons le nôtre.
Eraste
Adieu : nous en saurons le succès dans ce jour.
Marinette
Et nous, que dirons−nous aussi de notre amour ?
Tu ne m'en parles point.
Gros−René
Un hymen qu'on souhaite
Entre gens comme nous, est chose bientôt faite :
Je te veux ; me veux−tu de même ?
Marinette
Avec plaisir.
Gros−René
Touche, il suffit.
Marinette
Adieu, Gros−René, mon désir.
Gros−René
Adieu, mon astre.
Marinette
Adieu, beau tison de ma flamme.
Gros−René
Adieu, chère comète, arc−en−ciel de mon âme.
Le bon Dieu soit loué ! nos affaires vont bien :
Albert n'est pas un homme à vous refuser rien.
Eraste
Valère vient à nous.
Gros−René
Je plains le pauvre hère,
Sachant ce qui se passe.
Scène II

179

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Eraste, Valère, Gros−René

Eraste
Hé bien, seigneur Valère ?
Valère
Hé bien, seigneur Eraste ?
Eraste
En quel état l'amour ?
Valère
En quel état vos feux ?
Eraste
Plus forts de jour en jour.
Valère
Et mon amour plus fort.
Eraste
Pour Lucile ?
Valère
Pour elle.
Eraste
Certes, je l'avouerai, vous êtes le modèle
D'une rare constance.
Valère
Et votre fermeté
Doit être un rare exemple à la postérité.
Eraste
Pour moi, je suis peu fait à cet amour austère
Qui dans les seuls regards treuve à se satisfaire,
Et je ne forme point d'assez beaux sentiments
Pour souffrir constamment les mauvais traitements :
Enfin, quand j'aime bien, j'aime fort que l'on m'aime.
Valère
Il est très−naturel, et j'en suis bien de même :
Le plus parfait objet dont je serois charmé
N'auroit pas mes tributs, n'en étant point aimé.
Eraste
Scène III

180

Oeuvres complètes . 1
Lucile cependant...
Valère
Lucile, dans son âme,
Rend tout ce que je veux qu'elle rende à ma flamme.
Eraste
Vous êtes donc facile à contenter ?
Valère
Pas tant
Que vous pourriez penser.
Eraste
Je puis croire pourtant,
Sans trop de vanité, que je suis en sa grâce.
Valère
Moi, je sais que j'y tiens une assez bonne place.
Eraste
Ne vous abusez point, croyez−moi.
Valère
Croyez−moi,
Ne laissez point duper vos yeux à trop de foi.
Eraste
Si j'osois vous montrer une preuve assurée
Que son coeur... Non : votre âme en seroit altérée.
Valère
Si je vous osois, moi, découvrir en secret...
Mais je vous fâcherois, et veux être discret.
Eraste
Vraiment, vous me poussez, et contre mon envie,
Votre présomption veut que je l'humilie.
Lisez.
Valère
Ces mots sont doux.
Eraste
Vous connoissez la main ?
Valère
Oui, de Lucile.
Eraste
Hé bien ? cet espoir si certain...
Scène III

181

Oeuvres complètes . 1
Valère, riant.
Adieu, seigneur Eraste.
Gros−René
Il est fou, le bon sire :
Où vient−il donc pour lui de voir le mot pour rire ?
Eraste
Certes il me surprend, et j'ignore, entre nous,
Quel diable de mystère est caché là−dessous.
Gros−René
Son valet vient, je pense.
Eraste
Oui, je le vois paroître.
Feignons, pour le jeter sur l'amour de son maître.

Scène III

182

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Mascarille, Eraste, Gros−René

Mascarille
Non, je ne trouve point d'état plus malheureux
Que d'avoir un patron jeune et fort amoureux.
Gros−René
Bonjour.
Mascarille
Bonjour.
Gros−René
Où tend Mascarille à cette heure ?
Que fait−il ? revient−il ? va−t−il ? ou s'il demeure ?
Mascarille.
Non, je ne reviens pas, car je n'ai pas été ;
Je ne vais pas aussi, car je suis arrêté ;
Et ne demeure point, car tout de ce pas même
Je prétends m'en aller.
Eraste
La rigueur est extrême :
Doucement, Mascarille.
Mascarille
Ha ! Monsieur, serviteur.
Eraste
Vous nous fuyez bien vite ! Hé quoi ? vous fais−je peur ?
Mascarille
Je ne crois pas cela de votre courtoisie.
Eraste
Touche : nous n'avons plus sujet de jalousie ;
Nous devenons amis, et mes feux, que j'éteins,
Laissent la place libre à vos heureux desseins.
Mascarille
Plût à Dieu !
Eraste
Gros−René sait qu'ailleurs je me jette.
Gros−René
Sans doute, et je te cède aussi la Marinette.
Scène IV

183

Oeuvres complètes . 1

Mascarille
Passons sur ce point−là : notre rivalité
N'est pas pour en venir à grande extrémité.
Mais est−ce un coup bien sûr que Votre Seigneurie
Soit désenamourée, ou si c'est raillerie ?
Eraste
J'ai su qu'en ses amours ton maître étoit trop bien ;
Et je serois un fou de prétendre plus rien
Aux étroites faveurs qu'il a de cette belle.
Mascarille
Certes vous me plaisez avec cette nouvelle.
Outre qu'en nos projets je vous craignois un peu,
Vous tirez sagement votre épingle du jeu.
Oui, vous avez bien fait de quitter une place
Où l'on vous caressoit pour la seule grimace ;
Et mille fois, sachant tout ce qui se passoit,
J'ai plaint le faux espoir dont on vous repaissoit :
On offense un brave homme alors que l'on l'abuse.
Mais d'où diantre, après tout, avez−vous su la ruse ?
Car cet engagement mutuel de leur foi
N'eut pour témoins, la. nuit, que deux autres et moi ;
Et l'on croit jusqu'ici la chaîne fort secrète,
Qui rend de nos amants la flamme satisfaite.
Eraste
Hé ! que dis−tu ?
Mascarille
Je dis que je suis interdit,
Et ne sais pas, Monsieur, qui peut vous avoir dit
Que sous ce faux semblant, qui trompe tout le monde,
En vous trompant aussi, leur ardeur sans seconde.
D'un secret mariage a serré le lien.
Eraste
Vous en avez menti.
Mascarille
Monsieur, je le veux bien.
Eraste
Vous êtes un coquin.
Mascarille
D'accord.
Eraste
Et cette audace
Scène IV

184

Oeuvres complètes . 1
Mériteroit cent coups de bâton sur la place.
Mascarille
Vous avez tout pouvoir.
Eraste
Ha ! Gros−René.
Gros−René
Monsieur.
Eraste
Je démens un discours dont je n'ai que trop peur.
(A Mascarille.)
Tu penses fuir ?
Mascarille
Nenni.
Eraste
Quoi ? Lucile est la femme...
Mascarille
Non, Monsieur : je raillois.
Eraste
Ah ! vous raillez, infâme !
Mascarille
Non, je ne raillois point.
Eraste
Il est donc vrai ?
Mascarille
Non pas,
Je ne dis pas cela.
Eraste
Que dis−tu donc ?
Mascarille
Hélas !
Je ne dis rien, de peur de mal parler.
Eraste
Assure
Ou si c'est chose vraie, ou si c'est imposture.
Mascarille
C'est ce qu'il vous plaira : je ne suis pas ici
Scène IV

185

Oeuvres complètes . 1
Pour vous rien contester.
Eraste
Veux−tu dire ? Voici,
Sans marchander, de quoi te délier la langue.
Mascarille
Elle ira faire encor quelque sotte harangue !
Hé ! de grâce, plutôt, si vous le trouvez bon,
Donnez−moi vitement quelques coups de bâton,
Et me laissez tirer mes chausses sans murmure.
Eraste
Tu mourras, ou je veux que la vérité pure
S'exprime par ta bouche.
Mascarille
Hélas ! je la dirai ;
Mais peut−être, Monsieur, que je vous fâcherai.
Eraste
Parle ; mais prends bien garde à ce que tu vas faire :
A ma juste fureur rien ne te peut soustraire,
Si tu mens d'un seul mot en ce que tu diras.
Mascarille
J'y consens, rompez−moi les jambes et les bras,
Faites−moi pis encor, tuez−moi, si j'impose
En tout ce que j'ai dit ici la moindre chose.
Eraste
Ce mariage est vrai ?
Mascarille
Ma langue, en cet endroit,
A fait un pas de clerc dont elle s'aperçoit ;
Mais enfin cette affaire est comme vous la dites,
Et c'est après cinq jours de nocturnes visites,
Tandis que vous serviez à mieux couvrir leur jeu,
Que depuis avant−hier ils sont joints de ce noeu ;
Et Lucile depuis fait encor moins paroître
La violente amour qu'elle porte à mon maître,
Et veut absolument que tout ce qu'il verra,
Et qu'en votre faveur son coeur témoignera,
Il l'impute à l'effet d'une haute prudence
Qui veut de leurs secrets ôter la connoissance.
Si malgré mes serments vous doutez de ma foi,
Gros−René peut venir une nuit avec moi,
Et je lui ferai voir, étant en sentinelle,
Que nous avons dans l'ombre un libre accès chez elle.

Scène IV

186

Oeuvres complètes . 1
Eraste
Ote−toi de mes yeux, maraud.
Mascarille
Et de grand cœur ;
C'est ce que je demande.
Eraste
Hé bien ?
Gros−René
Hé bien, Monsieur,
Nous en tenons tous deux, si l'autre est véritable.
Eraste
Las ! il ne l'est que trop, le bourreau détestable.
Je vois trop d'apparence à tout ce qu'il a dit,
Et ce qu'a fait Valère, en voyant cet écrit,
Marque bien leur concert, et que c'est une baye
Qui sert sans doute aux feux dont l'ingrate le paye.

Scène IV

187

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Marinette, Gros−René, Eraste

Marinette
Je viens vous avertir que tantôt sur le soir
Ma maîtresse au jardin vous permet de la voir.
Eraste
Oses−tu me parler, âme double et traîtresse ?
Va, sors de ma présence, et dis à ta maîtresse
Qu'avecque ses écrits elle me laisse en paix,
Et que voilà l'état, infâme, que j'en fais.
Marinette
Gros−René, dis−moi donc quelle mouche le pique ?
Gros−René
M'oses−tu bien encor parler, femelle inique,
Crocodile trompeur, de qui le coeur félon
Est pire qu'un satrape ou bien qu'un Lestrygon ?
Va, va rendre réponse à ta bonne maîtresse,
Et lui dis bien et beau que, malgré sa souplesse,
Nous ne sommes plus sots, ni mon maître, ni moi.
Et désormais qu'elle aille au diable avecque toi.
Marinette
Ma pauvre Marinette, es−tu bien éveillée ?
De quel démon est donc leur âme travaillée ?
Quoi ? faire un tel accueil à nos soins obligeants !
Oh ! que ceci chez nous va surprendre les gens !

Scène V

188

Oeuvres complètes . 1
Acte II

Acte II

189

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Ascagne, Frosine

Frosine
Ascagne, je suis fille à secret, Dieu merci.
Ascagne
Mais, pour un tel discours, sommes−nous bien ici ?
Prenons garde qu'aucun ne nous vienne surprendre,
Ou que de quelque endroit on ne nous puisse entendre.
Frosine
Nous serions au logis beaucoup moins sûrement :
Ici de tous côtés on découvre aisément,
Et nous pouvons parler avec toute assurance.
Ascagne
Hélas ! que j'ai de peine à rompre mon silence !
Frosine
Ouais ! ceci doit donc être un important secret,
Ascagne
Trop, puisque je le fie à vous−même à regret,
Et que si je pouvois le cacher davantage,
Vous ne le sauriez point.
Frosine
Ha ! c'est me faire outrage,
Feindre à s'ouvrir à moi, dont vous avez connu
Dans tous vos intérêts l'esprit si retenu !
Moi nourrie avec vous, et qui tiens sous silence
Des choses qui vous sont de si grande importance !
Qui sais...
Ascagne
Oui, vous savez la secrète raison
Qui cache aux yeux de tous mon sexe et ma maison ;
Vous savez que dans celle où passa mon bas âge
Je suis pour y pouvoir retenir l'héritage
Que relâchoit ailleurs le jeune Ascagne mort,
Dont mon déguisement fait revivre le sort ;
Et c'est aussi pourquoi ma bouche se dispense
A vous ouvrir mon coeur avec plus d'assurance.
Mais avant que passer, Frosine, à ce discours,
Eclaircissez un doute où je tombe toujours :
Se pourroit−il qu'Albert ne sût rien du mystère
Qui masque ainsi mon sexe, et l'a rendu mon père ?
Scène I

190

Oeuvres complètes . 1

Frosine
En bonne foi, ce point sur quoi vous me pressez
Est une affaire aussi qui m'embarrasse assez :
Le fond de cette intrigue est pour moi lettre close,
Et ma mère ne put m'éclaircir mieux la chose.
Quand il mourut ce fils, l'objet de tant d'amour,
Au destin de qui, même avant qu'il vînt au jour,
Le testament d'un oncle abondant en richesses
D'un soin particulier avoir fait des largesses,
Et que sa mère fit un secret de sa mort,
De son époux absent redoutant le transport,
S'il voyoit chez un autre aller tout l'héritage
Dont sa maison tiroit un si grand avantage,
Quand, dis−je, pour cacher un tel événement,
La supposition fut de son sentiment,
Et qu'on vous prit chez nous, où vous étiez nourrie
(Votre mère d'accord de cette tromperie
Qui remplaçoit ce fils à sa garde commis),
En faveur des présents le secret fut promis,
Albert ne l'a point su de nous ; et pour sa femme,
L'ayant plus de douze ans conservé dans son âme,
Comme le mal fut prompt dont on la vit mourir,
Son trépas imprévu ne put rien découvrir ;
Mais cependant je vois qu'il garde intelligence
Avec celle de qui vous tenez la naissance ;
J'ai su qu'en secret même il lui faisoit du bien,
Et peut−être cela ne se fait pas pour rien
D'autre part, il vous veut porter au mariage,
Et comme il le prétend, c'est un mauvais langage :
Je ne sais s'il sauroit la supposition
Sans le déguisement. Mais la digression
Tout insensiblement pourroit trop, loin s'étendre :
Revenons au secret que je brûle d'apprendre.
Ascagne
Sachez donc que l'Amour ne sait point s'abuser,
Que mon sexe à ses yeux n'a pu se déguiser,
Et que ses traits subtils, sous l'habit que je porte,
Ont su trouver le coeur d'une fille peu forte :
J'aime enfin.
Frosine
Vous aimez ?
Ascagne
Frosine, doucement ;
N'entrez pas tout à fait dedans l'étonnement :
Il n'est pas temps encore ; et ce coeur qui soupire
A bien, pour vous surprendre, autre chose à vous dire.

Scène I

191

Oeuvres complètes . 1
Frosine
Et quoi ?
Ascagne
J'aime Valère.
Frosine
Ha ! vous avez raison.
L'objet de votre amour, lui, dont à la maison
Votre imposture enlève un puissant héritage,
Et qui de votre sexe ayant le moindre ombrage,
Verroit incontinent ce bien lui retourner !
C'est encore un plus grand sujet de s'étonner.
Ascagne
J'ai de quoi toutefois surprendre plus votre âme :
Je suis sa femme.
Frosine
Oh Dieux ! sa femme !
Ascagne
Oui, sa femme.
Frosine
Ha ! certes celui−là l'emporte, et vient à bout
De toute ma raison.
Ascagne
Ce n'est pas encor tout.
Frosine
Encore ?
Ascagne
Je la suis, dis−je, sans qu'il le pense,
Ni qu'il ait de mon sort la moindre connoissance.
Frosine
Ho ! poussez : je le quitte, et ne raisonne plus,
Tant mes sens coup sur coup se treuvent confondus.
A ces énigmes−là je ne puis rien comprendre.
Ascagne
Je vais vous l'expliquer, si vous voulez m'entendre.
Valère, dans les fers de ma soeur arrêté,
Me sembloit un amant digne d'être écouté ;
Et je ne pouvois voir qu'on rebutât sa flamme
Sans qu'un peu d'intérêt touchât pour lui mon âme :
Je voulois que Lucile aimât son entretien,
Je blâmois ses rigueurs, et les blâmai si bien,
Scène I

192

Oeuvres complètes . 1
Que moi−même j'entrai, sans pouvoir m'en défendre,
Dans tous les sentiments qu'elle ne pouvoit prendre.
C'étoit, en lui parlant, moi qu'il persuadoit !
Je me laissois gagner aux soupirs qu'il perdoit ;
Et ses voeux, rejetés de l'objet qui l'enflamme,
Etoient, comme vainqueurs, reçus dedans mon âme.
Ainsi mon coeur, Frosine, un peu trop foible, hélas !
Se rendit à des soins qu'on ne lui rendoit pas,
Par un coup réfléchi reçut une blessure,
Et paya pour un autre avec beaucoup d'usure.
Enfin, ma chère, enfin l'amour que j'eus pour lui
Se voulut expliquer, mais sous le nom d'autrui :
Dans ma bouche, une nuit, cet amant trop aimable
Crut rencontrer Lucile à ses voeux favorable ;
Et je sus ménager si bien cet entretien,
Que du déguisement il ne reconnut rien.
Sous ce voile trompeur, qui flattoit sa pensée,
Je lui dis que pour lui mon âme étoit blessée,
Mais que voyant mon père en d'autres sentiments,
Je devois une feinte à ses commandements ;
Qu'ainsi de notre amour nous ferions un mystère
Dont la nuit seulement seroit dépositaire,
Et qu'entre nous de jour, de peur de rien gâter,
Tout entretien secret se devoir éviter ;
Qu'il me verroit alors la même indifférence
Qu'avant que nous eussions aucune intelligence ;
Et que de son côté, de même que du mien,
Geste, parole, écrit, ne m'en dit jamais rien.
Enfin, sans m'arrêter sur toute l'industrie
Dont j'ai conduit le fil de cette tromperie,
J'ai poussé jusqu'au bout un projet si hardi,
Et me suis assuré l'époux que je vous di.
Frosine
Peste ! les grands talents que votre esprit possède !
Diroit−on qu'elle y touche avec sa mine froide ?
Cependant vous avez été bien vite ici ;
Car je veux que la chose ait d'abord réussi :
Ne jugez−vous pas bien, à regarder l'issue,
Qu'elle ne peut longtemps éviter d'être sue ?
Ascagne
Quand l'amour est bien fort, rien ne peut l'arrêter ;
Ses projets seulement vont à se contenter,
Et pourvu qu'il arrive au but qu'il se propose,
Il croit que tout le reste après est peu de chose.
Mais enfin aujourd'hui je me découvre à vous,
Afin que vos conseils... Mais voici cet époux.

Scène I

193

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Valère, Ascagne, Frosine

Valère
Si vous êtes tous deux en quelque conférence
Où je vous fasse tort de mêler ma présence ;
Je me retirerai.
Ascagne
Non, non, vous pouvez bien,
Puisque vous le faisiez, rompre notre entretien.
Valère
Moi ?
Ascagne
Vous−même.
Valère
Et comment ?
Ascagne
Je disois que Valère
Auroit, si j'étois fille, un peu trop su me plaire,
Et que si je faisois tous les voeux de son coeur,
Je ne tarderois guère à faire son bonheur.
Valère
Ces protestations ne coûtent pas grand chose,
Alors qu'à leur effet un pareil si s'oppose ;
Mais vous seriez bien pris, si quelque événement
Alloit mettre à l'épreuve un si doux compliment.
Ascagne
Point du tout ; je vous dis que régnant dans votre âme,
Je voudrois de bon coeur couronner votre flamme.
Valère
Et si c'étoit quelqu'une où par votre secours
Vous puissiez être utile au bonheur de mes jours ?
Ascagne
Je pourrois assez mal répondre à votre attente.
Valère
Cette confession n'est pas fort obligeante.
Ascagne
Scène II

194

Oeuvres complètes . 1
Hé quoi ? vous voudriez, Valère, injustement,
Qu'étant fille, et mon coeur vous aimant tendrement,
Je m'allasse engager avec une promesse
De servir vos ardeurs pour quelque autre maîtresse ?
Un si pénible effort, pour moi, m'est interdit.
Valère
Mais cela n'étant pas ?
Ascagne
Ce que je vous ai dit,
Je l'ai dit comme fille, et vous le devez prendre
Tout de même.
Valère
Ainsi donc il ne faut rien prétendre,
Ascagne, à des bontés que vous auriez pour nous,
A moins que le Ciel fasse un grand miracle en vous.
Bref, si vous n'êtes fille, adieu votre tendresse :
Il ne vous reste rien qui pour nous s'intéresse.
Ascagne
J'ai l'esprit délicat plus qu'on ne peut penser,
Et le moindre scrupule a de quoi m'offenser,
Quand il s'agit d'aimer. Enfin je suis sincère :
Je ne m'engage point à vous servir, Valère,
Si vous ne m'assurez au moins absolument
Que vous gardez pour moi le même sentiment,
Que pareille chaleur d'amitié vous transporte,
Et que si j'étois fille, une flamme plus forte
N'outrageroit point celle où je vivrois pour vous.
Valère
Je n'avois jamais vu ce scrupule jaloux ;
Mais, tout nouveau qu'il est, ce mouvement m'oblige,
Et je vous fais ici tout l'aveu qu'il exige.
Ascagne
Mais sans fard.
Valère
Oui, sans fard.
Ascagne
S'il est vrai, désormais,
Vos intérêts seront les miens, je vous promets.
Valère
J'ai bientôt à vous dire un important mystère,
Où l'effet de ces mots me sera nécessaire.

Scène II

195

Oeuvres complètes . 1
Ascagne
Et j'ai quelque secret de même à vous ouvrir,
Où votre coeur pour moi se pourra découvrir.
Valère
Hé ! de quelle façon cela pourroit−il être ?
Ascagne
C'est que j'ai de l'amour qui n'oseroit paroître ;
Et vous pourriez avoir sur l'objet de mes voeux
Un empire à pouvoir rendre mon sort heureux.
Valère
Expliquez−vous, Ascagne, et croyez, par avance,
Que votre heur est certain, s'il est en ma puissance.
Ascagne
Vous promettez ici plus que vous ne croyez.
Valère
Non, non : dites l'objet pour qui vous m'employez.
Ascagne
Il n'est pas encor temps ; mais c'est une personne
Qui vous touche de près.
Valère
Votre discours m'étonne.
Plût à Dieu que ma soeur...
Ascagne
Ce n'est pas la saison
De m'expliquer, vous dis−je.
Valère
Et pourquoi
Ascagne
Pour raison.
Vous saurez mon secret, quand je saurai le vôtre.
Valère
J'ai besoin pour cela de l'aveu de quelque autre.
Ascagne
Ayez−le donc ; et lors nous expliquant nos voeux,
Nous verrons qui tiendra mieux parole des deux.
Valère
Adieu, j'en suis content.

Scène II

196

Oeuvres complètes . 1
Ascagne
Et moi content, Valère.
Frosine
Il croit trouver en vous l'assistance d'un frère.

Scène II

197

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Frosine, Ascagne, Marinette, Lucile

Lucile
C'en est fait : c'est ainsi que je me puis venger ;
Et si cette action a de quoi l'affliger,
C'est toute la douceur que mon coeur s'y propose.
Mon frère, vous voyez une métamorphose :
Je veux chérir Valère après tant de fierté,
Et mes voeux maintenant tournent de son côté.
Ascagne
Que dites−vous ; ma soeur ? Comment ? courir au change !
Cette inégalité me semble trop étrange.
Lucile
La vôtre me surprend avec plus de sujet :
De vos soins autrefois Valère étoit l'objet ;
Je vous ai vu pour lui m'accuser de caprice,
D'aveugle cruauté, d'orgueil et d'injustice :
Et quand je veux l'aimer, mon dessein vous déplaît,
Et je vous vois parler contre son intérêt !
Ascagne
Je le quitte, ma soeur, pour embrasser le vôtre :
Je sais qu'il est rangé dessous les lois d'un autre,
Et ce seroit un trait honteux à vos appas,
Si vous le rappeliez et qu'il ne revînt pas.
Lucile
Si ce n'est que cela, j'aurai soin de ma gloire ;
Et je sais, pour son coeur, tout ce que j'en dois croire :
Il s'explique à mes yeux intelligiblement.
Ainsi découvrez−lui sans peur mon sentiment,
Ou si vous refusez de le faire, ma bouche
Lui va faire savoir que son ardeur me touche.
Quoi ? mon frère, à ces mots vous restez interdit ?
Ascagne
Ha ! ma soeur, si sur vous je puis avoir crédit,
Si vous êtes sensible aux prières d'un frère,
Quittez un tel dessein, et n'ôtez point Valère
Aux voeux d'un jeune objet dont l'intérêt m'est cher,
Et qui, sur ma parole, a droit de vous toucher.
La pauvre infortunée aime avec violence ;
A moi seul de ses feux elle fait confidence,
Et je vois dans son coeur de tendres mouvements
A dompter la fierté des plus durs sentiments.
Scène III

198

Oeuvres complètes . 1
Oui, vous auriez pitié de l'état de son âme,
Connoissant de quel coup vous menacez sa flamme,
Et je ressens si bien la douleur qu'elle aura,
Que je suis assuré, ma soeur, qu'elle en mourra,
Si vous lui dérobez l'amant qui peut lui plaire.
Eraste est un parti qui doit vous satisfaire,
Et des feux mutuels...
Lucile
Mon frère, c'est assez :
Je ne sais point pour qui vous vous intéressez ;
Mais, de grâce, cessons ce discours, je vous prie,
Et me laissez un peu dans quelque rêverie.
Ascagne
Allez, cruelle soeur, vous me désespérez,
Si vous effectuez vos desseins déclarés.

Scène III

199

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Marinette, Lucile

Marinette
La résolution, Madame, est assez prompte.
Lucile
Un coeur ne pèse rien alors que l'on l'affronte ;
Il court à sa vengeance, et saisit promptement
Tout ce qu'il croit servir à son ressentiment.
Le traître ! faire voir cette insolence extrême !
Marinette
Vous m'en voyez encor toute hors de moi−même ;
Et quoique là−dessus je rumine sans fin,
L'aventure me passe, et j'y perds mon latin.
Car enfin, aux transports d'une bonne nouvelle
Jamais coeur ne s'ouvrit d'une façon plus belle ;
De l'écrit obligeant le sien tout transporté
Ne me donnoit pas moins que de la déité ;
Et cependant jamais, à cet autre message,
Fille ne fut traitée avecque tant d'outrage.
Je ne sais, pour causer de si grands changements,
Ce qui s'est pu passer entre ces courts moments.
Lucile
Rien ne s'est pu passer dont il faille être en peine,
Puisque rien ne le doit défendre de ma haine.
Quoi ? tu voudrois chercher hors de sa lâcheté
La secrète raison de cette indignité ?
Cet écrit malheureux, dont mon âme s'accuse,
Peut−il à son transport souffrir la moindre excuse ?
Marinette
En effet, je comprends que vous avez raison,
Et que cette querelle est pure trahison :
Nous en tenons, Madame. Et puis prêtons l'oreille
Aux bons chiens de pendards qui nous chantent merveille,
Qui pour nous accrocher feignent tant de langueur !
Laissons à leurs beaux mots fondre notre rigueur,
Rendons−nous à leurs voeux, trop foibles que nous sommes !
Foin de notre sottise, et peste soit des hommes !
Lucile
Hé bien, bien ! qu'il s'en vante et rie à nos dépens :
Il n'aura pas sujet d'en triompher longtemps ;
Et je lui ferai voir qu'en une âme bien faite
Le mépris suit de près la faveur qu'on rejette.
Scène IV

200

Oeuvres complètes . 1

Marinette
Au moins, en pareil cas, est−ce un bonheur bien doux
Quand on sait qu'on n'a point d'avantage sur vous.
Marinette eut bon nez, quoi qu'on en puisse dire,
De ne permettre rien un soir qu'on vouloir rire.
Quelque autre, sous espoir de matrimonion,
Auroit ouvert l'oreille à la tentation ;
Mais moi, nescio vos.
Lucile
Que tu dis de folies,
Et choisis mal ton temps pour de telles saillies !
Enfin je suis touchée au coeur sensiblement ;
Et si jamais celui de ce perfide amant,
Par un coup de bonheur, dont j'aurois tort, je pense,
De vouloir à présent concevoir l'espérance
(Car le Ciel a trop pris plaisir à m'affliger,
Pour me donner celui de me pouvoir venger),
Quand, dis−je, par un sort à mes desirs propice,
Il reviendroit m'offrir sa vie en sacrifice,
Détester à mes pieds l'action d'aujourd'hui,
Je te défends surtout de me parler pour lui :
Au contraire, je veux que ton zèle s'exprime
A me bien mettre aux yeux la grandeur de son crime ;
Et même, si mon coeur étoit pour lui tenté
De descendre jamais à quelque lâcheté,
Que ton affection me soit alors sévère,
Et tienne comme il faut la main à ma colère.
Marinette
Vraiment, n'ayez point peur, et laissez faire à nous :
J'ai pour le moins autant de colère que vous ;
Et je serois plutôt fille toute ma vie,
Que mon gros traître aussi me redonnât envie.
S'il vient...

Scène IV

201

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Marinette, Lucile, Albert

Albert
Rentrez, Lucile, et me faites venir
Le précepteur : je veux un peu l'entretenir,
Et m'informer de lui, qui me gouverne Ascagne,
S'il sait point quel ennui depuis peu l'accompagne.
(Il continue seul.)
En quel gouffre de soins et de perplexité
Nous jette une action faite sans équité !
D'un enfant supposé par mon trop d'avarice
Mon coeur depuis longtemps souffre bien le supplice,
Et quand je vois les maux où je me suis plongé,
Je voudrois à ce bien n'avoir jamais songé.
Tantôt je crains de voir par la fourbe éventée
Ma famille en opprobre et misère jetée ;
Tantôt pour ce fils−là, qu'il me faut conserver,
Je crains cent accidents qui peuvent arriver.
S'il advient que dehors quelque affaire m'appelle,
J'appréhende au retour cette triste nouvelle :
"Las ! vous ne savez pas ? vous l'a−t−on annoncé ?
Votre fils a la fièvre, ou jambe, ou bras cassé."
Enfin, à tous moments, sur quoi que je m'arrête,
Cent sortes de chagrins me roulent par la tête.
Ha !

Scène V

202

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Albert, Métaphraste

Métaphraste
Mandatum tuum curo diligenter.
Albert
Maître, j'ai voulu...
Métaphraste
Maître est dit a magister,
C'est comme qui diroit trois fois plus grand.
Albert
Je meure,
Si je savois cela : mais soit, à la bonne heure !
Maître donc...
Métaphraste
Poursuivez.
Albert
Je veux poursuivre aussi :
Mais ne poursuivez point, vous, d'interrompre ainsi.
Donc, encore une fois, maître (c'est la troisième),
Mon fils me rend chagrin ; vous savez que je l'aime,
Et que soigneusement je l'ai toujours nourri.
Métaphraste
Il est vrai : filio non potest praeferri
Nisi filius.
Albert
Maître, en discourant ensemble,
Ce jargon n'est pas fort nécessaire, me semble.
Je vous crois grand latin et grand docteur juré :
Je m'en rapporte à ceux qui m'en ont assuré ;
Mais dans un entretien qu'avec vous je destine
N'allez point déployer toute votre doctrine,
Faire le pédagogue, et cent mots me cracher,
Comme si vous étiez en chaire pour prêcher.
Mon père, quoiqu'il eût la tête des meilleures,
Ne m'a jamais rien fait apprendre que mes heures,
Qui depuis cinquante ans dites journellement
Ne sont encor pour moi que du haut allemand.
Laissez donc en repos votre science auguste,
Et que votre langage à mon foible s'ajuste.

Scène VI

203

Oeuvres complètes . 1
Métaphraste
Soit.
Albert
A mon fils, l'hymen semble lui faire peur,
Et sur quelque parti que je sonde son coeur,
Pour un pareil lien il est froid, et recule.
Métaphraste
Peut−être a−t−il l'humeur du frère de Marc Tulle,
Dont avec Atticus le même fait sermon ;
Et comme aussi les Grecs disent : "Atanaton..."
Albert
Mon Dieu ! maître éternel, laissez là, je vous prie,
Les Grecs, les Albanois, avec l'Esclavonie,
Et tous ces autres gens dont vous venez parler :
Eux et mon fils n'ont rien ensemble à démêler.
Métaphraste
Hé bien donc, votre fils ?
Albert
Je ne sais si dans l'âme
Il ne sentiroit point une secrète flamme :
Quelque chose le trouble, ou je suis fort déçu ;
Et je l'aperçus hier, sans en être aperçu,
Dans un recoin du bois où nul ne se retire.
Métaphraste
Dans un lieu reculé du bois, voulez−vous dire,
Un endroit écarté, latine, secessus ;
Virgile l'a dit : Est in secessu locus...
Albert
Comment auroit−il pu l'avoir dit, ce Virgile,
Puisque je suis certain que dans ce lieu tranquille
Ame du monde enfin n'étoit lors que nous deux ?
Métaphraste
Virgile est nommé là comme un auteur fameux
D'un terme plus choisi que le mot que vous dites,
Et non comme témoin de ce que hier vous vîtes.
Albert
Et moi, je vous dis, moi, que je n'ai pas besoin
De terme plus choisi, d'auteur ni de témoin,
Et qu'il suffit ici de mon seul témoignage.
Métaphraste
Il faut choisir pourtant les mots mis en usage
Scène VI

204

Oeuvres complètes . 1
Par les meilleurs auteurs : Tu vivendo bonos,
Comme on dit, scribendo sequare peritos.
Albert
Homme ou démon, veux−tu m'entendre sans conteste ?
Métaphraste
Quintilien en fait le précepte.
Albert
La peste
Soit du causeur !
Métaphraste
Et dit là−dessus doctement
Un mot que vous serez bien aise assurément
D'entendre.
Albert
Je serai le diable qui t'emporte,
Chien d'homme ! Oh ! que je suis tenté d'étrange sorte
De faire sur ce mufle une application
Métaphraste
Mais qui cause, Seigneur, votre inflammation ?
Que voulez−vous de moi ?
Albert
Je veux que l'on m'écoute,
Vous ai−je dit vingt fois, quand je parle.
Métaphraste
Ha ! sans doute
Vous serez satisfait, s'il ne tient qu'à cela :
Je me tais.
Albert
Vous ferez sagement.
Métaphraste
Me voilà
Tout prêt de vous ouïr.
Albert
Tant mieux.
Métaphraste
Que je trépasse,
Si je dis plus mot.
Albert
Scène VI

205

Oeuvres complètes . 1
Dieu vous en fasse la grâce.
Métaphraste
Vous n'accuserez point mon caquet désormais.
Albert
Ainsi soit−il.
Métaphraste
Parlez quand vous voudrez.
Albert
J'y vais.
Métaphraste
Et n'appréhendez plus l'interruption nôtre.
Albert
C'est assez dit.
Métaphraste
Je suis exact plus qu'aucun autre.
Albert
Je le crois.
Métaphraste
J'ai promis que je ne dirois rien.
Albert
Suffit.
Métaphraste
Dès à présent je suis muet.
Albert
Fort bien.
Métaphraste
Parlez, courage ! au moins, je vous donne audience ;
Vous ne vous plaindrez pas de mon peu de silence :
Je ne desserre pas la bouche seulement.
Albert
Le traître !
Métaphraste
Mais, de grâce, achevez vitement :
Depuis longtemps j'écoute ; il est bien raisonnable
Que je parle à mon tour.

Scène VI

206

Oeuvres complètes . 1
Albert
Donc, bourreau détestable...
Métaphraste
Hé ! bon Dieu ! voulez−vous que j'écoute à jamais ?
Partageons le parler, au moins, ou je m'en vais.
Albert
Ma patience est bien...
Métaphraste
Quoi ? voulez−vous poursuivre ?
Ce n'est pas encor fait ? Per Jovem ! je suis ivre.
Albert
Je n'ai pas dit...
Métaphraste
Encor ? Bon Dieu ! que de discours !
Rien n'est−il suffisant d'en arrêter le cours ?
Albert
J'enrage.
Métaphraste
Derechef ? Oh ! l'étrange torture !
Hé ! laissez−moi parler un peu, je vous conjure :
Un sot qui ne dit mot ne se distingue pas
D'un savant qui se tait.
Albert, s'en allant.
Parbleu, tu te tairas !
Métaphraste
D'où vient fort à propos cette sentence expresse
D'un philosophe : "Parle, afin qu'on te connoisse."
Doncques, si de parler le pouvoir m'est ôté,
Pour moi, j'aime autant perdre aussi l'humanité,
Et changer mon essence en celle d'une bête.
Me voilà pour huit jours avec un mal de tête.
Oh ! que les grands parleurs sont par moi détestés !
Mais quoi ? si les savants ne sont point écoutés,
Si l'on veut que toujours ils aient la bouche close,
Il faut donc renverser l'ordre de chaque chose :
Que les poules dans peu dévorent les renards,
Que les jeunes enfants remontrent aux vieillards,
Qu'à poursuivre les loups les agnelets s'ébattent,
Qu'un fou fasse les lois, que les femmes combattent,
Que par les criminels les juges soient jugés
Et par les écoliers les maîtres fustigés,
Que le malade au sain présente le remède,
Que le lièvre craintif... Miséricorde ! à l'aide !
Scène VI

207

Oeuvres complètes . 1
(Albert lui vient sonner aux oreilles une cloche qui le fait fuir.)

Scène VI

208

Oeuvres complètes . 1
Acte III

Acte III

209

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Mascarille

Le Ciel parfois seconde un dessein téméraire,
Et l'on sort comme on peut d'une méchante affaire.
Pour moi, qu'une imprudence a trop fait discourir,
Le remède plus prompt où j'ai su recourir,
C'est de pousser ma pointe et dire en diligence
A notre vieux patron toute la manigance.
Son fils, qui m'embarrasse, est un évaporé ;
L'autre, diable ! disant ce que j'ai déclaré,
Gare une irruption sur notre friperie !
Au moins, avant qu'on puisse échauffer sa furie,
Quelque chose de bon nous pourra succéder,
Et les vieillards entre eux se pourront accorder :
C'est ce qu'on va tenter ; et de la part du nôtre,
Sans perdre un seul moment, je m'en vais trouver l'autre.

Scène I

210

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Mascarille, Albert

Albert
Qui frappe ?
Mascarille
Amis.
Albert
Ho ! ho ! qui te peut amener,
Mascarille ?
Mascarille
Je viens, Monsieur, pour vous donner
Le bonjour.
Albert
Ha ! vraiment, tu prends beaucoup de peine.
De tout mon coeur, bonjour.
Mascarille
La réplique est soudaine.
Quel homme brusque !
Albert
Encor ?
Mascarille
Vous n'avez pas ouï,
Monsieur.
Albert
Ne m'as−tu pas donné le bonjour ?
Mascarille
Oui.
Albert
Eh bien ! bonjour, te dis−je.
Mascarille
Oui, mais je viens encore
Vous saluer au nom du seigneur Polydore.
Albert
Ha ! c'est un autre fait. Ton maître t'a chargé
De me saluer ?
Scène II

211

Oeuvres complètes . 1

Mascarille
Oui.
Albert
Je lui suis obligé.
Va : que je lui souhaite une joie infinie.
Mascarille
Cet homme est ennemi de la cérémonie.
Je n'ai pas achevé, Monsieur, son compliment :
Il voudroit vous prier d'une chose instamment.
Albert
Hé bien ! quand il voudra, je suis à son service.
Mascarille
Attendez, et souffrez qu'en deux mots je finisse :
Il souhaite un moment pour vous entretenir
D'une affaire importante, et doit ici venir.
Albert
Hé ! quelle est−elle encor l'affaire qui l'oblige
A me vouloir parler ?
Mascarille
Un grand secret, vous dis−je,
Qu'il vient de découvrir en ce même moment,
Et qui, sans doute, importe à tous deux grandement.
Voilà mon ambassade.

Scène II

212

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Albert

Oh ! juste Ciel, je tremble !
Car enfin nous avons peu de commerce ensemble.
Quelque tempête va renverser mes desseins,
Et ce secret, sans doute, est celui que je crains.
L'espoir de l'intérêt m'a fait quelque infidèle,
Et voilà sur ma vie une tache éternelle :
Ma fourbe est découverte. Oh ! que la vérité
Se peut cacher longtemps avec difficulté,
Et qu'il eût mieux valu pour moi, pour mon estime,
Suivre les mouvements d'une peur légitime,
Par qui je me suis vu tenté plus de vingt fois
De rendre à Polydore un bien que je lui dois,
De prévenir l'éclat où ce coup−ci m'expose,
Et faire qu'en douceur passât toute la chose !
Mais, hélas ! c'en est fait, il n'est plus de saison ;
Et ce bien, par la fraude entré dans ma maison,
N'en sera point tiré, que dans cette sortie
Il n'entraîne du mien la meilleure partie.

Scène III

213

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Albert, Polydore

Polydore
S'être ainsi marié sans qu'on en ait su rien !
Puisse cette action se terminer à bien !
Je ne sais qu'en attendre, et je crains fort du père
Et la grande richesse et la juste colère.
Mais je l'aperçois seul.
Albert
Dieu ! Polydore vient !
Polydore
Je tremble à l'aborder.
Albert
La crainte me retient.
Polydore
Par où lui débuter ?
Albert
Quel sera mon langage ?
Polydore
Son âme est toute émue.
Albert
Il change de visage.
Polydore
Je vois, seigneur Albert, au trouble de vos yeux,
Que vous savez déjà qui m'amène en ces lieux.
Albert
Hélas ! oui !
Polydore
La nouvelle a droit de vous surprendre,
Et je n'eusse pas cru ce que je viens d'apprendre.
Albert
J'en dois rougir de honte et de confusion.
Polydore
Je treuve condamnable une telle action,
Et je ne prétends point excuser le coupable.
Scène IV

214

Oeuvres complètes . 1

Albert
Dieu fait miséricorde, au pécheur misérable.
Polydore
C'est ce qui doit par vous être considéré.
Albert
Il faut être chrétien.
Polydore
Il est très−assuré.
Albert
Grâce au nom de Dieu, grâce, ô seigneur Polydore !
Polydore
Eh ! c'est moi qui de vous présentement l'implore.
Albert
Afin de l'obtenir je me jette à genoux.
Polydore
Je dois en cet état être plutôt que vous.
Albert
Prenez quelque pitié de ma triste aventure.
Polydore
Je suis le suppliant dans une telle injure.
Albert
Vous me fendez le coeur avec cette bonté.
Polydore
Vous me rendez confus de tant d'humilité.
Albert
Pardon, encore un coup.
Polydore
Hélas ! pardon vous−même.
Albert
J'ai de cette action une douleur extrême.
Polydore
Et moi, j'en suis touché de même au dernier point.
Albert
J'ose vous convier qu'elle n'éclate point.
Scène IV

215

Oeuvres complètes . 1

Polydore
Hélas ! seigneur Albert, je ne veux autre chose.
Albert
Conservons mon honneur.
Polydore
Hé ! oui, je m'y dispose.
Albert
Quant au bien qu'il faudra, vous−même en résoudrez.
Polydore
Je ne veux de vos biens que ce que vous voudrez :
De tous ces intérêts je vous ferai le maître ;
Et je suis trop content si vous le pouvez être.
Albert
Hé ! quel homme de Dieu ! quel excès de douceur !
Polydore
Quelle douceur, vous−même : après un tel malheur !
Albert
Que puissiez−vous avoir toutes choses prospères !
Polydore
Le bon Dieu vous maintienne !
Albert
Embrassons−nous en frères.
Polydore
J'y consens de grand coeur, et me réjouis fort
Que tout soit terminé par un heureux accord.
Albert
J'en rends grâces au Ciel.
Polydore
Il ne vous faut rien feindre :
Votre ressentiment me donnoit lieu de craindre ;
Et Lucile tombée en faute avec mon fils,
Comme on vous voit puissant et de biens et d'amis...
Albert
Heu ! que parlez−vous là de faute et de Lucile ?
Polydore
Soit, ne commençons point un discours inutile.
Scène IV

216

Oeuvres complètes . 1
Je veux bien que mon fils y trempe grandement ;
Même, si cela fait à votre allégement,
J'avouerai qu'à lui seul en est toute la faute ;
Que votre fille avoit une vertu trop haute
Pour avoir jamais fait ce pas contre l'honneur,
Sans l'incitation d'un méchant suborneur ;
Que le traître a séduit sa pudeur innocente,
Et de votre conduite ainsi détruit l'attente.
Puisque la chose est faite, et que selon mes voeux
Un esprit de douceur nous met d'accord tous deux,
Ne ramentevons rien, et réparons l'offense
Par la solennité d'une heureuse alliance.
Albert
Oh ! Dieu ! quelle méprise ! et qu'est−ce qu'il m'apprend ?
Je rentre ici d'un trouble en un autre aussi grand.
Dans ces divers transports je ne sais que répondre :
Et si je dis un mot, j'ai peur de me confondre.
Polydore
A quoi pensez−vous là, seigneur Albert ?
Albert
A rien.
Remettons, je vous prie, à tantôt l'entretien :
Un mal subit me prend, qui veut que je vous laisse.

Scène IV

217

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Polydore

Je lis dedans son âme et vois ce qui le presse.
A quoi que sa raison l'eût déjà disposé,
Son déplaisir n'est pas encor tout apaisé ;
L'image de l'affront lui revient, et sa fuite
Tâche à me déguiser le trouble qui l'agite.
Je prends part à sa honte, et son deuil m'attendrit.
Il faut qu'un peu de temps remette son esprit :
La douleur trop contrainte aisément se redouble.
Voici mon jeune fou, d'où nous vient tout ce trouble.

Scène V

218

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Polydore, Valère

Polydore
Enfin, le beau mignon, vos bons déportements
Troubleront les vieux jours d'un père à tous moments ;
Tous les jours vous ferez de nouvelles merveilles,
Et nous n'aurons jamais autre chose aux oreilles.
Valère
Que fais−je tous les jours qui soit si criminel ?
En quoi mériter tant le courroux paternel ?
Polydore
Je suis un étrange homme, et d'une humeur terrible,
D'accuser un enfant si sage et si paisible !
Las ! il vit comme un saint, et dedans la maison
Du matin jusqu'au soir il est en oraison.
Dire qu'il pervertit l'ordre de la nature,
Et fait du jour la nuit, oh ! la grande imposture !
Qu'il n'a considéré père ni parenté
En vingt occasions, horrible fausseté !
Que de fraîche mémoire un furtif hyménée
A la fille d'Albert a joint sa destinée,
Sans craindre de la suite un désordre puissant :
On le prend pour un autre, et le pauvre innocent
Ne sait pas seulement ce que je veux lui dire !
Ha ! chien ! que j'ai reçu du ciel pour mon martyre,
Te croiras−tu toujours et ne pourrai−je pas
Te voir être une fois sage avant mon trépas ?
Valère, seul.
D'où peut venir ce coup ? mon âme embarrassée
Ne voit que Mascarille où jeter sa pensée.
Il ne sera pas homme à m'en faire un aveu !
Il faut user d'adresse, et me contraindre un peu
Dans ce juste courroux.

Scène VI

219

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Mascarille, Valère

Valère
Mascarille, mon père,
Que je viens de trouver, sait toute notre affaire.
Mascarille
Il la sait ?
Valère
Oui.
Mascarille
D'où diantre a−t−il pu la savoir ?
Valère
Je ne sais point sur qui ma conjecture asseoir ;
Mais enfin d'un succès cette affaire est suivie
Dont j'ai tous les sujets d'avoir l'âme ravie.
Il ne m'en a pas dit un mot qui fût fâcheux,
Il excuse ma faute, il approuve mes feux ;
Et je voudrais savoir qui peut être capable
D'avoir pu rendre ainsi son esprit si traitable.
Je ne puis t'exprimer l'aise que j'en reçoi.
Mascarille
Et que me diriez−vous, Monsieur, si c'étoit moi
Qui vous eût procuré cette heureuse fortune ?
Valère
Bon ! bon ! tu voudrois bien ici m'en donner d'une.
Mascarille
C'est moi, vous dis−je, moi dont le patron le sait,
Et qui vous ai produit ce favorable effet.
Valère
Mais, là, sans te railler ?
Mascarille
Que le diable m'emporte
Si je fais raillerie, et s'il n'est de la sorte !
Valère
Et qu'il m'entraîne, moi, si tout présentement
Tu n'en vas recevoir le juste payement !

Scène VII

220

Oeuvres complètes . 1
Mascarille
Ha ! Monsieur, qu'est−ce ci ? Je défends la surprise.
Valère
C'est la fidélité que tu m'avois promise ?
Sans ma feinte, jamais tu n'eusses avoué
Le trait que j'ai bien cru que tu m'avois joué.
Traître, de qui la langue à causer trop habile
D'un père contre moi vient d'échauffer la bile,
Qui me perds tout à fait, il faut, sans discourir,
Que tu meures.
Mascarille
Tout beau : mon âme, pour mourir,
N'est pas en bon état. Daignez, je vous conjure,
Attendre le succès qu'aura cette aventure.
J'ai de fortes raisons qui m'ont fait révéler
Un hymen que vous−même aviez peine à celer :
C'étoit un coup d'Etat, et vous verrez l'issue
Condamner la fureur que vous avez conçue.
De quoi vous fâchez−vous ? pourvu que vos souhaits
Se trouvent par mes soins pleinement satisfaits,
Et voyent mettre à fin la contrainte où vous êtes ?
Valère
Et si tous ces discours ne sont que des sornettes ?
Mascarille
Toujours serez−vous lors à temps pour me tuer.
Mais enfin mes projets pourront s'effectuer ;
Dieu fera pour les siens ; et content dans la suite,
Vous me remercierez de ma rare conduite.
Valère
Nous verrons. Mais Lucile...
Mascarille
Alte ! son père sort.

Scène VII

221

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Valère, Albert, Mascarille

Albert
Plus je reviens du trouble où j'ai donné d'abord,
Plus je me sens piqué de ce discours étrange,
Sur qui ma peur prenoit un si dangereux change ;
Car Lucile soutient que c'est une chanson,
Et m'a parlé d'un air à m'ôter tout soupçon.
Ha ! Monsieur, est−ce vous, de qui l'audace insigne
Met en jeu mon honneur, et fait ce conte indigne ?
Mascarille
Seigneur Albert, prenez un ton un peu plus doux,
Et contre votre gendre ayez moins de courroux.
Albert
Comment gendre, coquin ? Tu portes bien la mine
De pousser les ressorts d'une telle machine,
Et d'en avoir été le premier inventeur.
Mascarille
Je ne vois ici rien à vous mettre en fureur.
Albert
Trouves−tu beau, dis−moi, de diffamer ma fille,
Et faire un tel scandale à toute une famille ?
Mascarille
Le voilà prêt de faire en tout vos volontés.
Albert
Que voudrois−je sinon qu'il dît des vérités ?
Si quelque intention le pressoit pour Lucile,
La recherche en pouvoit être honnête et civile :
Il falloit l'attaquer du côté du devoir,
Il falloit de son père implorer le pouvoir,
Et non pas recourir à cette lâche feinte,
Qui porte à la pudeur une sensible atteinte.
Mascarille
Quoi ? Lucile n'est pas sous des liens secrets
A mon maître ?
Albert
Non, traître, et n'y sera jamais.
Mascarille
Scène VIII

222

Oeuvres complètes . 1
Tout doux ! Et s'il est vrai que ce soit chose faite,
Voulez−vous l'approuver, cette chaîne secrète ?
Albert
Et s'il est constant, toi, que cela ne soit pas,
Veux−tu te voir casser les jambes et les bras ?
Valère
Monsieur, il est aisé de vous faire paroître
Qu'il dit vrai.
Albert
Bon ! voilà l'autre encor, digne maître
D'un semblable valet ! Oh ! les menteurs hardis !
Mascarille
D'homme d'honneur, il est ainsi que je le dis.
Valère
Quel seroit notre but de vous en faire accroire ?
Albert
Ils s'entendent tous deux comme larrons en foire
Mascarille
Mais venons à la preuve, et sans nous quereller,
Faites sortir Lucile et la laissez parler.
Albert
Et si le démenti par elle vous en reste ?
Mascarille
Elle n'en fera rien, Monsieur, je vous proteste.
Promettez à leurs voeux votre consentement,
Et je veux m'exposer au plus dur châtiment,
Si de sa propre bouche elle ne vous confesse
Et la foi qui l'engage et l'ardeur qui la presse.
Albert
Il faut voir cette affaire.
Mascarille
Allez, tout ira bien.
Albert
Holà ! Lucile, un mot.
Valère
Je crains...
Mascarille
Scène VIII

223

Oeuvres complètes . 1
Ne craignez rien.

Scène VIII

224

Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Valère, Albert, Mascarille, Lucile

Mascarille
Seigneur Albert, au moins, silence. Enfin, Madame,
Toute chose conspire au bonheur de votre âme,
Et Monsieur votre père, averti de vos feux,
Vous laisse votre époux et confirme vos voeux,
Pourvu que bannissant toutes craintes frivoles
Deux mots de votre aveu confirment nos paroles.
Lucile
Que me vient donc conter ce coquin assuré ?
Mascarille
Bon ! me voilà déjà d'un beau titre honoré.
Lucile
Sachons un peu, Monsieur, quelle belle saillie
Fait ce conte galand qu'aujourd'hui l'on publie.
Valère
Pardon, charmant objet, un valet a parlé,
Et j'ai vu malgré moi notre hymen révélé.
Lucile
Notre hymen ?
Valère
On sait tout, adorable Lucile,
Et vouloir déguiser est un soin inutile.
Lucile
Quoi ? l'ardeur de mes feux vous a fait mon époux ?
Valère
C'est un bien qui me doit faire mille jaloux ;
Mais j'impute bien moins, ce bonheur de ma flamme
A l'ardeur de vos feux qu'aux bontés de votre âme.
Je sais que vous avez sujet de vous fâcher,
Que c'étoit un secret que vous vouliez cacher ;
Et j'ai de mes transports forcé la violence
A ne point violer votre expresse défense ;
Mais...
Mascarille
Hé bien ! oui, c'est moi : le grand mal que voilà.

Scène IX

225

Oeuvres complètes . 1
Lucile
Est−il une imposture égale à celle−là ?
Vous l'osez soutenir en ma présence même,
Et pensez m'obtenir par ce beau stratagème ?
Oh ! le plaisant amant, dont la galante ardeur
Veut blesser mon honneur au défaut de mon coeur,
Et que mon père, ému de l'éclat d'un sot conte,
Paye avec mon hymen qui me couvre de honte !
Quand tout contribueroit à votre passion :
Mon père, les destins, mon inclination,
On me verroit combattre, en ma juste colère,
Mon inclination, les destins et mon père,
Perdre même le jour, avant que de m'unir
A qui par ce moyen auroit cru m'obtenir.
Allez ; et si mon sexe, avecque bienséance,
Se pouvoir emporter à quelque violence,
Je vous apprendrois bien à me traiter ainsi.
Valère
C'en est fait, son courroux ne peut être adouci.
Mascarille
Laissez−moi lui parler. Eh ! Madame, de grâce,
A quoi bon maintenant toute cette grimace ?
Quelle est votre pensée ? et quel bourru transport
Contre vos propres voeux vous fait roidir si fort ?
Si Monsieur votre père étoit homme farouche,
Passe ; mais il permet que là raison le touche,
Et lui−même m'a dit qu'une confession
Vous va tout obtenir de son affection.
Vous sentez, je crois bien, quelque petite honte
A faire un libre aveu de l'amour qui vous dompte ;
Mais s'il vous a fait perdre un peu de liberté,
Par un bon mariage on voit tout rajusté ;
Et quoi que l'on reproche au feu qui vous consomme,
Le mal n'est pas si grand, que de tuer un homme.
On sait que la chair est fragile quelquefois,
Et qu'une fille enfin n'est ni caillou ni bois.
Vous n'avez pas été sans doute la première,
Et vous ne serez pas, que je crois, la dernière.
Lucile
Quoi ? Vous pouvez ouïr ces discours effrontés,
Et vous ne dites mot à ces indignités ?
Albert
Que veux−tu que je dise ? Une telle aventure
Me met tout hors de moi.
Mascarille
Madame, je vous jure
Scène IX

226

Oeuvres complètes . 1
Que déjà vous devriez avoir tout confessé.
Lucile
Et quoi donc confesser ?
Mascarille
Quoi ? Ce qui s'est passé
Entre mon maître et vous : la belle raillerie !
Lucile
Et que s'est−il passé, monstre d'effronterie,
Entre ton maître et moi ?
Mascarille
Vous devez, que je croi,
En savoir un peu plus de nouvelles que moi,
Et pour vous cette nuit fut trop douce, pour croire
Que vous puissiez si vite en perdre la mémoire.
Lucile
C'est trop souffrir, mon père, un impudent valet.

Scène IX

227

Oeuvres complètes . 1
Scène X

Valère, Mascarille, Albert

Mascarille
Je crois qu'elle me vient de donner un soufflet.
Albert
Va, coquin, scélérat, sa main vient sur ta joue
De faire une action dont son père la loue.
Mascarille
Et nonobstant cela, qu'un diable en cet instant
M'emporte, si j'ai dit rien que de très−constant !
Albert
Et nonobstant cela, qu'on me coupe une oreille,
Si tu portes fort loin une audace pareille !
Mascarille
Voulez−vous deux témoins qui me justifieront ?
Albert
Veux−tu deux de mes gens qui te bâtonneront ?
Mascarille
Leur rapport doit au mien donner toute créance.
Albert
Leurs bras peuvent du mien réparer l'impuissance.
Mascarille
Je vous dis que Lucile agit par honte ainsi.
Albert
Je te dis que j'aurai raison de tout ceci.
Mascarille
Connoissez−vous Ormin, ce gros notaire habile ?
Albert
Connois−tu bien Grimpant, le bourreau de la ville ?
Mascarille
Et Simon le tailleur, jadis si recherché ?
Albert
Et la potence mise au milieu du marché ?

Scène X

228

Oeuvres complètes . 1
Mascarille
Vous verrez confirmer par eux cet hyménée.
Albert
Tu verras achever par eux ta destinée.
Mascarille
Ce sont eux qu'ils ont pris pour témoins de leur foi.
Albert
Ce sont eux qui dans peu me vengeront de toi.
Mascarille
Et ces yeux les ont vus s'entre−donner parole.
Albert
Et ces yeux te verront faire la capriole.
Mascarille
Et pour signe, Lucile avoit un voile noir.
Albert
Et pour signe, ton front nous le fait assez voir.
Mascarille
Oh ! l'obstiné vieillard !
Albert
Oh ! le fourbe damnable !
Va, rends grâce à mes ans qui me font incapable
De punir sur−le−champ l'affront que tu me fais :
Tu n'en perds que l'attente, et je te le promets.

Scène X

229

Oeuvres complètes . 1
Scène XI

Valère, Mascarille

Valère
Hé bien ! ce beau succès que tu devois produire...
Mascarille
J'entends à démi−mot ce que vous voulez dire :
Tout s'arme contre moi ; pour moi de tous côtés
Je vois coups de bâton et gibets apprêtés.
Aussi, pour être en paix dans ce désordre extrême,
Je me vais d'un rocher précipiter moi−même,
Si dans le désespoir dont mon coeur est outré,
Je puis en rencontrer d'assez haut à mon gré.
Adieu, Monsieur.
Valère
Non, non ; ta fuite est superflue :
Si tu meurs, je prétends que ce soit à ma vue.
Mascarille
Je ne saurois mourir quand je suis regardé,
Et mon trépas ainsi se verroit retardé.
Valère
Suis−moi, traître, suis−moi : mon amour en furie
Te fera voir si c'est matière à raillerie.
Mascarille
Malheureux Mascarille ! à quels maux aujourd'hui
Te vois−tu condamné pour le péché d'autrui

Scène XI

230

Oeuvres complètes . 1
Acte IV

Acte IV

231

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Ascagne, Frosine

Frosine
L'aventure est fâcheuse.
Ascagne
Ah ! ma chère Frosine,
Le sort absolument a conclu ma ruine.
Cette affaire, venue au point où la voilà,
N'est pas assurément pour en demeurer là ;
Il faut qu'elle passe outre ; et Lucile et Valère,
Surpris des nouveautés d'un semblable mystère,
Voudront chercher un jour dans ces obscurités
Par qui tous mes projets se verront avortés.
Car enfin, soit qu'Albert ait part au stratagème,
Ou qu'avec tout le monde on l'ait trompé lui−même,
S'il arrive une fois que mon sort éclairci
Mette ailleurs tout le bien dont le sien a grossi,
Jugez s'il aura lieu de souffrir ma présence :
Son intérêt détruit me laisse à ma naissance ;
C'est fait de sa tendresse ; et quelque sentiment
Où pour ma fourbe alors pût être mon amant,
Voudra−t−il avouer pour épouse une fille
Qu'il verra sans appui de biens et de famille ?
Frosine
Je trouve que c'est là raisonné comme il faut ;
Mais ces réflexions devoient venir plus tôt.
Qui vous a jusqu'ici caché cette lumière ?
Il ne falloit pas être une grande sorcière
Pour voir, dès le moment de vos desseins pour lui,
Tout ce que votre esprit ne voit que d'aujourd'hui :
L'action le disoit, et dès que je l'ai sue,
Je n'en ai prévu guère une meilleure issue.
Ascagne
Que dois−je faire enfin ? Mon trouble est sans pareil.
Mettez−vous en ma place, et me donnez conseil.
Frosine
Ce doit être à vous−même, en prenant votre place,
A me donner conseil dessus cette disgrâce ;
Car je suis maintenant vous, et vous êtes moi ;
"Conseillez−moi, Frosine : au point où je me voi,
Quel remède treuver ? Dites, je vous en prie."
Ascagne
Scène I

232

Oeuvres complètes . 1
Hélas ! ne traitez point ceci de raillerie ;
C'est prendre peu de part à mes cuisants ennuis
Que de rire et de voir les termes où j'en suis.
Frosine
Non vraiment, tout de bon, votre ennui m'est sensible,
Et pour vous en tirer je ferois mon possible ;
Mais que puis−je, après tout ? Je vois fort peu de jour
A tourner cette affaire au gré de votre amour.
Ascagne
Si rien ne peut m'aider, il faut donc que je meure.
Frosine
Ha ! pour cela toujours il est assez bonne heure :
La mort est un remède à trouver quand on veut,
Et l'on s'en doit servir le plus tard que l'on peut.
Ascagne
Non, non, Frosine, non ; si vos conseils propices
Ne conduisent mon sort parmi ces précipices,
Je m'abandonne toute aux traits du désespoir.
Frosine
Savez−vous ma pensée ? Il faut que j'aille voir
La... Mais Eraste vient, qui pourroit nous distraire.
Nous pourrons en marchant parler de cette affaire :
Allons, retirons−nous.

Scène I

233

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Eraste, Gros−René

Eraste
Encore rebuté ?
Gros−René
Jamais ambassadeur ne fut moins écouté
A peine ai−je voulu lui porter la nouvelle
Du moment d'entretien que vous souhaitiez d'elle
Qu'elle m'a répondu, tenant son quant−à−moi :
"Va, va, je fais état de lui comme de toi ;
Dis−lui qu'il se promène" ; et sur ce beau langage.
Pour suivre son chemin m'a tourné le visage ;
Et Marinette aussi, d'un dédaigneux museau
Lâchant un "Laisse−nous, beau valet de carreau",
M'a planté là comme elle : et mon sort et le vôtre
N'ont rien à se pouvoir reprocher l'un à l'autre.
Eraste
L'ingrate ! recevoir avec tant de fierté
Le prompt retour d'un cœur justement emporté !
Quoi ? le premier transport d'un amour qu'on abuse
Sous tant de vraisemblance est indigne d'excuse ?
Et ma plus vive ardeur, en ce moment fatal,
Devoit être insensible au bonheur d'un rival ?
Tout autre n'eût pas fait même chose en ma place,
Et se fût moins laissé surprendre à tant d'audace ?
De mes justes soupçons suis−je sorti trop tard ?
Je n'ai point attendu de serments de sa part ;
Et lorsque tout le monde encor ne sait qu'en croire,
Ce coeur impatient lui rend toute sa gloire,
Il cherche à s'excuser ; et le sien voit si peu
Dans ce profond respect la grandeur de mon feu !
Loin d'assurer une âme, et lui fournir des armes
Contre ce qu'un rival lui veut donner d'alarmes,
L'ingrate m'abandonne à mon jaloux transport,
Et rejette de moi message, écrit, abord !
Ha ! sans doute, un amour a peu de violence,
Qu'est capable d'éteindre une si foible offense ;
Et ce dépit si prompt à s'armer de rigueur
Découvre assez pour moi tout le fond de son coeur,
Et de quel prix doit être à présent à mon âme
Tout ce dont son caprice a pu flatter ma flamme.
Non, je ne prétends plus demeurer engagé
Pour un coeur où je vois le peu de part que j'ai ;
Et puisque l'on témoigne une froideur extrême
Scène II

234

Oeuvres complètes . 1
A conserver les gens, je veux faire de même.
Gros−René
Et moi de même aussi : soyons tous deux fâchés,
Et mettons notre amour au rang des vieux péchés.
Il faut apprendre à vivre à ce sexe volage,
Et lui faire sentir que l'on a du courage.
Qui souffre ses mépris les veut bien recevoir.
Si nous avions l'esprit de nous faire valoir,
Les femmes n'auroient pas la parole si haute.
Oh ! qu'elles nous sont bien fières par notre faute !
Je veux être pendu, si nous ne les verrions
Sauter à notre cou plus que nous ne voudrions,
Sans tous ces vils devoirs dont la plupart des hommes
Les gâtent tous les jours dans le siècle où nous sommes.
Eraste
Pour moi, sur toute chose, un mépris me surprend ;
Et pour punir le sien par un autre aussi grand,
Je veux mettre en mon coeur une nouvelle flamme.
Gros−René
Et moi, je ne veux plus m'embarrasser de femme :
A toutes je renonce, et crois, en bonne foi,
Que vous feriez fort bien de faire comme moi.
Car, voyez−vous, la femme est, comme on dit, mon maître,
Un certain animal difficile à connoître,
Et de qui la nature est fort encline au mal ;
Et comme un animal est toujours animal,
Et ne sera jamais qu'animal, quand sa vie
Dureroit cent mille ans, aussi, sans repartie,
La femme est toujours femme, et jamais ne sera
Que femme, tant qu'entier le monde durera ;
D'où vient qu'un certain Grec dit que sa tête passe
Pour un sable mouvant ; car, goûtez bien, de grâce,
Ce raisonnement−ci, lequel est des plus forts :
Ainsi que la tête est comme le chef du corps,
Et que le corps sans chef est pire qu'une bête :
Si le chef n'est pas bien d'accord avec la tête,
Que tout ne soit pas bien réglé par le compas,
Nom voyons arriver de certains embarras ;
La partie brutale alors veut prendre empire
Dessus la sensitive, et l'on voit que l'un tire
A dia, l'autre à hurhaut ; l'un demande du mou,
L'autre du dur ; enfin tout va sans savoir où :
Pour montrer qu'ici−bas, ainsi qu'on l'interprète,
La tête d'une femme est comme la girouette
Au haut d'une maison, qui tourne au premier vent.
C'est pourquoi le cousin Aristote souvent
La compare à la mer ; d'où vient qu'on dit qu'au monde
On ne peut rien trouver de si stable que l'onde.
Scène II

235

Oeuvres complètes . 1
Or, par comparaison (car la comparaison
Nous fait distinctement comprendre une raison,
Et nous aimons bien mieux, nous autres gens d'étude,
Une comparaison qu'une similitude),
Par comparaison donc, mon maître, s'il vous plaît
Comme on voit que la mer, quand l'orage s'accroît,
Vient à se courroucer ; le vent souffle et ravage,
Les flots contre les flots font un remu−ménage
Horrible ; et le vaisseau, malgré le nautonier,
Va tantôt à la cave, et tantôt au grenier :
Ainsi, quand une femme a sa tête fantasque,
On voit une tempête en forme de bourrasque,
Qui veut compétiter par de certains... propos ;
Et lors un... certain vent, qui par... de certains flots,
De... certaine façon, ainsi qu'un banc de sable...
Quand... Les femmes enfin ne valent pas le diable.
Eraste
C'est fort bien raisonner.
Gros−René
Assez bien, Dieu merci.
Mais je les vois, Monsieur, qui passent par ici.
Tenez−vous ferme, au moins.
Eraste
Ne te mets pas en peine.
Gros−René
J'ai bien peur que ses yeux resserrent votre chaîne.

Scène II

236

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Eraste, Lucile, Marinette, Gros−René

Marinette
Je l'aperçois encor ; mais ne vous rendez point.
Lucile
Ne me soupçonne pas d'être foible à ce point.
Marinette
Il vient à nous.
Eraste
Non, non, ne croyez pas, Madame,
Que je revienne encor vous parler de ma flamme.
C'en est fait ; je me veux guérir, et connois bien
Ce que de votre coeur a possédé le mien.
Un courroux si constant pour l'ombre d'une offense
M'a trop bien éclairé de votre indifférence,
Et je dois vous montrer que les traits du mépris
Sont sensibles surtout aux généreux esprits.
Je l'avouerai, mes yeux observoient dans les vôtres
Des charmes qu'ils n'ont point trouvés dans tous les autres,
Et le ravissement où j'étois de mes fers
Les auroit préférés à des sceptres offerts :
Oui, mon amour pour vous, sans doute, étoit extrême ;
Je vivois tout en vous ; et, je l'avouerai même,
Peut−être qu'après tout j'aurai, quoiqu'outragé,
Assez de peine encore à m'en voir dégagé
Possible que, malgré la cure qu'elle essaie,
Mon âme saignera longtemps de cette plaie,
Et qu'affranchi d'un joug qui faisoit tout mon bien,
Il faudra se résoudre à n'aimer jamais rien ;
Mais enfin il n'importe, et puisque votre haine
Chasse un coeur tant de fois que l'amour vous ramène,
C'est la dernière ici des importunités
Que vous aurez jamais de mes voeux rebutés.
Lucile
Vous pouvez faire aux miens la grâce toute entière,
Monsieur, et m'épargner encor cette dernière.
Eraste
Hé bien, Madame, hé bien, ils seront satisfaits !
Je romps avecque vous, et j'y romps pour jamais,
Puisque vous le voulez : que je perde la vie
Lorsque de vous parler je reprendrai l'envie !

Scène III

237

Oeuvres complètes . 1
Lucile
Tant mieux, c'est m'obliger.
Eraste
Non, non, n'ayez pas peur
Que je fausse parole : eussé−je un foible coeur
Jusques à n'en pouvoir effacer votre image,
Croyez que vous n'aurez jamais cet avantage
De me voir revenir.
Lucile
Ce seroit bien en vain.
Eraste
Moi−même de cent coups je percerois mon sein,
Si j'avois jamais fait cette bassesse insigne,
De vous revoir après ce traitement indigne.
Lucile
Soit, n'en parlons donc plus.
Eraste
Oui, oui, n'en parlons plus ;
Et pour trancher ici tous propos superflus,
Et vous donner, ingrate, une preuve certaine
Que je veux, sans retour sortir de votre chaîne,
Je ne veux rien garder qui puisse retracer
Ce que de mon esprit il me faut effacer.
Voici votre portrait : il présente à la vue
Cent charmes merveilleux dont vous êtes pourvue ;
Mais il cache sous eux cent défauts aussi grands,
Et c'est un imposteur enfin que je vous rends.
Gros−René
Bon.
Lucile
Et moi, pour vous suivre au dessein de tout rendre,
Voilà le diamant que vous m'aviez fait prendre.
Marinette
Fort bien.
Eraste
Il est à vous encor ce bracelet.
Lucile
Et cette agate à vous, qu'on fit mettre en cachet.
Eraste lit.
"Vous m'aimez d'une amour extrême,
Scène III

238

Oeuvres complètes . 1
Eraste, et de mon coeur voulez être éclairci :
Si je n'aime Eraste de même,
Au moins aimé−je fort qu'Eraste m'aime ainsi.
Lucile."
Eraste continue.
Vous m'assuriez par là d'agréer mon service ?
C'est une fausseté digne de ce supplice.
Lucile lit.
"J'ignore le destin de mon amour ardente,
Et jusqu'à quand je souffrirai ;
Mais je sais, ô beauté charmante,
Que toujours je vous aimerai.
Eraste."
(Elle continue)
Voilà qui m'assuroit à jamais de vos feux ?
Et la main et la lettre ont menti toutes deux.
Gros−René
Poussez.
Eraste
Elle est de vous ; suffit : même fortune.
Marinette
Ferme.
Lucile
J'aurois regret d'en épargner aucune.
Gros−René
N'ayez pas le dernier.
Marinette
Tenez bon jusqu'au bout.
Lucile
Enfin, voilà le reste.
Eraste.
Et, grâce au Ciel, c'est tout.
Que sois−je exterminé, si je ne tiens parole !
Lucile
Me confonde le Ciel, si la mienne est frivole !
Eraste
Adieu donc.
Scène III

239

Oeuvres complètes . 1

Lucile
Adieu donc.
Marinette
Voilà qui va des mieux.
Gros−René
Vous triomphez.
Marinette
Allons ôtez−vous de ses yeux.
Gros−René
Retirez−vous après cet effort de courage.
Marinette
Qu'attendez−vous encor ?
Gros−René
Que faut−il davantage ?
Eraste
Ha ! Lucile, Lucile, un coeur comme le mien
Se fera regretter, et je le sais fort bien.
Lucile
Eraste, Eraste, un coeur fait comme est fait le vôtre
Se peut facilement réparer par un autre.
Eraste
Non, non : cherchez partout, vous n'en aurez jamais
De si passionné pour vous, je vous promets.
Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie :
J'aurois tort d'en former encore quelque envie.
Mes plus ardents respects n'ont pu vous obliger ;
Vous avez voulu rompre : il n'y faut plus songer ;
Mais personne, après moi, quoi qu'on vous fasse entendre,
N'aura jamais pour vous de passion si tendre.
Lucile
Quand on aime les gens, on les traite autrement ;
On fait de leur personne un meilleur jugement.
Eraste
Quand on aime les gens, on peut, de jalousie,
Sur beaucoup d'apparence, avoir l'âme saisie ;
Mais alors qu'on les aime, on ne peut en effet
Se résoudre à les perdre, et vous, vous l'avez fait.
Lucile
Scène III

240

Oeuvres complètes . 1
La pure jalousie est plus respectueuse.
Eraste
On voit d'un oeil plus doux une offense amoureuse.
Lucile
Non, votre coeur, Eraste, étoit mal enflammé.
Eraste
Non, Lucile, jamais vous ne m'avez aimé.
Lucile
Eh ! je crois que cela foiblement vous soucie.
Peut−être en seroit−il beaucoup mieux pour ma vie.
Si je... Mais laissons là ces discours superflus :
Je ne dis point quels sont mes pensers là−dessus.
Eraste
Pourquoi ?
Lucile
Par la raison que nous rompons ensemble.
Et que cela n'est plus de saison, ce me semble.
Eraste
Nous rompons ?
Lucile
Oui, vraiment : quoi ? n'en est−ce pas fait ?
Eraste
Et vous voyez cela d'un esprit satisfait ?
Lucile
Comme vous.
Eraste
Comme moi ?
Lucile
Sans doute : c'est foiblesse
De faire voir aux gens que leur perte nous blesse.
Eraste
Mais, cruelle, c'est vous qui l'avez bien voulu.
Lucile
Moi ? Point du tout ; c'est vous qui l'avez résolu.
Eraste
Moi ? Je vous ai cru là faire un plaisir extrême.
Scène III

241

Oeuvres complètes . 1

Lucile
Point : vous avez voulu vous contenter vous−même.
Eraste
Mais si mon coeur encor revouloit sa prison,...
Si, tout fâché qu'il est, il demandoit pardon ?
Lucile
Non, non, n'en faites rien : ma foiblesse est trop grande,
J'aurois peur d'accorder trop tôt votre demande.
Eraste
Ha ! vous ne pouvez pas trop tôt me l'accorder,
Ni moi sur cette peur trop tôt le demander.
Consentez−y, Madame : une flamme si belle
Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle.
Je le demande enfin : me l'accorderez−vous,
Ce pardon obligeant ?
Lucile
Ramenez−moi chez nous.

Scène III

242

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Marinette, Gros−René

Marinette
Oh ! la lâche personne !
Gros−René
Ha ! le foible courage !
Marinette
J'en rougis de dépit.
Gros−René
J'en suis gonflé de rage.
Ne t'imagine pas que je me rende ainsi.
Marinette
Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi.
Gros−René
Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère.
Marinette
Tu nous prends pour un autre, et tu n'as pas affaire
A ma sotte maîtresse. Ardez le beau museau,
Pour nous donner envie encore de sa peau !
Moi, j'aurois de l'amour pour ta chienne de face ?
Moi, je te chercherois ? Ma foi, l'on t'en fricasse
Des filles comme nous !
Gros−René
Oui ? tu le prends par là ?
Tiens, tiens, sans y chercher tant de façon, voilà
Ton beau galand de neige, avec ta nompareille :
Il n'aura plus l'honneur d'être sur mon oreille.
Marinette
Et toi, pour te montrer que tu m'es à mépris,
Voilà ton demi−cent d'épingles de Paris,
Que tu me donnas hier avec tant de fanfare.
Gros−René
Tiens encor ton couteau ; la pièce est riche et rare :
Il te coûta six blancs lorsque tu m'en fis don.
Marinette
Tiens tes ciseaux, avec ta chaîne de laiton.

Scène IV

243

Oeuvres complètes . 1
Gros−René
J'oubliois d'avant−hier ton morceau de fromage :
Tiens. Je voudrois pouvoir rejeter le potage
Que tu me fis manger, pour n'avoir rien à toi.
Marinette
Je n'ai point maintenant de tes lettres sur moi ;
Mais j'en ferai du feu jusques à la dernière.
Gros−René
Et des tiennes tu sais ce que j'en saurai faire ?
Marinette
Prends garde à ne venir jamais me reprier.
Gros−René
Pour couper tout chemin à nous rapatrier,
Il faut rompre la paille : une paille rompue
Rend, entre gens d'honneur, une affaire conclue.
Ne fais point les doux yeux : je veux être fâché.
Marinette
Ne me lorgne point, toi : j'ai l'esprit trop touché.
Gros−René
Romps : voilà le moyen de ne s'en plus dédire.
Romps : tu ris, bonne bête ?
Marinette
Oui, car tu me fais rire.
Gros−René
La peste soit ton ris ! Voilà tout mon courroux
Déjà dulcifié. Qu'en dis−tu ? romprons−nous,
Ou ne romprons−nous pas ?
Marinette
Vois.
Gros−René
Vois, toi.
Marinette
Vois, toi−même.
Gros−René
Est−ce que tu consens que jamais je ne t'aime ?
Marinette
Moi ? Ce que tu voudras.

Scène IV

244

Oeuvres complètes . 1
Gros−René
Ce que tu voudras, toi ;
Dis.
Marinette
Je ne dirai rien.
Gros−René
Ni moi non plus.
Marinette
Ni moi.
Gros−René
Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace :
Touche, je te pardonne.
Marinette
Et moi, je te fais grâce.
Gros−René
Mon Dieu ! qu'à tes appas je suis acoquiné !
Marinette
Que Marinette est sotte après son Gros−René !

Scène IV

245

Oeuvres complètes . 1
Acte V

Acte V

246

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Mascarille

"Dès que l'obscurité régnera dans la ville,
Je me veux introduire au logis de Lucile :
Va vite de ce pas préparer pour tantôt
Et la lanterne sourde, et les armes qu'il faut."
Quand il m'a dit ces mots, il m'a semblé d'entendre :
"Va vitement chercher un licou pour te pendre."
Venez çà, mon patron (car dans l'étonnement
Où m'a jeté d'abord un tel commandement,
Je n'ai pas eu le temps de vous pouvoir répondre ;
Mais je vous veux ici parler, et vous confondre :
Défendez−vous donc bien, et raisonnons sans bruit)
Vous voulez, dites−vous, aller voir cette nuit
Lucile ? "Oui, Mascarille." Et que pensez−vous faire ?
"Une action d'amant qui se veut satisfaire."
Une action d'un homme à fort petit cerveau
Que d'aller sans besoin risquer ainsi sa peau.
"Mais tu sais quel motif à ce dessein m'appelle :
Lucile est irritée." Eh bien ! tant. pis pour elle.
"Mais l'amour veut que j'aille apaiser son esprit."
Mais l'amour est un sot qui ne sait ce qu'il dit :
Nous garantira−t−il, cet amour, je vous prie,
D'un rival, ou d'un père, ou d'un frère en furie ?
"Penses−tu qu'aucun d'eux songe à nous faire mal ? "
Oui vraiment je le pense, et surtout ce rival.
"Mascarille, en tout cas, l'espoir où je me fonde,
Nous irons bien armés ; et si quelqu'un nous gronde,
Nous nous chamaillerons." Oui, voilà justement
Ce que votre valet ne prétend nullement :
Moi, chamailler, bon Dieu ! suis−je un Roland, mon maître,
Ou quelque Ferragu ? C'est fort mal me connoître.
Quand je viens à songer, moi qui me suis si cher,
Qu'il ne faut que deux doigts d'un misérable fer
Dans le corps, pour vous mettre un humain dans la bière,
Je suis scandalisé d'une étrange manière.
"Mais tu seras armé de pied en cap." Tant pis :
J'en serai moins léger à gagner le taillis ;
Et de plus, il n'est point d'armure si bien jointe
Où ne puisse glisser une vilaine pointe.
"Oh ! tu seras ainsi tenu pour un poltron."
Soit, pourvu que toujours je branle le Menton :
A table comptez−moi, si vous voulez, pour quatre ;
Mais comptez−moi pour rien s'il s'agit de se battre.
Enfin, si l'autre monde a des charmes pour vous,
Pour moi, je trouve l'air de celui−ci fort doux ;
Je n'ai pas grande faim de mort ni de blessure,
Scène I

247

Oeuvres complètes . 1
Et vous ferez le sot tout seul, je vous assure.

Scène I

248

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Valère, Mascarille

Valère
Je n'ai jamais trouvé de jour plus ennuyeux :
Le soleil semble s'être oublié dans les cieux ;
Et jusqu'au lit qui doit recevoir sa lumière
Je vois rester encore une telle carrière,
Que je crois que jamais il ne l'achèvera
Et que de sa lenteur mon âme enragera.
Mascarille
Et cet empressement pour s'en aller dans l'ombre
Pêcher vite à tâtons quelque sinistre encombre !
Vous voyez que Lucile, entière en ses rebuts...
Valère
Ne me fais point ici de contes superflus.
Quand j'y devrois trouver cent embûches mortelles,
Je sens de son courroux des gênes trop cruelles,
Et je veux l'adoucir, ou terminer mon sort :
C'est un point résolu.
Mascarille
J'approuve ce transport ;
Mais le mal est, Monsieur, qu'il faudra s'introduire
En cachette.
Valère
Fort bien.
Mascarille
Et j'ai peur de vous nuire.
Valère
Et comment ?
Mascarille
Une toux me tourmente à mourir,
Dont le bruit importun vous fera découvrir :
De moment en moment... Vous voyez le supplice.
Valère
Ce mal te passera : prends du jus de réglisse.
Mascarille
Je ne crois pas, Monsieur, qu'il se veuille passer.
Je serois ravi, moi, de ne vous point laisser ;
Scène II

249

Oeuvres complètes . 1
Mais j'aurois un regret mortel, si j'étois cause
Qu'il fût à mon cher maître arrivé quelque chose.

Scène II

250

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Valère, La Rapière, Mascarille

La Rapière
Monsieur, de bonne part je viens d'être informé
Qu'Eraste est contre vous fortement animé,
Et qu'Albert parle aussi de faire pour sa fille
Rouer jambes et bras à votre Mascarille.
Mascarille
Moi, je ne suis pour rien dans tout cet embarras.
Qu'ai−je fait pour me voir rouer jambes et bras ?
Suis−je donc gardien, pour employer ce style,
De la virginité des filles de la ville ?
Sur la tentation ai−je quelque crédit ?
Et puis−je mais, chétif, si le coeur leur en dit ?
Valère
Oh ! qu'ils ne seront pas si méchants qu'ils le disent !
Et quelque belle ardeur que ses feux lui produisent,
Eraste n'aura pas si bon marché de nous.
La Rapière.
S'il vous faisoit besoin, mon bras est tout à vous :
Vous savez de tout temps que je suis un bon frère.
Valère
Je vous suis obligé, Monsieur de la Rapière.
La Rapière
J'ai deux amis aussi que je vous puis donner,
Qui contre tous venants sont gens à dégainer,
Et sur qui vous pourrez prendre toute assurance.
Mascarille
Acceptez−les, Monsieur.
Valère
C'est trop de complaisance.
La Rapière
Le petit Gille encore eût pu nous assister,
Sans le triste accident qui vient de nous l'ôter.
Monsieur, le grand dommage ! et l'homme de service !
Vous avez su le tour que lui fit la justice :
Il mourut en César, et lui cassant les os,
Le bourreau ne lui put faire lâcher deux mots.
Valère
Scène III

251

Oeuvres complètes . 1
Monsieur de la Rapière, un homme de la sorte
Doit être regretté. Mais quant à votre escorte,
Je vous rends grâce.
La Rapière
Soit ; mais soyez averti
Qu'il vous cherche, et vous peut faire un mauvais parti.
Valère
Et moi, pour vous montrer combien je l'appréhende,
Je lui veux, s'il me cherche, offrir ce qu'il demande,
Et par toute la ville aller présentement,
Sans être accompagné que de lui seulement.
Mascarille
Quoi ? Monsieur, vous voulez tenter Dieu ? Quelle audace !
Las ! vous voyez tous deux comme l'on nous menace,
Combien de tous côtés...
Valère
Que regardes−tu là ?
Mascarille
C'est qu'il sent le bâton du côté que voilà.
Enfin, si maintenant ma prudence en est crue,
Ne nous obstinons point à rester dans la rue :
Allons nous renfermer.
Valère
Nous renfermer, faquin !
Tu m'oses proposer un acte de coquin !
Sus, sans plus de discours, résous−toi de me suivre.
Mascarille
Eh ! Monsieur, mon cher maître, il est si doux de vivre !
On ne meurt qu'une fois, et c'est pour si longtemps !
Valère
Je m'en vais t'assommer de coups, si je t'entends.
Ascagne vient ici, laissons−le : il faut attendre
Quel parti de lui−même il résoudra de prendre.
Cependant avec moi viens prendre à la maison
Pour nous frotter.
Mascarille
Je n'ai nulle démangeaison.
Que maudit soit l'amour, et les filles maudites
Qui veulent en tâter, puis font les chattemites !

Scène III

252

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Ascagne, Frosine

Ascagne
Est−il bien vrai, Frosine, et ne rêvé−je point ?
De grâce, contez−moi bien tout de point en point.
Frosine
Vous en saurez assez le détail ; laissez faire :
Ces sortes d'incidents ne sont pour l'ordinaire
Que redits trop de fois de moment en moment.
Suffit que vous sachiez qu'après ce testament
Qui vouloit un garçon pour tenir sa promesse,
De la femme d'Albert la dernière grossesse
N'accoucha que de vous : et que lui dessous main
Ayant depuis longtemps concerté son dessein,
Fit son fils de celui d'Ignès la bouquetière,
Qui vous donna pour sienne à nourrir à ma mère.
La mort ayant ravi ce petit innocent
Quelque dix mois après, Albert étant absent,
La crainte d'un époux et l'amour maternelle
Firent l'événement d'une ruse nouvelle :
Sa femme en secret lors se rendit son vrai sang ;
Vous devîntes celui qui tenoit votre rang,
Et la mort de ce fils mis dans votre famille
Se couvrit pour Albert de celle de sa fille.
Voilà de votre sort un mystère éclairci
Que votre feinte mère a caché jusqu'ici ;
Elle en dit des raisons, et peut en avoir d'autres,
Par qui ses intérêts n'étoient pas tous les vôtres.
Enfin cette visite, où j'espérois si peu,
Plus qu'on ne pouvoit croire a servi votre feu.
Cette Ignès vous relâche ; et par votre autre affaire
L'éclat de son secret devenu nécessaire,
Nous en avons nous deux votre père informé ;
Un billet de sa femme a le tout confirmé ;
Et poussant plus avant encore notre pointe,
Quelque peu de fortune à notre adresse jointe,
Aux intérêts d'Albert de Polydore après
Nous avons ajusté si bien les intérêts,
Si doucement à lui déplié ces mystères,
Pour n'effaroucher pas d'abord trop les affaires,
Enfin, pour dire tout, mené si prudemment
Son esprit pas à pas à l'accommodement,
Qu'autant que votre père il montre de tendresse
A confirmer les noeuds qui font votre allégresse.
Ascagne
Scène IV

253

Oeuvres complètes . 1
Ha ! Frosine, la joie, où vous m'acheminez...
Et que ne dois−je point à vos soins fortunés !
Frosine
Au reste, le bonhomme est en humeur de rire,
Et pour son fils encor nous défend de rien dire.

Scène IV

254

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Ascagne, Frosine, Polydore

Polydore
Approchez−vous, ma fille : un tel nom m'est permis,
Et j'ai su le secret que cachoient ces habits.
Vous avez fait un trait qui, dans sa hardiesse,
Fait briller tant d'esprit et tant de gentillesse,
Que je vous en excuse, et tiens mon fils heureux
Quand il saura l'objet de ses soins amoureux :
Vous valez tout un monde, et c'est moi qui l'assure.
Mais le voici : prenons plaisir de l'aventure.
Allez faire venir tous vos gens promptement.
Ascagne
Vous obéir sera mon premier compliment.

Scène V

255

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Mascarille, Polydore, Valère

Mascarille
Les disgrâces souvent sont du Ciel révélées :
J'ai songé cette nuit de perles défilées,
Et d'oeufs cassés : Monsieur, un tel songe m'abat.
Valère
Chien de poltron !
Polydore
Valère, il s'apprête un combat
Où toute ta valeur te sera nécessaire :
Tu vas avoir en tête un puissant adversaire.
Mascarille
Et personne, Monsieur, qui se veuille bouger
Pour retenir des gens qui se vont égorger !
Pour moi, je le veux bien ; mais au moins s'il arrive
Qu'un funeste accident de votre fils vous prive,
Ne m'en accusez point.
Polydore
Non, non : en cet endroit
Je le pousse moi−même à faire ce qu'il doit.
Mascarille
Père dénaturé !
Valère
Ce sentiment, mon père,
Est d'un homme de coeur, et je vous en révère.
J'ai dû vous offenser, et je suis criminel
D'avoir fait tout ceci sans l'aveu paternel ;
Mais à quelque dépit que ma faute vous porte,
La nature toujours se montre la plus forte ;
Et votre honneur fait bien, quand il ne veut pas voir
Que le transport d'Eraste ait de quoi m'émouvoir
Polydore
On me faisoit tantôt redouter sa menace :
Mais les choses depuis ont bien changé de face ;
Et sans le pouvoir fuir, d'un ennemi plus fort
Tu vas être attaqué.
Mascarille
Point de moyen d'accord ?
Scène VI

256

Oeuvres complètes . 1

Valère
Moi, le fuir ! Dieu m'en garde. Et qui donc pourroit−ce être ?
Polydore
Ascagne.
Valère
Ascagne ?
Polydore
Oui, tu le vas voir paroître.
Valère
Lui, qui de me servir m'avoir donné sa foi !
Polydore
Oui, c'est lui qui prétend avoir affaire à toi,
Et qui veut, dans le champ où l'honneur vous appelle,
Qu'un combat seul à seul vuide votre querelle.
Mascarille
C'est un brave homme : il sait que les coeurs généreux
Ne mettent point les gens en compromis pour eux.
Polydore
Enfin d'une imposture ils te rendent coupable,
Dont le ressentiment m'a paru raisonnable ;
Si bien qu'Albert et moi sommes tombés d'accord
Que tu satisferois Ascagne sur ce tort,
Mais aux yeux d'un chacun, et sans nulles remises,
Dans les formalités en pareil cas requises.
Valère
Et Lucile, mon père, a d'un coeur endurci...
Polydore
Lucile épouse Eraste, et te condamne aussi ;
Et pour convaincre mieux tes discours d'injustice,
Veut qu'à tes propres yeux cet hymen s'accomplisse.
Valère
Ha ! c'est une impudence à me mettre en fureur :
Elle a donc perdu sens, foi, conscience, honneur ?

Scène VI

257

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Mascarille, Lucile, Eraste, Polydore, Albert, Valère

Albert
Hé bien ! les combattants ? On amène le nôtre :
Avez−vous disposé le courage du vôtre ?
Valère
Oui, oui, me voilà prêt, puisqu'on m'y veut forcer ;
Et si j'ai pu trouver sujet de balancer,
Un reste de respect en pouvoit être cause,
Et non pas la valeur du bras que l'on m'oppose.
Mais c'est trop me pousser, ce respect est à bout :
A toute extrémité mon esprit se résout,
Et l'on fait voir un trait de perfidie étrange,
Dont il faut hautement que mon amour se venge.
Non pas que cet amour prétende encore à vous :
Tout son feu se résout en ardeur de courroux ;
Et quand j'aurai rendu votre honte publique,
Votre coupable hymen n'aura rien qui me pique.
Allez, ce procédé, Lucile, est odieux :
A peine en puis−je croire au rapport de mes yeux ;
C'est de toute pudeur se montrer ennemie,
Et vous devriez mourir d'une telle infamie.
Lucile
Un semblable discours me pourroit affliger,
Si je n'avois en main qui m'en saura venger.
Voici venir Ascagne ; il aura l'avantage
De vous faire changer bien vite de langage,
Et sans beaucoup d'effort.

Scène VII

258

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Mascarille, Lucile, Eraste, Albert, Valère, Gros−René, Marinette, Ascagne, Frosine, Polydore

Valère
Il ne le fera pas,
Quand il joindroit au sien encor vingt autres bras.
Je le plains de défendre une soeur criminelle ;
Mais puisque son erreur me veut faire querelle,
Nous le satisferons, et vous, mon brave, aussi.
Eraste
Je prenois intérêt tantôt à tout ceci ;
Mais enfin, comme Ascagne a pris sur lui l'affaire,
Je ne veux plus en prendre, et je le laisse faire.
Valère
C'est bien fait, la prudence est toujours de saison ;
Mais...
Eraste
Il saura pour tous vous mettre à la raison.
Valère
Lui ?
Polydore
Ne t'y trompe pas ; tu ne sais pas encore
Quel étrange garçon est Ascagne.
Albert
Il l'ignore.
Mais il pourra dans peu le lui faire savoir.
Valère
Sus donc ! que maintenant il me le fasse voir.
Marinette
Aux yeux de tous ?
Gros−René
Cela ne seroit pas honnête.
Valère
Se moque−t−on de moi ? Je casserai la tête
A quelqu'un des rieurs. Enfin voyons l'effet.
Ascagne
Non, non, je ne suis pas si méchant qu'on me fait ;
Scène VIII

259

Oeuvres complètes . 1
Et dans cette aventure où chacun m'intéresse,
Vous allez voir plutôt éclater ma foiblesse,
Connoître que le Ciel, qui dispose de nous,
Ne me fit pas un coeur pour tenir contre vous,
Et qu'il vous réservoit, pour victoire facile,
De finir le destin du frère de Lucile.
Oui, bien loin de vanter le pouvoir de mon bras,
Ascagne va par vous recevoir le trépas ;
Mais il veut bien mourir, si sa mort nécessaire
Peut avoir maintenant de quoi vous satisfaire,
En vous donnant pour femme, en présence de tous,
Celle qui justement ne peut être qu'à vous.
Valère
Non, quand toute la terre, après sa perfidie
Et les traits effrontés...
Ascagne
Ah ! souffrez que je die,
Valère, que le coeur qui vous est engagé
D'aucun crime envers vous ne peut être chargé :
Sa flamme est toujours pure et sa constance extrême,
Et j'en prends à témoin votre père lui−même.
Polydore
Oui, mon fils, c'est assez rire de ta fureur,
Et je vois qu'il est temps de te tirer d'erreur.
Celle à qui par serment ton âme est attachée
Sous l'habit que tu vois à tes yeux est cachée ;
Un intérêt de bien, dès ses plus jeunes ans,
Fit ce déguisement qui trompe tant de gens ;
Et depuis peu l'amour en a su faire un autre,
Qui t'abusa, joignant leur famille à la nôtre.
Ne va point regarder à tout le monde aux yeux :
Je te fais maintenant un discours sérieux.
Oui, c'est elle, en un mot, dont l'adresse subtile,
La nuit, reçut ta foi sous le nom de Lucile,
Et qui par ce ressort, qu'on ne comprenoit pas,
A semé parmi vous un si grand embarras.
Mais, puisqu'Ascagne ici fait place à Dorothée,
Il faut voir de vos feux toute imposture ôtée,
Et qu'un noeud plus sacré donne force au premier.
Albert
Et c'est là justement ce combat singulier
Qui devoit envers nous réparer votre offense,
Et pour qui les édits n'ont point fait de défense.
Polydore
Un tel événement rend tes esprits confus ;
Mais en vain tu voudrois balancer là−dessus.
Scène VIII

260

Oeuvres complètes . 1

Valère
Non, non, je ne veux pas songer à m'en défendre ;
Et si cette aventure a lieu de me surprendre,
La surprise me flatte, et je me sens saisir
De merveille à la fois, d'amour et de plaisir.
Se peut−il que ces yeux... ?
Albert
Cet habit, cher Valère,
Souffre mal les discours que vous lui pourriez faire.
Allons lui faire en prendre un autre ; et cependant
Vous saurez le détail de tout cet incident.
Valère
Vous, Lucile, pardon, si mon âme abusée...
Lucile
L'oubli de cette injure est une chose aisée.
Albert
Allons, ce compliment se fera bien chez nous,
Et nous aurons loisir de nous en faire tous.
Eraste
Mais vous ne songez pas, en tenant ce langage,
Qu'il reste encore ici des sujets de carnage :
Voilà bien à tous deux notre amour couronné ;
Mais de son Mascarille et de mon Gros−René,
Par qui doit Marinette être ici possédée ?
Il faut que par le sang l'affaire soit vuidée.
Mascarille
Nenni, nenni : mon sang dans mon corps sied trop bien.
Qu'il l'épouse en repos, cela ne me fait rien :
De l'humeur que je sais la chère Marinette,
L'hymen ne ferme pas la porte à la fleurette.
Marinette
Et tu crois que de toi je ferois mon galant ?
Un mari, passe encor : tel qu'il est, on le prend ;
On n'y va pas chercher tant de cérémonie.
Mais il faut qu'un galant soit fait à faire envie.
Gros−René
Ecoute : quand l'hymen aura joint nos deux peaux,
Je prétends qu'on soit sourde à tous les damoiseaux.
Mascarille
Tu crois te marier pour toi tout seul, compère ?

Scène VIII

261

Oeuvres complètes . 1
Gros−René
Bien entendu : je veux une femme sévère,
Ou je ferai beau bruit.
Mascarille
Eh ! mon Dieu ! tu feras
Comme les autres font, et tu t'adouciras.
Ces gens, avant l'hymen, si fâcheux et critiques,
Dégénèrent souvent en maris pacifiques.
Marinette
Va, va, petit mari, ne crains rien de ma foi :
Les douceurs ne feront que blanchir contre moi,
Et je te dirai tout.
Mascarille
Oh ! las ! fine pratique !
Un mari confident ! ...
Marinette
Taisez−vous, as de pique.
Albert
Pour la troisième fois, allons−nous−en chez nous
Poursuivre en liberté des entretiens si doux.

Scène VIII

262

Oeuvres complètes . 1

Les Précieuses ridicules
Comédie
Représentée pour la première fois
sur le théâtre du Petit−Bourbon
le 18e novembre 1659
par la Troupe de Monsieur, frère unique du Roi

Les Précieuses ridicules

263

Oeuvres complètes . 1
Préface

C'est une chose étrange qu'on imprime les gens malgré eux. Je ne vois rien de si injuste, et je pardonnerais
toute autre violence plutôt que celle−là.
Ce n'est pas que je veuille faire ici l'auteur modeste, et mépriser, par honneur, ma comédie. J'offenserais mal
à propos tout Paris, si je l'accusais d'avoir pu applaudir à une sottise. Comme le public est le juge absolu de
ces sortes d'ouvrages, il y aurait de l'impertinence à moi de le démentir ; et, quand j'aurais eu la plus
mauvaise opinion du monde de mes Précieuses ridicules avant leur représentation, je dois croire maintenant
qu'elles valent quelque chose, puisque tant de gens ensemble en ont dit du bien. Mais, comme une grande
partie des grâces qu'on y a trouvées dépendent de l'action et du ton de voix, il m'importait qu'on ne les
dépouillât pas de ces ornements ; et je trouvais que le succès qu'elles avaient eu dans la représentation était
assez beau pour en demeurer là. J'avais résolu, dis−je, de ne les faire voir qu'à la chandelle, pour ne point
donner lieu à quelqu'un de dire le proverbe ; et je ne voulais pas qu'elles sautassent du théâtre de Bourbon
dans la galerie du Palais. Cependant je n'ai pu l'éviter, et je suis tombé dans la disgrâce de voir une copie
dérobée de ma pièce entre les mains des libraires, accompagnée d'un privilège obtenu par surprise. J'ai eu
beau crier : O temps ! ô moeurs ! on m'a fait voir une nécessité pour moi d'être imprimé, ou d'avoir un
procès ; et le dernier mal est encore pire que le premier. Il faut donc se laisser aller à la destinée, et consentir
à une chose qu'on ne laisserait pas de faire sans moi.
Mon Dieu ! l'étrange embarras qu'un livre à mettre au jour, et qu'un auteur est neuf la première fois qu'on
l'imprime ! Encore si l'on m'avait donné du temps, j'aurais pu mieux songer à moi, et j'aurais pris toutes les
précautions que messieurs les auteurs, à présent mes confrères, ont coutume de prendre en semblables
occasions. Outre quelque grand seigneur que j'aurais été prendre malgré lui pour protecteur de mon ouvrage,
et dont j'aurais tenté la libéralité par une épître dédicatoire bien fleurie, j'aurais tâché de faire une belle et
docte préface ; et je ne manque point de livres qui m'auraient fourni tout ce qu'on peut dire de savant sur la
tragédie et la comédie, l'étymologie de toutes deux, leur origine, leur définition et le reste.
J'aurais parlé aussi à mes amis, qui, pour la recommandation de ma pièce, ne m'auraient pas refusé, ou des
vers français, ou des vers latins. J'en ai même qui m'auraient loué en grec, et l'on n'ignore pas qu'une louange
en grec est d'une merveilleuse efficace à la tête d'un livre. Mais on me met au jour sans me donner le loisir de
me reconnaître ; et je ne puis même obtenir la liberté de dire deux mots pour justifier mes intentions sur le
sujet de cette comédie. J'aurais voulu faire voir qu'elle se tient partout dans les bornes de la satire honnête et
permise ; que les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes qui méritent
d'être bernés ; que ces vicieuses imitations de ce qu'il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la
comédie ; et que, par la même raison les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés
de s'offenser du Docteur de la comédie, et du Capitan ; non plus que les juges, les princes et les rois, de voir
Trivelin, ou quelque autre, sur le théâtre, faire ridiculement le juge, le prince ou le roi : aussi les véritables
précieuses auraient tort de se piquer, lorsqu'on joue les ridicules qui les imitent mal. Mais enfin, comme j'ai
dit, on ne me laisse pas le temps de respirer, et M. de Luyne veut m'aller relier de ce pas : à la bonne heure,
puisque Dieu l'a voulu.

Préface

264

Oeuvres complètes . 1
Personnages

La Grange, amant rebuté.
Du Croisy, amant rebuté.
Gorgibus, bon bourgeois.
Magdelon, fille de Gorgibus, précieuse ridicule.
Cathos, nièce de Gorgibus, précieuse ridicule.
Marotte, servante des Précieuses ridicules.
Almanzor, laquais des Précieuses ridicules.
Le Marquis de Mascarille, valet de La Grange.
Le Vicomte de Jodelet, valet de Du Croisy.
Deux porteurs de chaise.
Voisines.
Violons.

Personnages

265

Oeuvres complètes . 1
Scène I

La Grange, Du Croisy

Du Croisy
Seigneur la Grange...
La Grange
Quoi ?
Du Croisy
Regardez−moi un peu sans rire.
La Grange
Eh bien ?
Du Croisy
Que dites−vous de notre visite ? en êtes−vous fort satisfait ?
La Grange
A votre avis, avons−nous sujet de l'être tous deux ?
Du Croisy
Pas tout à fait, à dire vrai.
La Grange
Pour moi, je vous avoue que j'en suis tout scandalisé. A−t−on jamais vu, dites−moi, deux pecques
provinciales faire plus les renchéries que celles−là, et deux hommes traités avec plus de mépris que nous ? A
peine ont−elles pu se résoudre à nous faire donner des siéges. Je n'ai jamais vu tant parler à l'oreille qu'elles
ont fait entre elles, tant bâiller, tant se frotter les yeux, et demander tant de fois : "Quelle heure est−il ? "
Ont−elles répondu que oui et non à tout ce que nous avons pu leur dire ? Et ne m'avouerez−vous pas enfin
que, quand nous aurions été les dernières personnes du monde, on ne pouvoit nous faire pis qu'elles ont fait ?
Du Croisy
Il me semble que vous prenez la chose fort à coeur.
La Grange
Sans doute, je l'y prends, et de telle façon, que je veux me venger de cette impertinence. Je connois ce qui
nous a fait mépriser. L'air précieux n'a pas seulement infecté Paris, il s'est aussi répandu dans les provinces, et
nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c'est un ambigu de précieuse et de coquette
que leur personne. Je vois ce qu'il faut être pour en être bien reçu ; et si vous m'en croyez, nous leur jouerons
tous deux une pièce qui leur fera voir leur sottise, et pourra leur apprendre à connoître un peu mieux leur
monde.
Du Croisy
Et comment encore ?
Scène I

266

Oeuvres complètes . 1

La Grange
J'ai un certain valet, nommé Mascarille, qui passe, au sentiment de beaucoup de gens, pour une manière de
bel esprit ; car il n'y a rien à meilleur marché que le bel esprit maintenant. C'est un extravagant, qui s'est mis
dans la tête de vouloir faire l'homme de condition. Il se pique ordinairement de galanterie et de vers, et
dédaigne les autres valets, jusqu'à les appeler brutaux.
Du Croisy
Eh bien ! qu'en prétendez−vous faire ?
La Grange
Ce que j'en prétends faire ? Il faut... Mais sortons d'ici auparavant.

Scène I

267

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Gorgibus, du Croisy, La Grange

Gorgibus
Eh bien ! vous avez vu ma nièce et ma fille : les affaires iront−elles bien ? Quel est le résultat de cette
visite ?
La Grange
C'est une chose que vous pourrez mieux apprendre d'elles que de nous. Tout ce que nous pouvons vous dire,
c'est que nous vous rendons grâce de la faveur que vous nous avez faite, et demeurons vos très−humbles
serviteurs.
Gorgibus
Ouais ! il semble qu'ils sortent mal satisfaits d'ici. D'où pourroit venir leur mécontentement ? Il faut savoir
un peu ce que c'est. Holà !

Scène II

268

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Marotte, Gorgibus

Marotte
Que désirez−vous, Monsieur ?
Gorgibus
Où sont vos maîtresses ?
Marotte
Dans leur cabinet.
Gorgibus
Que font−elles ?
Marotte
De la pommade pour les lèvres.
Gorgibus
C'est trop pommadé. Dites−leur qu'elles descendent. Ces pendardes−là, avec leur pommade, ont, je pense,
envie de me ruiner. Je ne vois partout que blancs d'oeufs, lait virginal, et mille autres brimborions que je ne
connois point. Elles ont usé, depuis que nous sommes ici, le lard d'une douzaine de cochons, pour le moins, et
quatre valets vivroient tous les jours des pieds de mouton qu'elles emploient.

Scène III

269

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Magdelon, Cathos, Gorgibus

Gorgibus
Il est bien nécessaire vraiment de faire tant de dépense pour vous graisser le museau. Dites−moi un peu ce
que vous avez fait à ces Messieurs, que je les vois sortir avec tant de froideur ? Vous avois−je pas
commandé de les recevoir comme des personnes que je voulois vous donner pour maris ?
Magdelon
Et quelle estime, mon père, voulez−vous que nous fassions du procédé irrégulier de ces gens−là ?
Cathos
Le moyen, mon oncle, qu'une fille un peu raisonnable se pût accommoder de leur personne ?
Gorgibus
Et qu'y trouvez−vous à redire ?
Magdelon
La belle galanterie que la leur ! Quoi ? débuter d'abord par le mariage !
Gorgibus
Et par où veux−tu donc qu'ils débutent ? par le concubinage ? N'est−ce pas un procédé dont vous avez sujet
de vous louer toutes deux aussi bien que moi ? Est−il rien de plus obligeant que cela ? Et ce lien sacré où ils
aspirent, n'est−il pas un témoignage de l'honnêteté de leurs intentions ?
Magdelon
Ah ! mon père, ce que vous dites là est du dernier bourgeois. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la
sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses.
Gorgibus
Je n'ai que faire ni d'air ni de chanson. Je te dis que le mariage est une chose simple et sacrée, et que c'est
faire en honnêtes gens que de débuter par là.
Magdelon
Mon Dieu, que, si tout le monde vous ressembloit, un roman seroit bientôt fini ! La belle chose que ce seroit
si d'abord Cyrus épousoit Mandane, et qu'Aronce de plain−pied fût marié à Clélie !
Gorgibus
Que me vient conter celle−ci ?
Magdelon

Scène IV

270

Oeuvres complètes . 1
Mon père, voilà ma cousine qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver qu'après
les autres aventures. Il faut qu'un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le
doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple,
ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux ; ou bien être
conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un
temps sa passion à l'objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l'on ne manque jamais de mettre sur
le tapis une question galante qui exerce les esprits de l'assemblée. Le jour de la déclaration arrive, qui se doit
faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s'est un peu éloignée ; et cette
déclaration est suivie d'un prompt courroux, qui paroît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l'amant
de notre présence. Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours
de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux
qui se jettent à la traverse d'une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de
fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s'ensuit. Voilà comme les choses se
traitent dans les belles manières et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne sauroit se dispenser.
Mais en venir de but en blanc à l'union conjugale, ne faire l'amour qu'en faisant le contrat du mariage, et
prendre justement le roman par la queue ! encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que
ce procédé ; et j'ai mal au coeur de la seule vision que cela me fait.
Gorgibus
Quel diable de jargon entends−je ici ? Voici bien du haut style.
Cathos
En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont
tout à fait incongrus en galanterie ? Je m'en vais gager qu'ils n'ont jamais vu la carte de Tendre, et que
Billets−Doux, Petits−Soins, Billets−Galants et Jolis−Vers sont des terres inconnues pour eux. Ne voyez−vous
pas que toute leur personne marque cela, et qu'ils n'ont point cet air qui donne d'abord bonne opinion des
gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête
irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans ! ... mon Dieu, quels amants sont−ce
là ! Quelle frugalité d'ajustement et quelle sécheresse de conversation ! On n'y dure point, on n'y tient pas.
J'ai remarqué encore que leurs rabats ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu'il s'en faut plus d'un grand
demi−pied que leurs hauts−de−chausses ne soient assez larges.
Gorgibus
Je pense qu'elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin. Cathos, et vous,
Magdelon...
Magdelon
Eh ! de grâce, mon père, défaites−vous de ces noms étranges, et nous appelez autrement.
Gorgibus
Comment, ces noms étranges ! Ne sont−ce pas vos noms de baptême ?
Magdelon
Mon Dieu, que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements, c'est que vous ayez pu faire une fille
si spirituelle que moi. A−t−on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Magdelon ? et ne
m'avouerez−vous pas que ce seroit assez d'un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ?
Cathos

Scène IV

271

Oeuvres complètes . 1
Il est vrai, mon oncle, qu'une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots−là ; et
le nom de Polyxène que ma cousine a choisi, et celui d'Aminte que je me suis donné, ont une grâce dont il
faut que vous demeuriez d'accord.
Gorgibus
Ecoutez, il n'y a qu'un mot qui serve : je n'entends point que vous ayez d'autres noms que ceux qui vous ont
été donnés par vos parrains et marraines ; et pour ces Messieurs dont il est question, je connois leurs familles
et leurs biens, et je veux résolûment que vous vous disposiez à les recevoir pour maris. Je me lasse de vous
avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante pour un homme de mon âge.
Cathos
Pour moi, mon oncle, tout ce que je vous puis dire, c'est que je trouve le mariage une chose tout à fait
choquante. Comment est−ce qu'on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu ?
Magdelon
Souffrez que nous prenions un peu haleine parmi le beau monde de Paris, où nous ne faisons que d'arriver.
Laissez−nous faire à loisir le tissu de notre roman, et n'en pressez point tant la conclusion.
Gorgibus
Il n'en faut point douter, elles sont achevées. Encore un coup, je n'entends rien à toutes ces balivernes ; je
veux être maître absolu ; et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux avant
qu'il soit peu, ou, ma foi ! vous serez religieuses : j'en fais un bon serment.

Scène IV

272

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Cathos, Magdelon

Cathos
Mon Dieu ! ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! que son intelligence est épaisse et
qu'il fait sombre dans son âme !
Magdelon
Que veux−tu, ma chère ? J'en suis en confusion pour lui. J'ai peine à me persuader que je puisse être
véritablement sa fille, et je crois que quelque aventure, un jour, me viendra développer une naissance plus
illustre.
Cathos
Je le croirois bien ; oui, il y a toutes les apparences du monde ; et pour moi, quand je me regarde aussi...

Scène V

273

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Marotte, Cathos, Magdelon

Marotte
Voilà un laquais qui demande si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir.
Magdelon
Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : "Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes
en commodité d'être visibles."
Marotte
Dame ! je n'entends point le latin, et je n'ai pas appris, comme vous, la filofie dans le Grand Cyre.
Magdelon
L'impertinente ! Le moyen de souffrir cela ? Et qui est−il, le maître de ce laquais ?
Marotte
Il me l'a nommé le marquis de Mascarille.
Magdelon
Ah ! ma chère, un marquis ! Oui, allez dire qu'on nous peut voir. C'est sans doute un bel esprit qui aura ouï
parler de nous.
Cathos.
Assurément, ma chère.
Magdelon
Il faut le recevoir dans cette salle basse, plutôt qu'en notre chambre. Ajustons un peu nos cheveux au moins,
et soutenons notre réputation. Vite, venez nous tendre ici dedans le conseiller des grâces.
Marotte
Par ma foi, je ne sais point quelle bête c'est là : il faut parler chrétien, si vous voulez que je vous entende.
Cathos
Apportez−nous le miroir, ignorante que vous êtes, et gardez−vous bien d'en salir la glace par la
communication de votre image.

Scène VI

274

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Mascarille, deux porteurs

Mascarille
Holà, porteurs, holà ! Là, là, là, là, là, là. Je pense que ces marauds−là ont dessein de me briser à force de
heurter contre les murailles et les pavés.
Premier porteur
Dame ! c'est que la porte est étroite : vous avez voulu aussi que nous soyons entrés jusqu'ici.
Mascarille
Je le crois bien. Voudriez−vous, faquins, que j'exposasse l'embonpoint de mes plumes aux inclémences de la
saison pluvieuse, et que j'allasse imprimer mes souliers en boue ? Allez, ôtez votre chaise d'ici.
Deuxième porteur
Payez−nous donc, s'il vous plaît, Monsieur.
Mascarille
Hem ?
Deuxième porteur
Je dis, Monsieur, que vous nous donniez de l'argent, s'il vous plaît.
Mascarille, lui donnant un soufflet.
Comment, coquin, demander de l'argent à une personne de ma qualité !
Deuxième porteur
Est−ce ainsi qu'on paye les pauvres gens ? et votre qualité nous donne−t−elle à dîner ?
Mascarille
Ah ! ah ! ah ! je vous apprendrai à vous connoître ! Ces canailles−là s'osent jouer à moi.
Première porteur, prenant un des bâtons de sa chaise.
Cà ! payez−nous vitement !
Mascarille
Quoi ?
Premier porteur
Je dis que je veux avoir de l'argent tout à l'heure.
Mascarille
Il est raisonnable.
Premier porteur
Vite donc.
Scène VII

275

Oeuvres complètes . 1

Mascarille
Oui−da. Tu parles comme il faut, toi ; mais l'autre est un coquin qui ne sait ce qu'il dit. Tiens : es−tu
content ?
Premier porteur
Non, je ne suis pas content : vous avez donné un soufflet à mon camarade, et...
Mascarille
Doucement. Tiens, voilà pour le soufflet. On obtient tout de moi quand on s'y prend de la bonne façon. Allez,
venez me reprendre tantôt pour aller au Louvre, au petit coucher.

Scène VII

276

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Marotte, Mascarille

Marotte
Monsieur, voilà mes maîtresses qui vont venir tout à l'heure.
Mascarille
Qu'elles ne se pressent point : je suis ici posté commodément pour attendre.
Marotte
Les voici.

Scène VIII

277

Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Magdelon, Cathos, Mascarille, Almanzor

Mascarille, après avoir salué.
Mesdames, vous serez surprises, sans doute, de l'audace de ma visite ; mais votre réputation vous attire cette
méchante affaire, et le mérite a pour moi des charmes si puissants, que je cours partout après lui.
Magdelon
Si vous poursuivez le mérite, ce n'est pas sur nos terres que vous devez chasser.
Cathos
Pour voir chez nous le mérite, il a fallu que vous l'y ayez amené.
Mascarille
Ah ! je m'inscris en faux contre vos paroles. La renommée accuse juste en contant ce que vous valez ; et
vous allez faire pic, repic et capot tout ce qu'il y a de galant dans Paris.
Magdelon
Votre complaisance pousse un peu trop avant la libéralité de ses louanges ; et nous n'avons garde, ma
cousine et moi, de donner de notre sérieux dans le doux de votre flatterie.
Cathos
Ma chère, il faudroit faire donner des siéges.
Magdelon
Holà, Almanzor !
Almanzor
Madame.
Magdelon
Vite, voiturez−nous ici les commodités de la conversation.
Mascarille
Mais au moins, y a−t−il sûreté ici pour moi ?
Cathos
Que craignez−vous ?
Mascarille
Quelque vol de mon coeur, quelque assassinat de ma franchise. Je vois ici des yeux qui ont la mine d'être de
fort mauvais garçons, de faire insulte aux libertés, et de traiter une âme de Turc à More. Comment diable,
d'abord qu'on les approche, ils se mettent sur leur garde meurtrière ? Ah ! par ma foi, je m'en défie, et je
Scène IX

278

Oeuvres complètes . 1
m'en vais gagner au pied, ou je veux caution bourgeoise qu'ils ne me feront point de mal.
Magdelon
Ma chère, c'est le caractère enjoué.
Cathos
Je vois bien que c'est un Amilcar.
Magdelon
Ne craignez rien : nos yeux n'ont point de mauvais desseins, et votre coeur peut dormir en assurance sur leur
prud'homie.
Cathos
Mais de grâce, Monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d'heure ;
contentez un peu l'envie qu'il a de vous embrasser.
Mascarille, après s'être peigné et avoir ajusté ses canons. Eh bien, Mesdames, que dites−vous de Paris ?
Magdelon
Hélas ! qu'en pourrions−nous dire ? Il faudroit être l'antipode de la raison, pour ne pas confesser que Paris
est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie.
Mascarille
Pour moi, je tiens que hors de Paris, il n'y a point de salut pour les honnêtes gens.
Cathos
C'est une vérité incontestable.
Mascarille
Il y fait un peu crotté ; mais nous avons la chaise.
Magdelon
Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps.
Mascarille
Vous recevez beaucoup de visites : quel bel esprit est des vôtres ?
Magdelon
Hélas ! nous ne sommes pas encore connues ; mais nous sommes en passe de l'être, et nous avons une amie
particulière qui nous a promis d'amener ici tous ces Messieurs du Recueil des pièces choisies.
Cathos
Et certains autres qu'on nous a nommés aussi pour être les arbitres souverains des belles choses.
Mascarille
C'est moi qui ferai votre affaire mieux que personne : ils me rendent tous visite ; et je puis dire que je ne me
lève jamais sans une demi−douzaine de beaux esprits.
Scène IX

279

Oeuvres complètes . 1
Magdelon
Eh ! mon Dieu, nous vous serons obligées de la dernière obligation, si vous nous faites cette amitié ; car
enfin il faut avoir la connoissance de tous ces Messieurs−là, si l'on veut être du beau monde. Ce sont ceux qui
donnent le branle à la réputation dans Paris et vous savez qu'il y en a tel dont il ne faut que la seule
fréquentation pour vous donner bruit de connoisseuse, quand il n'y auroit rien autre chose que cela. Mais pour
moi, ce que je considère particulièrement, c'est que, par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de
cent choses qu'il faut savoir de nécessité, et qui sont de l'essence d'un bel esprit. On apprend par là chaque
jour les petites nouvelles galantes, les jolies commerces de prose et de vers. On sait à point nommé : "Un tel
a composé la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet ; une telle a fait des paroles sur un tel air ; celui−ci a
fait un madrigal sur une jouissance ; celui−là a composé des stances sur une infidélité ; Monsieur un tel
écrivit hier au soir un sixain à Mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les huit
heures ; un tel auteur a fait un tel dessein ; celui−là en est à la troisième partie de son roman ; cet autre met
ses ouvrages sous la presse." C'est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies ; et si l'on ignore ces
choses, je ne donnerois pas un clou de tout l'esprit qu'on peut avoir.
Cathos
En effet, je trouve que c'est renchérir sur le ridicule, qu'une personne se pique d'esprit et ne sache pas jusqu'au
moindre petit quatrain qui se fait chaque jour ; et pour moi, j'aurois toutes les hontes du monde s'il falloit
qu'on vînt à me demander si j'aurois vu quelque chose de nouveau que je n'aurois pas vu.
Mascarille
Il est vrai qu'il est honteux de n'avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous mettez pas en
peine : je veux établir chez vous une Académie de beaux esprits, et je vous promets qu'il ne se fera pas un
bout de vers dans Paris que vous ne sachiez par coeur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez,
je m'en escrime un peu quand je veux ; et vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de Paris,
deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux, sans compter les
énigmes et les portraits.
Magdelon
Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits ; je ne vois rien de si galant que cela.
Mascarille
Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond : vous en verrez de ma manière qui ne vous
déplairont pas.
Cathos
Pour moi, j'aime terriblement les énigmes.
Mascarille
Cela exerce l'esprit, et j'en ai fait quatre encore ce matin, que je vous donnerai à deviner.
Magdelon
Les madrigaux sont agréables, quand ils sont bien tournés.
Mascarille
C'est mon talent particulier ; et je travaille à mettre en madrigaux toute l'histoire romaine.
Magdelon
Scène IX

280

Oeuvres complètes . 1
Ah ! certes, cela sera du dernier beau. J'en retiens un exemplaire au moins, si vous le faites imprimer.
Mascarille
Je vous en promets à chacune un, et des mieux reliés. Cela est au−dessous de ma condition ; mais je le fais
seulement pour donner à gagner aux libraires qui me persécutent.
Magdelon
Je m'imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé.
Mascarille
Sans doute. Mais à propos, il faut que je vous die un impromptu que je fis hier chez une duchesse de mes
amies que je fus visiter ; car je suis diablement fort sur les impromptus.
Cathos
L'impromptu est justement la pierre de touche de l'esprit.
Mascarille
Ecoutez donc.
Magdelon
Nous y sommes de toutes nos oreilles.
Mascarille
Oh ! oh ! je n'y prenois pas garde :
Tandis que, sans songer à mal, je vous regarde,
Votre oeil en tapinois me dérobe mon coeur.
Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur !
Cathos
Ah ! mon Dieu ! voilà qui est poussé dans le dernier galant.
Mascarille
Tout ce que je fais a l'air cavalier ; cela ne sent point le pédant.
Magdelon
Il en est éloigné de plus de deux mille lieues.
Mascarille
Avez−vous remarqué ce commencement : Oh, oh ? Voilà qui est extraordinaire : oh, oh ! Comme un
homme qui s'avise tout d'un coup : oh, oh ! La surprise : oh, oh !
Magdelon
Oui, je trouve ce oh, oh ! admirable.
Mascarille
Il semble que cela ne soit rien.
Cathos
Scène IX

281

Oeuvres complètes . 1
Ah ! mon Dieu, que dites−vous ? Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer.
Magdelon
Sans doute ; et j'aimerois mieux avoir fait ce oh, oh ! qu'un poème épique.
Mascarille
Tudieu ! vous avez le goût bon.
Magdelon
Eh ! je ne l'ai pas tout à fait mauvais.
Mascarille
Mais n'admirez−vous pas aussi je n'y prenois pas garde ? Je n'y prenois pas garde, je ne m'apercevois pas de
cela : façon de parler naturelle : je n'y prenois pas garde. Tandis que sans songer à mal, tandis
qu'innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton ; je vous regarde, c'est−à−dire, je m'amuse à vous
considérer, je vous observe, je vous contemple ; Votre oeil en tapinois... Que vous semble de ce mot
tapinois ? n'est−il pas bien choisi ?
Cathos
Tout à fait bien.
Mascarille
Tapinois, en cachette : il semble que ce soit un chat qui vienne de prendre une souris : tapinois.
Magdelon
Il ne se peut rien de mieux.
Mascarille
Me dérobe mon coeur, me l'emporte, me le ravit. Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur ! Ne diriez−vous
pas que c'est un homme qui crie et court après un voleur pour le faire arrêter ? Au voleur, au voleur, au
voleur, au voleur !
Magdelon
Il faut avouer que cela a un tour spirituel et galant.
Mascarille
Je veux vous dire l'air que j'ai fait dessus.
Cathos
Vous avez appris la musique ?
Mascarille
Moi ? Point du tout.
Cathos
Et comment donc cela se peut−il ?
Mascarille
Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris.
Scène IX

282

Oeuvres complètes . 1

Magdelon
Assurément, ma chère.
Mascarille
Ecoutez si vous trouverez l'air à votre goût. Hem, hem. La, la, la, la, la. La brutalité de la saison a
furieusement outragé la délicatesse de ma voix ; mais il n'importe, c'est à la cavalière.
(Il chante.)
Oh, oh ! je n'y prenois pas...
Cathos
Ah ! que voilà un air qui est passionné ! Est−ce qu'on n'en meurt point ?
Magdelon
Il y a de la chromatique là dedans.
Mascarille
Ne trouvez−vous pas la pensée bien exprimée dans le chant ? Au voleur ! ... Et puis, comme si l'on crioit
bien fort : au, au, au, au, au, au, voleur ! Et tout d'un coup, comme une personne essoufflée : au voleur !
Magdelon
C'est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin. Tout est merveilleux, je vous assure ; je suis
enthousiasmée de l'air et des paroles.
Cathos
Je n'ai encore rien vu de cette force−là.
Mascarille
Tout ce que je fais me vient naturellement, c'est sans étude.
Magdelon
La nature vous a traité en vraie mère passionnée, et vous en êtes l'enfant gâté.
Mascarille
A quoi donc passez−vous le temps ?
Cathos
A rien du tout.
Magdelon
Nous avons été jusqu'ici dans un jeûne effroyable de divertissements.
Mascarille
Je m'offre à vous mener l'un de ces jours à la comédie, si vous voulez ; aussi bien on en doit jouer une
nouvelle que je serai bien aise que nous voyions ensemble.

Scène IX

283

Oeuvres complètes . 1
Magdelon
Cela n'est pas de refus.
Mascarille
Mais je vous demande d'applaudir comme il faut, quand nous serons là ; car je me suis engagé de faire valoir
la pièce, et l'auteur m'en est venu prier encore ce matin. C'est la coutume ici qu'à nous autres gens de
condition les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles, pour nous engager à les trouver belles, et leur
donner de la réputation ; et je vous laisse à penser si, quand nous disons quelque chose, le parterre ose nous
contredire. Pour moi, j'y suis fort exact ; et quand j'ai promis à quelque poète, je crie toujours : "Voilà qui
est beau ! " devant que les chandelles soient allumées.
Magdelon
Ne m'en parlez point : c'est un admirable lieu que Paris ; il s'y passe cent choses tous les jours qu'on ignore
dans les provinces, quelque spirituelle qu'on puisse être.
Cathos
C'est assez : puisque nous sommes instruites, nous ferons notre devoir de nous écrier comme il faut sur tout
ce qu'on dira.
Mascarille
Je ne sais si je me trompe, mais vous avez toute la mine d'avoir fait quelque comédie.
Magdelon
Eh ! il pourroit être quelque chose de ce que vous dites.
Mascarille
Ah ! ma foi, il faudra que nous la voyions. Entre nous, j'en ai composé une que je veux faire représenter.
Cathos
Hé, à quels comédiens la donnerez−vous ?
Mascarille
Belle demande ! Aux grands comédiens. Il n'y a qu'eux qui soient capables de faire valoir les choses ; les
autres sont des ignorants qui récitent comme l'on parle ; ils ne savent pas faire ronfler les vers, et s'arrêter au
bel endroit : et le moyen de connoître où est le beau vers, si le comédien ne s'y arrête, et ne vous avertit par
là qu'il faut faire le brouhaha ?
Cathos
En effet, il y a manière de faire sentir aux auditeurs les beautés d'un ouvrage ; et les choses ne valent que ce
qu'on les fait valoir.
Mascarille
Que vous semble de ma petite−oie ? La trouvez−vous congruante à l'habit ?
Cathos
Tout à fait.
Mascarille
Scène IX

284

Oeuvres complètes . 1
Le ruban est bien choisi.
Magdelon
Furieusement bien. C'est Perdrigeon tout pur.
Mascarille
Que dites−vous de mes canons ?
Magdelon
Ils ont tout à fait bon air.
Mascarille
Je puis me vanter au moins qu'ils ont un grand quartier plus que tous ceux qu'on fait.
Magdelon
Il faut avouer que je n'ai jamais vu porter si haut l'élégance de l'ajustement.
Mascarille
Attachez un peu sur ces gants la réflexion de votre odorat.
Magdelon
Ils sentent terriblement bon.
Cathos
Je n'ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée.
Mascarille
Et celle−là ?
Magdelon
Elle est tout à fait de qualité ; le sublime en est touché délicieusement.
Mascarille
Vous ne me dites rien de mes plumes : comment les trouvez−vous ?
Cathos
Effroyablement belles.
Mascarille
Savez−vous que le brin me coûte un louis d'or ? Pour moi, j'ai cette manie de vouloir donner généralement
sur tout ce qu'il y a de plus beau.
Magdelon
Je vous assure que nous sympathisons vous et moi : j'ai une délicatesse furieuse pour tout ce que je porte ;
et jusqu'à mes chaussettes, je ne puis rien souffrir qui ne soit de la bonne ouvrière.
Mascarille, s'écriant brusquement.
Ahi, ahi, ahi, doucement ! Dieu me damne, Mesdames, c'est fort mal en user ; j'ai à me plaindre de votre
procédé ; cela n'est pas honnête.
Scène IX

285

Oeuvres complètes . 1
Cathos
Qu'est−ce donc ? qu'avez−vous ?
Mascarille
Quoi ? toutes deux contre mon coeur, en même temps ! m'attaquer à droit et à gauche ! Ah ! c'est contre le
droit des gens ; la partie n'est pas égale ; et je m'en vais crier au meurtre.
Cathos
Il faut avouer qu'il dit les choses d'une manière particulière.
Magdelon
Il a un tour admirable dans l'esprit.
Cathos
Vous avez plus de peur que de mal, et votre coeur crie avant qu'on l'écorche.
Mascarille
Comment diable ! il est écorché depuis la tête jusqu'aux pieds.

Scène IX

286

Oeuvres complètes . 1
Scène X

Marotte, Mascarille, Cathos, Magdelon

Marotte
Madame, on demande à vous voir.
Magdelon
Qui ?
Marotte
Le vicomte de Jodelet.
Mascarille
Le vicomte de Jodelet ?
Marotte
Oui, Monsieur.
Cathos
Le connoissez−vous ?
Mascarille
C'est mon meilleur ami.
Magdelon
Faites entrer vitement.
Mascarille
Il y a quelque temps que nous ne nous sommes vus, et je suis ravi de cette aventure.
Cathos
Le voici.

Scène X

287

Oeuvres complètes . 1
Scène XI

Jodelet, Mascarille, Cathos, Magdelon, Marotte

Mascarille
Ah ! vicomte !
Jodelet, s'embrassant l'un l'autre.
Ah ! marquis !
Mascarille
Que je suis aise de te rencontrer !
Jodelet
Que j'ai de joie de te voir ici !
Mascarille
Baise−moi donc encore un peu, je te prie.
Magdelon
Ma toute bonne, nous commençons d'être connues ; voilà le beau monde qui prend le chemin de nous venir
voir.
Mascarille
Mesdames, agréez que je vous présente ce gentilhomme−ci : sur ma parole, il est digne d'être connu de vous.
Jodelet
Il est juste de venir vous rendre ce qu'on vous doit ; et vos attraits exigent leurs droits seigneuriaux sur toutes
sortes de personnes.
Magdelon
C'est pousser vos civilités jusqu'aux derniers confins de la flatterie.
Cathos
Cette journée doit être marquée dans notre almanach comme une journée bienheureuse.
Magdelon
Allons, petit garçon, faut−il toujours vous répéter les choses ? Voyez−vous pas qu'il faut le surcroît d'un
fauteuil ?
Mascarille
Ne vous étonnez pas de voir le Vicomte de la sorte ; il ne fait que sortir d'une maladie qui lui a rendu le
visage pâle comme vous le voyez.
Jodelet
Ce sont fruits des veilles de la cour et des fatigues de la guerre.
Mascarille
Scène XI

288

Oeuvres complètes . 1
Savez−vous, Mesdames, que vous voyez dans le Vicomte un des plus vaillants hommes du siècle ? C'est un
brave à trois poils.
Jodelet
Vous ne m'en devez rien, Marquis ; et nous savons ce que vous savez faire aussi.
Mascarille
Il est vrai que nous nous sommes vus tous deux dans l'occasion.
Jodelet
Et dans des lieux où il faisoit fort chaud.
Mascarille, les regardant toutes deux.
Oui ; mais non pas si chaud qu'ici. Hai, hai, hai !
Jodelet
Notre connoissance s'est faite à l'armée ; et la première fois que nous nous vîmes, il commandoit un régiment
de cavalerie sur les galères de Malte.
Mascarille
Il est vrai ; mais vous étiez pourtant dans l'emploi avant que j'y fusse ; et je me souviens que je n'étois que
petit officier encore, que vous commandiez deux mille chevaux.
Jodelet
La guerre est une belle chose ; mais, ma foi, la cour récompense bien mal aujourd'hui les gens de service
comme nous.
Mascarille
C'est ce qui fait que je veux pendre l'épée au croc.
Cathos
Pour moi, j'ai un furieux tendre pour les hommes d'épée.
Magdelon
Je les aime aussi ; mais je veux que l'esprit assaisonne la bravoure.
Mascarille
Te souvient−il, Vicomte, de cette demi−lune que nous emportâmes sur les ennemis au siége d'Arras ?
Jodelet
Que veux−tu dire avec ta demi−lune ? C'étoit bien une lune toute entière.
Mascarille
Je pense que tu as raison.
Jodelet
Il m'en doit bien souvenir, ma foi : j'y fus blessé à la jambe d'un coup de grenade, dont je porte encore les
marques. Tâtez un peu, de grâce, vous sentirez quelque coup, c'étoit là.
Scène XI

289

Oeuvres complètes . 1
Cathos
Il est vrai que la cicatrice est grande.
Mascarille
Donnez−moi un peu votre main, et tâtez celui−ci, là, justement au derrière de la tête : y êtes−vous ?
Magdelon
Oui : je sens quelque chose.
Mascarille
C'est un coup de mousquet que je reçus la dernière campagne que j'ai faite.
Jodelet
Voici un autre coup qui me perça de part en part à l'attaque de Gravelines.
Mascarille, mettant la main sur le bouton de son haut−de−chausses.
Je vais vous montrer une furieuse plaie.
Magdelon
Il n'est pas nécessaire : nous le croyons sans y regarder.
Mascarille
Ce sont des marques honorables qui font voir ce qu'on est.
Cathos
Nous ne doutons point de ce que vous êtes.
Mascarille
Vicomte, as−tu là ton carrosse ?
Jodelet
Pourquoi ?
Mascarille
Nous mènerions promener ces Dames hors des portes, et leur donnerions un cadeau.
Magdelon
Nous ne saurions sortir aujourd'hui.
Mascarille
Ayons donc les violons pour danser.
Jodelet
Ma foi, c'est bien avisé.
Magdelon
Pour cela, nous y consentons ; mais il faut donc quelque surcroît de compagnie.
Mascarille

Scène XI

290

Oeuvres complètes . 1
Holà ! Champagne, Picard, Bourguignon, Casquaret, Basque, la Verdure, Lorrain, Provençal, la Violette !
Au diable soient tous les laquais ! Je ne pense pas qu'il y ait gentilhomme en France plus mal servi que moi.
Ces canailles me laissent toujours seul.
Magdelon
Almanzor, dites aux gens de Monsieur qu'ils aillent querir des violons, et nous faites venir ces Messieurs et
ces Dames d'ici près, pour peupler la solitude de notre bal.
Mascarille
Vicomte, que dis−tu de ces yeux ?
Jodelet
Mais toi−même, Marquis, que t'en semble ?
Mascarille
Moi, je dis que nos libertés auront peine à sortir d'ici les braies nettes. Au moins, pour moi, je reçois
d'étranges secousses, et mon coeur ne tient plus qu'à un filet.
Magdelon
Que tout ce qu'il dit est naturel ! Il tourne les choses le plus agréablement du monde.
Cathos
Il est vrai qu'il fait une furieuse dépense en esprit.
Mascarille
Pour vous montrer que je suis véritable, je veux faire un impromptu là−dessus.
Cathos
Eh ! je vous en conjure de toute la dévotion de mon coeur : que nous ayons quelque chose qu'on ait fait
pour nous.
Jodelet
J'aurois envie d'en faire autant ; mais je me treuve un peu incommodé de la veine poétique, pour la quantité
des saignées que j'y ai faites ces jours passés.
Mascarille
Que diable est cela ? Je fais toujours bien le premier vers ; mais j'ai peine à faire les autres. Ma foi, ceci est
un peu trop pressé : je vous ferai un impromptu à loisir, que vous trouverez le plus beau du monde.
Jodelet
Il a de l'esprit comme un démon.
Magdelon
Et du galant, et du bien tourné.
Mascarille
Vicomte, dis−moi un peu, y a−t−il longtemps que tu n'as vu la Comtesse ?
Scène XI

291

Oeuvres complètes . 1

Jodelet
Il y a plus de trois semaines que je ne lui ai rendu visite.
Mascarille
Sais−tu bien que le Duc m'est venu voir ce matin, et m'a voulu mener à la campagne courir un cerf avec lui ?
Magdelon
Voici nos amies qui viennent.

Scène XI

292

Oeuvres complètes . 1
Scène XII

Jodelet, Mascarille, Cathos, Magdelon, Marotte, Lucile

Magdelon
Mon Dieu, mes chères, nous vous demandons pardon. Ces Messieurs ont eu fantaisie de nous donner les
âmes des pieds ; et nous vous avons envoyé querir pour remplir les vuides de notre assemblée.
Lucile
Vous nous avez obligées, sans doute.
Mascarille
Ce n'est ici qu'un bal à la hâte ; mais l'un de ces jours nous vous en donnerons un dans les formes. Les
violons sont−ils venus ?
Almanzor
Oui, Monsieur ; ils sont ici.
Cathos
Allons donc, mes chères, prenez place.
Mascarille, dansant lui seul comme par prélude.
La, la, la, la, la, la, la, la.
Magdelon
Il a tout à fait la taille élégante.
Cathos
Et a la mine de danser proprement.
Mascarille, ayant pris Magdelon.
Ma franchise va danser la courante aussi bien que mes pieds. En cadence, violons, en cadence. Oh ! quels
ignorants ! Il n'y a pas moyen de danser avec eux. Le diable vous emporte ! ne sauriez−vous jouer en
mesure ? La, la, la, la, la, la, la, la. Ferme, ô violons de village.
Jodelet, dansant ensuite.
Holà ! ne pressez pas si fort la cadence : je ne fais que sortir de maladie.

Scène XII

293

Oeuvres complètes . 1
Scène XIII

Du Croisy, la Grange, Mascarille

La Grange
Ah ! ah ! coquins, que faites−vous ici ? Il y a trois heures que nous vous cherchons.
Mascarille, se sentant battre.
Ahy ! ahy ! ahy ! vous ne m'aviez pas dit que les coups en seroient aussi.
Jodelet
Ahy ! ahy ! ahy !
La Grange
C'est bien à vous, infâme que vous êtes, à vouloir faire l'homme d'importance.
Du Croisy
Voilà qui vous apprendra à vous connoître.
(Il sortent.)

Scène XIII

294

Oeuvres complètes . 1
Scène XIV

Mascarille, Jodelet, Cathos, Magdelon

Magdelon
Que veut donc dire ceci ?
Jodelet
C'est une gageure.
Cathos
Quoi ! vous laisser battre de la sorte !
Mascarille
Mon Dieu, je n'ai pas voulu faire semblant de rien ; car je suis violent, et je me serois emporté.
Magdelon
Endurer un affront comme celui−là, en notre présence !
Mascarille
Ce n'est rien : ne laissons pas d'achever. Nous nous connoissons il y a longtemps ; et entre amis, on ne va
pas se piquer pour si peu de chose.

Scène XIV

295

Oeuvres complètes . 1
Scène XV

Du Croisy, la Grange, Mascarille, Jodelet, Magdelon, Cathos

La Grange
Ma foi, marauds, vous ne vous rirez pas de nous, je vous promets. Entrez, vous autres.
Magdelon
Quelle est donc cette audace, de venir nous troubler de la sorte dans notre maison ?
Du Croisy
Comment, Mesdames, nous endurerons que nos laquais soient mieux reçus que nous ? qu'ils viennent vous
faire l'amour à nos dépens, et vous donnent le bal ?
Magdelon
Vos laquais ?
La Grange
Oui, nos laquais : et cela n'est ni beau ni honnête de nous les débaucher comme vous faites.
Magdelon
O Ciel ! quelle insolence !
La Grange
Mais ils n'auront pas l'avantage de se servir de nos habits pour vous donner dans la vue ; et si vous les voulez
aimer, ce sera, ma foi, pour leurs beaux yeux. Vite, qu'on les dépouille sur−le−champ.
Jodelet
Adieu notre braverie.
Mascarille
Voilà le marquisat et la vicomté à bas.
Du Croisy
Ha ! ha ! coquins, vous avez l'audace d'aller sur nos brisées ! Vous irez chercher autre part de quoi vous
rendre agréables aux yeux de vos belles, je vous en assure.
La Grange
C'est trop que de nous supplanter, et de nous supplanter avec nos propres habits.
Mascarille
O Fortune, quelle est ton inconstance.
Du Croisy
Vite, qu'on leur ôte jusqu'à la moindre chose.
Scène XV

296

Oeuvres complètes . 1

La Grange
Qu'on emporte toutes ces hardes, dépêchez. Maintenant, Mesdames, en l'état qu'ils sont, vous pouvez
continuer vos amours avec eux tant qu'il vous plaira ; nous vous laissons toute sorte de liberté pour cela, et
nous vous protestons, Monsieur et moi, que nous n'en serons aucunement jaloux.
Cathos
Ah ! quelle confusion !
Magdelon
Je crève de dépit.
Violons, au Marquis.
Qu'est−ce donc que ceci ? Qui nous payera, nous autres ?
Mascarille
Demandez à Monsieur le Vicomte.
Violons, au Vicomte.
Qui est−ce qui nous donnera de l'argent ?
Jodelet
Demandez à Monsieur le Marquis.

Scène XV

297

Oeuvres complètes . 1
Scène XVI

Gorgibus, Mascarille, Magdelon

Gorgibus
Ah ! coquines que vous êtes, vous nous mettez dans de beaux draps blancs, à ce que je vois ! et je viens
d'apprendre de belles affaires, vraiment, de ces Messieurs qui sortent !
Magdelon
Ah ! mon père, c'est une pièce sanglante qu'ils nous ont faite.
Gorgibus
Oui, c'est une pièce sanglante, mais qui est un effet de votre impertinence, infâmes ! Ils se sont ressentis du
traitement que vous leur avez fait ; et cependant, malheureux que je suis, il faut que je boive l'affront.
Magdelon
Ah ! je jure que nous en serons vengés, ou que je mourrai en la peine. Et vous, marauds, osez−vous vous
tenir ici après votre insolence ?
Mascarille
Traiter comme cela un marquis ! Voilà ce que c'est que du monde ! la moindre disgrâce nous fait mépriser
de ceux qui nous chérissoient. Allons, camarade, allons chercher fortune autre part : je vois bien qu'on
n'aime ici que la vaine apparence, et qu'on n'y considère point la vertu toute nue.
(Ils sortent tous deux.)

Scène XVI

298

Oeuvres complètes . 1
Scène XVII

Gorgibus, Magdelon, Cathos, Violons

Violons
Monsieur, nous entendons que vous nous contentiez à leur défaut pour ce que nous avons joué ici.
Gorgibus, les battant
Oui, oui, je vous vais contenter, et voici la monnoie dont je vous veux payer. Et vous, pendardes, je ne sais
qui me tient que je ne vous en fasse autant. Nous allons servir de fable et de risée à tout le monde, et voilà ce
que vous vous êtes attiré par vos extravagances. Allez vous cacher, vilaines ; allez vous cacher pour jamais.
Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans,
vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez−vous être à tous les diables !

Scène XVII

299

Oeuvres complètes . 1

Sganarelle
ou le Cocu imaginaire
Comédie
Représentée pour la première fois
sur le théâtre du Petit−Bourbon,
le 28e mai 1660
par la
Troupe de Monsieur, frère unique du Roi

Sganarelle ou le Cocu imaginaire

300

Oeuvres complètes . 1
Personnages

Gorgibus, bourgeois de Paris.
Célie, sa fille.
Lélie, amant de Célie.
Gros−René, valet de Lélie.
Sganarelle, bourgeois de Paris, et cocu imaginaire.
Sa Femme.
Villebrequin, père de Valère.
La Suivante de Célie.
Un parent de Sganarelle.
La scène est à Paris.

Personnages

301

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Gorgibus, Célie, sa Suivante

Célie, sortant toute éplorée, et son père la suivant.
Ah ! n'espérez jamais que mon coeur y consente.
Gorgibus
Que marmottez−vous là, petite impertinente ?
Vous prétendez choquer ce que j'ai résolu ?
Je n'aurai pas sur vous un pouvoir absolu ?
Et par sottes raisons votre jeune cervelle
Voudroit régler ici la raison paternelle ?
Qui de nous deux à l'autre a droit de faire loi ?
A votre avis, qui mieux, ou de vous ou de moi,
O sotte, peut juger ce qui vous est utile ?
Par la corbleu ! gardez d'échauffer trop ma bile :
Vous pourriez éprouver, sans beaucoup de longueur,
Si mon bras sait encor montrer quelque vigueur.
Votre plus court sera, Madame la mutine,
D'accepter sans façons l'époux qu'on vous destine.
J'ignore, dites−vous, de quelle humeur il est,
Et dois auparavant consulter s'il vous plaît :
Informé du grand bien qui lui tombe en partage,
Dois−je prendre le soin d'en savoir davantage ?
Et cet époux, ayant vingt mille bons ducats,
Pour être aimé de vous, doit−il manquer d'appas ?
Allez, tel qu'il puisse être, avec que cette somme
Je vous suis caution qu'il est très−honnête homme.
Célie
Hélas !
Gorgibus
Eh bien, "hélas ! " Que veut dire ceci ?
Voyez le bel hélas ! qu'elle nous donne ici !
Hé ! que si la colère une fois me transporte,
Je vous ferai chanter hélas ! de belle sorte !
Voilà, voilà le fruit de ces empressements
Qu'on vous voit nuit et jour à lire vos romans :
De quolibets d'amour votre tête est remplie,
Et vous parlez de Dieu bien moins que de Clélie.
Jetez−moi dans le feu tous ces méchants écrits,
Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits.
Lisez−moi comme il faut, au lieu de ces sornettes,
Les Quatrains de Pybrac, et les doctes Tablettes
Du conseiller Matthieu, ouvrage de valeur,
Et plein de beaux dictons à réciter par coeur.
La Guide des pécheurs est encore un bon livre :
Scène I

302

Oeuvres complètes . 1
C'est là qu'en peu de temps on apprend à bien vivre ;
Et si vous n'aviez lu que ces moralités,
Vous sauriez un peu mieux suivre mes volontés.
Célie
Quoi ? vous prétendez donc, mon père, que j'oublie
La constante amitié que je dois à Lélie ?
J'aurois tort si, sans vous, je disposois de moi ;
Mais vous−même à ses voeux engageâtes ma foi.
Gorgibus
Lui fût−elle engagée encore davantage,
Un autre est survenu dont le bien l'en dégage.
Lélie est fort bien fait ; mais apprends qu'il n'est rien
Qui ne doive céder au soin d'avoir du bien ;
Que l'or donne aux plus laids certain charme pour plaire,
Et que sans lui le reste est une triste affaire.
Valère, je crois bien, n'est pas de toi chéri ;
Mais, s'il ne l'est amant, il le sera mari.
Plus que l'on ne le croit ce nom d'époux engage
Et l'amour est souvent un fruit du mariage.
Mais suis−je pas bien fat de vouloir raisonner
Où de droit absolu j'ai pouvoir d'ordonner ?
Trêve donc, je vous prie, à vos impertinences ;
Que je n'entende plus vos sottes doléances.
Ce gendre doit venir vous visiter ce soir :
Manquez un peu, manquez à le bien recevoir !
Si je ne vous lui vois faire fort bon visage,
Je vous... Je ne veux pas en dire davantage.

Scène I

303

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Célie, sa Suivante

La Suivante
Quoi ? refuser, Madame, avec cette rigueur,
Ce que tant d'autres gens voudroient de tout leur coeur !
A des offres d'hymen répondre par des larmes,
Et tarder tant à dire un oui si plein de charmes !
Hélas ! que ne veut−on aussi me marier ?
Ce ne seroit pas moi qui se feroit prier ;
Et loin qu'un pareil oui me donnât de la peine,
Croyez que j'en dirois bien vite une douzaine.
Le précepteur qui fait répéter la leçon
A votre jeune frère a fort bonne raison
Lorsque, nous discourant des choses de la terre,
Il dit que la femelle est ainsi que le lierre,
Qui croît beau tant qu'à l'arbre il se tient bien serré,
Et ne profite point s'il en est séparé.
Il n'est rien de plus vrai, ma très−chère maîtresse,
Et je l'éprouve en moi, chétive pécheresse.
Le bon Dieu fasse paix à mon pauvre Martin !
Mais j'avois, lui vivant, le teint d'un chérubin,
L'embonpoint merveilleux, l'oeil gai, l'âme contente ;
Et je suis maintenant ma commère dolente.
Pendant cet heureux temps, passé comme un éclair,
Je me couchois sans feu dans le fort de l'hiver ;
Sécher même les draps me sembloit ridicule :
Et je tremble à présent dedans la canicule.
Enfin il n'est rien tel, Madame, croyez−moi,
Que d'avoir un mari la nuit auprès de soi ;
Ne fût−ce que pour l'heur d'avoir qui vous salue
D'un Dieu vous soit en aide ! alors qu'on éternue.
Célie
Peux−tu me conseiller de commettre un forfait,
D'abandonner Lélie, et prendre ce mal−fait ?
La Suivante
Votre Lélie aussi n'est, ma foi, qu'une bête,
Puisque si hors de temps son voyage l'arrête ;
Et la grande longueur de son éloignement
Me le fait soupçonner de quelque changement.
Célie, lui montrant le portrait de Lélie.
Ah ! ne m'accable point par ce triste présage ;
Vois attentivement les traits de ce visage :
Ils jurent à mon coeur d'éternelles ardeurs ;
Je veux croire, après tout, qu'ils ne sont pas menteurs,
Et comme c'est celui que l'art y représente,
Scène II

304

Oeuvres complètes . 1
Il conserve à mes feux une amitié constante.
La Suivante
Il est vrai que ces traits marquent un digne amant,
Et que vous avez lieu de l'aimer tendrement.
Célie
Et cependant il faut... Ah ! soutiens−moi.
(Laissant tomber le portrait de Lélie.)
La Suivante
Madame,
D'où vous pourroit venir... ? Ah ! bons Dieux ! elle pâme.
Hé vite, holà quelqu'un !

Scène II

305

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Célie, La Suivante, Sganarelle

Sganarelle
Qu'est−ce donc ? Me voilà.
La Suivante
Ma maîtresse se meurt.
Sganarelle
Quoi ? ce n'est que cela ?
Je croyois tout perdu, de crier de la sorte.
Mais approchons pourtant. Madame, êtes−vous morte ?
Hays ! elle ne dit mot.
La Suivante
Je vais faire venir
Quelqu'un pour l'emporter : veuillez la soutenir.

Scène III

306

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Célie, Sganarelle, sa femme

Sganarelle, en lui passant la main sur le sein.
Elle est froide partout et je ne sais qu'en dire.
Approchons−nous pour voir si sa bouche respire.
Ma foi, je ne sais pas, mais j'y trouve encor, moi,
Quelque signe de vie.
La femme de Sganarelle, regardant par la fenêtre.
Ah ! qu'est−ce que je voi ?
Mon mari dans ses bras... ! Mais je m'en vais descendre :
Il me trahit sans doute, et je veux le surprendre.
Sganarelle
Il faut se dépêcher de l'aller secourir.
Certes, elle auroit tort de se laisser mourir :
Aller en l'autre monde est très−grande sottise,
Tant que dans celui−ci l'on peut−être de mise.
(Il l'emporte avec un homme que la suivante amène.)

Scène IV

307

Oeuvres complètes . 1
Scène V

La femme de Sganarelle, seule.

Il s'est subitement éloigné de ces lieux,
Et sa fuite a trompé mon desir curieux ;
Mais de sa trahison je ne fais plus de doute,
Et le peu que j'ai vu me la découvre toute.
Je ne m'étonne plus de l'étrange froideur
Dont je le vois répondre à ma pudique ardeur :
Il réserve, l'ingrat, ses caresses à d'autres,
Et nourrit leurs plaisirs par le jeûne des nôtres.
Voilà de nos maris le procédé commun :
Ce qui leur est permis leur devient importun.
Dans le commencements ce sont toutes merveilles ;
Ils témoignent pour nous des ardeurs non pareilles ;
Mais les traîtres bientôt se lassent de nos feux,
Et portent autre part ce qu'ils doivent chez eux.
Ah ! que j'ai de dépit que la loi n'autorise
A changer de mari comme on fait de chemise !
Cela seroit commode ; et j'en sais telle ici
Qui comme moi, ma foi, le voudroit bien aussi.
(En ramassant le portrait que Célie avoit laissé tomber.)
Mais quel est ce bijou que le sort me présente ?
L'émail en est fort beau, la gravure charmante.
Ouvrons.

Scène V

308

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Sganarelle et sa Femme

Sganarelle
On la croyoit morte, et ce n'étoit rien.
Il n'en faut plus qu'autant : elle se porte bien.
Mais j'aperçois ma femme.
Sa Femme
O Ciel ! c'est mignature,
Et voilà d'un bel homme une vive peinture.
Sganarelle, à part, et regardant sur l'épaule de sa femme.
Que considère−t−elle avec attention ?
Ce portrait, mon honneur, ne nous dit rien de bon.
D'un fort vilain soupçon je me sens l'âme émue.
Sa Femme, sans l'apercevoir, continue.
Jamais rien de plus beau ne s'offrit à ma vue ;
Le travail plus que l'or s'en doit encor priser.
Hon ! que cela sent bon !
Sganarelle, à part.
Quoi ? peste ! le baiser !
Ah ! j'en tiens.
Sa Femme, poursuit.
Avouons qu'on doit être ravie
Quand d'un homme ainsi fait on se peut voir servie,
Et que s'il en contoit avec attention,
Le penchant seroit grand à la tentation.
Ah ! que n'ai−je un mari d'une aussi bonne mine,
Au lieu de mon pelé, de mon rustre... !
Sganarelle, lui arrachant le portrait.
Ah ! mâtine !
Nous vous y surprenons en faute contre nous,
Et diffamant l'honneur de votre cher époux.
Donc, à votre calcul, ô ma trop digne femme,
Monsieur, tout bien compté, ne vaut pas bien Madame ?
Et, de par Belzébut, qui vous puisse emporter,
Quel plus rare parti pourriez−vous souhaiter ?
Peut−on trouver en moi quelque chose à redire ?
Cette taille, ce port que tout le monde admire,
Ce visage si propre à donner de l'amour,
Pour qui mille beautés soupirent nuit et jour ;
Bref, en tout et partout, ma personne charmante
N'est donc pas un morceau dont vous soyez contente ?
Et pour rassasier votre appétit gourmand,
Il faut à son mari le ragoût d'un galand ?

Scène VI

309

Oeuvres complètes . 1
Sa Femme
J'entends à demi−mot où va la raillerie
Tu crois par ce moyen...
Sganarelle
A d'autres, je vous prie !
La chose est avérée, et je tiens dans mes mains
Un bon certificat du mal dont je me plains.
Sa Femme
Mon courroux n'a déjà que trop de violence,
Sans le charger encor d'une nouvelle offense.
Ecoute, ne crois pas retenir mon bijou,
Et songe un peu...
Sganarelle
Je songe à te rompre le cou.
Que ne puis−je, aussi bien que je tiens la copie,
Tenir l'original !
Sa Femme
Pourquoi ?
Sganarelle
Pour rien, mamie :
Doux objet de mes voeux, j'ai grand tort de crier,
Et mon front de vos dons vous doit remercier.
(Regardant le portrait de Lélie.)
Le voilà, le beau−fils, le mignon de couchette,
Le malheureux tison de ta flamme secrète,
Le drôle avec lequel... !
Sa Femme
Avec lequel... ? Poursuis.
Sganarelle
Avec lequel, te dis−je..., et j'en crève d'ennuis.
Sa Femme
Que me veut donc par là conter ce maître ivrogne ?
Sganarelle
Tu ne m'entends que trop, Madame la carogne.
Sganarelle est un nom qu'on ne me dira plus,
Et l'on va m'appeler seigneur Corneillius.
J'en suis pour mon honneur ; mais à toi qui me l'ôtes,
Je t'en ferai du moins pour un bras ou deux côtes.
Sa Femme
Et tu m'oses tenir de semblables discours ?

Scène VI

310

Oeuvres complètes . 1
Sganarelle
Et tu m'oses jouer de ces diables de tours ?
Sa Femme
Et quels diables de tours ? Parle donc sans rien feindre.
Sganarelle
Ah ! cela ne vaut pas la peine de se plaindre !
D'un panache de cerf sur le front me pourvoir,
Hélas ! voilà vraiment un beau venez−y−voir !
Sa Femme
Donc, après m'avoir fait la plus sensible offense
Qui puisse d'une femme exciter la vengeance,
Tu prends d'un feint courroux le vain amusement
Pour prévenir l'effet de mon ressentiment ?
D'un pareil procédé l'insolence est nouvelle :
Celui qui fait l'offense est celui qui querelle.
Sganarelle
Eh ! la bonne effrontée ! A voir ce fier maintien,
Ne la croirait−on pas une femme de bien ?
Sa Femme
Va, poursuis ton chemin, cajole tes maîtresses,
Adresse−leur tes voeux, et fais−leur des caresses ;
Mais rends−moi mon portrait sans te jouer de moi.
(Elle lui arrache le portrait et s'enfuit.)
Sganarelle, courant après elle.
Oui, tu crois m'échapper : je l'aurai malgré toi.

Scène VI

311

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Lélie, Gros−René

Gros−René
Enfin, nous y voici. Mais, Monsieur, si je l'ose,
Je voudrois vous prier de me dire une chose.
Lélie
Hé bien ! parle.
Gros−René
Avez−vous le diable dans le corps
Pour ne pas succomber à de pareils efforts ?
Depuis huit jours entiers, avec vos longues traites,
Nous sommes à piquer de chiennes de mazettes,
De qui le train maudit nous a tant secoués,
Que je m'en sens pour moi tous les membres roués ;
Sans préjudice encor d'un accident bien pire,
Qui m'afflige un endroit que je ne veux pas dire :
Cependant, arrivé, vous sortez bien et beau,
Sans prendre de repos, ni manger un morceau.
Lélie
Ce grand empressement n'est point digne de blâme :
De l'hymen de Célie on alarme mon âme ;
Tu sais que je l'adore ; et je veux être instruit,
Avant tout autre soin, de ce funeste bruit.
Gros−René
Oui ; mais un bon repas vous seroit nécessaire,
Pour s'aller éclaircir, Monsieur, de cette affaire :
Et votre coeur, sans doute, en deviendroit plus fort
Pour pouvoir résister aux attaques du sort.
J'en juge par moi−même ; et la moindre disgrâce,
Lorsque je suis à jeun, me saisit, me terrasse ;
Mais quand j'ai bien mangé, mon âme est ferme à tout,
Et les plus grands revers n'en viendroient pas à bout.
Croyez−moi, bourrez−vous, et sans réserve aucune,
Contre les coups que peut vous porter la fortune ;
Et, pour fermer chez vous l'entrée à la douleur,
De vingt verres de vin entourez votre coeur.
Lélie
Je ne saurois manger.
Gros−René, à part ce demi−vers.
Si−fait bien moi, je meure.
Votre dîné pourtant seroit prêt tout à l'heure.

Scène VII

312

Oeuvres complètes . 1
Lélie
Tais−toi, je te l'ordonne.
Gros−René
Ah ! quel ordre inhumain !
Lélie
J'ai de l'inquiétude, et non pas de la faim.
Gros−René
Et moi, j'ai de la faim, et de l'inquiétude
De voir qu'un sot amour fait toute votre étude.
Lélie
Laisse−moi m'informer de l'objet de mes voeux,
Et, sans m'importuner, va manger si tu veux.
Gros−René
Je ne réplique point à ce qu'un maître ordonne.

Scène VII

313

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Lélie, seul.

Non, non, à trop de peur mon âme s'abandonne :
Le père m'a promis, et la fille a fait voir
Des preuves d'un amour qui soutient mon espoir.

Scène VIII

314

Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Sganarelle, Lélie

Sganarelle
Nous l'avons, et je puis voir à l'aise la trogne
Du malheureux pendard qui cause ma vergogne.
Il ne m'est point connu.
Lélie, à part.
Dieu ! qu'aperçois−je ici ?
Et si c'est mon portrait, que dois−je croire aussi ?
Sganarelle continue.
Ah ! pauvre Sganarelle ! à quelle destinée
Ta réputation est−elle condamnée !
(Apercevant Lélie qui le regarde, il se retourne d'un autre côté.)
Faut...
Lélie, à part.
Ce gage ne peut, sans alarmer ma foi,
Etre sorti des mains qui le tenoient de moi.
Sganarelle
Faut−il que désormais à deux doigts l'on te montre,
Qu'on te mette en chansons, et qu'en toute rencontre
On te rejette au nez le scandaleux affront
Qu'une femme mal née imprime sur ton front ?
Lélie, à part.
Me trompé−je ?
Sganarelle
Ah ! truande, as−tu bien le courage
De m'avoir fait cocu dans la fleur de mon âge ?
Et femme d'un mari qui peut passer pour beau,
Faut−il qu'un marmouset, un maudit étourneau... ?
Lélie, à part, et regardant encore son portrait.
Je ne m'abuse point : c'est mon portrait lui−même.
Sganarelle lui retourne le dos.
Cet homme est curieux.
Lélie, à part.
Ma surprise est extrême.
Sganarelle
A qui donc en a−t−il ?
Lélie, à part.
Scène IX

315

Oeuvres complètes . 1
Je le veux accoster.
(Haut.)
Puis−je... ? Hé ! de grâce, un mot.
Sganarelle le fuit encore.
Que me veut−il conter ?
Lélie
Puis−je obtenir de vous de savoir l'aventure
Qui fait dedans vos mains trouver cette peinture ?
Sganarelle, à part, et examinant le portrait qu'il tient et Lélie.
D'où lui vient ce desir ? Mais je m'avise ici...
Ah ! ma foi, me voilà de son trouble éclairci !
Sa surprise à présent n'étonne plus mon âme :
C'est mon homme, ou plutôt c'est celui de ma femme.
Lélie
Retirez−moi de peine, et dites d'où vous vient...
Sganarelle
Nous savons, Dieu merci, le souci qui vous tient.
Ce portrait qui vous fâche est votre ressemblance ;
Il étoit en des mains de votre connoissance ;
Et ce n'est pas un fait qui soit secret pour nous
Que les douces ardeurs de la dame et de vous.
Je ne sais pas si j'ai, dans sa galanterie,
L'honneur d'être connu de votre seigneurie ;
Mais faites−moi celui de cesser désormais
Un amour qu'un mari peut trouver fort mauvais ;
Et songez que les noeuds du sacré mariage...
Lélie
Quoi ? celle, dites−vous, dont vous tenez ce gage... ?
Sganarelle
Est ma femme, et je suis son mari.
Lélie
Son mari ?
Sganarelle
Oui, son mari, vous dis−je, et mari très−marri ;
Vous en savez la cause, et je m'en vais l'apprendre
Sur l'heure à ses parents.

Scène IX

316

Oeuvres complètes . 1
Scène X

Lélie, seul.

Ah ! que viens−je d'entendre !
L'on me l'avoit bien dit, et que c'étoit de tous
L'homme le plus mal fait qu'elle avoit pour époux.
Ah ! quand mille serments de ta bouche infidèle
Ne m'auroient pas promis une flamme éternelle,
Le seul mépris d'un choix si bas et si honteux
Devoit bien soutenir l'intérêt de mes feux,
Ingrate, et quelque bien... Mais ce sensible outrage,
Se mêlant aux travaux d'un assez long voyage,
Me donne tout à coup un choc si violent
Que mon coeur devient foible, et mon corps chancelant.

Scène X

317

Oeuvres complètes . 1
Scène XI

Lélie, la Femme de Sganarelle

La Femme de Sganarelle, se tournant vers Lélie.
Malgré moi mon perfide... Hélas ! quel mal vous presse ?
Je vous vois prêt, Monsieur, à tomber en foiblesse.
Lélie
C'est un mal qui m'a pris assez subitement.
La femme de Sganarelle
Je crains ici pour vous l'évanouissement :
Entrez dans cette salle, en attendant qu'il passe.
Lélie
Pour un moment ou deux j'accepte cette grâce.

Scène XI

318

Oeuvres complètes . 1
Scène XII

Sganarelle et le parent de sa femme

Le parent
D'un mari sur ce point j'approuve le souci ;
Mais c'est prendre la chèvre un peu bien vite aussi ;
Et tout ce que de vous je viens d'ouïr contre elle
Ne conclut point, parent, qu'elle soit criminelle.
C'est un point délicat ; et de pareils forfaits,
Sans les bien avérer, ne s'imputent jamais.
Sganarelle
C'est−à−dire qu'il faut toucher au doigt la chose.
Le parent
Le trop de promptitude à l'erreur nous expose.
Qui sait comme en ses mains ce portrait est venu,
Et si l'homme, après tout, lui peut être connu ?
Informez−vous−en donc ; et si c'est ce qu'on pense,
Nous serons les premiers à punir son offense.

Scène XII

319

Oeuvres complètes . 1
Scène XIII

Sganarelle, seul.

On ne peut pas mieux dire. En effet, il est bon
D'aller tout doucement. Peut−être, sans raison,
Me suis−je en tête mis ces visions cornues,
Et les sueurs au front m'en sont trop tôt venues.
Par ce portrait enfin dont je suis alarmé
Mon déshonneur n'est pas tout à fait confirmé.
Tâchons donc par nos soins...

Scène XIII

320

Oeuvres complètes . 1
Scène XIV

Sganarelle, sa femme, Lélie, sur la porte de Sganarelle, et parlant à sa femme.

Sganarelle poursuit.
Ah ! que vois−je ? Je meure.
Il n'est plus question de portrait à cette heure :
Voici, ma foi, la chose en propre original.
La Femme de Sganarelle, à Lélie.
C'est par trop vous hâter, Monsieur ; et votre mal,
Si vous sortez sitôt, pourra bien vous reprendre.
Lélie
Non, non, je vous rends grâce, autant qu'on puisse rendre.
De l'obligeant secours que vous m'avez prêté.
Sganarelle, à part.
La masque encore après lui fait civilité !

Scène XIV

321

Oeuvres complètes . 1
Scène XV

Sganarelle, Lélie

Sganarelle, à part.
Il m'aperçoit. Voyons ce qu'il me pourra dire.
Lélie, à part.
Ah ! mon âme s'émeut, et cet objet m'inspire...
Mais je dois condamner cet injuste transport,
Et n'imputer mes maux qu'aux rigueurs de mon sort.
Envions seulement le bonheur de sa flamme.
(Passant auprès de lui et le regardant.)
Oh ! trop heureux d'avoir une si belle femme !

Scène XV

322

Oeuvres complètes . 1
Scène XVI

Sganarelle, Célie regardant aller Lélie.

Sganarelle, sans voir Célie.
Ce n'est point s'expliquer en termes ambigus.
Cet étrange propos me rend aussi confus
Que s'il m'étoit venu des cornes à la tête.
(Il se tourne du côté que Lélie s'en vient d'en aller.)
Allez, ce procédé n'est point du tout honnête.
Célie, à part.
Quoi ? Lélie a paru tout à l'heure à mes yeux.
Qui pourroit me cacher son retour en ces lieux ?
Sganarelle poursuit.
"Oh ! trop heureux d'avoir une si belle femme ! "
Malheureux bien plutôt de l'avoir, cette infâme,
Dont le coupable feu, trop bien vérifié,
Sans respect ni demi nous a cocufié !
(Célie approche peu à peu de lui, attend que son transport soit fini pour lui parler.)
Mais je le laisse aller après un tel indice,
Et demeure les bras croisés comme un jocrisse ?
Ah ! je devois du moins lui jeter son chapeau,
Lui ruer quelque pierre, ou crotter son manteau,
Et sur lui hautement, pour contenter ma rage,
Faire au larron d'honneur crier le voisinage.
Célie
Celui qui maintenant devers vous est venu,
Et qui vous a parlé, d'où vous est−il connu ?
Sganarelle
Hélas ! ce n'est pas moi qui le connoît, Madame ;
C'est ma femme.
Célie
Quel trouble agite ainsi votre âme ?
Sganarelle
Ne me condamnez point d'un deuil hors de saison,
Et laissez−moi pousser des soupirs à foison.
Célie
D'où vous peuvent venir ces douleurs non communes ?
Sganarelle
Si je suis affligé, ce n'est pas pour des prunes ;
Et je le donnerois à bien d'autres qu'à moi
Scène XVI

323

Oeuvres complètes . 1
De se voir sans chagrin au point où je me voi.
Des maris malheureux vous voyez le modèle :
On dérobe l'honneur au pauvre Sganarelle ;
Mais c'est peu que l'honneur dans mon affliction,
L'on me dérobe encor la réputation.
Célie
Comment ?
Sganarelle
Ce damoiseau, parlant par révérence,
Me fait cocu, Madame, avec toute licence ;
Et j'ai su par mes yeux avérer aujourd'hui
Le commerce secret de ma femme et de lui.
Célie
Celui qui maintenant...
Sganarelle
Oui, oui, me déshonore :
Il adore ma femme, et ma femme l'adore.
Célie
Ah ! j'avois bien jugé que ce secret retour
Ne pouvoit me couvrir que quelque lâche tour ;
Et j'ai tremblé d'abord, en le voyant paroître,
Par un pressentiment de ce qui devoit être.
Sganarelle
Vous prenez ma défense avec trop de bonté.
Tout le monde n'a pas la même charité ;
Et plusieurs qui tantôt ont appris mon martyre,
Bien loin d'y prendre part, n'en ont rien fait que rire.
Célie
Est−il rien de plus noir que ta lâche action,
Et peut−on lui trouver une punition ?
Dois−tu ne te pas croire indigne de la vie,
Après t'être souillé de cette perfidie ?
O Ciel ! est−il possible ?
Sganarelle
Il est trop vrai pour moi.
Célie
Ah ! traître ! scélérat ! âme double et sans foi !
Sganarelle
La bonne âme !
Célie
Scène XVI

324

Oeuvres complètes . 1
Non, non, l'enfer n'a point de gêne
Qui ne soit pour ton crime une trop douce peine.
Sganarelle
Que voilà bien parler !
Célie
Avoir ainsi traité
Et la même innocence et la même bonté !
Sganarelle. Il soupire haut.
Hay !
Célie
Un coeur qui jamais n'a fait la moindre chose
A mérité l'affront où ton mépris l'expose !
Sganarelle
Il est vrai.
Célie
Qui bien loin... Mais c'est trop, et ce coeur
Ne sauroit y songer sans mourir de douleur.
Sganarelle
Ne vous fâchez pas tant, ma très−chère Madame :
Mon mal vous touche trop, et vous me percez l'âme.
Célie
Mais ne t'abuse pas jusqu'à te figurer
Qu'à des plaintes sans fruit j'en veuille demeurer :
Mon coeur, pour se venger, sait ce qu'il te faut faire,
Et j'y cours de ce pas ; rien ne m'en peut distraire.

Scène XVI

325

Oeuvres complètes . 1
Scène XVII

Sganarelle, seul.

Que le Ciel la préserve à jamais de danger !
Voyez quelle bonté de vouloir me venger !
En effet, son courroux, qu'excite ma disgrâce,
M'enseigne hautement ce qu'il faut que je fasse ;
Et l'on ne doit jamais souffrir sans dire mot
De semblables affronts, à moins qu'être un vrai sot.
Courons donc le chercher, ce pendard qui m'affronte :
Montrons notre courage à venger notre honte.
Vous apprendrez, maroufle, à rire à nos dépens,
Et sans aucun respect faire cocus les gens !
(Il se retourne ayant fait trois ou quatre pas.)
Doucement, s'il vous plaît ! Cet homme a bien la mine
D'avoir le sang bouillant et l'âme un peu mutine ;
Il pourroit bien, mettant affront dessus affront,
Charger de bois mon dos comme il a fait mon front.
Je hais de tout mon coeur les esprits colériques,
Et porte grand amour aux hommes pacifiques ;
Je ne suis point battant, de peur d'être battu,
Et l'humeur débonnaire est ma grande vertu.
Mais mon honneur me dit que d'une telle offense
Il faut absolument que je prenne vengeance.
Ma foi, laissons−le dire autant qu'il lui plaira :
Au diantre qui pourtant rien du tout en fera !
Quand j'aurai fait le brave, et qu'un fer, pour ma peine,
M'aura d'un vilain coup transpercé la bedaine,
Que par la ville ira le bruit de mon trépas,
Dites−moi, mon honneur, en serez−vous plus gras ?
La bière est un séjour par trop mélancolique,
Et trop malsain pour ceux qui craignent la colique ;
Et quant à moi, je trouve, ayant tout compassé,
Qu'il vaut mieux être encor cocu que trépassé :
Quel mal cela fait−il ? la jambe en devient−elle
Plus tortue, après tout, et la taille moins belle ?
Peste soit qui premier trouva l'invention
De s'affliger l'esprit de cette vision,
Et d'attacher l'honneur de l'homme le plus sage
Aux choses que peut faire une femme volage !
Puisqu'on tient à bon droit tout crime personnel,
Que fait là notre honneur pour être criminel ?
Des actions d'autrui l'on nous donne le blâme.
Si nos femmes sans nous ont un commerce infâme,
Il faut que tout le mal tombe sur notre dos !
Elles font la sottise, et nous sommes les sots !
C'est un vilain abus, et les gens de police
Nous devroient bien régler une telle injustice.
Scène XVII

326

Oeuvres complètes . 1
N'avons−nous pas assez des autres accidents
Qui nous viennent happer en dépit de nos dents ?
Les querelles, procès, faim, soif et maladie,
Troublent−ils pas assez le repos de la vie,
Sans s'aller, de surcroît, aviser sottement
De se faire un chagrin qui n'a nul fondement ?
Moquons−nous de cela, méprisons les alarmes,
Et mettons sous nos pieds les soupirs et les larmes.
Si ma femme a failli, qu'elle pleure bien fort ;
Mais pourquoi moi pleurer, puisque je n'ai point tort ?
En tout cas, ce qui peut m'ôter ma fâcherie,
C'est que je ne suis pas seul de ma confrérie :
Voir cajoler sa femme et n'en témoigner rien
Se pratique aujourd'hui par force gens de bien.
N'allons donc point chercher à faire une querelle
Pour un affront qui n'est que pure bagatelle.
L'on m'appellera sot de ne me venger pas ;
Mais je le serois fort de courir au trépas.
(Mettant la main sur son estomac.)
Je me sens là pourtant remuer une bile
Qui veut me conseiller quelque action virile ;
Oui, le courroux me prend ; c'est trop être poltron :
Je veux résolûment me venger du larron.
Déjà pour commencer, dans l'ardeur qui m'enflamme,
Je vais dire partout qu'il couche avec ma femme.

Scène XVII

327

Oeuvres complètes . 1
Scène XVIII

Gorgibus, Célie, La Suivante

Célie
Oui, je veux bien subir une si juste loi :
Mon père, disposez de mes voeux et de moi ;
Faites, quand vous voudrez, signer cet hyménée ;
A suivre mon devoir je suis déterminée ;
Je prétends gourmander mes propres sentiments,
Et me soumettre en tout à vos commandements.
Gorgibus
Ah ! voilà qui me plaît, de parler de la sorte.
Parbleu ! si grande joie à l'heure me transporte,
Que mes jambes sur l'heure en cabrioleroient,
Si nous n'étions point vus de gens qui s'en riroient.
Approche−toi de moi, viens çà que je t'embrasse :
Une telle action n'a pas mauvaise grâce ;
Un père, quand il veut, peut sa fille baiser,
Sans que l'on ait sujet de s'en scandaliser.
Va, le contentement de te voir si bien née
Me fera rajeunir de dix fois une année.

Scène XVIII

328

Oeuvres complètes . 1
Scène XIX

Célie, La Suivante

La Suivante
Ce changement m'étonne.
Célie
Et lorsque tu sauras
Par quel motif j'agis, tu m'en estimeras.
La Suivante
Cela pourroit bien être.
Célie
Apprends donc que Lélie
A pu blesser mon coeur par une perfidie ;
Qu'il étoit en ces lieux sans...
La Suivante
Mais il vient à nous.

Scène XIX

329

Oeuvres complètes . 1
Scène XX

Célie, Lélie, La Suivante

Lélie
Avant que pour jamais je m'éloigne de vous,
Je veux vous reprocher au moins en cette place...
Célie
Quoi ? me parler encore ? avez−vous cette audace !
Lélie
Il est vrai qu'elle est grande ; et votre choix est tel,
Qu'à vous rien reprocher je serois criminel.
Vivez, vivez contente, et bravez ma mémoire,
Avec le digne époux qui vous comble de gloire.
Célie
Oui, traître ! j'y veux vivre ! et mon plus grand desir,
Ce seroit que ton coeur en eût du déplaisir.
Lélie
Qui rend donc contre moi ce courroux légitime ?
Célie
Quoi ? tu fais le surpris et demandes ton crime ?

Scène XX

330

Oeuvres complètes . 1
Scène XXI

Célie, Lélie, Sganarelle, La Suivante

Sganarelle entre armé.
Guerre, guerre mortelle à ce larron d'honneur
Qui sans miséricorde a souillé notre honneur !
Célie, à Lélie.
Tourne, tourne les yeux sans me faire répondre.
Lélie
Ah ! je vois...
Célie
Cet objet suffit pour te confondre.
Lélie
Mais pour vous obliger bien plutôt à rougir.
Sganarelle
Ma colère à présent est en état d'agir ;
Dessus ses grands chevaux est monté mon courage,
Et si je le rencontre, on verra du carnage.
Oui, j'ai juré sa mort : rien ne peut l'empêcher :
Où je le trouverai, je le veux dépêcher.
Au beau milieu du coeur il faut que je lui donne...
Lélie
A qui donc en veut−on ?
Sganarelle
Je n'en veux à personne.
Lélie
Pourquoi ces armes−là ?
Sganarelle
C'est un habillement
Que j'ai pris pour la pluie.
(A part.)
Ah ! quel contentement
J'aurois à le tuer ! Prenons−en le courage.
Lélie
Hay ?
Sganarelle, se donnant des coups de poings sur l'estomac et des soufflets pour s'exciter.
Je ne parle pas.
Scène XXI

331

Oeuvres complètes . 1
(A part.)
Ah ! poltron dont j'enrage !
Lâche ! vrai coeur de poule !
Célie
Il t'en doit dire assez,
Cet objet dont tes yeux nous paroissent blessés.
Lélie
Oui, je connois par là que vous êtes coupable
De l'infidélité la plus inexcusable
Qui jamais d'un amant puisse outrager la foi.
Sganarelle, à part.
Que n'ai−je peu de coeur !
Célie
Eh ! cesse devant moi,
Traître, de ce discours l'insolence cruelle !
Sganarelle
Sganarelle, tu vois qu'elle prend ta querelle :
Courage, mon enfant, sois un peu vigoureux ;
Là, hardi ! tâche à faire un effort généreux,
En le tuant tandis qu'il tourne le derrière.
Lélie, faisant deux ou trois pas sans dessein, fait retourner Sganarelle qui s'approchoit pour le tuer.
Puisqu'un pareil discours émeut votre colère,
Je dois de votre coeur me montrer satisfait,
Et l'applaudir ici du beau choix qu'il a fait.
Célie
Oui, oui, mon choix est tel qu'on n'y peut rien reprendre.
Lélie
Allez, vous faites bien de le vouloir défendre.
Sganarelle
Sans doute elle fait bien de défendre mes droits.
Cette action, Monsieur, n'est point selon les lois.
J'ai raison de m'en plaindre ; et si je n'étois sage,
On verroit arriver un étrange carnage.
Lélie
D'où vous naît cette plainte, et quel chagrin brutal... ?
Sganarelle
Suffit. Vous savez bien où le bois me fait mal ;
Mais votre conscience et le soin de votre âme
Vous devroient mettre aux yeux que ma femme est ma femme,
Et vouloir à ma barbe en faire votre bien
Scène XXI

332

Oeuvres complètes . 1
Que ce n'est pas du tout agir en bon chrétien.
Lélie
Un semblable soupçon est bas et ridicule.
Allez, dessus ce point n'ayez aucun scrupule :
Je sais qu'elle est à vous ; et, bien loin de brûler...
Célie
Ah ! qu'ici tu sais bien, traître, dissimuler !
Lélie
Quoi ? me soupçonnez−vous d'avoir une pensée
De qui son âme ait lieu de se croire offensée ?
De cette lâcheté voulez−vous me noircir ?
Célie
Parle, parle à lui−même, il pourra t'éclaircir.
Sganarelle
Vous me défendez mieux que je ne saurois faire,
Et du biais qu'il faut vous prenez cette affaire.

Scène XXI

333

Oeuvres complètes . 1
Scène XXII

Célie, Lélie, Sganarelle, sa Femme, la Suivante

La femme de Sganarelle, à Célie.
Je ne suis point d'humeur à vouloir contre vous
Faire éclater, Madame, un esprit trop jaloux ;
Mais je ne suis point dupe, et vois ce qui se passe.
Il est de certains feux de fort mauvaise grâce ;
Et votre âme devroit prendre un meilleur emploi
Que de séduire un coeur qui doit n'être qu'à moi.
Célie
La déclaration est assez ingénue.
Sganarelle, à sa femme.
L'on ne demandoit pas, carogne, ta venue :
Tu la viens quereller lorsqu'elle me défend,
Et tu trembles de peur qu'on t'ôte ton galand.
Célie
Allez, ne croyez pas que l'on en ait envie.
(Se tournant vers Lélie.)
Tu vois si c'est mensonge ; et j'en suis fort ravie.
Lélie
Que me veut−on conter ?
La Suivante
Ma foi, je ne sais pas
Quand on verra finir ce galimatias ;
Déjà depuis longtemps je tâche à le comprendre,
Et si plus je l'écoute, et moins je puis l'entendre :
Je vois bien à la fin que je m'en dois mêler.
(Allant se mettre entre Lélie et sa maîtresse.)
Répondez−moi par ordre, et me laissez parler.
(A Lélie.)
Vous, qu'est−ce qu'à son coeur peut reprocher le vôtre ?
Lélie
Que l'infidèle a pu me quitter pour un autre ;
Que lorsque, sur le bruit de son hymen fatal,
J'accours tout transporté d'un amour sans égal,
Dont l'ardeur résistoit à se croire oubliée,
Mon abord en ces lieux la trouve mariée.
La Suivante
Mariée ! à qui donc ?
Lélie, montrant Sganarelle ?
Scène XXII

334

Oeuvres complètes . 1
A lui.
La Suivante
Comment, à lui ?
Lélie
Oui−da.
La Suivante
Qui vous l'a dit ?
Lélie
C'est lui−même, aujourd'hui.
La Suivante, à Sganarelle.
Est−il vrai ?
Sganarelle
Moi ? J'ai dit que c'étoit à ma femme
Que j'étois marié.
Lélie
Dans un grand trouble d'âme
Tantôt de mon portrait je vous ai vu saisi.
Sganarelle
Il est vrai : le voilà.
Lélie
Vous m'avez dit aussi
Que celle aux mains de qui vous aviez pris ce gage
Etoit liée à vous des noeuds du mariage.
Sganarelle
(Montrant sa femme.)
Sans doute. Et je l'avois de ses mains arraché,
Et n'eusse pas sans lui découvert son péché.
La femme de Sganarelle
Que me viens−tu conter par ta plainte importune ?
Je l'avois sous mes pieds rencontré par fortune ;
Et même, quand, après ton injuste courroux,
(Montrant Lélie.)
J'ai fait, dans sa foiblesse, entrer Monsieur chez nous,
Je n'ai pas reconnu les traits de sa peinture.
Célie
C'est moi qui du portrait ai causé l'aventure ;
Et je l'ai laissé choir en cette pâmoison
(A Sganarelle.)
Qui m'a fait par vos soins remettre à la maison.

Scène XXII

335

Oeuvres complètes . 1
La Suivante
Vous voyez que sans moi vous y seriez encore
Et vous aviez besoin de mon peu d'ellébore.
Sganarelle
Prendrons−nous tout ceci pour de l'argent comptant ?
Mon front l'a, sur mon âme, eu bien chaude pourtant !
Sa Femme
Ma crainte toutefois n'est pas trop dissipée ;
Et doux que soit le mal, je crains d'être trompée.
Sganarelle
Hé ! mutuellement croyons−nous gens de bien :
Je risque plus du mien que tu ne fais du tien ;
Accepte sans façon le marché qu'on propose.
Sa Femme
Soit. Mais gare le bois si j'apprends quelque chose !
Célie, à Lélie, après avoir parlé bas ensemble.
Ah ! Dieux ! s'il est ainsi, qu'est−ce donc que j'ai fait ?
Je dois de mon courroux appréhender l'effet :
Oui, vous croyant sans foi, j'ai pris, pour ma vengeance,
Le malheureux secours de mon obéissance ;
Et depuis un moment mon coeur vient d'accepter
Un hymen que toujours j'eus lieu de rebuter ;
J'ai promis à mon père ; et ce qui me désole...
Mais je le vois venir.
Lélie
Il me tiendra parole.

Scène XXII

336

Oeuvres complètes . 1
Scène XXIII

Célie, Lélie, Gorgibus, Sganarelle, Sa Femme, La Suivante

Lélie
Monsieur, vous me voyez en ces lieux de retour
Brûlant des mêmes feux, et mon ardente amour
Verra, comme je crois, la promesse accomplie
Qui me donna l'espoir de l'hymen de Célie.
Gorgibus
Monsieur, que je revois en ces lieux de retour
Brûlant des mêmes feux, et dont l'ardente amour
Verra, que vous croyez, la promesse accomplie
Qui vous donna l'espoir de l'hymen de Célie,
Très−humble serviteur à Votre Seigneurie.
Lélie
Quoi ? Monsieur, est−ce ainsi qu'on trahit mon espoir ?
Gorgibus
Oui, Monsieur, c'est ainsi que je fais mon devoir :
Ma fille en suit les lois.
Célie
Mon devoir m'intéresse,
Mon père, à dégager vers lui votre promesse.
Gorgibus
Est−ce répondre en fille à mes commandements ?
Tu te démens bien tôt de tes bons sentiments !
Pour Valère tantôt... Mais j'aperçois son père :
Il vient assurément pour conclure l'affaire.

Scène XXIII

337

Oeuvres complètes . 1
Scène dernière

Célie, Lélie, Gorgibus, Sganarelle, Sa Femme, Villebrequin, La Suivante

Gorgibus
Qui vous amène ici, seigneur Villebrequin ?
Villebrequin
Un secret important, que j'ai su ce matin,
Qui rompt absolument ma parole donnée.
Mon fils, dont votre fille acceptoit l'hyménée,
Sous des liens cachés trompant les yeux de tous,
Vit, depuis quatre mois, avec Lise en époux ;
Et comme des parents le bien et la naissance
M'ôtent tout le pouvoir d'en casser l'alliance,
Je vous viens...
Gorgibus
Brisons là. Si, sans votre congé,
Valère votre fils ailleurs s'est engagé,
Je ne vous puis celer que ma fille Célie
Dès longtemps par moi−même est promise à Lélie ;
Et que, riche en vertus, son retour aujourd'hui
M'empêche d'agréer un autre époux que lui.
Villebrequin
Un tel choix me plaît fort.
Lélie
Et cette juste envie
D'un bonheur éternel va couronner ma vie.
Gorgibus
Allons choisir le jour pour se donner la foi.
Sganarelle
A−t−on mieux cru jamais être cocu que moi ?
Vous voyez qu'en ce fait la plus forte apparence
Peut jeter dans l'esprit une fausse créance.
De cet exemple−ci ressouvenez−vous bien ;
Et, quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien.

Scène dernière

338

Oeuvres complètes . 1

Dom Garcie de Navarre
ou le Prince jaloux
Comédie
Représentée pour la première fois
sur le théâtre de la salle du palais royal
le 4 février 1661
par la
Troupe de Monsieur, frère unique du Roi

Dom Garcie de Navarre ou le Prince jaloux

339

Oeuvres complètes . 1
Personnages

Dom Garcie, prince de Navarre, amant d'Elvire.
Elvire, princesse de Léon.
Elise, confidente d'Elvire.
Dom Alphonse, prince de Léon, cru prince de Castille, sous le nom de Dom Sylve.
Ignès, comtesse, amante de Dom Sylve, aimée par Mauregat, usurpateur de l'Etat de Léon.
Dom Alvar, confident de Dom Garcie, amant d'Elise.
Dom Lope, autre confident de Dom Garcie, amant rebuté d'Elise.
Dom Pèdre, écuyer d'Ignès.
La scène est dans Astorgue, ville d'Espagne, dans le royaume de Léon.

Personnages

340

Oeuvres complètes . 1
Acte I

Acte I

341

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Done Elvire, Elise

Done Elvire
Non, ce n'est point un choix qui pour ces deux amants
Sut régler de mon coeur les secrets sentiments ;
Et le Prince n'a point dans tout ce qu'il peut être
Ce qui fit préférer l'amour qu'il fait paroître.
Dom Sylve, comme lui, fit briller à mes yeux
Toutes les qualités d'un héros glorieux ;
Même éclat de vertus, joint à même naissance,
Me parloit en tous deux pour cette préférence ;
Et je serois encore à nommer le vainqueur,
Si le mérite seul prenoit droit sur un coeur :
Mais ces chaînes du ciel qui tombent sur nos âmes
Décidèrent en moi le destin de leurs flammes ;
Et toute mon estime, égale entre les deux,
Laissa vers Dom Garcie entraîner tous mes voeux.
Elise
Cet amour que pour lui votre astre vous inspire.
N'a sur vos actions pris que bien peu d'empire,
Puisque nos yeux, Madame, ont pu longtemps douter
Qui de ces deux amants vous vouliez mieux traiter.
Done Elvire
De ces nobles rivaux l'amoureuse poursuite
A de fâcheux combats, Elise, m'a réduite.
Quand je regardois l'un, rien ne me reprochoit
Le tendre mouvement où mon âme penchoit :
Mais je me l'imputois à beaucoup d'injustice
Quand de l'autre à mes yeux s'offroit le sacrifice ;
Et Dom Sylve, après tout, dans ses soins amoureux
Me sembloit mériter un destin plus heureux.
Je m'opposois encor ce qu'au sang de Castille
Du feu roi de Léon semble devoir la fille,
Et la longue amitié qui d'un étroit lien
Joignit les intérêts de son père et du mien.
Ainsi, plus dans mon âme un autre prenoit place,
Plus de tous ses respects je plaignois la disgrâce ;
Ma pitié, complaisante à ses brûlants soupirs,
D'un dehors favorable amusoit ses desirs,
Et vouloit réparer, par ce foible avantage,
Ce qu'au fond de mon coeur je lui faisois d'outrage.
Elise
Mais son premier amour, que vous avez appris,
Doit de cette contrainte affranchir vos esprits ;
Scène I

342

Oeuvres complètes . 1
Et puisqu'avant ses soins, où pour vous il s'engage,
Done Ignès de son coeur avoir reçu l'hommage,
Et que, par des liens aussi fermes que doux,
L'amitié vous unit, cette comtesse et vous,
Son secret révélé vous est une matière
A donner à vos voeux liberté toute entière ;
Et vous pouvez, sans crainte, à cet amant confus
D'un devoir d'amitié couvrir tous vos refus.
Done Elvire
Il est vrai que j'ai lieu de chérir la nouvelle
Qui m'apprit que Dom Sylve étoit un infidèle,
Puisque par ses ardeurs mon coeur tyrannisé
Contre elles à présent se voit autorisé,
Qu'il en peut justement combattre les hommages,
Et, sans scrupule, ailleurs donner tous ses suffrages ;
Mais enfin quelle joie en peut prendre ce coeur,
Si d'une autre contrainte il souffre la rigueur,
Si d'un prince jaloux l'éternelle foiblesse
Reçoit indignement les soins de ma tendresse,
Et semble préparer, dans mon juste courroux,
Un éclat à briser tout commerce entre nous ?
Elise
Mais si de votre bouche il n'a point su sa gloire,
Est−ce un crime pour lui que de n'oser la croire ?
Et ce qui d'un rival a pu flatter les feux
L'autorise−t−il pas à douter de vos voeux ?
Done Elvire
Non, non, de cette sombre et lâche jalousie
Rien ne peut excuser l'étrange frénésie ;
Et par mes actions je l'ai trop informé
Qu'il peut bien se flatter du bonheur d'être aimé.
Sans employer la langue, il est des interprètes
Qui parlent clairement des atteintes secrètes :
Un soupir, un regard, une simple rougeur,
Un silence est assez pour expliquer un coeur ;
Tout parle dans l'amour ; et sur cette matière
Le moindre jour doit être une grande lumière,
Puisque chez notre sexe, où l'honneur est puissant,
On ne montre jamais tout ce que l'on ressent.
J'ai voulu, je l'avoue, ajuster ma conduite,
Et voir d'un oeil égal l'un et l'autre mérite ;
Mais que contre ses voeux on combat vainement,
Et que la différence est connue aisément
De toutes ces faveurs qu'on fait avec étude,
A celles où du coeur fait pencher l'habitude !
Dans les unes toujours on paroît se forcer ;
Mais les autres, hélas ! se font sans y penser,
Semblables à ces eaux si pures et si belles,
Scène I

343

Oeuvres complètes . 1
Qui coulent sans effort des sources naturelles.
Ma pitié pour Dom Sylve avoit beau l'émouvoir,
J'en trahissois les soins sans m'en apercevoir ;
Et mes regards au Prince, en un pareil martyre,
En disoient toujours plus que je n'en voulois dire.
Elise
Enfin, si les soupçons de cet illustre amant,
Puisque vous le voulez, n'ont point de fondement,
Pour le moins font−ils foi d'une âme bien atteinte,
Et d'autres chériroient ce qui fait votre plainte.
De jaloux mouvements doivent être odieux,
S'ils partent d'un amour qui déplaise à nos yeux ;
Mais tout ce qu'un amant nous peut montrer d'alarmes
Doit, lorsque nous l'aimons, avoir pour nous des charmes :
C'est par là que son feu se peut mieux exprimer :
Et plus il est jaloux, plus nous devons l'aimer.
Ainsi, puisqu'en votre âme un prince magnanime...
Done Elvire
Ah ! ne m'avancez point cette étrange maxime.
Partout la jalousie est un monstre odieux :
Rien n'en peut adoucir les traits injurieux ;
Et plus l'amour est cher qui lui donne naissance,
Plus on doit ressentir les coups de cette offense.
Voir un prince emporté, qui perd à tous moments
Le respect que l'amour inspire aux vrais amants ;
Qui, dans les soins jaloux où son âme se noie,
Querelle également mon chagrin et ma joie,
Et dans tous mes regards ne peut rien remarquer
Qu'en faveur d'un rival il ne veuille expliquer :
Non, non, par ces soupçons je suis trop offensée ;
Et sans déguisement je te dis ma pensée :
Le prince Dom Garcie est cher à mes desirs ;
Il peut d'un coeur illustre échauffer les soupirs ;
Au milieu de Léon on a vu son courage
Me donner de sa flamme un noble témoignage,
Braver en ma faveur des périls les plus grands,
M'enlever aux desseins de nos lâches tyrans,
Et dans ces murs forcés mettre ma destinée
A couvert des horreurs d'un indigne hyménée ;
Et je ne cèle point que j'aurois de l'ennui
Que la gloire en fût due à quelque autre qu'à lui ;
Car un coeur amoureux prend un plaisir extrême
A se voir redevable, Elise, à ce qu'il aime,
Et sa flamme timide ose mieux éclater,
Lorsqu'en favorisant elle croit s'acquitter.
Oui, j'aime qu'un secours, qui hasarde sa tête,
Semble à sa passion donner droit de conquête ;
J'aime que mon péril m'ait jetée en ses mains ;
Et si les bruits communs ne sont pas des bruits vains,
Scène I

344

Oeuvres complètes . 1
Si la bonté du Ciel nous ramène mon frère,
Les voeux les plus ardents que mon coeur puisse faire,
C'est que son bras encor sur un perfide sang
Puisse aider à ce frère à reprendre son rang,
Et par d'heureux succès d'une haute vaillance
Mériter tous les soins de sa reconnoissance ;
Mais, avec tout cela, s'il pousse mon courroux,
S'il ne purge ses feux de leurs transports jaloux
Et ne les range aux lois que je lui veux prescrire,
C'est inutilement qu'il prétend Done Elvire :
L'hymen ne peut nous joindre, et j'abhorre des noeuds
Qui deviendroient sans doute un enfer pour tous deux.
Elise
Bien que l'on pût avoir des sentiments tout autres,
C'est au Prince, Madame, à se régler aux vôtres ;
Et dans votre billet ils sont si bien marqués,
Que quand il les verra de la sorte expliqués...
Done Elvire
Je n'y veux point, Elise, employer cette lettre :
C'est un soin qu'à ma bouche il me vaut mieux commettre.
La faveur d'un écrit laisse aux mains d'un amant
Des témoins trop constants de notre attachement.
Ainsi donc empêchez qu'au Prince on ne la livre.
Elise
Toutes vos volontés sont des lois qu'on doit suivre.
J'admire cependant que le Ciel ait jeté
Dans le goût des esprits tant de diversité,
Et que ce que les uns regardent comme outrage
Soit vu par d'autres yeux sous un autre visage.
Pour moi, je trouverois mon sort tout à fait doux,
Si j'avois un amant qui pût être jaloux ;
Je saurois m'applaudir de son inquiétude ;
Et ce qui pour mon âme est souvent un peu rude,
C'est de voir Dom Alvar ne prendre aucun souci.
Done Elvire
Nous ne le croyions pas si proche : le voici.

Scène I

345

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Done Elvire, Dom Alvar, Elise

Done Elvire
Votre retour surprend : qu'avez−vous à m'apprendre ?
Dom Alphonse vient−il ? a−t−on lieu de l'attendre ?
Dom Alvar
Oui, Madame ; et ce frère en Castille élevé
De rentrer dans ses droits voit le temps arrivé.
Jusqu'ici Dom Louis, qui vit à sa prudence
Par le feu Roi mourant commettre son enfance,
A caché ses destins aux yeux de tout l'Etat,
Pour l'ôter aux fureurs du traître Mauregat ;
Et bien que le tyran, depuis sa lâche audace,
L'ait souvent demandé pour lui rendre sa place,
Jamais son zèle ardent n'a pris de sûreté
A l'appas dangereux de sa fausse équité.
Mais, les peuples émus par cette violence
Que vous a voulu faire une injuste puissance,
Ce généreux vieillard a cru qu'il étoit temps
D'éprouver le succès d'un espoir de vingt ans :
Il a tenté Léon, et ses fidèles trames
Des grands comme du peuple ont pratiqué les âmes,
Tandis que la Castille armoit dix mille bras
Pour redonner ce prince aux voeux de ses Etats ;
Il fait auparavant semer sa renommée,
Et ne veut le montrer qu'en tête d'une armée,
Que tout prêt à lancer le foudre punisseur
Sous qui doit succomber un lâche ravisseur.
On investit Léon, et Dom Sylve en personne
Commande le secours que son père vous donne.
Done Elvire
Un secours si puissant doit flatter notre espoir ;
Mais je crains que mon frère y puisse trop devoir.
Dom Alvar
Mais, Madame, admirez que, malgré la tempête
Que votre usurpateur oit gronder sur sa tête,
Tous les bruits de Léon annoncent pour certain
Qu'à la comtesse Ignès il va donner la main.
Done Elvire
Il cherche dans l'hymen de cette illustre fille
L'appui du grand crédit où se voit sa famille.
Je ne reçois rien d'elle, et j'en suis en souci ;
Mais son coeur au tyran fut toujours endurci.
Scène II

346

Oeuvres complètes . 1

Elise
De trop puissants motifs d'honneur et de tendresse
Opposent ses refus aux noeuds dont on la presse
Pour...
Dom Alvar
Le Prince entre ici.

Scène II

347

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Dom Garcie, Done Elvire, Dom Alvar, Elise

Dom Garcie
Je viens m'intéresser,
Madame, au doux espoir qu'il vous vient d'annoncer.
Ce frère qui menace un tyran plein de crimes
Flatte de mon amour les transports légitimes :
Son sort offre à mon bras des périls glorieux
Dont je puis faire hommage à l'éclat de vos yeux,
Et par eux m'acquérir, si le Ciel m'est propice,
La gloire d'un revers que vous doit sa justice,
Qui va faire à vos pieds choir l'infidélité,
Et rendre à votre sang toute sa dignité.
Mais ce qui plus me plaît d'une attente si chère,
C'est que pour être roi, le Ciel vous rend ce frère
Et qu'ainsi mon amour peut éclater au moins
Sans qu'à d'autres motifs on impute ses soins,
Et qu'il soit soupçonné que dans votre personne
Il cherche à me gagner les droits d'une couronne.
Oui, tout mon coeur voudroit montrer aux yeux de tous
Qu'il ne regarde en vous autre chose que vous ;
Et cent fois, si je puis le dire sans offense,
Ses voeux se sont armés contre votre naissance ;
Leur chaleur indiscrète a d'un destin plus bas
Souhaité le partage à vos divins appas,
Afin que de ce coeur le noble sacrifice
Pût du Ciel envers vous réparer l'injustice,
Et votre sort tenir des mains de mon amour
Tout ce qu'il doit au sang dont vous tenez le jour.
Mais puisque enfin les Cieux de tout ce juste hommage
A mes feux prévenus dérobent l'avantage,
Trouvez bon que ces feux prennent un peu d'espoir
Sur la mort que mon bras s'apprête à faire voir,
Et qu'ils osent briguer par d'illustres services
D'un frère et d'un Etat les suffrages propices.
Done Elvire
Je sais que vous pouvez, Prince, en vengeant nos droits,
Faire pour votre amour parler cent beaux exploits ;
Mais ce n'est pas assez, pour le prix qu'il espère,
Que l'aveu d'un Etat et la faveur d'un frère ;
Done Elvire n'est pas au bout de cet effort,
Et je vous vois à vaincre un obstacle plus fort.
Dom Garcie
Oui, Madame, j'entends ce que vous voulez dire :
Je sais bien que pour vous mon coeur en vain soupire ;
Scène III

348

Oeuvres complètes . 1
Et l'obstacle puissant qui s'oppose mes feux,
Sans que vous le nommiez, n'est pas secret pour eux.
Done Elvire
Souvent on entend mal ce qu'on croit bien entendre,
Et par trop de chaleur, Prince, on se peut méprendre ;
Mais, puisqu'il faut parler, desirez−vous savoir
Quand vous pourrez me plaire, et prendre quelque espoir ?
Dom Garcie
Ce me sera, Madame, une faveur extrême.
Done Elvire
Quand vous saurez m'aimer comme il faut que l'on aime.
Dom Garcie
Et que peut−on, hélas ! observer sous les cieux
Qui ne cède à l'ardeur que m'inspirent vos yeux ?
Done Elvire
Quand votre passion ne fera rien paroître
Dont se puisse indigner celle qui l'a fait naître.
Dom Garcie
C'est là son plus grand soin.
Done Elvire
Quand tous ses mouvements
Ne prendront point de moi de trop bas sentiments.
Dom Garcie
Ils vous révèrent trop.
Done Elvire
Quand d'un injuste ombrage
Votre raison saura me réparer l'outrage,
Et que vous bannirez enfin ce monstre affreux
Qui de son noir venin empoisonne vos feux,
Cette jalouse humeur dont l'importun caprice
Aux voeux que vous m'offrez rend un mauvais office,
S'oppose à leur attente, et contre eux, à tous coups,
Arme les mouvements de mon juste courroux.
Dom Garcie
Ah ! Madame, il est vrai, quelque effort que je fasse,
Qu'un peu de jalousie en mon coeur trouve place,
Et qu'un rival, absent de vos divins appas,
Au repos de ce coeur vient livrer des combats.
Soit caprice ou raison, j'ai toujours la croyance
Que votre âme en ces lieux souffre de son absence,
Et que malgré mes soins, vos soupirs amoureux
Scène III

349

Oeuvres complètes . 1
Vont trouver à tous coups ce rival trop heureux.
Mais si de tels soupçons ont de quoi vous déplaire,
Il vous est bien facile, hélas ! de m'y soustraire ;
Et leur bannissement, dont j'accepte la loi,
Dépend bien plus de vous qu'il ne dépend de moi.
Oui, c'est vous qui pouvez, par deux mots pleins de flamme,
Contre la jalousie armer toute mon âme,
Et des pleines clartés d'un glorieux espoir
Dissiper les horreurs que ce monstre y fait choir.
Daignez donc étouffer le doute qui m'accable,
Et faites qu'un aveu d'une bouche adorable
Me donne l'assurance, au fort de tant d'assauts,
Que je ne puis trouver dans le peu que je vaux.
Done Elvire
Prince, de vos soupçons la tyrannie est grande :
Au moindre mot qu'il dit, un coeur veut qu'on l'entende,
Et n'aime pas ces feux dont l'importunité
Demande qu'on s'explique avec tant de clarté.
Le premier mouvement qui découvre notre âme
Doit d'un amant discret satisfaire la flamme ;
Et c'est à s'en dédire autoriser nos voeux
Que vouloir plus avant pousser de tels aveux.
Je ne dis point quel choix, s'il m'étoit volontaire,
Entre Dom Sylve et vous mon âme pourroit faire ;
Mais vouloir vous contraindre à n'être point jaloux
Auroit dit quelque chose à tout autre que vous ;
Et je croyois cet ordre un assez doux langage,
Pour n'avoir pas besoin d'en dire davantage.
Cependant votre amour n'est pas encor content :
Il demande un aveu qui soit plus éclatant ;
Pour l'ôter de scrupule, il me faut à vous−même,
En des termes exprès, dire que je vous aime ;
Et peut−être qu'encor, pour vous en assurer,
Vous vous obstineriez à m'en faire jurer.
Dom Garcie
Hé bien ! Madame, hé bien ! je suis trop téméraire :
De tout ce qui vous plaît je dois me satisfaire.
Je ne demande point de plus grande clarté ;
Je crois que vous avez pour moi quelque bonté,
Que d'un peu de pitié mon feu vous sollicite,
Et je me vois heureux plus que je ne mérite.
C'en est fait, je renonce à mes soupçons jaloux.
L'arrêt qui les condamne est un arrêt bien doux,
Et je reçois la loi qu'il daigne me prescrire
Pour affranchir mon coeur de leur injuste empire.
Done Elvire
Vous promettez beaucoup, Prince ; et je doute fort
Si vous pourrez sur vous faire ce grand effort.
Scène III

350

Oeuvres complètes . 1

Dom Garcie
Ah ! Madame, il suffit, pour me rendre croyable,
Que ce qu'on vous promet doit être inviolable,
Et que l'heur d'obéir à sa divinité
Ouvre aux plus grands efforts trop de facilité.
Que le Ciel me déclare une éternelle guerre,
Que je tombe à vos pieds d'un éclat de tonnerre,
Ou, pour périr encor par de plus rudes coups,
Puissé−je voir sur moi fondre votre courroux,
Si jamais mon amour descend à la foiblesse
De manquer aux devoirs d'une telle promesse,
Si jamais dans mon âme aucun jaloux transport
Fait... !
(Dom Pèdre apporte un billet.)
Done Elvire
J'en étois en peine, et tu m'obliges fort.
Que le courrier attende. A ces regards qu'il jette,
Vois−je pas que déjà cet écrit l'inquiète ?
Prodigieux effet de son tempérament !
Qui vous arrête, Prince, au milieu du serment ?
Dom Garcie
J'ai cru que vous aviez quelque secret ensemble,
Et je ne voulois pas l'interrompre.
Done Elvire
Il me semble
Que vous me répondez d'un ton fort altéré ;
Je vous vois tout à coup le visage égaré :
Ce changement soudain a lieu de me surprendre ;
D'où peut−il provenir ? le pourroit−on apprendre ?
Dom Garcie
D'un mal qui tout à coup vient d'attaquer mon cœur.
Done Elvire
Souvent plus qu'on ne croit ces maux ont de rigueur,
Et quelque prompt secours vous seroit nécessaire.
Mais encor, dites−moi, vous prend−il d'ordinaire ?
Dom Garcie
Parfois.
Done Elvire
Ah ! prince foible ! Hé bien ! par cet écrit
Guérissez−le, ce mal : il n'est que dans l'esprit.
Dom Garcie
Par cet écrit, Madame ? Ah ! ma main le refuse :
Scène III

351

Oeuvres complètes . 1
Je vois votre pensée, et de quoi l'on m'accuse.
Si...
Done Elvire
Lisez−le, vous dis−je, et satisfaites−vous.
Dom Garcie
Pour me traiter après de foible, de jaloux ?
Non, non ! Je dois ici vous rendre un témoignage
Qu'à mon coeur cet écrit n'a point donné d'ombrage ;
Et bien que vos bontés m'en laissent le pouvoir,
Pour me justifier, je ne veux point le voir.
Done Elvire
Si vous vous obstinez à cette résistance,
J'aurois tort de vouloir vous faire violence ;
Et c'est assez enfin que vous avoir pressé
De voir de quelle main ce billet m'est tracé.
Dom Garcie
Ma volonté toujours vous doit être soumise :
Si c'est votre plaisir que pour vous je le lise,
Je consens volontiers à prendre cet emploi.
Done Elvire
Oui, oui, Prince, tenez : vous le lirez pour moi.
Dom Garcie
C'est pour vous obéir, au moins, et je puis dire...
Done Elvire
C'est ce que vous voudrez : dépêchez−vous de lire.
Dom Garcie
Il est de Done Ignès, à ce que je connoi.
Done Elvire
Oui. Je m'en réjouis et pour vous et pour moi.
Dom Garcie lit.
"Malgré l'effort d'un long mépris,
Le tyran toujours m'aime, et depuis votre absence,
Vers moi, pour me porter au dessein qu'il a pris,
Il semble avoir tourné toute sa violence,
Dont il poursuit l'alliance
De vous et de son fils.
Ceux qui sur moi peuvent avoir empire,
Par de lâches motifs qu'un faux honneur inspire
Approuvent tous cet indigne lien.
J'ignore encor par où finira mon martyre ;
Mais je mourrai plutôt que de consentir rien.
Puissiez−vous jouir, belle Elvire,
Scène III

352

Oeuvres complètes . 1
D'un destin plus doux que le mien !
Done Ignès."
(Il continue.)
Dans la haute vertu son âme est affermie.
Done Elvire
Je vais faire réponse à cette illustre amie.
Cependant apprenez, Prince, à vous mieux armer
Contre ce qui prend droit de vous trop alarmer.
J'ai calmé votre trouble avec cette lumière,
Et la chose a passé d'une douce manière ;
Mais, à n'en point mentir, il seroit des moments
Où je pourrois entrer dans d'autres sentiments.
Dom Garcie
Hé quoi ! vous croyez donc... ?
Done Elvire
Je crois ce qu'il faut croire.
Adieu : de mes avis conservez la mémoire ;
Et s'il est vrai pour moi que votre amour soit grand,
Donnez−en à mon coeur les preuves qu'il prétend.
Dom Garcie
Croyez que désormais c'est toute mon envie,
Et qu'avant qu'y manquer je veux perdre la vie.

Scène III

353

Oeuvres complètes . 1
Acte II

Acte II

354

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Elise, Dom Lope

Elise
Tout ce que fait le Prince, à parler franchement,
N'est pas ce qui me donne un grand étonnement ;
Car que d'un noble amour une âme bien saisie
En pousse les transports jusqu'à la jalousie,
Que de doutes fréquents ses voeux soient traversés,
Il est fort naturel, et je l'approuve assez.
Mais ce qui me surprend, Dom Lope, c'est d'entendre
Que vous lui préparez les soupçons qu'il doit prendre,
Que votre âme les forme, et qu'il n'est en ces lieux
Fâcheux que par vos soins, jaloux que par vos yeux.
Encore un coup, Dom Lope, une âme bien éprise
Des soupçons qu'elle prend ne me rend point surprise ;
Mais qu'on ait sans amour tous les soins d'un jaloux,
C'est une nouveauté qui n'appartient qu'à vous.
Dom Lope
Que sur cette conduite à son aise l'on glose.
Chacun règle la sienne au but qu'il se propose ;
Et rebuté par vous des soins de mon amour,
Je songe auprès du Prince à bien faire ma cour.
Elise
Mais savez−vous qu'enfin il fera mal la sienne,
S'il faut qu'en cette humeur votre esprit l'entretienne ?
Dom Lope
Et quand, charmante Elise, a−t−on vu, s'il vous plaît,
Qu'on cherche auprès des grands que son propre intérêt,
Qu'un parfait courtisan veuille charger leur suite
D'un censeur des défauts qu'on trouve en leur conduite,
Et s'aille inquiéter si son discours leur nuit,
Pourvu que sa fortune en tire quelque fruit ?
Tout ce qu'on fait ne va qu'à se mettre en leur grâce :
Par la plus courte voie on y cherche une place ;
Et les plus prompts moyens de gagner leur faveur,
C'est de flatter toujours le foible de leur coeur,
D'applaudir en aveugle à ce qu'ils veulent faire,
Et n'appuyer jamais ce qui peut leur déplaire :
C'est là le vrai secret d'être bien auprès d'eux.
Les utiles conseils font passer pour fâcheux,
Et vous laissent toujours hors de la confidence
Où vous jette d'abord l'adroite complaisance.
Enfin on voit partout que l'art des courtisans
Ne tend qu'à profiter des foiblesses des grands,
Scène I

355

Oeuvres complètes . 1
A nourrir leurs erreurs, et jamais dans leur âme
Ne porter les avis des choses qu'on y blâme.
Elise
Ces maximes un temps leur peuvent succéder ;
Mais il est des revers qu'on doit appréhender ;
Et dans l'esprit des grands, qu'on tâche de surprendre,
Un rayon de lumière à la fin peut descendre,
Qui sur tous ces flatteurs venge équitablement
Ce qu'a fait à leur gloire un long aveuglement.
Cependant je dirai que votre âme s'explique
Un peu bien librement sur votre politique :
Et ses nobles motifs, au Prince rapportés,
Serviroient assez mal vos assiduités.
Dom Lope
Outre que je pourrois désavouer sans blâme
Ces libres vérités sur quoi s'ouvre mon âme,
Je sais fort bien qu'Elise a l'esprit trop discret
Pour aller divulguer cet entretien secret.
Qu'ai−je dit, après tout, que sans moi l'on ne sache ?
Et dans mon procédé que faut−il que je cache ?
On peut craindre une chute avec quelque raison,
Quand on met en usage ou ruse ou trahison ;
Mais qu'ai−je à redouter, moi, qui partout n'avance
Que les soins approuvés d'un peu de complaisance,
Et qui suis seulement par d'utiles leçons
La pente qu'a le Prince à de jaloux soupçons ?
Son âme semble en vivre, et je mets mon étude
A trouver des raisons à son inquiétude,
A voir de tous côtés s'il ne se passe rien
A fournir le sujet d'un secret entretien ;
Et quand je puis venir, enflé d'une nouvelle,
Donner à son repos une atteinte mortelle,
C'est lors que plus il m'aime, et je vois sa raison
D'une audience avide avaler ce poison,
Et m'en remercier comme d'une victoire
Qui combleroit ses jours de bonheur et de gloire.
Mais mon rival paroît : je vous laisse tous deux ;
Et bien que je renonce à l'espoir de vos voeux,
J'aurois un peu de peine à voir qu'en ma présence
Il reçût des effets de quelque préférence,
Et je veux, si je puis, m'épargner ce souci.
Elise
Tout amant de bon sens en doit user ainsi.

Scène I

356

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Dom Alvar, Elise

Dom Alvar
Enfin nous apprenons que le roi de Navarre
Pour les désirs du Prince aujourd'hui se déclare ;
Et qu'un nouveau renfort de troupes nous attend
Pour le fameux service où son amour prétend.
Je suis surpris, pour moi, qu'avec tant de vitesse
On ait fait avancer... Mais...

Scène II

357

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Dom Garcie, Elise, Dom Alvar

Dom Garcie
Que fait la Princesse ?
Elise.
Quelques lettres, Seigneur ; je le présume ainsi.
Mais elle va savoir que vous êtes ici.

Scène III

358

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Dom Garcie, seul.

J'attendrai qu'elle ait fait. Près de souffrir sa vue,
D'un trouble tout nouveau je me sens l'âme émue ;
Et la crainte, mêlée à mon ressentiment,
Jette par tout mon corps un soudain tremblement.
Prince, prends garde au moins qu'un aveugle caprice
Ne te conduise ici dans quelque précipice,
Et que de ton esprit les désordres puissans
Ne donnent un peu trop au rapport de tes sens :
Consulte ta raison, prends sa clarté pour guide ;
Vois si de tes soupçons l'apparence est solide ;
Ne démens pas leur voix ; mais aussi garde bien
Que, pour les croire trop, ils ne t'imposent rien,
Qu'à tes premiers transports ils n'osent trop permettre,
Et relis posément cette moitié de lettre.
Ha ! qu'est−ce que mon coeur, trop digne de pitié,
Ne voudroit pas donner pour son autre moitié ?
Mais, après tout, que dis−je ? il suffit bien de l'une,
Et n'en voilà que trop pour voir mon infortune.
"Quoique votre rival...
Vous devez toutefois vous...
Et vous avez en vous à...
L'obstacle le plus grand...
Je chéris tendrement ce...
Pour me tirer des mains de...
Son amour, ses devoirs...
Mais il m'est odieux, avec...
Otez donc à vos feux ce...
Méritez les regards que l'on...
Et lorsqu'on vous oblige...
Ne vous obstinez point à..."
Oui, mon sort par ces mots est assez éclairci :
Son coeur, comme sa main ; se fait connoître ici ;
Et les sens imparfaits de cet écrit funeste
Pour s'expliquer à moi n'ont pas besoin du reste.
Toutefois, dans l'abord agissons doucement ;
Couvrons à l'infidèle un vif ressentiment ;
Et de ce que je tiens ne donnant point d'indice,
Confondons son esprit par son propre artifice.
La voici : ma raison, renferme mes transports,
Et rends−toi pour un temps maîtresse du dehors.

Scène IV

359

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Done Elvire, Dom Garcie

Done Elvire
Vous avez bien voulu que je vous fisse attendre ?
Dom Garcie
Ha ! qu'elle cache bien !
Done Elvire
On vient de nous apprendre
Que le Roi votre père approuve vos projets,
Et veut bien que son fils nous rende nos sujets ;
Et mon âme en a pris une allégresse extrême.
Don Garcie
Oui, Madame, et mon coeur s'en réjouit de même ;
Mais...
Done Elvire
Le tyran sans doute aura peine à parer
Les foudres que partout il entend murmurer.
Et j'ose me flatter que le même courage
Qui put bien me soustraire à sa brutale rage,
Et dans les murs d'Astorgue, arrachés de ses mains,
Me faire un sûr asile à braver ses desseins,
Pourra, de tout Léon achevant la conquête,
Sous ses nobles efforts faire choir cette tête.
Dom Garcie
Le succès en pourra parler dans quelques jours,
Mais, de grâce, passons à quelque autre discours.
Puis−je, sans trop oser, vous prier de me dire
A qui vous avez pris, Madame, soin d'écrire,
Depuis que le destin nous a conduits ici ?
Done Elvire
Pourquoi cette demande, et d'où vient ce souci ?
Dom Garcie
D'un désir curieux de pure fantaisie.
Done Elvire
La curiosité naît de la jalousie.
Dom Garcie
Non, ce n'est rien du tout de ce que vous pensez :
Vos ordres de ce mal me défendent assez.

Scène V

360

Oeuvres complètes . 1
Done Elvire
Sans chercher plus avant quel intérêt vous presse,
J'ai deux fois à Léon écrit à la Comtesse,
Et deux fois au marquis Dom Louis à Burgos.
Avec cette réponse êtes−vous en repos ?
Dom Garcie
Vous n'avez point écrit à quelque autre personne,
Madame ?
Done Elvire
Non, sans doute, et ce discours m'étonne.
Dom Garcie
De grâce, songez bien avant que d'assurer :
En manquant de mémoire, on peut se parjurer.
Done Elvire
Ma bouche sur ce point ne peut être parjure.
Dom Garcie
Elle a dit toutefois une haute imposture.
Done Elvire
Prince !
Dom Garcie
Madame ?
Done Elvire
O Ciel ! quel est ce mouvement ?
Avez−vous, dites−moi, perdu le jugement ?
Dom Garcie
Oui, oui, je l'ai perdu, lorsque dans votre vue
J'ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue,
Et que j'ai cru trouver quelque sincérité
Dans les traîtres appas dont je fus enchanté.
Done Elvire
De quelle trahison pouvez−vous donc vous plaindre ?
Dom Garcie
Ah ! que ce coeur est double et sait bien l'art de feindre !
Mais tous moyens de fuir lui vont être soustraits.
Jetez ici les yeux, et connoissez vos traits :
Sans avoir vu le reste, il m'est assez facile
De découvrir pour qui vous employez ce style.
Done Elvire
Voilà donc le sujet qui vous trouble l'esprit ?
Scène V

361

Oeuvres complètes . 1

Dom Garcie
Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit
Done Elvire
L'innocence à rougir n'est point accoutumée.
Dom Garcie
Il est vrai qu'en ces lieux on la voit opprimée.
Ce billet démenti pour n'avoir point de seing...
Done Elvire
Pourquoi le démentir, puisqu'il est de ma main ?
Dom Garcie
Encore est−ce beaucoup que, de franchise pure,
Vous demeuriez d'accord que c'est votre écriture ;
Mais ce sera, sans doute, et j'en serois garant,
Un billet qu'on envoie à quelque indifférent ;
Ou du moins, ce qu'il a de tendresse évidente
Sera pour une amie ou pour quelque parente.
Done Elvire
Non, c'est pour un amant que ma main l'a formé,
Et j'ajoute de plus, pour un amant aimé.
Dom Garcie
Et je puis, ô perfide ! ...
Done Elvire
Arrêtez, prince indigne,
De ce lâche transport l'égarement insigne.
Bien que de vous mon coeur ne prenne point de loi,
Et ne doive en ces lieux aucun compte qu'à soi,
Je veux bien me purger, pour votre seul supplice,
Du crime que m'impose un insolent caprice.
Vous serez éclairci, n'en doutez nullement ;
J'ai ma défense prête en ce même moment ;
Vous allez recevoir une pleine lumière ;
Mon innocence ici paroîtra toute entière ;
Et je veux, vous mettant juge en votre intérêt,
Vous faire prononcer vous−même votre arrêt.
Dom Garcie
Ce sont propos obscurs, qu'on ne sauroit comprendre.
Done Elvire
Bientôt à vos dépens vous me pourrez entendre.
Elise, holà !

Scène V

362

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Dom Garcie, Done Elvire, Elise

Elise
Madame.
Done Elvire
Observez bien au moins
Si j'ose à vous tromper employer quelques soins,
Si par un seul coup d'oeil, ou geste qui l'instruise,
Je cherche de ce coup à parer la surprise.
Le billet que tantôt ma main avoir tracé,
Répondez promptement, où l'avez−vous laissé ?
Elise
Madame, j'ai sujet de m'avouer coupable ;
Je ne sais comme il est demeuré sur ma table ;
Mais on vient de m'apprendre en ce même moment
Que Dom Lope, venant dans mon appartement,
Par une liberté qu'on lui voit se permettre,
A fureté partout et trouvé cette lettre.
Comme il la déplioit, Léonor a voulu
S'en saisir promptement avant qu'il eût rien lu :
Et se jetant sur lui, la lettre contestée
En deux justes moitiés dans leurs mains est restée ;
Et Dom Lope aussitôt prenant un prompt essor,
A dérobé la sienne aux soins de Léonor.
Done Elvire
Avez−vous ici l'autre ?
Elise
Oui, la voilà, Madame.
Done Elvire
Donnez. Nous allons voir qui mérite le blâme.
Avec votre moitié rassemblez celle−ci.
Lisez, et hautement : je veux l'entendre aussi.
Dom Garcie
"Au prince Dom Garcie." Ah !
Done Elvire
Achevez de lire :
Votre âme pour ce mot ne doit pas s'interdire.
Dom Garcie lit.
"Quoique votre rival, Prince, alarme votre âme,
Scène VI

363

Oeuvres complètes . 1
Vous devez toutefois vous craindre plus que lui ;
Et vous avez en vous à détruire aujourd'hui
L'obstacle le plus grand que trouve votre flamme.
Je chéris tendrement ce qu'a fait Dom Garcie
Pour me tirer des mains de nos fiers ravisseurs ;
Son amour, ses devoirs ont pour moi des douceurs ;
Mais il m'est odieux, avec sa jalousie.
Otez donc à vos feux ce qu'ils en font paroître ;
Méritez les regards que l'on jette sur eux ;
Et lorsqu'on vous oblige à vous tenir heureux,
Ne vous obstinez point à ne pas vouloir l'être."
Done Elvire
Hé bien ! que dites−vous ?
Dom Garcie
Ha ! Madame je dis
Qu'à cet objet mes sens demeurent interdits,
Que je vois dans ma plainte une horrible injustice,
Et qu'il n'est point pour moi d'assez cruel supplice.
Done Elvire
Il suffit. Apprenez que si j'ai souhaité
Qu'à vos yeux cet écrit pût être présenté,
C'est pour le démentir, et cent fois me dédire
De tout ce que pour vous vous y venez de lire.
Adieu, Prince.
Dom Garcie
Madame, hélas ! où fuyez−vous ?
Done Elvire
Où vous ne serez point, trop odieux jaloux.
Dom Garcie
Ha ! Madame, excusez un amant misérable,
Qu'un sort prodigieux a fait vers vous coupable,
Et qui, bien qu'il vous cause un courroux si puissant,
Eût été plus blâmable à rester innocent.
Car enfin peut−il être une âme bien atteinte
Dont l'espoir le plus doux ne soit mêlé de crainte ?
Et pourriez−vous penser que mon coeur eût aimé,
Si ce billet fatal ne l'eût point alarmé,
S'il n'avoit point frémi des coups de cette foudre,
Dont je me figurois tout mon bonheur en poudre ?
Vous−mêmes, dites−moi si cet événement
N'eût pas dans mon erreur jeté tout autre amant,
Si d'une preuve, hélas ! qui me sembloit si claire,
Je pouvois démentir...
Done Elvire
Scène VI

364

Oeuvres complètes . 1
Oui, vous le pouviez faire ;
Et dans mes sentiments, assez bien déclarés,
Vos doutes rencontroient des garants assurés :
Vous n'aviez rien à craindre ; et d'autres, sur ce gage,
Auroient du monde entier bravé le témoignage.
Dom Garcie
Mais on mérite un bien qu'on nous fait espérer,
Plus notre âme a de peine à pouvoir s'assurer ;
Un sort trop plein de gloire à nos yeux est fragile,
Et nous laisse aux soupçons une pente facile.
Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,
J'ai douté du bonheur de mes témérités ;
J'ai cru que dans ces lieux rangés sous ma puissance,
Votre âme se forçoit à quelque complaisance,
Que déguisant pour moi votre sévérité...
Done Elvire
Et je pourrois descendre à cette lâcheté !
Moi prendre le parti d'une honteuse feinte !
Agir par les motifs d'une servile crainte !
Trahir mes sentiments ! et, pour être en vos mains,
D'un masque de faveur vous couvrir mes dédains !
La gloire sur mon coeur auroit si peu d'empire !
Vous pouvez le penser, et vous me l'osez dire !
Apprenez que ce coeur ne sait point s'abaisser,
Qu'il n'est rien sous les cieux qui puisse l'y forcer ;
Et s'il vous a fait voir, par une erreur insigne,
Des marques de bonté dont vous n'étiez pas digne,
Qu'il saura bien montrer, malgré votre pouvoir,
La haine que pour vous il se résout d'avoir,
Braver votre furie, et vous faire connoître
Qu'il n'a point été lâche, et ne veut jamais l'être.
Dom Garcie
Hé bien ! je suis coupable, et ne m'en défends pas ;
Mais je demande grâce à vos divins appas :
Je la demande au nom de la plus vive flamme
Dont jamais deux beaux yeux aient fait brûler une âme
Que si votre courroux ne peut être apaisé,
Si mon crime est trop grand pour se voir excusé,
Si vous ne regardez ni l'amour qui le cause,
Ni le vif repentir que mon coeur vous expose,
Il faut qu'un coup heureux, en me faisant mourir,
M'arrache à des tourments que je ne puis souffrir.
Non, ne présumez pas qu'ayant su vous déplaire,
Je puisse vivre une heure avec votre colère.
Déjà de ce moment la barbare longueur
Sous ses cuisants remords fait succomber mon coeur ;
Et de mille vautours les blessures cruelles
N'ont rien de comparable à ses douleurs mortelles.
Scène VI

365

Oeuvres complètes . 1
Madame, vous n'avez qu'à me le déclarer :
S'il n'est point de pardon que je doive espérer,
Cette épée aussitôt, par un coup favorable,
Va percer, à vos yeux, le coeur d'un misérable,
Ce coeur, ce traître coeur, dont les perplexités
Ont si fort outragé vos extrêmes bontés :
Trop heureux, en mourant, si ce coup légitime
Efface en votre esprit l'image de mon crime,
Et ne laisse aucuns traits de votre aversion
Au foible souvenir de mon affection !
C'est l'unique faveur que demande ma flamme.
Done Elvire
Ha ! Prince trop cruel !
Dom Garcie
Dites, parlez, Madame.
Done Elvire
Faut−il encor pour vous conserver des bontés,
Et vous voir m'outrager par tant d'indignités ?
Dom Garcie
Un coeur ne peut jamais outrager quand il aime ;
Et ce que fait l'amour, il l'excuse lui−même.
Done Elvire
L'amour n'excuse point de tels emportements.
Dom Garcie
Tout ce qu'il a d'ardeur passe en ses mouvements ;
Et plus il devient fort, plus il trouve de peine...
Done Elvire
Non, ne m'en parlez point ; vous méritez ma haine.
Dom Garcie
Vous me haïssez donc ?
Done Elvire
J'y veux tâcher, au moins ;
Mais, hélas ! je crains bien que j'y perde mes soins,
Et que tout le courroux qu'excite votre offense
Ne puisse jusque−là faire aller ma vengeance.
Dom Garcie
D'un supplice si grand ne tentez point l'effort,
Puisque pour vous venger je vous offre ma mort :
Prononcez−en l'arrêt, et j'obéis sur l'heure.
Done Elvire
Scène VI

366

Oeuvres complètes . 1
Qui ne sauroit haïr ne peut vouloir qu'on meure.
Dom Garcie
Et moi, je ne puis vivre à moins que vos bontés
Accordent un pardon à mes témérités.
Résolvez l'un des deux, de punir ou d'absoudre.
Done Elvire
Hélas ! j'ai trop fait voir ce que je puis résoudre.
Par l'aveu d'un pardon n'est−ce pas se trahir
Que dire au criminel qu'on. ne le peut haïr ?
Dom Garcie.
Ah ! c'en est trop : souffrez, adorable Princesse...
Done Elvire
Laissez : je me veux mal d'une telle foiblesse.
Dom Garcie
Enfin je suis...

Scène VI

367

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Dom Lope, Dom Garcie

Dom Lope
Seigneur, je viens vous informer
D'un secret dont vos feux ont droit de s'alarmer.
Dom Garcie
Ne me viens point parler de secret ni d'alarme
Dans les doux mouvements du transport qui me charme.
Après ce qu'à mes yeux on vient de présenter,
Il n'est point de soupçons que je doive écouter,
Et d'un divin objet la bonté sans pareille
A tous ces vains rapports doit fermer mon oreille :
Ne m'en fais plus.
Dom Lope
Seigneur, je veux ce qu'il vous plaît :
Mes soins en tout ceci n'ont que votre intérêt.
J'ai cru que le secret que je viens de surprendre
Méritoit bien qu'en hâte on vous le vint apprendre ;
Mais puisque vous voulez que je n'en touche rien,
Je vous dirai, Seigneur, pour changer d'entretien,
Que déjà dans Léon on voit chaque famille
Lever le masque au bruit des troupes de Castille,
Et que surtout le peuple y fait pour son vrai roi
Un éclat à donner au tyran de l'effroi.
Dom Garcie
La Castille du moins n'aura pas la victoire
Sans que nous essayions d'en partager la gloire ;
Et nos troupes aussi peuvent être en état
D'imprimer quelque crainte au coeur de Mauregat.
Mais quel est ce secret dont tu voulois m'instruire ?
Voyons un peu.
Dom Lope
Seigneur, je n'ai rien à vous dire.
Dom Garcie
Va, va, parle, mon coeur t'en donne le pouvoir.
Dom Lope
Vos paroles, Seigneur, m'en ont trop fait savoir ;
Et puisque mes avis ont de quoi vous déplaire,
Je saurai désormais trouver l'art de me taire.
Dom Garcie
Scène VII

368

Oeuvres complètes . 1
Enfin, je veux savoir la chose absolument.
Dom Lope
Je ne réplique point à ce commandement.
Mais, Seigneur, en ce lieu le devoir de mon zèle
Trahiroit le secret d'une telle nouvelle.
Sortons pour vous l'apprendre ; et, sans rien embrasser,
Vous−même vous verrez ce qu'on en doit penser.

Scène VII

369

Oeuvres complètes . 1
Acte III

Acte III

370

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Done Elvire, Elise Done Elvire

Done Elvire
Elise, que dis−tu de l'étrange foiblesse
Que vient de témoigner le coeur d'une princesse ?
Que dis−tu de me voir tomber si promptement
De toute la chaleur de mon ressentiment,
Et malgré tant d'éclat, relâcher mon courage
Au pardon trop honteux d'un si cruel outrage ?
Elise
Moi, je dis que d'un coeur que nous pouvons chérir
Une injure sans doute est bien dure à souffrir ;
Mais que s'il n'en est point qui davantage irrite,
Il n'en est point aussi qu'on pardonne si vite,
Et qu'un coupable aimé triomphe à nos genoux
De tous les prompts transports du plus bouillant courroux,
D'autant plus aisément, Madame, quand l'offense
Dans un excès d'amour peut trouver sa naissance.
Ainsi, quelque dépit que l'on vous ait causé,
Je ne m'étonne point de le voir apaisé ;
Et je sais quel pouvoir, malgré votre menace,
A de pareils forfaits donnera toujours grâce.
Done Elvire
Ah ! sache, quelque ardeur qui m'impose des lois,
Que mon front a rougi pour la dernière fois,
Et que si désormais on pousse ma colère,
Il n'est point de retour qu'il faille qu'on espère.
Quand je pourrois reprendre un tendre sentiment,
C'est assez contre lui que l'éclat d'un serment ;
Car enfin un esprit qu'un peu d'orgueil inspire
Trouve beaucoup de honte à se pouvoir dédire,
Et souvent, aux dépens d'un pénible combat,
Fait sur ses propres voeux un illustre attentat,
S'obstine par honneur, et n'a rien qu'il n'immole
A la noble fierté de tenir sa parole.
Ainsi dans le pardon que l'on vient d'obtenir
Ne prends point de clartés pour régler l'avenir ;
Et quoi qu'à mes destins la fortune prépare,
Crois que je ne puis être au prince de Navarre
Que de ces noirs accès qui troublent sa raison
Il n'ait fait éclater l'entière guérison,
Et réduit tout mon coeur, que ce mal persécute,
A n'en plus redouter l'affront d'une rechute.
Elise
Scène I

371

Oeuvres complètes . 1
Mais quel affront nous fait le transport d'un jaloux ?
Done Elvire
En est−il un qui soit plus digne de courroux ?
Et puisque notre coeur fait un effort extrême
Lorsqu'il se peut résoudre à confesser qu'il aime,
Puisque l'honneur du sexe ; en tout temps rigoureux,
Oppose un fort obstacle à de pareils aveux,
L'amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle
Doit−il impunément douter de cet oracle ?
Et n'est−il pas coupable alors qu'il ne croit pas
Ce qu'on ne dit jamais qu'après de grands combats ?
Elise
Moi, je tiens que toujours un peu de défiance
En ces occasions n'a rien qui nous offense,
Et qu'il est dangereux qu'un coeur qu'on a charmé
Soit trop persuadé, Madame, d'être aimé,
Si...
Done Elvire
N'en disputons plus : chacun a sa pensée.
C'est un scrupule enfin dont mon âme est blessée ;
Et contre mes désirs, je sens je ne sais quoi
Me prédire un éclat entre le Prince et moi,
Qui malgré ce qu'on doit aux vertus dont il brille...
Mais, ô Ciel ! en ces lieux Dom Sylve de Castille !
Ah ! Seigneur, par quel sort vous vois−je maintenant ?

Scène I

372

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Dom Sylve, Done Elvire, Elise

Dom Sylve
Je sais que mon abord, Madame, est surprenant,
Et qu'être sans éclat entré dans cette ville,
Dont l'ordre d'un rival rend l'accès difficile,
Qu'avoir pu me soustraire aux yeux de ses soldats,
C'est un événement que vous n'attendiez pas.
Mais si j'ai dans ces lieux franchi quelques obstacles,
L'ardeur de vous revoir peut bien d'autres miracles.
Tout mon coeur a senti par de trop rudes coups
Le rigoureux destin d'être éloigné de vous ;
Et je n'ai pu nier au tourment qui le tue
Quelques moments secrets d'une si chère vue.
Je viens vous dire donc que je rends grâce aux Cieux
De vous voir hors des mains d'un tyran odieux.
Mais parmi les douceurs d'une telle aventure,
Ce qui m'est un sujet d'éternelle torture,
C'est de voir qu'à mon bras les rigueurs de mon sort
Ont envié l'honneur de cet illustre effort,
Et fait à mon rival, avec trop d'injustice,
Offrir les doux périls d'un si fameux service.
Oui, Madame, j'avois, pour rompre vos liens,
Des sentiments sans doute aussi beaux que les siens ;
Et je pouvois pour vous gagner cette victoire,
Si le Ciel n'eût voulu m'en dérober la gloire.
Done Elvire
Je sais, Seigneur, je sais que vous avez un coeur
Qui des plus grands périls vous peut rendre vainqueur ;
Et je ne doute point que ce généreux zèle,
Dont la chaleur vous pousse à venger ma querelle,
N'eût, contre les efforts d'un indigne projet,
Pu faire en ma faveur tout ce qu'un autre a fait.
Mais, sans cette action dont vous étiez capable,
Mon sort à la Castille est assez redevable :
On sait ce qu'en ami plein d'ardeur et de foi
Le comte votre père a fait pour le feu Roi.
Après l'avoir aidé jusqu'à l'heure dernière,
Il donne en ses Etats un asile à mon frère.
Quatre lustres entiers il y cache son sort
Aux barbares fureurs de quelque lâche effort,
Et pour rendre à son front l'éclat d'une couronne,
Contre nos ravisseurs vous marchez en personne :
N'êtes−vous pas content ? et ces soins généreux
Ne m'attachent−ils point par d'assez puissants noeuds ?
Quoi ? votre âme, Seigneur, seroit−elle obstinée
Scène II

373

Oeuvres complètes . 1
A vouloir asservir toute ma destinée,
Et faut−il que jamais il ne tombe sur nous
L'ombre d'un seul bienfait, qu'il ne vienne de vous ?
Ah ! souffrez, dans les maux où mon destin m'expose,
Qu'aux soins d'un autre aussi je doive quelque chose ;
Et ne vous plaignez point de voir un autre bras
Acquérir de la gloire où le vôtre n'est pas.
Dom Sylve
Oui, Madame, mon coeur doit cesser de s'en plaindre :
Avec trop de raison vous voulez m'y contraindre ;
Et c'est injustement qu'on se plaint d'un malheur,
Quand un autre plus grand s'offre à notre douleur.
Ce secours d'un rival m'est un cruel martyre ;
Mais, hélas ! de mes maux ce n'est pas là le pire :
Le coup, le rude coup dont je suis atterré,
C'est de me voir par vous ce rival préféré.
Oui, je ne vois que trop que ses feux pleins de gloire
Sur les miens dans votre âme emportent la victoire ;
Et cette occasion de servir vos appas,
Cet avantage offert de signaler son bras,
Cet éclatant exploit qui vous fut salutaire,
N'est que le pur effet du bonheur de vous plaire,
Que le secret pouvoir d'un astre merveilleux,
Qui fait tomber la gloire où s'attachent vos voeux.
Ainsi tous mes efforts ne seront que fumée.
Contre vos fiers tyrans je conduis une armée ;
Mais je marche en tremblant à cet illustre emploi,
Assuré que vos voeux ne seront pas pour moi,
Et que, s'ils sont suivis, la fortune prépare
L'heur des plus beaux succès aux soins de la Navarre.
Ah ! Madame, faut−il me voir précipité
De l'espoir glorieux dont je m'étois flatté ?
Et ne puis−je savoir quels crimes on m'impute,
Pour avoir mérité cette effroyable chute ?
Done Elvire
Ne me demandez rien avant que regarder
Ce qu'à mes sentiments vous devez demander ;
Et sur cette froideur qui semble vous confondre
Répondez−vous, Seigneur, ce que je puis répondre.
Car enfin tous vos soins ne sauroient ignorer
Quels secrets de votre âme on m'a su déclarer ;
Et je la crois, cette âme, et trop noble et trop haute,
Pour vouloir m'obliger à commettre une faute.
Vous−même dites−vous s'il est de l'équité
De me voir couronner une infidélité,
Si vous pouviez m'offrir sans beaucoup d'injustice
Un coeur à d'autres yeux offert en sacrifice,
Vous plaindre avec raison et blâmer mes refus,
Lorsqu'ils veulent d'un crime affranchir vos vertus.
Scène II

374

Oeuvres complètes . 1
Oui, Seigneur, c'est un crime ; et les premières flammes
Ont des droits si sacrés sur les illustres âmes,
Qu'il faut perdre grandeurs et renoncer au jour,
Plutôt que de pencher vers un second amour.
J'ai pour vous cette ardeur que peut prendre l'estime
Pour un courage haut, pour un coeur magnanime ;
Mais n'exigez de moi que ce que je vous dois,
Et soutenez l'honneur de votre premier choix.
Malgré vos feux nouveaux, voyez quelle tendresse
Vous conserve le coeur de l'aimable comtesse,
Ce que pour un ingrat (car vous l'êtes, Seigneur)
Elle a d'un choix constant refusé de bonheur,
Quel mépris généreux, dans son ardeur extrême,
Elle a fait de l'éclat que donne un diadème ;
Voyez combien d'efforts pour vous elle a bravés,
Et rendez à son coeur ce que vous lui devez.
Dom Sylve
Ah ! Madame, à mes yeux n'offrez point son mérite :
Il n'est que trop présent à l'ingrat qui la quitte ;
Et si mon coeur vous dit ce que pour elle il sent,
J'ai peur qu'il ne soit pas envers vous innocent.
Oui, ce coeur l'ose plaindre, et ne suit pas sans peine
L'impérieux effort de l'amour qui l'entraîne.
Aucun espoir pour vous n'a flatté mes desirs
Qui ne m'ait arraché pour elle des soupirs,
Qui n'ait dans ses douceurs fait jeter à mon âme
Quelques tristes regards vers sa première flamme,
Se reprocher l'effet de vos divins attraits,
Et mêler des remords à mes plus chers souhaits.
J'ai fait plus que cela, puisqu'il vous faut tout dire :
Oui, j'ai voulu sur moi vous ôter votre empire,
Sortir de votre chaîne, et rejeter mon coeur
Sous le joug innocent de son premier vainqueur.
Mais après mes efforts, ma constance abattue
Voit un cours nécessaire à ce mal qui me tue.
Et dût être mon sort à jamais malheureux,
Je ne puis renoncer à l'espoir de mes voeux ;
Je ne saurois souffrir l'épouvantable idée
De vous voir par un autre à mes yeux possédée ;
Et le flambeau du jour, qui m'offre vos appas,
Doit avant cet hymen éclairer mon trépas.
Je sais que je trahis une princesse aimable :
Mais, Madame, après tout, mon coeur est−il coupable ?
Et le fort ascendant que prend votre beauté
Laisse−t−il aux esprits aucune liberté ?
Hélas ! je suis ici bien plus à plaindre qu'elle :
Son coeur, en me perdant, ne perd qu'un infidèle ;
D'un pareil déplaisir on se peut consoler ;
Mais moi, par un malheur qui ne peut s'égaler,
J'ai celui de quitter une aimable personne,
Scène II

375

Oeuvres complètes . 1
Et tous les maux encor que mon amour me donne
Done Elvire
Vous n'avez que les maux que vous voulez avoir,
Et toujours notre coeur est en notre pouvoir :
Il peut bien quelquefois montrer quelque faiblesse ;
Mais enfin sur nos sens la raison, la maîtresse...

Scène II

376

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Dom Garcie, Done Elvire, Dom Sylve

Dom Garcie
Madame, mon abord, comme je connois bien,
Assez mal à propos trouble votre entretien ;
Et mes pas en ce lieu, s'il faut que je le die,
Ne croyoient pas trouver si bonne compagnie.
Done Elvire
Cette vue, en effet, surprend au dernier point ;
Et de même que vous, je ne l'attendois point.
Dom Garcie
Oui, Madame, je crois que de cette visite,
Comme vous l'assurez, vous n'étiez point instruite.
Mais, Seigneur, vous deviez nous faire au moins l'honneur
De nous donner avis de ce rare bonheur,
Et nous mettre en état, sans nous vouloir surprendre,
De vous rendre en ces lieux ce qu'on voudroit vous rendre.
Dom Sylve
Les héroïques soins vous occupent si fort,
Que de vous en tirer, Seigneur, j'aurois eu tort ;
Et des grands conquérants les sublimes pensées
Sont aux civilités avec peine abaissées.
Dom Garcie
Mais les grands conquérants, dont on vante les soins,
Loin d'aimer le secret, affectent les témoins.
Leur âme, dès l'enfance à la gloire élevée,
Les fait dans leurs projets aller tête levée,
Et s'appuyant toujours sur des hauts sentiments,
Ne s'abaisse jamais à des déguisements.
Ne commettez−vous point vos vertus héroïques
En passant dans ces lieux par des sourdes pratiques ?
Et ne craignez−vous point qu'on puisse, aux yeux de tous,
Trouver cette action trop indigne de vous ?
Dom Sylve
Je ne sais si quelqu'un blâmera ma conduite,
Au secret que j'ai fait d'une telle visite ;
Mais je sais qu'aux projets veulent la clarté,
Prince, je n'ai jamais cherché l'obscurité ;
Et quand j'aurai sur vous à faire une entreprise,
Vous n'aurez pas sujet de blâmer la surprise :
Il ne tiendra qu'à vous de vous en garantir,
Scène III

377

Oeuvres complètes . 1
Et l'on prendra le soin de vous en avertir.
Cependant demeurons aux termes ordinaires,
Remettons nos débats après d'autres affaires ;
Et d'un sang un peu chaud réprimant les bouillons,
N'oublions pas tous deux devant qui nous parlons.
Done Elvire
Prince, vous avez tort ; et sa visite est telle,
Que vous...
Dom Garcie
Ah ! c'en est trop que prendre sa querelle,
Madame, et votre esprit devroit feindre un peu mieux,
Lorsqu'il veut ignorer sa venue en ces lieux :
Cette chaleur si prompte à vouloir la défendre
Persuade assez mal qu'elle ait pu vous surprendre.
Done Elvire
Quoi que vous soupçonniez, il m'importe si peu,
Que j'aurois du regret d'en faire un désaveu.
Dom Garcie
Poussez donc jusqu'au bout cet orgueil héroïque,
Et que sans hésister tout votre coeur s'explique :
C'est au déguisement donner trop de crédit.
Ne désavouez rien, puisque vous l'avez dit.
Tranchez, tranchez le mot, forcez toute contrainte,
Dites que de ses feux vous ressentez l'atteinte,
Que pour vous sa présence a des charmes si doux...
Done Elvire
Et si je veux l'aimer, m'en empêcherez−vous ?
Avez−vous sur mon coeur quelque empire à prétendre ?
Et pour régler mes voeux, ai−je votre ordre à prendre ?
Sachez que trop d'orgueil a pu vous décevoir,
Si votre coeur sur moi s'est cru quelque pouvoir ;
Et que mes sentiments sont d'une âme trop grande,
Pour vouloir les cacher, lorsqu'on me les demande.
Je ne vous dirai point si le Comte est aimé ;
Mais apprenez de moi qu'il est fort estimé,
Que ses hautes vertus, pour qui je m'intéresse,
Méritent mieux que vous les voeux d'une princesse,
Que je garde aux ardeurs, aux soins qu'il me fait voir,
Tout le ressentiment qu'une âme puisse avoir,
Et que si des destins la fatale puissance
M'ôte la liberté d'être sa récompense,
Au moins est−il en moi de promettre à ses voeux
Qu'on ne me verra point le butin de vos feux ;
Et sans vous amuser d'une attente frivole,
C'est à quoi je m'engage, et je tiendrai parole.
Voilà mon coeur ouvert, puisque vous le voulez,
Scène III

378

Oeuvres complètes . 1
Et mes vrais sentiments à vos yeux étalés.
Etes−vous satisfait ? et mon âme attaquée
S'est−elle, à votre avis, assez bien expliquée ?
Voyez, pour vous ôter tout lieu de soupçonner,
S'il reste quelque jour encore à vous donner.
Cependant, si vos soins s'attachent à me plaire,
Songez que votre bras, Comte, m'est nécessaire,
Et d'un capricieux quels que soient les transports,
Qu'à punir nos tyrans il doit tous ses efforts ;
Fermez l'oreille enfin à toute sa furie ;
Et pour vous y porter, c'est moi qui vous en prie.

Scène III

379

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Dom Garcie, Dom Sylve

Dom Garcie
Tout vous rit, et votre âme, en cette occasion,
Jouit superbement de ma confusion.
Il vous est doux de voir un aveu plein de gloire
Sur les feux d'un rival marquer votre victoire ;
Mais c'est à votre joie un surcroît sans égal,
D'en avoir pour témoins les yeux de ce rival ;
Et mes prétentions hautement étouffées
A vos voeux triomphants sont d'illustres trophées.
Goûtez à pleins transports ce bonheur éclatant ;
Mais sachez qu'on n'est pas encore où l'on prétend.
La fureur qui m'anime a de trop justes causes,
Et l'on verra peut−être arriver bien des choses.
Un désespoir va loin quand il est échappé,
Et tout est pardonnable à qui se voit trompé.
Si l'ingrate à mes yeux, pour flatter votre flamme,
A jamais n'être à moi vient d'engager son âme,
Je saurai bien trouver, dans mon juste courroux,
Les moyens d'empêcher qu'elle ne soit à vous.
Dom Sylve
Cet obstacle n'est pas ce qui me met en peine.
Nous verrons quelle attente en tout cas sera vaine ;
Et chacun, de ses feux, pourra par sa valeur
Ou défendre la gloire, ou venger le malheur.
Mais comme, entre rivaux, l'âme la plus posée
A des termes d'aigreur trouve une pente aisée,
Et que je ne veux point qu'un pareil entretien
Puisse trop échauffer votre esprit et le mien,
Prince, affranchissez−moi d'une gêne secrète,
Et me donnez moyen de faire ma retraite.
Dom Garcie
Non, non, ne craignez point qu'on pousse votre esprit
A violer ici l'ordre qu'on vous prescrit.
Quelque juste fureur qui me presse et vous flatte,
Je sais, Comte, je sais quand il faut qu'elle éclate.
Ces lieux vous sont ouverts : oui, sortez−en, sortez
Glorieux des douceurs que vous en remportez ;
Mais, encore une fois, apprenez que ma tête
Peut seule dans vos mains mettre votre conquête.
Dom Sylve
Quand nous en serons là, le sort en notre bras
De tous nos intérêts vuidera les débats.
Scène IV

380

Oeuvres complètes . 1
Acte IV

Acte IV

381

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Done Elvire, Dom Alvar

Done Elvire
Retournez, Dom Alvar, et perdez l'espérance
De me persuader l'oubli de cette offense.
Cette plaie en mon coeur ne sauroit se guérir,
Et les soins qu'on en prend ne font rien que l'aigrir.
A quelques faux respects croit−il que je défère ?
Non, non : il a poussé trop avant ma colère ;
Et son vain repentir ; qui porte ici vos pas,
Sollicite un pardon que vous n'obtiendrez pas.
Dom Alvar
Madame, il fait pitié. Jamais coeur, que je pense,
Par un plus vif remords n'expia son offense ;
Et si dans sa douleur vous le considériez,
Il toucheroit votre âme, et vous l'excuseriez.
On sait bien que le Prince est dans un âge à suivre
Les premiers mouvements où son âme se livre,
Et qu'en un sang bouillant toutes les passions
Ne laissent guère place à des réflexions.
Dom Lope, prévenu d'une fausse lumière,
De l'erreur de son maître a fourni la matière.
Un bruit assez confus, dont le zèle indiscret
A de l'abord du Comte éventé le secret,
Vous avoit mise aussi de cette intelligence
Qui dans ces lieux gardés a donné sa présence.
Le Prince a cru l'avis, et son amour séduit,
Sur une fausse alarme, a fait tout ce grand bruit.
Mais d'une telle erreur son âme est revenue :
Votre innocence enfin lui vient d'être connue,
Et Dom Lope qu'il chasse est un visible effet
Du vif remords qu'il sent de l'éclat qu'il a fait.
Done Elvire
Ah ! c'est trop promptement qu'il croit mon innocence ;
Il n'en a pas encore une entière assurance :
Dites−lui, dites−lui qu'il doit bien tout peser,
Et ne se hâter point, de peur de s'abuser.
Dom Alvar
Madame, il sait trop bien...
Done Elvire
Mais, Dom Alvar, de grâce,
N'étendons pas plus loin un discours qui me lasse :
Il réveille un chagrin qui vient à contre−temps
Scène I

382

Oeuvres complètes . 1
En troubler dans mon coeur d'autres plus importants.
Oui, d'un trop grand malheur la surprise me presse,
Et le bruit du trépas de l'illustre Comtesse,
Doit s'emparer si bien de tout mon déplaisir,
Qu'aucun autre souci n'a droit de me saisir.
Dom Alvar
Madame, ce peut être une fausse nouvelle ;
Mais mon retour au Prince en porte une cruelle.
Done Elvire
De quelque grand ennui qu'il puisse être agité,
Il en aura toujours moins qu'il n'a mérité.

Scène I

383

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Done Elvire, Elise

Elise
J'attendois qu'il sortît, Madame, pour vous dire
Ce [qui] veut maintenant que votre âme respire,
Puisque votre chagrin dans un moment d'ici,
Du sort de Done Ignès peut se voir éclairci.
Un inconnu qui vient pour cette confidence
Vous fait par un des siens demander audience.
Done Elvire
Elise, il faut le voir : qu'il vienne promptement.
Elise
Mais il veut n'être vu que de vous seulement ;
Et par cet envoyé, Madame, il sollicite
Qu'il puisse sans témoins vous rendre sa visite.
Done Elvire
Hé bien ! nous serons seuls, et je vais l'ordonner,
Tandis que tu prendras le soin de l'amener.
Que mon impatience en ce moment est forte !
O destins, est−ce joie ou douleur qu'on m'apporte ?

Scène II

384

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Dom Pèdre, Elise

Elise
Où... ?
Dom Pèdre
Si vous me cherchez, Madame, me voici.
Elise.
En quel lieu votre maître... ?
Dom Pèdre
Il est proche d'ici :
Le ferai−je venir ?
Elise
Dites−lui qu'il s'avance,
Assuré qu'on l'attend avec impatience,
Et qu'il ne se verra d'aucuns yeux éclairé.
Je ne sais quel secret en doit être auguré :
Tant de précautions qu'il affecte de prendre...
Mais le voici déjà.

Scène III

385

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Done Ignès, Elise

Elise
Seigneur, pour vous attendre
On a fait... Mais que vois−je ? Ha ! Madame, mes yeux...
Done Ignès, en habit de cavalier.
Ne me découvrez point, Elise, dans ces lieux,
Et laissez respirer ma triste destinée
Sous une feinte mort que je me suis donnée.
C'est elle qui m'arrache à tous mes fiers tyrans,
Car je puis sous ce nom comprendre mes parents.
J'ai par elle évité cet hymen redoutable,
Pour qui j'aurois souffert une mort véritable ;
Et sous cet équipage et le bruit de ma mort
Il faut cacher à tous le secret de mon sort,
Pour me voir à l'abri de l'injuste poursuite
Qui pourroit dans ces lieux persécuter ma fuite.
Elise
Ma surprise en public eût trahi vos desirs ;
Mais allez là dedans étouffer des soupirs,
Et des charmants transports d'une pleine allégresse
Saisir à votre aspect le coeur de la Princesse.
Vous la trouverez seule : elle−même a pris soin
Que votre abord fût libre et n'eût aucun témoin.
Vois−je pas Dom Alvar ?

Scène IV

386

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Dom Alvar, Elise

Dom Alvar
Le Prince me renvoie
Vous prier que pour lui votre crédit s'emploie.
De ses jours, belle Elise, on doit n'espérer rien,
S'il n'obtient par vos soins un moment d'entretien ;
Son âme a des transports... Mais le voici lui−même.

Scène V

387

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Dom Garcie, Dom Alvar, Elise

Dom Garcie
Ah ! sois un peu sensible à ma disgrâce extrême,
Elise, et prends pitié d'un coeur infortuné,
Qu'aux plus vives douleurs tu vois abandonné.
Elise
C'est avec d'autres yeux que ne fait la Princesse,
Seigneur, que je verrois le tourment qui vous presse !
Mais nous avons du Ciel ou du tempérament
Que nous jugeons de tout chacun diversement.
Et puisqu'elle vous blâme, et que sa fantaisie
Lui fait un monstre affreux de votre jalousie,
Je serois complaisante ; et voudrois m'efforcer
De cacher à ses yeux ce qui peut les blesser.
Un amant suit sans doute une utile méthode,
S'il fait qu'à notre humeur la sienne s'accommode ;
Et cent devoirs font moins que ces ajustements
Qui font croire en deux coeurs les mêmes sentiments :
L'art de ces deux rapports fortement les assemble,
Et nous n'aimons rien tant que ce qui nous ressemble.
Dom Garcie
Je le sais ; mais, hélas ! les destins inhumains
S'opposent à l'effet de ces justes desseins,
Et, malgré tous mes soins, viennent toujours me tendre
Un piége dont mon coeur ne sauroit se défendre.
Ce n'est pas que l'ingrate aux yeux de mon rival
N'ait fait contre mes feux un aveu trop fatal,
Et témoigné pour lui des excès de tendresse
Dont le cruel objet me reviendra sans cesse.
Mais comme trop d'ardeur enfin m'avoir séduit
Quand j'ai cru qu'en ces lieux elle l'ait introduit,
D'un trop cuisant ennui je sentirois l'atteinte
A lui laisser sur moi quelque sujet de plainte.
Oui, je veux faire au moins, si je m'en vois quitté,
Que ce soit de son coeur pure infidélité ;
Et venant m'excuser d'un trait de promptitude,
Dérober tout prétexte à son ingratitude.
Elise
Laissez un peu de temps à son ressentiment ;
Et ne la voyez point, Seigneur, si promptement.
Dom Garcie
Ah ! si tu me chéris, obtiens que je la voie :
Scène VI

388

Oeuvres complètes . 1
C'est une liberté qu'il faut qu'elle m'octroie ;
Je ne pars point d'ici, qu'au moins son fier dédain...
Elise
De grâce, différez l'effet de ce dessein.
Dom Garcie
Non ! ne m'oppose point une excuse frivole.
Elise
Il faut que ce soit elle, avec une parole,
Qui trouve les moyens de le faire en aller.
Demeurez donc, Seigneur : je m'en vais lui parler.
Dom Garcie
Dis−lui que j'ai d'abord banni de ma présence
Celui dont les avis ont causé mon offense,
Que Dom Lope jamais...

Scène VI

389

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Dom Garcie, Dom Alvar

Dom Garcie
Que vois−je, ô justes Cieux !
Faut−il que je m'assure au rapport de mes yeux ?
Ah ! sans doute ils me sont des témoins trop fidèles.
Voilà le comble affreux de mes peines mortelles,
Voici le coup fatal qui devoit m'accabler ;
Et quand par des soupçons je me sentois troubler,
C'étoit, c'étoit le ciel, dont la sourde menace
Présageoit à mon coeur cette horrible disgrâce.
Dom Alvar
Qu'avez−vous vu, Seigneur, qui vous puisse émouvoir ?
Dom Garcie
J'ai vu ce que mon âme a peine à concevoir ;
Et le renversement de toute la nature
Ne m'étonneroit pas comme cette aventure.
C'en est fait... Le destin... Je ne saurois parler.
Dom Alvar
Seigneur, que votre esprit tâche à se rappeler.
Dom Garcie
J'ai vu... Vengeance, ô Ciel !
Dom Alvar
Quelle atteinte soudaine...
Dom Garcie
J'en mourrai, Dom Alvar, la chose est bien certaine.
Dom Alvar
Mais, Seigneur, qui pourroit... ?
Dom Garcie
Ah ! tout est ruiné ;
Je suis, je suis trahi, je suis assassiné :
Un homme... Sans mourir te le puis−je bien dire ?
Un homme dans les bras de l'infidèle Elvire.
Dom Alvar
Ah ! Seigneur ! la Princesse est vertueuse au point...
Dom Garcie
Ah ! sur ce que j'ai vu ne me contestez point,
Scène VII

390

Oeuvres complètes . 1
Dom Alvar : c'en est trop que soutenir sa gloire,
Lorsque mes yeux font foi d'une action si noire.
Dom Alvar
Seigneur, nos passions nous font prendre souvent
Pour chose véritable un objet décevant.
Et de croire qu'une âme à la vertu nourrie
Se puisse...
Dom Garcie
Dom Alvar, laissez−moi, je vous prie :
Un conseiller me choque en cette occasion,
Et je ne prends avis que de ma passion.
Dom Alvar
Il ne faut rien répondre à cet esprit farouche.
Dom Garcie
Ah ! que sensiblement cette atteinte me touche !
Mais il faut voir qui c'est, et de ma main punir...
La voici. Ma fureur, te peux−tu retenir ?

Scène VII

391

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Done Elvire, Dom Garcie, Dom Alvar

Done Elvire
Hé bien ! que voulez−vous ? et quel espoir de grâce,
Après vos procédés, peut flatter votre audace ?
Osez−vous à mes yeux encor vous présenter,
Et que me direz−vous que je doive écouter ?
Dom Garcie
Que toutes les horreurs dont une âme est capable
A vos déloyautés n'ont rien de comparable,
Que le sort, les démons, et le Ciel en courroux,
N'ont jamais rien produit de si méchant que vous.
Done Elvire
Ah ! vraiment, j'attendois l'excuse d'un outrage ;
Mais, à ce que je vois, c'est un autre langage.
Dom Garcie
Oui, oui, c'en est un autre ; et vous n'attendiez pas
Que j'eusse découvert le traître dans vos bras,
Qu'un funeste hasard par la porte entr'ouverte
Eût offert à mes yeux votre honte et ma perte.
Est−ce l'heureux amant sur ses pas revenu,
Ou quelque autre rival qui m'étoit inconnu ?
O Ciel ! donne à mon coeur des forces suffisantes
Pour pouvoir supporter des douleurs si cuisantes !
Rougissez maintenant : vous en avez raison,
Et le masque est levé de votre trahison.
Voilà ce que marquoient les troubles de mon âme :
Ce n'étoit pas en vain que s'alarmoit ma flamme :
Par ces fréquents soupçons, qu'on trouvoit odieux,
Je cherchois le malheur qu'ont rencontré mes yeux ;
Et malgré tous vos soins et votre adresse à feindre,
Mon astre me disoit ce que j'avois à craindre.
Mais ne présumez pas que sans être vengé
Je souffre le dépit de me voir outragé.
Je sais que sur les voeux on n'a point de puissance,
Que l'amour veut partout naître sans dépendance,
Que jamais par la force on n'entra dans un coeur,
Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur :
Aussi ne trouverois−je aucun sujet de plainte,
Si pour moi votre bouche avoit parlé sans feinte ;
Et son arrêt livrant mon espoir à la mort,
Mon coeur n'auroit eu droit de s'en prendre qu'au sort.
Mais d'un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
C'est une trahison, c'est une perfidie,
Scène VIII

392

Oeuvres complètes . 1
Qui ne sauroit trouver de trop grands châtiments,
Et je puis tout permettre à mes ressentiments.
Non, non, n'espérez rien après un tel outrage :
Je ne suis plus à moi ; je suis tout à la rage ;
Trahi de tous côtés, mis dans un triste état,
Il faut que mon amour se venge avec éclat,
Qu'ici j'immole tout à ma fureur extrême,
Et que mon désespoir achève par moi−même.
Done Elvire
Assez paisiblement vous a−t−on écouté ?
Et pourrai−je à mon tour parler en liberté ?
Dom Garcie
Et par quels beaux discours, que l'artifice inspire... ?
Done Elvire
Si vous avez encor quelque chose à me dire,
Vous pouvez l'ajouter : je suis prête à l'ouïr ;
Sinon, faites au moins que je puisse jouir
De deux ou trois moments de paisible audience.
Dom Garcie
Hé bien ! j'écoute. O Ciel, quelle est ma patience !
Done Elvire
Je force ma colère, et veux, sans nulle aigreur.
Répondre à ce discours si rempli de fureur.
Dom Garcie
C'est que vous voyez bien...
Done Elvire
Ah ! j'ai prêté l'oreille
Autant qu'il vous a plu : rendez−moi la pareille.
J'admire mon destin, et jamais sous les cieux
Il ne fut rien, je crois, de si prodigieux,
Rien dont la nouveauté soit plus inconcevable,
Et rien que la raison rende moins supportable.
Je me vois un amant qui, sans se rebuter,
Applique tous ses soins à me persécuter,
Qui dans tout cet amour que sa bouche m'exprime
Ne conserve pour moi nul sentiment d'estime.
Rien au fond de ce coeur qu'ont pu blesser mes yeux
Qui fasse droit au sang que j'ai reçu des Cieux,
Et de mes actions défende l'innocence
Contre le moindre effort d'une fausse apparence !
Oui, je vois... Ah ! surtout ne m'interrompez point.
Je vois, dis−je, mort sort malheureux à ce point,
Qu'un coeur qui dit qu'il m'aime, et qui doit faire croire
Que, quand tout l'univers douteroit de ma gloire,
Scène VIII

393

Oeuvres complètes . 1
Il voudroit contre tous en être le garant,
Est celui qui s'en fait l'ennemi le plus grand.
On ne voit échapper aux soins que prend sa flamme
Aucune occasion de soupçonner mon âme.
Mais c'est peu des soupçons : il en fait des éclats
Que, sans être blessé, l'amour ne souffre pas.
Loin d'agir en amant, qui, plus que la mort même,
Appréhende toujours d'offenser ce qu'il aime,
Qui se plaint doucement, et cherche avec respect
A pouvoir s'éclaircir de ce qu'il croit suspect,
A toute extrémité dans ses doutes il passe,
Et ce n'est que fureur, qu'injure et que menace.
Cependant aujourd'hui je veux fermer les yeux
Sur tout ce qui devroit me le rendre odieux,
Et lui donner moyen, par une bonté pure,
De tirer son salut d'une nouvelle injure.
Ce grand emportement qu'il m'a fallu souffrir
Part de ce qu'à vos yeux le hasard vient d'offrir :
J'aurois tort de vouloir démentir votre vue,
Et votre âme sans doute a dû paroître émue.
Dom Garcie
Et n'est−ce pas... ?
Done Elvire
Encore un peu d'attention,
Et vous allez savoir ma résolution.
Il faut que de nous deux le destin s'accomplisse.
Vous êtes maintenant sur un grand précipice ;
Et ce que votre coeur pourra délibérer
Va vous y faire choir, ou bien vous en tirer.
Si, malgré cet objet qui vous a pu surprendre,
Prince, vous me rendez ce que vous devez rendre
Et ne demandez point d'autre preuve que moi
Pour condamner l'erreur du trouble où je vous voi,
Si de vos sentiments la prompte déférence
Veut sur ma seule foi croire mon innocence
Et de tous vos soupçons démentir le crédit
Pour croire aveuglément ce que mon coeur vous dit,
Cette soumission, cette marque d'estime,
Du passé dans ce coeur efface tout le crime :
Je rétracte à l'instant ce qu'un juste courroux
M'a fait dans la chaleur prononcer contre vous :
Et si je puis un jour choisir ma destinée
Sans choquer les devoirs du rang où je suis née,
Mon honneur, satisfait par ce respect soudain,
Promet à votre amour et mes yeux et ma main.
Mais prêtez bien l'oreille à ce que je vais dire :
Si cet offre sur vous obtient si peu d'empire,
Que vous me refusiez de me faire entre nous
Un sacrifice entier de vos soupçons jaloux,
Scène VIII

394

Oeuvres complètes . 1
S'il ne vous suffit pas de toute l'assurance
Que vous peuvent donner mon coeur et ma naissance,
Et que de votre esprit les ombrages puissants
Forcent mon innocence à convaincre vos sens
Et porter à vos yeux l'éclatant témoignage
D'une vertu sincère à qui l'on fait outrage,
Je suis prête à le faire, et vous serez content ;
Mais il vous faut de moi détacher à l'instant,
A mes voeux pour jamais renoncer de vous−même ;
Et j'atteste du Ciel la puissance suprême
Que, quoi que le destin puisse ordonner de nous,
Je choisirai plutôt d'être à la mort qu'à vous.
Voilà dans ces deux choix de quoi vous satisfaire :
Avisez maintenant celui qui peut vous plaire.
Dom Garcie
Juste Ciel ! jamais rien peut−il être inventé
Avec plus d'artifice et de déloyauté ?
Tout ce que des enfers la malice étudie
A−t−il rien de si noir que cette perfidie ?
Et peut−elle trouver dans toute sa rigueur
Un plus cruel moyen d'embarrasser un coeur ?
Ah ! que vous savez bien ici contre moi−même,
Ingrate, vous servir de ma faiblesse extrême,
Et ménager pour vous l'effort prodigieux
De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !
Parce qu'on est surprise et qu'on manque d'excuse,
D'un offre de pardon on emprunte la ruse.
Votre feinte douceur forge un amusement
Pour divertir l'effet de mon ressentiment,
Et par le noeud subtil du choix qu'elle embarrasse,
Veut soustraire un perfide au coup qui le menace ;
Oui, vos dextérités veulent me détourner
D'un éclaircissement qui vous doit condamner ;
Et votre âme, feignant une innocence entière,
Ne s'offre à m'en donner une pleine lumière
Qu'à des conditions qu'après d'ardents souhaits
Vous pensez que mon coeur n'acceptera jamais.
Mais vous serez trompée en me croyant surprendre :
Oui, oui, je prétends voir ce qui doit vous défendre,
Et quel fameux prodige, accusant ma fureur,
Peut de ce que j'ai vu justifier l'horreur.
Done Elvire
Songez que par ce choix vous allez vous prescrire
De ne plus rien prétendre au coeur de Done Elvire.
Dom Garcie
Soit : je souscris à tout, et mes voeux aussi bien,
En l'état où je suis, ne prétendent plus rien.

Scène VIII

395

Oeuvres complètes . 1
Done Elvire
Vous vous repentirez de l'éclat que vous faites.
Dom Garcie
Non, non, tous ces discours sont de vaines défaites ;
Et c'est moi bien plutôt qui dois vous avertir
Que quelque autre dans peu se pourra repentir :
Le traître, quel qu'il soit, n'aura pas l'avantage
De dérober sa vie à l'effort de ma rage.
Done Elvire
Ah ! c'est trop en souffrir, et mon coeur irrité
Ne doit plus conserver une sotte bonté :
Abandonnons l'ingrat à son propre caprice,
Et puisqu'il veut périr, consentons qu'il périsse.
Elise... A cet éclat vous voulez me forcer ;
Mais je vous apprendrai que c'est trop m'offenser.
(Elise entre.)
Faites un peu sortir la personne chérie...
Allez, vous m'entendez : dites que je l'en prie.
Dom Garcie
Et je puis...
Done Elvire
Attendez, vous serez satisfait.
Elise
Voici de son jaloux sans doute un nouveau trait.
Done Elvire
Prenez garde qu'au moins cette noble colère
Dans la même fierté jusqu'au bout persévère ;
Et surtout désormais songez bien à quel prix
Vous avez voulu voir vos soupçons éclaircis,
Voici, grâces au Ciel, ce qui les a fait naître,
Ces soupçons obligeants que l'on me fait paroître.
Voyez bien ce visage, et si de Done Ignès
Vos yeux au même instant n'y connoissent les traits.

Scène VIII

396

Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Dom Garcie, Done Elvire, Done Ignès, Dom Alvar, Elise

Dom Garcie
O Ciel !
Done Elvire
Si la fureur dont votre âme est émue
Vous trouble jusque−là l'usage de la vue,
Vous avez d'autres yeux à pouvoir consulter
Qui ne vous laisseront aucun lieu de douter.
Sa mort est une adresse au besoin inventée,
Pour fuir l'autorité qui l'a persécutée ;
Et sous un tel habit, elle cachoit son sort,
Pour mieux jouir du fruit de cette feinte mort.
Madame, pardonnez, s'il faut que je consente
A trahir vos secrets et tromper votre attente :
Je me vois exposée à sa témérité ;
Toutes mes actions n'ont plus de liberté ;
Et mon honneur en butte aux soupçons qu'il peut prendre
Est réduit à toute heure aux soins de se défendre.
Nos doux embrassements, qu'a surpris ce jaloux,
De cent indignités m'ont fait souffrir les coups.
Oui, voilà le sujet d'une fureur si prompte,
Et l'assuré témoin qu'on produit de ma honte.
Jouissez à cette heure en tyran absolu
De l'éclaircissement que vous avez voulu ;
Mais sachez que j'aurai sans cesse la mémoire
De l'outrage sanglant qu'on a fait à ma gloire ;
Et si je puis jamais oublier mes serments,
Tombent sur moi du Ciel les plus grands châtiments !
Qu'un tonnerre éclatant mette ma tête en poudre,
Lorsqu'à souffrir vos feux je pourrai me résoudre !
Allons, Madame, allons, ôtons−nous de ces lieux,
Qu'infectent les regards d'un monstre furieux ;
Fuyons−en promptement l'atteinte envenimée,
Evitons les effets de sa rage animée,
Et ne faisons des voeux, dans nos justes desseins,
Que pour nous voir bientôt affranchir de ses mains.
Done Ignès
Seigneur, de vos soupçons l'injuste violence
A la même vertu vient de faire une offense.
Dom Garcie
Quelles tristes clartés dissipent mon erreur,
Enveloppent mes sens d'une profonde horreur,
Et ne laissent plus voir à mon âme abattue
Scène IX

397

Oeuvres complètes . 1
Que l'effroyable objet d'un remords qui me tue !
Ah ! Dom Alvar, je vois que vous avez raison ;
Mais l'enfer dans mon coeur a soufflé son poison ;
Et par un trait fatal d'une rigueur extrême,
Mon plus grand ennemi se rencontre en moi−même.
Que me sert−il d'aimer du plus ardent amour
Qu'une âme consumée ait jamais mis au jour,
Si par ses mouvements, qui font toute ma peine,
Cet amour à tous coups se rend digne de haine ?
Il faut, il faut venger par mon juste trépas
L'outrage que j'ai fait à ses divins appas.
Aussi bien quel conseil aujourd'hui puis−je suivre ?
Ah ! j'ai perdu l'objet pour qui j'aimois à vivre :
Si j'ai pu renoncer à l'espoir de ses voeux,
Renoncer à la vie est beaucoup moins fâcheux.
Dom Alvar
Seigneur...
Dom Garcie
Non, Dom Alvar, ma mort est nécessaire :
Il n'est soins ni raisons qui m'en puissent distraire.
Mais il faut que mon sort en se précipitant
Rende à cette princesse un service éclatant ;
Et je veux me chercher dans cette illustre envie
Les moyens glorieux de sortir de la vie,
Faire par un grand coup, qui signale ma foi,
Qu'en expirant pour elle, elle ait regret à moi,
Et qu'elle puisse dire, en se voyant vengée :
"C'est par son trop d'amour qu'il m'avoit outragée."
Il faut que de ma main un illustre attentat
Porte une mort trop due au sein de Mauregat,
Que j'aille prévenir par une belle audace
Le coup dont la Castille avec bruit le menace ;
Et j'aurai des douceurs dans mon instant fatal
De ravir cette gloire à l'espoir d'un rival.
Dom Alvar
Un service, Seigneur, de cette conséquence
Auroit bien le pouvoir d'effacer votre offense,
Mais hasarder...
Dom Garcie
Allons, par un juste devoir,
Faire à ce noble effort servir mon désespoir.

Scène IX

398

Oeuvres complètes . 1
Acte V

Acte V

399

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Dom Alvar, Elise

Dom Alvar
Oui, jamais il ne fut de si rude surprise :
Il venoit de former cette haute entreprise ;
A l'avide désir d'immoler Mauregat
De son prompt désespoir il tournoit tout l'éclat ;
Ses soins précipités vouloient à son courage
De cette juste mort assurer l'avantage,
Y chercher son pardon, et prévenir l'ennui
Qu'un rival partageât cette gloire avec lui ;
Il sortoit de ces murs, quand un bruit trop fidèle
Est venu lui porter la fâcheuse nouvelle
Que ce même rival, qu'il vouloit prévenir,
A remporté l'honneur qu'il pensoit obtenir,
L'a prévenu lui−même en immolant le traître,
Et pousse dans ce jour Dom Alphonse à paroître,
Qui d'un si prompt succès va goûter la douceur,
Et vient prendre en ces lieux la princesse sa soeur.
Et, ce qui n'a pas peine à gagner la croyance,
On entend publier que c'est la récompense
Dont il prétend payer le service éclatant
Du bras qui lui fait jour au trône qui l'attend.
Elise
Oui, Done Elvire a su ces nouvelles semées,
Et du vieux Dom Louis les trouve confirmées,
Qui vient de lui mander que Léon dans ce jour
De Dom Alphonse et d'elle attend l'heureux retour,
Et que c'est là qu'on doit, par un revers prospère,
Lui voir prendre un époux de la main de ce frère :
Dans ce peu qu'il en dit, il donne assez à voir
Que Dom Sylve est l'époux qu'elle doit recevoir.
Dom Alvar
Ce coup au coeur du Prince...
Elise
Est sans doute bien rude,
Et je le trouve à plaindre en son inquiétude.
Son intérêt pourtant, si j'en ai bien jugé,
Est encor cher au coeur qu'il a tant outragé ;
Et je n'ai point connu qu'à ce succès qu'on vante,
La Princesse ait fait voir une âme fort contente
De ce frère qui vient et de la lettre aussi.
Mais...

Scène I

400

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Done Elvire, Dom Alvar, Elise, Done Ignès

Done Elvire
Faites, Dom Alvar, venir le Prince ici.
Souffrez que devant vous je lui parle, Madame,
Sur cet événement dont on surprend mon âme ;
Et ne m'accusez point d'un trop prompt changement,
Si je perds contre lui tout mon ressentiment.
Sa disgrâce imprévue a pris droit de l'éteindre ;
Sans lui laisser ma haine, il est assez à plaindre.
Et le Ciel, qui l'expose à ce trait de rigueur,
N'a que trop bien servi les serments de mon coeur.
Un éclatant arrêt de ma gloire outragée
A jamais n'être à lui me tenoit engagée ;
Mais quand par les destins il est exécuté,
J'y vois pour son amour trop de sévérité ;
Et le triste succès de tout ce qu'il m'adresse,
M'efface son offense et lui rend ma tendresse.
Oui, mon coeur, trop vengé par de si rudes coups,
Laisse à leur cruauté désarmer son courroux,
Et cherche maintenant, par un soin pitoyable,
A consoler le sort d'un amant misérable ;
Et je crois que sa flamme a bien pu mériter
Cette compassion que je lui veux prêter.
Done Ignès
Madame, on auroit tort de trouver à redire
Aux tendres sentiments qu'on voit qu'il vous inspire :
Ce qu'il a fait pour vous... Il vient, et sa pâleur
De ce coup surprenant marque assez la douleur.

Scène II

401

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Dom Garcie, Done Elvire, Done Ignès, Elise

Dom Garcie
Madame, avec quel front faut−il que je m'avance,
Quand je viens vous offrir l'odieuse présence... ?
Done Elvire
Prince, ne parlons plus de mon ressentiment :
Votre sort dans mon âme a fait du changement,
Et par le triste état où sa rigueur vous jette
Ma colère est éteinte, et notre paix est faite.
Oui, bien que votre amour ait mérité les coups
Que fait sur lui du Ciel éclater le courroux,
Bien que ses noirs soupçons aient offensé ma gloire
Par des indignités qu'on auroit peine à croire,
J'avouerai toutefois que je plains son malheur
Jusqu'à voir nos succès avec quelque douleur,
Que je hais les faveurs de ce fameux service
Lorsqu'on veut de mon coeur lui faire un sacrifice,
Et voudrois bien pouvoir racheter les moments
Où le sort contre vous n'armoit que mes serments.
Mais enfin vous savez comme nos destinées
Aux intérêts publics sont toujours enchaînées,
Et que l'ordre des Cieux, pour disposer de moi,
Dans mon frère qui vient me va montrer mon roi.
Cédez comme moi, Prince, à cette violence
Où la grandeur soumet celles de ma naissance ;
Et si de votre amour les déplaisirs sont grands,
Qu'il se fasse un secours de la part que j'y prends,
Et ne se serve point contre un coup qui l'étonne
Du pouvoir qu'en ces lieux votre valeur vous donne :
Ce vous seroit sans doute un indigne transport
De vouloir dans vos maux lutter contre le sort ;
Et lorsque c'est en vain qu'on s'oppose à sa rage,
La soumission prompte est grandeur de courage.
Ne résistez donc point à ses coups éclatants,
Ouvrez les murs d'Astorgue au frère que j'attends,
Laissez−moi rendre aux droits qu'il peut sur moi prétendre
Ce que mon triste coeur a résolu de rendre ;
Et ce fatal hommage, où mes voeux sont forcés,
Peut−être n'ira pas si loin, que vous pensez.
Dom Garcie
C'est faire voir, Madame, une bonté trop rare,
Que vouloir adoucir le coup qu'on me prépare :
Sur moi sans de tels soins vous pouvez laisser choir
Le foudre rigoureux de tout votre devoir.
Scène III

402

Oeuvres complètes . 1
En l'état où je suis je n'ai rien à vous dire :
J'ai mérité du sort tout ce qu'il a de pire ;
Et je sais, quelques maux qu'il me faille endurer,
Que je me suis ôté le droit d'en murmurer.
Par où pourrois−je, hélas ! dans ma vaste disgrâce,
Vers vous de quelque plainte autoriser l'audace ?
Mon amour s'est rendu mille fois odieux ;
Il n'a fait qu'outrager vos attraits glorieux ;
Et lorsque par un juste et fameux sacrifice
Mon bras à votre sang cherche à rendre un service,
Mon astre m'abandonne au déplaisir fatal
De me voir prévenu par le bras d'un rival.
Madame, après cela je n'ai rien à prétendre,
Je suis digne du coup que l'on me fait attendre,
Et je le vois venir sans oser contre lui
Tenter de votre coeur le favorable appui.
Ce qui peut me rester dans mon malheur extrême,
C'est de chercher alors mon remède en moi−même.
Et faire que ma mort, propice à mes desirs,
Affranchisse mon coeur de tous ses déplaisirs.
Oui, bientôt dans ses lieux Dom Alphonse doit être,
Et déjà mon rival commence de paroître ;
De Léon vers ces murs il semble avoir volé,
Pour recevoir le prix du tyran immolé.
Ne craignez point du tout qu'aucune résistance
Fasse valoir ici ce que j'ai de puissance :
Il n'est effort humain que pour vous conserver,
Si vous y consentiez, je ne pusse braver ;
Mais ce n'est pas à moi, dont on hait la mémoire,
A pouvoir espérer cet aveu plein de gloire ;
Et je ne voudrois pas, par des efforts trop vains,
Jeter le moindre obstacle à vos justes desseins.
Non, je ne contrains point vos sentiments, Madame :
Je vais en liberté laisser toute votre âme,
Ouvrir les murs d'Astorgue à cet heureux vainqueur
Et subir de mon sort la dernière rigueur.

Scène III

403

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Done Elvire, Done Ignès, Elise

Done Elvire
Madame, au désespoir où son destin l'expose
De tous mes déplaisirs n'imputez pas la cause :
Vous me rendrez justice en croyant que mon coeur
Fait de vos intérêts sa plus vive douleur,
Que bien plus que l'amour l'amitié m'est sensible,
Et que si je me plains d'une disgrâce horrible,
C'est de voir que du Ciel le funeste courroux
Ait pris chez moi les traits qu'il lance contre vous,
Et rendu mes regards coupables d'une flamme
Qui traite indignement les bontés de votre âme.
Done Ignès
C'est un événement dont sans doute vos yeux
N'ont point pour moi, Madame, à quereller les Cieux.
Si les foibles attraits qu'étale mon visage
M'exposoient au destin de souffrir un volage,
Le Ciel ne pouvoit mieux m'adoucir de tels coups,
Quand pour m'ôter ce coeur il s'est servi de vous ;
Et mon front ne doit point rougir d'une inconstance
Qui de vos traits aux miens marque la différence.
Si pour ce changement je pousse des soupirs,
Ils viennent de le voir fatal à vos désirs ;
Et dans cette douleur que l'amitié m'excite
Je m'accuse pour vous de mon peu de mérite,
Qui n'a pu retenir un coeur dont les tributs
Causent un si grand trouble à vos voeux combattus.
Done Elvire
Accusez−vous plutôt de l'injuste silence
Qui m'a de vos deux coeurs caché l'intelligence.
Ce secret, plus tôt su, peut−être à toutes deux
Nous auroit épargné des troubles si fâcheux ;
Et mes justes froideurs, des désirs d'un volage
Au point de leur naissance ayant banni l'hommage,
Eussent pu renvoyer...
Done Ignès
Madame, le voici.
Done Elvire
Sans rencontrer ses yeux vous pouvez être ici :
Ne sortez point, Madame, et dans un tel martyre
Veuillez être témoin de ce que je vais dire.

Scène IV

404

Oeuvres complètes . 1
Done Ignès
Madame, j'y consens, quoique je sache bien
Qu'on fuiroit en ma place un pareil entretien.
Done Elvire
Son succès si le Ciel seconde ma pensée,
Madame, n'aura rien dont vous soyez blessée.

Scène IV

405

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Dom Sylve, Done Elvire, Done Ignès

Done Elvire
Avant que vous parliez, je demande instamment
Que vous daigniez, Seigneur, m'écouter un moment.
Déjà la renommée a jusqu'à nos oreilles
Porté de votre bras les soudaines merveilles ;
Et j'admire avec tous comme en si peu de temps
Il donne à nos destins ces succès éclatants.
Je sais bien qu'un bienfait de cette conséquence
Ne sauroit demander trop de reconnoissance,
Et qu'on doit toute chose à l'exploit immortel
Qui replace mon frère au trône paternel.
Mais quoi que de son coeur vous offrent les hommages,
Usez en généreux de tous vos avantages,
Et ne permettez pas que ce coup glorieux
Jette sur moi, Seigneur, un joug impérieux ;
Que votre amour, qui sait quel intérêt m'anime,
S'obstine à triompher d'un refus légitime,
Et veuille que ce frère, où l'on va m'exposer,
Commence d'être roi pour me tyranniser.
Léon a d'autres prix, dont en cette occurrence
Il peut mieux honorer votre haute vaillance ;
Et c'est à vos vertus faire un présent trop bas,
Que vous donner un coeur qui ne se donne pas.
Peut−on être jamais satisfait en soi−même,
Lorsque par la contrainte on obtient ce qu'on aime ?
C'est un triste avantage, et l'amant généreux
A ces conditions refuse d'être heureux ;
Il ne veut rien devoir à cette violence
Qu'exercent sur nos coeurs les droits de la naissance,
Et pour l'objet qu'il aime est toujours trop zélé,
Pour souffrir qu'en victime il lui soit immolé.
Ce n'est pas que ce coeur au mérite d'un autre
Prétende réserver ce qu'il refuse au vôtre :
Non, Seigneur, j'en réponds, et vous donne ma foi
Que personne jamais n'aura pouvoir sur moi,
Qu'une sainte retraite à toute autre poursuite...
Dom Sylve
J'ai de votre discours assez souffert la suite,
Madame ; et par deux mots je vous l'eusse épargné,
Si votre fausse alarme eût sur vous moins gagné.
Je sais qu'un bruit commun, qui partout se fait croire,
De la mort du tyran me veut donner la gloire ;
Mais le seul peuple enfin, comme on nous fait savoir,
Laissant par Dom Louis échauffer son devoir,
Scène V

406

Oeuvres complètes . 1
A remporté l'honneur de cet acte héroïque
Dont mon nom est chargé par la rumeur publique ;
Et ce qui d'un tel bruit a fourni le sujet,
C'est que, pour appuyer son illustre projet,
Dom Louis fit semer, par une feinte utile,
Que, secondé des miens, j'avois saisi la ville ;
Et par cette nouvelle, il a poussé les bras
Qui d'un usurpateur ont hâté le trépas :
Par son zèle prudent il a su tout conduire,
Et c'est par un des siens qu'il vient de m'en instruire.
Mais dans le même instant un secret m'est appris,
Qui va vous étonner autant qu'il m'a surpris.
Vous attendez un frère, et Léon son vrai maître :
A vos yeux maintenant le Ciel le fait paroître.
Oui, je suis Dom Alphonse, et mon sort conservé,
Et sous le nom du sang de Castille élevé,
Est un fameux effet de l'amitié sincère
Qui fut entre son prince et le roi notre père :
Dom Louis du secret a toutes les clartés,
Et doit aux yeux de tous prouver ces vérités.
D'autres soins maintenant occupent ma pensée,
Non qu'à votre sujet elle soit traversée,
Que ma flamme querelle un tel événement
Et qu'en mon coeur le frère importune l'amant :
Mes feux par ce secret ont reçu sans murmure
Le changement qu'en eux a prescrit la nature ;
Et le sang qui nous joint m'a si bien détaché
De l'amour dont pour vous mon coeur étoit touché,
Qu'il ne respire plus, pour faveur souveraine,
Que les chères douceurs de sa première chaîne,
Et le moyen de rendre à l'adorable Ignès
Ce que de ses bontés a mérité l'excès.
Mais son sort incertain rend le mien misérable,
Et si ce qu'on en dit se trouvoit véritable,
En vain Léon m'appelle et le trône m'attend :
La couronne n'a rien à me rendre content,
Et je n'en veux l'éclat que pour goûter la joie
D'en couronner l'objet où le Ciel me renvoie,
Et pouvoir réparer par ces justes tributs
L'outrage que j'ai fait à ses rares vertus.
Madame, c'est de vous que j'ai raison d'attendre
Ce que de son destin mon âme peut apprendre :
Instruisez−m'en, de grâce, et par votre discours
Hâtez mon désespoir ou le bien de mes jours.
Done Elvire
Ne vous étonnez pas si je tarde à répondre,
Seigneur : ces nouveautés ont droit de me confondre.
Je n'entreprendrai point de dire à votre amour
Si Done Ignès est morte ou respire le jour ;
Mais par ce cavalier, l'un de ses plus fidèles,
Scène V

407

Oeuvres complètes . 1
Vous en pourrez sans doute apprendre des nouvelles.
Dom Sylve ou Dom Alphonse
Ah ! Madame, il m'est doux en ces perplexités
De voir ici briller vos célestes beautés.
Mais vous, avec quels yeux verrez−vous un volage,
Dont le crime... ?
Done Ignès
Ah ! gardez de me faire un outrage,
Et de vous hasarder à dire que vers moi
Un coeur dont je fais cas ait pu manquer de foi ;
J'en refuse l'idée, et l'excuse me blesse :
Rien n'a pu m'offenser auprès de la Princesse ;
Et tout ce que d'ardeur elle vous a causé
Par un si haut mérite est assez excusé.
Cette flamme vers moi ne vous rend point coupable,
Et dans le noble orgueil dont je me sens capable,
Sachez, si vous l'étiez, que ce seroit en vain
Que vous présumeriez de fléchir mon dédain,
Et qu'il n'est repentir, ni suprême puissance,
Qui gagnât sur mon coeur d'oublier cette offense.
Done Elvire
Mon frère (d'un tel nom souffrez−moi la douceur),
De quel ravissement comblez−vous une soeur !
Que j'aime votre choix et bénis l'aventure
Qui vous fait couronner une amitié si pure !
Et de deux nobles coeurs que j'aime tendrement...

Scène V

408

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Dom Garcie Done Elvire, Done Ignès, Dom Sylve, Elise

Dom Garcie
De grâce, cachez−moi votre contentement,
Madame, et me laissez mourir dans la croyance
Que le devoir vous fait un peu de violence.
Je sais que de vos voeux vous pouvez disposer,
Et mon dessein n'est pas de leur rien opposer :
Vous le voyez assez, et quelle obéissance
De vos commandements m'arrache la puissance.
Mais je vous avouerai que cette gayeté
Surprend au dépourvu toute ma fermeté,
Et qu'un pareil objet dans mon âme fait naître
Un transport dont j'ai peur que je ne sois pas maître ;
Et je me punirois, s'il m'avoir pu tirer
De ce respect soumis où je veux demeurer.
Oui, vos commandements ont prescrit à mon âme
De souffrir sans éclat le malheur de ma flamme :
Cet ordre sur mon coeur doit être tout−puissant,
Et je prétends mourir en vous obéissant.
Mais encore une fois la joie où je vous treuve
M'expose à la rigueur d'une trop rude épreuve,
Et l'âme la plus sage, en ces occasions,
Répond malaisément de ces émotions.
Madame, épargnez−moi cette cruelle atteinte ;
Donnez−moi, par pitié, deux moments de contrainte
Et quoi que d'un rival vous inspirent les soins,
N'en rendez pas mes yeux les malheureux témoins :
C'est la moindre faveur qu'on peut, je crois, prétendre,
Lorsque dans ma disgrâce un amant peut descendre.
Je ne l'exige pas, Madame, pour longtemps,
Et bientôt mon départ rendra vos voeux contents.
Je vais où de ses feux mon âme consumée
N'apprendra votre hymen que par la renommée :
Ce n'est pas un spectacle où je doive courir ;
Madame, sans le voir, j'en saurai bien mourir.
Done Ignès
Seigneur, permettez−moi de blâmer votre plainte.
De vos maux la Princesse a su paroître atteinte ;
Et cette joie encor, de quoi vous murmurez,
Ne lui vient que des biens qui vous sont préparés ;
Elle goûte un succès à vos désirs prospère,
Et dans votre rival elle trouve son frère :
C'est Dom Alphonse enfin, dont on a tant parlé,
Et ce fameux secret vient d'être dévoilé.

Scène VI

409

Oeuvres complètes . 1
Dom Sylve ou Dom Alphonse
Mon coeur, grâces au Ciel, après un long martyre,
Seigneur, sans vous rien prendre, a tout ce qu'il desire,
Et goûte d'autant mieux son bonheur en ce jour,
Qu'il se voit en état de servir votre amour.
Dom Garcie
Hélas ! cette bonté, Seigneur, doit me confondre :
A mes plus chers desirs elle daigne répondre ;
Le coup que je craignois, le Ciel l'a détourné,
Et tout autre que moi se verroit fortuné ;
Mais ces douces clartés d'un secret favorable
Vers l'objet adoré me découvrent coupable,
Et tombé de nouveau dans ces traîtres soupçons
Sur quoi l'on m'a tant fait d'inutiles leçons,
Et par qui mon ardeur, si souvent odieuse,
Doit perdre tout espoir d'être jamais heureuse.
Oui l'on doit me haïr avec trop de raison :
Moi−même je me trouve indigne de pardon ;
Et quelque heureux succès que le sort me présente,
La mort, la seule mort est toute mon attente.
Done Elvire
Non, non : de ce transport le soumis mouvement,
Prince, jette en mon âme un plus doux sentiment.
Par lui de mes serments je me sens détachée ;
Vos plaintes, vos respects, vos douleurs m'ont touchée :
J'y vois partout briller un excès d'amitié,
Et votre maladie est digne de pitié.
Je vois, Prince, je vois qu'on doit quelque indulgence
Aux défauts où du ciel fait pencher l'influence ;
Et pour tout dire enfin, jaloux ou non jaloux
Mon roi, sans me gêner, peut me donner à vous.
Dom Garcie
Ciel, dans l'excès des biens que cet aveu m'octroie,
Rends capable mon coeur de supporter sa joie !
Dom Sylve ou Dom Alphonse
Je veux que cet hymen, après nos vains débats,
Seigneur, joigne à jamais nos coeurs et nos Etats.
Mais ici le temps presse, et Léon nous appelle :
Allons dans nos plaisirs satisfaire son zèle,
Et par notre présence et nos soins différents
Donner le dernier coup au parti des tyrans.

Scène VI

410

Oeuvres complètes . 1

L'Ecole des maris
Comédie
Représentée pour la première fois
à Paris, sur le Théâtre du Palais−Royal
le 24e juin 1661
par la
Troupe de Monsieur, frère unique du Roi

L'Ecole des maris

411

Oeuvres complètes . 1
Adresse

A Monseigneur Le Duc d'Orléans frère unique du roi

Monseigneur,
Je fais voir ici à la France des choses bien peu proportionnées. Il n'est rien de si grand et de si superbe que le
nom que je mets à la tête de ce livre, et rien de plus bas que ce qu'il contient. Tout le monde trouvera cet
assemblage étrange ; et quelques−uns pourront bien dire, pour en exprimer l'inégalité, que c'est poser une
couronne de perles et de diamants sur une statue de terre, et faire entrer par des portiques magnifiques et des
arcs triomphaux superbes dans une méchante cabane. Mais, Monseigneur, ce qui doit me servir d'excuse, c'est
qu'en cette aventure je n'ai eu aucun choix à faire, et que l'honneur que j'ai d'être à Votre Altesse Royale m'a
imposé une nécessité absolue de lui dédier le premier ouvrage que je mets de moi−même au jour. Ce n'est pas
un présent que je lui fais, c'est un devoir dont je m'acquitte ; et les hommes ne sont jamais regardés par les
choses qu'ils portent. J'ai donc osé, Monseigneur, dédier une bagatelle à Votre Altesse Royale, parce que je
n'ai pu m'en dispenser ; et, si je me dispense ici de m'étendre sur les belles et glorieuses vérités qu'on
pourrait dire d'Elle, c'est par la juste appréhension que ces grandes idées ne fissent éclater encore davantage la
bassesse de mon offrande. Je me suis imposé silence pour trouver un endroit plus propre à placer de si belles
choses ; et tout ce que j'ai prétendu dans cette épître, c'est de justifier mon action à toute la France, et d'avoir
cette gloire de vous dire à vous−même, Monseigneur, avec toute la soumission possible que je suis,
De Votre Altesse Royale,
Le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur,
J. B. P. Molière.

Adresse

412

Oeuvres complètes . 1
Personnages

Sganarelle, Ariste : frères
Isabelle, Léonor : soeurs
Lisette, suivante de Léonor.
Valère, amant d'Isabelle.
Ergaste, valet de Valère.
Le Commissaire.
Le Notaire.
La scène est à Paris.

Personnages

413

Oeuvres complètes . 1
Acte I

Acte I

414

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Sganarelle, Ariste

Sganarelle
Mon frère, s'il vous plaît, ne discourons point tant,
Et que chacun de nous vive comme il l'entend.
Bien que sur moi des ans vous ayez l'avantage
Et soyez assez vieux pour devoir être sage,
Je vous dirai pourtant que mes intentions
Sont de ne prendre point de vos corrections,
Que j'ai pour tout conseil ma fantaisie à suivre,
Et me trouve fort bien de ma façon de vivre.
Ariste
Mais chacun la condamne.
Sganarelle
Oui, des fous comme vous,
Mon frère.
Ariste
Grand merci : le compliment est doux.
Sganarelle
Je voudrois bien savoir, puisqu'il faut tout entendre,
Ce que ces beaux censeurs en moi peuvent reprendre.
Ariste
Cette farouche humeur, dont la sévérité
Fuit toutes les douceurs de la société,
A tous vos procédés inspire un air bizarre,
Et, jusques à l'habit, vous rend chez vous barbare.
Sganarelle
Il est vrai qu'à la mode il faut m'assujettir,
Et ce n'est pas pour moi que je me dois vêtir !
Ne voudriez−vous point, par vos belles sornettes,
Monsieur mon frère aîné (car, Dieu merci, vous l'êtes
D'une vingtaine d'ans, à ne vous rien celer,
Et cela ne vaut point la peine d'en parler),
Ne voudriez−vous point, dis−je, sur ces matières,
De vos jeunes muguets m'inspirer les manières ?
M'obliger à porter de ces petits chapeaux
Qui laissent éventer leurs débiles cerveaux,
Et de ces blonds cheveux, de qui la vaste enflure
Des visages humains offusque la figure ?
De ces petits pourpoints sous les bras se perdants,
Et de ces grands collets jusqu'au nombril pendants ?
Scène I

415

Oeuvres complètes . 1
De ces manches qu'à table on voit tâter les sauces,
Et de ces cotillons appelés hauts−de−chausses ?
De ces souliers mignons, de rubans revêtus,
Qui vous font ressembler à des pigeons pattus ?
Et de ces grands canons où, comme en des entraves,
On met tous les matins ses deux jambes esclaves,
Et par qui nous voyons ces Messieurs les galants
Marcher écarquillés ainsi que des volants ?
Je vous plairois, sans doute, équipé de la sorte ;
Et je vous vois porter les sottises qu'on porte.
Ariste
Toujours au plus grand nombre on doit s'accommoder,
Et jamais il ne faut se faire regarder.
L'un et l'autre excès choque, et tout homme bien sage
Doit faire des habits ainsi que du langage,
N'y rien trop affecter, et sans empressement
Suivre ce que l'usage y fait de changement.
Mon sentiment n'est pas qu'on prenne la méthode
De ceux qu'on voit toujours renchérir sur la mode,
Et qui dans ses excès, dont ils sont amoureux,
Seroient fâchés qu'un autre eût été plus loin qu'eux ;
Mais je tiens qu'il est mal, sur quoi que l'on se fonde,
De fuir obstinément ce que suit tout le monde,
Et qu'il vaut mieux souffrir d'être au nombre des fous,
Que du sage parti se voir seul contre tous.
Sganarelle
Cela sent son vieillard, qui, pour en faire accroire,
Cache ses cheveux blancs d'une perruque noire.
Ariste
C'est un étrange fait du soin que vous prenez
A me venir toujours jeter mon âge au nez,
Et qu'il faille qu'en moi sans cesse je vous voie
Blâmer l'ajustement aussi bien que la joie,
Comme si, condamnée à ne plus rien chérir,
La vieillesse devoit ne songer qu'à mourir,
Et d'assez de laideur n'est pas accompagnée,
Sans se tenir encor malpropre et rechignée.
Sganarelle
Quoi qu'il en soit, je suis attaché fortement
A ne démordre point de mon habillement.
Je veux une coiffure, en dépit de la mode,
Sous qui toute ma tête ait un abri commode ;
Un beau pourpoint bien long et fermé comme il faut,
Qui, pour bien digérer, tienne l'estomac chaud ;
Un haut−de−chausses fait justement pour ma cuisse ;
Des souliers où mes pieds ne soient point au supplice.
Ainsi qu'en ont usé sagement nos aïeux :
Scène I

416

Oeuvres complètes . 1
Et qui me trouve mal, n'a qu'à fermer les yeux.

Scène I

417

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Léonor, Isabelle, Lisette, Ariste, Sganarelle

Léonor, à Isabelle.
Je me charge de tout, en cas que l'on vous gronde
Lisette, à Isabelle.
Toujours dans une chambre à ne point voir le monde ?
Isabelle
Il est ainsi bâti.
Léonor
Je vous en plains, ma soeur.
Lisette
Bien vous prend que son frère ait toute une autre humeur,
Madame, et le destin vous fut bien favorable
En vous faisant tomber aux mains du raisonnable.
Isabelle
C'est un miracle encor qu'il ne m'ait aujourd'hui
Enfermée à la clef ou menée avec lui.
Lisette
Ma foi, je l'envoirois au diable avec sa fraise,
Et...
Sganarelle
Où donc allez−vous, qu'il ne vous en déplaise ?
Léonor
Nous ne savons encore, et je pressois ma soeur
De venir du beau temps respirer la douceur ;
Mais...
Sganarelle
Pour vous, vous pouvez aller où bon vous semble
Vous n'avez qu'à courir, vous voilà deux ensemble.
Mais vous, je vous défends, s'il vous plaît, de sortir.
Ariste
Eh ! laissez−les, mon frère, aller se divertir.
Sganarelle
Je suis votre valet, mon frère.
Ariste
La jeunesse
Scène II

418

Oeuvres complètes . 1
Veut...
Sganarelle
La jeunesse est sotte, et parfois la vieillesse.
Ariste
Croyez−vous qu'elle est mal d'être avec Léonor ?
Sganarelle
Non pas ; mais avec moi je la crois mieux encor.
Ariste
Mais...
Sganarelle
Mais ses actions de moi doivent dépendre,
Et je sais l'intérêt enfin que j'y dois prendre.
Ariste
A celles de sa soeur ai−je un moindre intérêt ?
Sganarelle
Mon Dieu, chacun raisonne et fait comme il lui plaît.
Elles sont sans parents, et notre ami leur père
Nous commit leur conduite à son heure dernière,
Et nous chargeant tous deux ou de les épouser,
Ou, sur notre refus, un jour d'en disposer,
Sur elles, par contrat, nous sut, dès leur enfance,
Et de père et d'époux donner pleine puissance.
D'élever celle−là vous prîtes le souci,
Et moi, je me chargeai du soin de celle−ci ;
Selon vos volontés vous gouvernez la vôtre :
Laissez−moi, je vous prie, à mon gré régir l'autre.
Ariste
Il me semble...
Sganarelle
Il me semble, et je le dis tout haut,
Que sur un tel sujet c'est parler comme il faut.
Vous souffrez que la vôtre aille leste et pimpante :
Je le veux bien ; qu'elle ait et laquais et suivante :
J'y consens ; qu'elle coure, aime l'oisiveté,
Et soit des damoiseaux fleurée en liberté :
J'en suis fort satisfait. Mais j'entends que la mienne
Vive à ma fantaisie, et non pas à la sienne ;
Que d'une serge honnête elle ait son vêtement,
Et ne porte le noir qu'aux bons jours seulement,
Qu'enfermée au logis, en personne bien sage,
Elle s'applique toute aux choses du ménage,
A recoudre mon linge aux heures de loisir,
Scène II

419

Oeuvres complètes . 1
Ou bien à tricoter quelques bas par plaisir ;
Qu'aux discours des muguets elle ferme l'oreille,
Et ne sorte jamais sans avoir qui la veille.
Enfin la chair est foible, et j'entends tous les bruits.
Je ne veux point porter de cornes, si je puis ;
Et comme à m'épouser sa fortune l'appelle,
Je prétends corps pour corps pouvoir répondre d'elle.
Isabelle
Vous n'avez pas sujet, que je crois...
Sganarelle
Taisez−vous.
Je vous apprendrai bien s'il faut sortir sans nous.
Léonor
Quoi donc, Monsieur... ?
Sganarelle
Mon Dieu, Madame, sans langage,
Je ne vous parle pas, car vous êtes trop sage.
Léonor
Voyez−vous Isabelle avec nous à regret ?
Sganarelle
Oui, vous me la gâtez, puisqu'il faut parler net.
Vos visites ici ne font que me déplaire,
Et vous m'obligerez de ne nous en plus faire.
Léonor
Voulez−vous que mon coeur vous parle net aussi ?
J'ignore de quel oeil elle voit tout ceci ;
Mais je sais ce qu'en moi feroit la défiance ;
Et quoiqu'un même sang nous ait donné naissance,
Nous sommes bien peu soeurs s'il faut que chaque jour
Vos manières d'agir lui donnent de l'amour.
Lisette
En effet, tous ces soins sont des choses infâmes.
Sommes−nous chez les Turcs pour renfermer les femmes ?
Car on dit qu'on les tient esclaves en ce lieu,
Et que c'est pour cela qu'ils sont maudits de Dieu.
Notre honneur est, Monsieur, bien sujet à foiblesse,
S'il faut qu'il ait besoin qu'on le garde sans cesse.
Pensez−vous, après tout, que ces précautions
Servent de quelque obstacle à nos intentions,
Et quand nous nous mettons quelque chose à la tête,
Que l'homme le plus fin ne soit pas une bête ?
Toutes ces gardes−là sont visions de fous :
Le plus sûr est, ma foi, de se fier en nous.
Scène II

420

Oeuvres complètes . 1
Qui nous gêne se met en un péril extrême,
Et toujours notre honneur veut se garder lui−même.
C'est nous inspirer presque un desir de pécher,
Que montrer tant de soins de nous en empêcher ;
Et si par un mari je me voyois contrainte,
J'aurois fort grande pente à confirmer sa crainte.
Sganarelle
Voilà, beau précepteur, votre éducation,
Et vous souffrez cela sans nulle émotion.
Ariste
Mon frère, son discours ne doit que faire rire.
Elle a quelque raison en ce qu'elle veut dire :
Leur sexe aime à jouir d'un peu de liberté ;
On le retient fort mal par tant d'austérité ;
Et les soins défiants, les verrous et les grilles
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles.
C'est l'honneur qui les doit tenir dans le devoir,
Non la sévérité que nous leur faisons voir.
C'est une étrange chose, à vous parler sans feinte,
Qu'une femme qui n'est sage que par contrainte.
En vain sur tous ses pas nous prétendons régner :
Je trouve que le coeur est ce qu'il faut gagner ;
Et je ne tiendrois, moi, quelque soin qu'on se donne,
Mon honneur guère sûr aux mains d'une personne
A qui, dans les desirs qui pourroient l'assaillir,
Il ne manqueroit rien qu'un moyen de faillir.
Sganarelle
Chansons que tout cela.
Ariste
Soit ; mais je tiens sans cesse
Qu'il nous faut en riant instruire la jeunesse,
Reprendre ses défauts avec grande douceur,
Et du nom de vertu ne lui point faire peur.
Mes soins pour Léonor ont suivi ces maximes :
Des moindres libertés je n'ai point fait des crimes.
A ses jeunes desirs j'ai toujours consenti,
Et je ne m'en suis point, grâce au Ciel, repenti.
J'ai souffert qu'elle ait vu les belles compagnies,
Les divertissements, les bals, les comédies ;
Ce sont choses, pour moi, que je tiens de tout temps
Fort propres à former l'esprit des jeunes gens ;
Et l'école du monde, en l'air dont il faut vivre
Instruit mieux, à mon gré, que ne fait aucun livre.
Elle aime à dépenser en habits, linge et noeuds :
Que voulez−vous ? Je tâche à contenter ses voeux ;
Et ce sont des plaisirs qu'on peut, dans nos familles,
Lorsque l'on a du bien, permettre aux jeunes filles.
Scène II

421

Oeuvres complètes . 1
Un ordre paternel l'oblige à m'épouser ;
Mais mon dessein n'est pas de la tyranniser.
Je sais bien que nos ans ne se rapportent guère,
Et je laisse à son choix liberté tout entière.
Si quatre mille écus de rente bien venants,
Une grande tendresse et des soins complaisants
Peuvent, à son avis, pour un tel mariage,
Réparer entre nous l'inégalité d'âge,
Elle peut m'épouser ; sinon, choisir ailleurs.
Je consens que sans moi ses destins soient meilleurs ;
Et j'aime mieux la voir sous un autre hyménée,
Que si contre son gré sa main m'étoit donnée.
Sganarelle
Hé ! qu'il est doucereux ! c'est tout sucre et tout miel.
Ariste
Enfin, c'est mon humeur, et j'en rends grâce au Ciel.
Je ne suivrois jamais ces maximes sévères,
Qui font que les enfants comptent les jours des pères.
Sganarelle
Mais ce qu'en la jeunesse on prend de liberté
Ne se retranche pas avec facilité ;
Et tous ses sentiments suivront mal votre envie,
Quand il faudra changer sa manière de vie.
Ariste
Et pourquoi la changer ?
Sganarelle
Pourquoi ?
Ariste
Oui.
Sganarelle
Je ne sai.
Ariste
Y voit−on quelque chose où l'honneur soit blessé ?
Sganarelle
Quoi ? si vous l'épousez, elle pourra prétendre
Les mêmes libertés que fille on lui voit prendre ?
Ariste
Pourquoi non ?
Sganarelle
Vos désirs lui seront complaisans,
Scène II

422

Oeuvres complètes . 1
Jusques à lui laisser et mouches et rubans ?
Ariste
Sans doute.
Sganarelle
A lui souffrir, en cervelle troublée,
De courir tous les bals et le lieux d'assemblée ?
Ariste
Oui, vraiment.
Sganarelle
Et chez vous iront les damoiseaux ?
Ariste
Et quoi donc ?
Sganarelle
Qui joueront et donneront cadeaux ?
Ariste
D'accord.
Sganarelle
Et votre femme entendra les fleurettes ?
Ariste
Fort bien.
Sganarelle
Et vous verrez ces visites muguettes
D'un oeil à témoigner de n'en être point soû ?
Ariste
Cela s'entend.
Sganarelle
Allez, vous êtes un vieux fou.
(A Isabelle.)
Rentrez, pour n'ouïr point cette pratique infâme.
Ariste
Je veux m'abandonner à la foi de ma femme,
Et prétends toujours vivre ainsi que j'ai vécu.
Sganarelle
Que j'aurai de plaisir si l'on le fait cocu !
Ariste
J'ignore pour quel sort mon astre m'a fait naître ;
Scène II

423

Oeuvres complètes . 1
Mais je sais que pour vous, si vous manquez de l'être,
On ne vous en doit point imputer le défaut,
Car vos soins pour cela font bien tout ce qu'il faut.
Sganarelle
Riez donc, beau rieur. Oh ! que cela doit plaire
De voir un goguenard presque sexagénaire !
Léonor
Du sort dont vous parlez, je le garantis, moi,
S'il faut que par l'hymen il reçoive ma foi :
Il s'y peut assurer ; mais sachez que mon âme
Ne répondroit de rien, si j'étois votre femme.
Lisette
C'est conscience à ceux qui s'assurent en nous ;
Mais c'est pain bénit, certe, à des gens comme vous.
Sganarelle
Allez, langue maudite, et des plus mal apprises.
Ariste
Vous vous êtes, mon frère, attiré ces sottises.
Adieu. Changez d'humeur, et soyez averti
Que renfermer sa femme est le mauvais parti.
Je suis votre valet.
Sganarelle
Je ne suis pas le vôtre.
Oh ! que les voilà bien tous formés l'un pour l'autre !
Quelle belle famille ! Un vieillard insensé
Qui fait le dameret dans un corps tout cassé ;
Une fille maîtresse et coquette suprême ;
Des valets impudents : non, la Sagesse même
N'en viendroit pas à bout, perdroit sens et raison
A vouloir corriger une telle maison.
Isabelle pourroit perdre dans ces hantises
Les semences d'honneur qu'avec nous elle a prises ;
Et pour l'en empêcher dans peu nous prétendons
Lui faire aller revoir nos choux et nos dindons.

Scène II

424

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Ergaste, Valère, Sganarelle

Valère
Ergaste, le voilà cet Argus que j'abhorre,
Le sévère tuteur de celle que j'adore.
Sganarelle
N'est−ce pas quelque chose enfin de surprenant
Que la corruption des moeurs de maintenant !
Valère
Je voudrois l'accoster, s'il est en ma puissance,
Et tâcher de lier avec lui connoissance.
Sganarelle
Au lieu de voir régner cette sévérité
Qui composoit si bien l'ancienne honnêteté,
La jeunesse en ces lieux, libertine, absolue,
Ne prend...
Valère
Il ne voit pas que c'est lui qu'on salue.
Ergaste
Son mauvais oeil peut−être est de ce côté−ci :
Passons du côté droit.
Sganarelle
Il faut sortir d'ici.
Le séjour de la ville en moi ne peut produire
Que des...
Valère
Il faut chez lui tâcher de m'introduire.
Sganarelle
Heu ! ... J'ai cru qu'on parloit. Aux champs, grâces aux Cieux,
Les sottises du temps ne blessent point mes yeux.
Ergaste
Abordez−le.
Sganarelle
Plaît−il ? Les oreilles me cornent.
Là, tous les passe−temps de nos filles se bornent...
Est−ce à nous ?

Scène III

425

Oeuvres complètes . 1
Ergaste
Approchez.
Sganarelle
Là, nul godelureau
Ne vient... Que diable ! ... Encor ? Que de coups de chapeau !
Valère
Monsieur, un tel abord vous interrompt peut−être ?
Sganarelle
Cela se peut.
Valère
Mais quoi ? l'honneur de vous connoître
Est un si grand bonheur, est un si doux plaisir,
Que de vous saluer j'avois un grand desir.
Sganarelle
Soit.
Valère
Et de vous venir, mais sans nul artifice,
Assurer que je suis tout à votre service.
Sganarelle
Je le crois.
Valère
J'ai le bien d'être de vos voisins,
Et j'en dois rendre grâce à mes heureux destins.
Sganarelle
C'est bien fait.
Valère
Mais, Monsieur, savez−vous les nouvelles
Que l'on dit à la cour, et qu'on tient pour fidèles ?
Sganarelle
Que m'importe ?
Valère
Il est vrai ; mais pour les nouveautés
On peut avoir parfois des curiosités.
Vous irez voir, Monsieur, cette magnificence
Que de notre Dauphin prépare la naissance ?
Sganarelle
Si je veux.

Scène III

426

Oeuvres complètes . 1
Valère
Avouons que Paris nous fait part
De cent plaisirs charmants qu'on n'a point autre part ;
Les provinces auprès sont des lieux solitaires.
A quoi donc passez−vous le temps ?
Sganarelle
A mes affaires.
Valère
L'esprit veut du relâche, et succombe parfois
Par trop d'attachement aux sérieux emplois.
Que faites−vous les soirs avant qu'on se retire ?
Sganarelle
Ce qui me plaît.
Valère
Sans doute, on ne peut pas mieux dire :
Cette réponse est juste, et le bon sens paroît
A ne vouloir jamais faire que ce qui plaît.
Si je ne vous croyois l'âme trop occupée.
J'irois parfois chez vous passer l'après−soupée,
Sganarelle
Serviteur.

Scène III

427

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Valère, Ergaste

Valère
Que dis−tu de ce bizarre fou ?
Ergaste
Il a le repart brusque ; et l'accueil loup−garou.
Valère
Ah ! j'enrage !
Ergaste
Et de quoi ?
Valère
De quoi ! C'est que j'enrage
De voir celle que j'aime au pouvoir d'un sauvage,
D'un dragon surveillant, dont la sévérité
Ne lui laisse jouir d'aucune liberté.
Ergaste
C'est ce qui fait pour vous, et sur ces conséquences
Votre amour doit fonder de grandes espérances :
Apprenez, pour avoir votre esprit raffermi,
Qu'une femme qu'on garde est gagnée à demi,
Et que les noirs chagrins des maris ou des pères
Ont toujours du galant avancé les affaires.
Je coquette fort peu, c'est mon moindre talent,
Et de profession je ne suis point galant ;
Mais j'en ai servi vingt de ces chercheurs de proie,
Qui disoient fort souvent que leur plus grande joie
Etoit de rencontrer de ces maris fâcheux,
Qui jamais sans gronder ne reviennent chez eux,
De ces brutaux fieffés, qui sans raison ni suite
De leurs femmes en tout contrôlent la conduite,
Et du nom de mari fièrement se parants
Leur rompent en visière aux yeux des soupirants.
"On en sait, disent−ils, prendre ses avantages ;
Et l'aigreur de la dame à ces sortes d'outrages,
Dont la plaint doucement le complaisant témoin,
Est un champ à pousser les choses assez loin."
En un mot, ce vous est une attente assez belle,
Que la sévérité du tuteur d'Isabelle.
Valère
Mais depuis quatre mois que je l'aime ardemment,
Je n'ai pour lui parler pu trouver un moment.
Scène IV

428

Oeuvres complètes . 1

Ergaste
L'amour rend inventif ; mais vous ne l'êtes guère,
Et si j'avois été...
Valère
Mais qu'aurois−tu pu faire,
Puisque sans ce brutal on ne la voit jamais,
Et qu'il n'est là dedans servantes ni valets
Dont, par l'appas flatteur de quelque récompense,
Je puisse pour mes feux ménager l'assistance ?
Ergaste
Elle ne sait donc pas encor que vous l'aimez ?
Valère
C'est un point dont mes voeux ne sont point informés.
Partout où ce farouche a conduit cette belle,
Elle m'a toujours vu comme une ombre après elle,
Et mes regards aux siens ont tâché chaque jour
De pouvoir expliquer l'excès de mon amour.
Mes yeux ont fort parlé ; mais qui me peut apprendre
Si leur langage enfin a pu se faire entendre ?
Ergaste
Ce langage, il est vrai, peut être obscur parfois,
S'il n'a pour truchement l'écriture ou la voix.
Valère
Que faire pour sortir de cette peine extrême,
Et savoir si la belle a connu que je l'aime ?
Dis−m'en quelque moyen.
Ergaste
C'est ce qu'il faut trouver.
Entrons un peu chez vous, afin d'y mieux rêver.

Scène IV

429

Oeuvres complètes . 1
Acte II

Acte II

430

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Isabelle, Sganarelle

Sganarelle
Va, je sais la maison, et connois la personne
Aux marques seulement que ta bouche me donne.
Isabelle, à part.
O Ciel ! sois−moi propice et seconde en ce jour
Le stratagème adroit d'une innocente amour.
Sganarelle
Dis−tu pas qu'on t'a dit qu'il s'appelle Valère ?
Isabelle
Oui.
Sganarelle
Va, sois en repos, rentre et me laisse faire ;
Je vais parler sur l'heure à ce jeune étourdi.
Isabelle
Je fais, pour une fille, un projet bien hardi ;
Mais l'injuste rigueur dont envers moi l'on use,
Dans tout esprit bien fait me servira d'excuse.

Scène I

431

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Sganarelle, Ergaste, Valère

Sganarelle
Ne perdons point de temps. C'est ici : qui va là ?
Bon, je rêve : holà ! dis−je, holà ! quelqu'un ! holà !
Je ne m'étonne pas, après cette lumière,
S'il y venoit tantôt de si douce manière ;
Mais je veux me hâter, et de son fol espoir...
Peste soit du gros boeuf, qui pour me faire choir
Se vient devant mes pas planter comme une perche !
Valère
Monsieur, j'ai du regret...
Sganarelle
Ah ! c'est vous que je cherche.
Valère
Moi, Monsieur ?
Sganarelle
Vous. Valère est−il pas votre nom ?
Valère
Oui.
Sganarelle
Je viens vous parler, si vous le trouvez bon.
Valère
Puis−je être assez heureux pour vous rendre service ?
Sganarelle
Non. Mais je prétends, moi, vous rendre un bon office,
Et c'est ce qui chez vous prend droit de m'amener.
Valère
Chez moi, Monsieur ?
Sganarelle
Chez vous : faut−il tant s'étonner ?
Valère
J'en ai bien du sujet, et mon âme ravie
De l'honneur...
Sganarelle
Scène II

432

Oeuvres complètes . 1
Laissons là cet honneur, je vous prie.
Valère
Voulez−vous pas entrer ?
Sganarelle
Il n'en est pas besoin.
Valère
Monsieur, de grâce.
Sganarelle
Non, je n'irai pas plus loin.
Valère
Tant que vous serez là, je ne puis vous entendre.
Sganarelle
Moi, je n'en veux bouger.
Valère
Eh bien ! il se faut rendre.
Vite, puisque Monsieur à cela se résout,
Donnez un siége ici.
Sganarelle
Je veux parler debout.
Valère
Vous souffrir de la sorte... ?
Sganarelle
Ah ! contrainte effroyable !
Valère
Cette incivilité seroit trop condamnable.
Sganarelle
C'en est une que rien ne sauroit égaler,
De n'ouïr pas le gens qui veulent nous parler.
Valère
Je vous obéis donc.
Sganarelle
Vous ne sauriez mieux faire ;
Tant de cérémonie est fort peu nécessaire.
Voulez−vous m'écouter ?
Valère
Sans doute, et de grand coeur.
Scène II

433

Oeuvres complètes . 1

Sganarelle
Savez−vous, dites−moi, que je suis le tuteur
D'une fille assez jeune et passablement belle,
Qui loge en ce quartier, et qu'on nomme Isabelle ?
Valère
Oui.
Sganarelle
Si vous le savez, je ne vous l'apprends pas.
Mais, savez−vous aussi, lui trouvant des appas,
Qu'autrement qu'en tuteur sa personne me touche,
Et qu'elle est destinée à l'honneur de ma couche ?
Valère
Non.
Sganarelle
Je vous l'apprends donc, et qu'il est à propos
Que vos feux, s'il vous plaît, la laissent en repos.
Valère
Qui ? moi, Monsieur ?
Sganarelle
Oui, vous. Mettons bas toute feinte.
Valère
Qui vous a dit que j'ai pour elle l'âme atteinte ?
Sganarelle
Des gens à qui l'on peut donner quelque crédit.
Valère
Mais encore ?
Sganarelle
Elle−même.
Valère
Elle ?
Sganarelle
Elle. Est−ce assez dit ?
Comme une fille honnête, et qui m'aime d'enfance,
Elle vient de m'en faire entière confidence ;
Et de plus m'a chargé de vous donner avis
Que depuis que par vous tous ses pas sont suivis,
Son coeur, qu'avec excès votre poursuite outrage,
N'a que trop de vos yeux entendu le langage,
Scène II

434

Oeuvres complètes . 1
Que vos secrets desirs lui sont assez connus,
Et que c'est vous donner des soucis superflus
De vouloir davantage expliquer une flamme
Qui choque l'amitié que me garde son âme.
Valère
C'est elle, dites−vous, qui de sa part vous fait... ?
Sganarelle
Oui, vous venir donner cet avis franc et net,
Et qu'ayant vu l'ardeur dont votre âme est blessée,
Elle vous eût plus tôt fait savoir sa pensée,
Si son coeur avoit eu, dans son émotion,
A qui pouvoir donner cette commission ;
Mais qu'enfin les douleurs d'une contrainte extrême
L'ont réduite à vouloir se servir de moi−même,
Pour vous rendre averti, comme je vous ai dit,
Qu'à tout autre que moi son coeur est interdit,
Que vous avez assez joué de la prunelle,
Et que, si vous avez tant soit peu de cervelle,
Vous prendrez d'autres soins. Adieu jusqu'au revoir.
Voilà ce que j'avois à vous faire savoir.
Valère
Ergaste, que dis−tu d'une telle aventure ?
Sganarelle, à part.
Le voilà bien surpris !
Ergaste
Selon ma conjecture,
Je tiens qu'elle n'a rien de déplaisant pour vous,
Qu'un mystère assez fin est caché là−dessous,
Et qu'enfin cet avis n'est pas d'une personne
Qui veuille voir cesser l'amour qu'elle vous donne.
Sganarelle, à part.
Il en tient comme il faut.
Valère
Tu crois mystérieux...
Ergaste
Oui... Mais il nous observe, ôtons−nous de ses yeux.
Sganarelle
Que sa confusion paroît sur son visage !
Il ne s'attendoit pas sans doute à ce message.
Appelons Isabelle. Elle montre le fruit
Que l'éducation dans une âme produit :
La vertu fait ses soins, et son coeur s'y consomme
Jusques à s'offenser des seuls regards d'un homme.

Scène II

435

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Isabelle, Sganarelle

Isabelle
J'ai peur que cet amant, plein de sa passion,
N'ait pas de mon avis compris l'intention ;
Et j'en veux, dans les fers où je suis prisonnière,
Hasarder un qui parle avec plus de lumière.
Sganarelle
Me voilà de retour.
Isabelle
Hé bien ?
Sganarelle
Un plein effet
A suivi tes discours, et ton homme a son fait.
Il me vouloit nier que son coeur fût malade ;
Mais lorsque de ta part j'ai marqué l'ambassade,
Il est resté d'abord et muet et confus,
Et je ne pense pas qu'il y revienne plus.
Isabelle
Ha ! que me dites−vous ? J'ai bien peur du contraire,
Et qu'il ne nous prépare encor plus d'une affaire.
Sganarelle
Et sur quoi fondes−tu cette peur que tu dis ?
Isabelle
Vous n'avez pas été plus tôt hors du logis,
Qu'ayant, pour prendre l'air, la tête à ma fenêtre,
J'ai vu dans ce détour un jeune homme paroître,
Qui d'abord, de la part de cet impertinent,
Est venu me donner un bonjour surprenant,
Et m'a droit dans ma chambre une boîte jetée
Qui renferme une lettre en poulet cachetée.
J'ai voulu sans tarder lui rejeter le tout ;
Mais ses pas de la rue avoient gagné le bout,
Et je m'en sens le coeur tout gros de fâcherie.
Sganarelle
Voyez un peu la ruse et la friponnerie !
Isabelle
Il est de mon devoir de faire promptement
Reporter boîte et lettre à ce maudit amant ;
Scène III

436

Oeuvres complètes . 1
Et j'aurois pour cela besoin d'une personne,
Car d'oser à vous−même...
Sganarelle
Au contraire, mignonne,
C'est me faire mieux voir ton amour et ta foi,
Et mon coeur avec joie accepte cet emploi :
Tu m'obliges par là plus que je ne puis dire.
Isabelle
Tenez donc.
Sganarelle
Bon. Voyons ce qu'il a pu t'écrire.
Isabelle
Ah ! Ciel ! gardez−vous bien de l'ouvrir.
Sganarelle
Et pourquoi ?
Isabelle
Lui voulez−vous donner à croire que c'est moi ?
Une fille d'honneur doit toujours se défendre
De lire les billets qu'un homme lui fait rendre :
La curiosité qu'on fait lors éclater
Marque un secret plaisir de s'en ouïr conter ;
Et je treuve à propos que toute cachetée
Cette lettre lui soit promptement reportée,
Afin que d'autant mieux il connoisse aujourd'hui
Le mépris éclatant que mon coeur fait de lui,
Que ses feux désormais perdent toute espérance,
Et n'entreprennent plus pareille extravagance.
Sganarelle
Certes elle a raison lorsqu'elle parle ainsi.
Va, ta vertu me charme, et ta prudence aussi.
Je vois que mes leçons ont germé dans ton âme,
Et tu te montres digne enfin d'être ma femme.
Isabelle
Je ne veux pas pourtant gêner votre desir :
La lettre est en vos mains, et vous pouvez l'ouvrir.
Sganarelle
Non, je n'ai garde : hélas ! tes raisons sont trop bonnes ;
Et je vais m'acquitter du soin que tu me donnes,
A quatre pas de là dire ensuite deux mots,
Et revenir ici te remettre en repos.

Scène III

437

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Sganarelle, Ergaste

Sganarelle
Dans quel ravissement est−ce que mon coeur nage,
Lorsque je vois en elle une fille si sage !
C'est un trésor d'honneur que j'ai dans ma maison.
Prendre un regard d'amour pour une trahison !
Recevoir un poulet comme une injure extrême,
Et le faire au galand reporter par moi−même !
Je voudrois bien savoir, en voyant tout ceci,
Si celle de mon frère en useroit ainsi.
Ma foi ! les filles sont ce que l'on les fait être.
Holà !
Ergaste
Qu'est−ce ?
Sganarelle
Tenez, dites à votre maître
Qu'il ne s'ingère pas d'oser écrire encor
Des lettres qu'il envoie avec des boîtes d'or,
Et qu'Isabelle en est puissamment irritée.
Voyez, on ne l'a pas au moins décachetée :
Il connoîtra l'état que l'on fait de ses feux.
Et quel heureux succès il doit espérer d'eux.

Scène IV

438

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Valère, Ergaste

Valère
Que vient de te donner cette farouche bête ?
Ergaste
Cette lettre, Monsieur, qu'avecque cette boëte
On prétend qu'ait reçue Isabelle de vous,
Et dont elle est, dit−il, en un fort grand courroux ;
C'est sans vouloir l'ouvrir qu'elle vous la fait rendre :
Lisez vite, et voyons si je me puis méprendre.
Lettre
"Cette lettre vous surprendra sans doute, et l'on peut trouver bien hardi pour moi et le dessein de vous l'écrire
et la manière de vous la faire tenir ; mais je me vois dans un état à ne plus garder de mesures. La juste
horreur d'un mariage dont je suis menacée dans six jours me fait hasarder toutes choses ; et dans la
résolution de m'en affranchir par quelque voie que ce soit, j'ai cru que je devois plutôt vous choisir que le
désespoir. Ne croyez pas pourtant que vous soyez redevable de tout à ma mauvaise destinée : ce n'est pas la
contrainte où je me treuve qui a fait naître les sentiments que j'ai pour vous ; mais c'est elle qui en précipite
le témoignage, et qui me fait passer sur des formalités où la bienséance du sexe oblige. Il ne tiendra qu'à vous
que je sois à vous bientôt, et j'attends seulement que vous m'ayez marqué les intentions de votre amour pour
vous faire savoir la résolution que j'ai prise ; mais surtout songez que le temps presse, et que deux coeurs qui
s'aiment doivent s'entendre à demi−mot."

Ergaste
Hé bien ! Monsieur, le tour est−il d'original ?
Pour une jeune fille, elle n'en sait pas mal !
De ces ruses d'amour la croirait−on capable ?
Valère
Ah ! je la trouve là tout à fait adorable.
Ce trait de son esprit et son amitié
Accroît pour elle encor mon amour de moitié,
Et joint aux sentiments que sa beauté m'inspire...
Ergaste
La dupe vient ; songez à ce qu'il vous faut dire.

Scène V

439

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Sganarelle, Valère, Ergaste

Sganarelle
Oh ! trois et quatre fois béni soit cet édit
Par qui des vêtements le luxe est interdit !
Les peines des maris ne seront plus si grandes,
Et les femmes auront un frein à leurs demandes.
Oh ! que je sais au Roi bon gré de ces décris !
Et que, pour le repos de ces mêmes maris,
Je voudrois bien qu'on fît de la coquetterie
Comme de la guipure et de la broderie !
J'ai voulu l'acheter, l'édit, expressément,
Afin que d'Isabelle il soit lu hautement ;
Et ce sera tantôt, n'étant plus occupée,
Le divertissement de notre après−soupée.
Envoirez−vous encor, Monsieur aux blonds cheveux,
Avec des boîtes d'or des billets amoureux ?
Vous pensiez bien trouver quelque jeune coquette,
Friande de l'intrigue, et tendre à la fleurette ?
Vous voyez de quel air on reçoit vos joyaux :
Croyez−moi, c'est tirer votre poudre aux moineaux.
Elle est sage, elle m'aime, et votre amour l'outrage :
Prenez visée ailleurs, et troussez−moi bagage.
Valère
Oui, oui, votre mérite, à qui chacun se rend,
Est à mes voeux, Monsieur, un obstacle trop grand ;
Et c'est folie à moi, dans mon ardeur fidèle,
De prétendre avec vous à l'amour d'Isabelle.
Sganarelle
Il est vrai, c'est folie.
Valère
Aussi n'aurois−je pas
Abandonné mon coeur à suivre ses appas,
Si j'avois pu savoir que ce coeur misérable
Dût trouver un rival comme vous redoutable.
Sganarelle
Je le crois.
Valère
Je n'ai garde à présent d'espérer ;
Je vous cède, Monsieur, et c'est sans murmurer.
Sganarelle
Scène VI

440

Oeuvres complètes . 1
Vous faites bien.
Valère
Le droit de la sorte l'ordonne ;
Et de tant de vertus brille votre personne,
Que j'aurois tort de voir d'un regard de courroux
Les tendres sentiments qu'Isabelle a pour vous.
Sganarelle
Cela s'entend.
Valère
Oui, oui, je vous quitte la place.
Mais je vous prie au moins (et c'est la seule grâce,
Monsieur, que vous demande un misérable amant
Dont vous seul aujourd'hui causez tout le tourment),
Je vous conjure donc d'assurer Isabelle
Que si depuis trois mois mon coeur brûle pour elle,
Cette amour est sans tache, et n'a jamais pensé
A rien dont son honneur ait lieu d'être offensé.
Sganarelle
Oui.
Valère
Que, ne dépendant que du choix de mon âme,
Tous mes desseins étoient de l'obtenir pour femme,
Si les destins, en vous, qui captivez son coeur,
N'opposoient un obstacle à cette juste ardeur.
Sganarelle
Fort bien.
Valère
Que, quoi qu'on fasse, il ne lui faut pas croire
Que jamais ses appas sortent de ma mémoire ?
Que, quelque arrêt des Cieux qu'il me faille subir,
Mon sort est de l'aimer jusqu'au dernier soupir ;
Et que si quelque chose étouffe mes poursuites,
C'est le juste respect que j'ai pour vos mérites.
Sganarelle
C'est parler sagement ; et je vais de ce pas
Lui faire ce discours, qui ne la choque pas.
Mais, si vous me croyez, tâchez de faire en sorte
Que de votre cerveau cette passion sorte.
Adieu.
Ergaste
La dupe est bonne.

Scène VI

441

Oeuvres complètes . 1
Sganarelle
Il me fait grand pitié,
Ce pauvre malheureux trop rempli d'amitié ;
Mais c'est un mal pour lui de s'être mis en tête
De vouloir prendre un fort qui se voit ma conquête.

Scène VI

442

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Sganarelle, Isabelle

Sganarelle
Jamais amant n'a fait tant de trouble éclater,
Au poulet renvoyé sans se décacheter :
Il perd toute espérance enfin, et se retire.
Mais il m'a tendrement conjuré de te dire
Que du moins en t'aimant il n'a jamais pensé
A rien dont ton honneur ait lieu d'être offensé,
Et que, ne dépendant que du choix de son âme,
Tous ses desirs étoient de t'obtenir pour femme,
Si les destins, en moi, qui captive ton coeur,
N'opposoient un obstacle à cette juste ardeur ;
Que, quoi qu'on puisse faire, il ne te faut pas croire
Que jamais tes appas sortent de sa mémoire ;
Que, quelque arrêt des Cieux qu'il lui faille subir,
Son sort est de t'aimer jusqu'au dernier soupir ;
Et que si quelque chose étouffe sa poursuite,
C'est le juste respect qu'il a pour mon mérite.
Ce sont ses propres mots ; et loin de le blâmer,
Je le trouve honnête homme, et le plains de t'aimer.
Isabelle, bas.
Ses feux ne trompent point ma secrète croyance,
Et toujours ses regards m'en ont dit l'innocence.
Sganarelle
Que dis−tu ?
Isabelle
Qu'il m'est dur que vous plaigniez si fort
Un homme que je hais à l'égal de la mort ;
Et que si vous m'aimiez autant que vous le dites,
Vous sentiriez l'affront que me font les poursuites.
Sganarelle
Mais il ne savoit pas tes inclinations ;
Et par l'honnêteté de ses intentions
Son amour ne mérite...
Isabelle
Est−ce les avoir bonnes,
Dites−moi, de vouloir enlever les personnes ?
Est−ce être homme d'honneur de former des desseins
Pour m'épouser de force en m'ôtant de vos mains ?
Comme si j'étois fille à supporter la vie
Après qu'on m'auroit fait une telle infamie.

Scène VII

443

Oeuvres complètes . 1
Sganarelle
Comment ?
Isabelle
Oui, oui : j'ai su que ce traître d'amant
Parle de m'obtenir par un enlèvement ;
Et j'ignore pour moi les pratiques secrètes
Qui l'ont instruit sitôt du dessein que vous faites
De me donner la main dans huit jours au plus tard,
Puisque ce n'est que d'hier que vous m'en fîtes part ;
Mais il veut prévenir, dit−on, cette journée
Qui doit à votre sort unir ma destinée.
Sganarelle
Voilà qui ne vaut rien.
Isabelle
Oh ! que pardonnez−moi.
C'est un fort honnête homme, et qui ne sent pour moi...
Sganarelle
Il a tort, et ceci passe la raillerie.
Isabelle
Allez, votre douceur entretient sa folie.
S'il vous eût vu tantôt lui parler vertement,
Il craindroit vos transports et mon ressentiment ;
Car c'est encor depuis sa lettre méprisée
Qu'il a dit ce dessein qui m'a scandalisée ;
Et son amour conserve, ainsi que je l'ai su,
La croyance qu'il est dans mon coeur bien reçu,
Que je fuis votre hymen, quoi que le monde en croie,
Et me verrois tirer de vos mains avec joie.
Sganarelle
Il est fou.
Isabelle
Devant vous il sait se déguiser,
Et son intention est de vous amuser.
Croyez par ces beaux mots que le traître vous joue.
Je suis bien malheureuse, il faut que je l'avoue,
Qu'avecque tous mes soins pour vivre dans l'honneur
Et rebuter les voeux d'un lâche suborneur,
Il faille être exposée aux fâcheuses surprises
De voir faire sur moi d'infâmes entreprises !
Sganarelle
Va, ne redoute rien.
Isabelle
Scène VII

444

Oeuvres complètes . 1
Pour moi, je vous le di,
Si vous n'éclatez fort contre un trait si hardi,
Et ne trouvez bientôt moyen de me défaire
Des persécutions d'un pareil téméraire,
J'abandonnerai tout, et renonce à l'ennui
De souffrir les affronts que je reçois de lui.
Sganarelle
Ne t'afflige point tant ; va, ma petite femme,
Je m'en vais le trouver et lui chanter sa gamme.
Isabelle
Dites−lui bien au moins qu'il le nieroit en vain,
Que c'est de bonne part qu'on m'a dit son dessein,
Et qu'après cet avis, quoi qu'il puisse entreprendre,
J'ose le défier de me pouvoir surprendre,
Enfin que, sans plus perdre et soupirs et moments,
Il doit savoir pour vous quels sont mes sentiments,
Et que si d'un malheur il ne veut être cause,
Il ne se fasse pas deux fois dire une chose.
Sganarelle
Je dirai ce qu'il faut.
Isabelle
Mais tout cela d'un ton
Qui marque que mon coeur lui parle tout de bon.
Sganarelle
Va, je n'oublierai rien, je t'en donne assurance.
Isabelle
J'attends votre retour avec impatience.
Hâtez−le, s'il vous plaît, de tout votre pouvoir :
Je languis quand je suis un moment sans vous voir.
Sganarelle
Va, pouponne, mon coeur, je reviens tout à l'heure.
Est−il une personne et plus sage et meilleure ?
Ah ! que je suis heureux ! et que j'ai de plaisir
De trouver une femme au gré de mon desir !
Oui, voilà comme il faut que les femmes soient faites,
Et non comme j'en sais, de ces franches coquettes,
Qui s'en laissent conter, et font dans tout Paris
Montrer au bout du doigt leurs honnêtes maris.
Holà ! notre galant aux belles entreprises !

Scène VII

445

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Valère, Sganarelle, Ergaste

Valère
Monsieur, qui vous ramène en ce lieu ?
Sganarelle
Vos sottises.
Valère
Comment ?
Sganarelle
Vous savez bien de quoi je veux parler.
Je vous croyois plus sage, à ne vous rien celer.
Vous venez m'amuser de vos belles paroles,
Et conservez sous main des espérances folles.
Voyez−vous, j'ai voulu doucement vous traiter,
Mais vous m'obligerez à la fin d'éclater.
N'avez−vous point de honte, étant ce que vous êtes,
De faire en votre esprit les projets que vous faites,
De prétendre enlever une fille d'honneur,
Et troubler un hymen qui fait tout son bonheur ?
Valère
Qui vous a dit, Monsieur, cette étrange nouvelle ?
Sganarelle
Ne dissimulons point : je la tiens d'Isabelle,
Qui vous mande par moi, pour la dernière fois,
Qu'elle vous a fait voir assez quel est son choix,
Que son coeur, tout à moi, d'un tel projet s'offense,
Qu'elle mourroit plutôt qu'en souffrir l'insolence,
Et que vous causerez de terribles éclats
Si vous ne mettez fin à tout cet embarras.
Valère
S'il est vrai qu'elle ait dit ce que je viens d'entendre,
J'avouerai que mes feux n'ont plus rien à prétendre :
Par ces mots assez clairs je vois tout terminé,
Et je dois révérer l'arrêt qu'elle a donné.
Sganarelle
Si ? Vous en doutez donc, et prenez pour des feintes
Tout ce que de sa part je vous ai fait de plaintes ?
Voulez−vous qu'elle−même elle explique son coeur ?
J'y consens volontiers pour vous tirer d'erreur.
Suivez−moi, vous verrez s'il est rien que j'avance,
Scène VIII

446

Oeuvres complètes . 1
Et si son jeune coeur entre nous deux balance.

Scène VIII

447

Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Isabelle, Sganarelle, Valère

Isabelle
Quoi ? vous me l'amenez ! Quel est votre dessein ?
Prenez−vous contre moi ses intérêts en main ?
Et voulez−vous, chargé de ses rares mérites,
M'obliger à l'aimer, et souffrir ses visites ?
Sganarelle
Non, mamie, et ton coeur pour cela m'est trop cher.
Mais il prend mes avis pour des contes en l'air,
Croit que c'est moi qui parle et te fais par adresse
Pleine pour lui de haine, et pour moi de tendresse ;
Et par toi−même enfin j'ai voulu, sans retour,
Le tirer d'une erreur qui nourrit son amour.
Isabelle
Quoi ? mon âme à vos yeux ne se montre pas toute,
Et de mes voeux encor vous pouvez être en doute ?
Valère
Oui, tout ce que Monsieur de votre part m'a dit,
Madame, a bien pouvoir de surprendre un esprit :
J'ai douté, je l'avoue ; et cet arrêt suprême,
Qui décide du sort de mon amour extrême,
Doit m'être assez touchant, pour ne pas s'offenser
Que mon coeur par deux fois le fasse prononcer.
Isabelle
Non, non, un tel arrêt ne doit pas vous surprendre ;
Ce sont mes sentiments qu'il vous a fait entendre ;
Et je les tiens fondés sur assez d'équité,
Pour en faire éclater toute la vérité.
Oui, je veux bien qu'on sache, et j'en dois être crue,
Que le sort offre ici deux objets à ma vue
Qui, m'inspirant pour eux différents sentiments,
De mon coeur agité font tous les mouvements.
L'un, par un juste choix où l'honneur m'intéresse,
A toute mon estime et toute ma tendresse ;
Et l'autre, pour le prix de son affection,
A toute ma colère et mon aversion,
La présence de l'un m'est agréable et chère,
J'en reçois dans mon âme une allégresse entière,
Et l'autre par sa vue inspire dans mon coeur
De secrets mouvements et de haine et d'horreur.
Me voir femme de l'un est toute mon envie ;
Et plutôt qu'être à l'autre on m'ôteroit la vie.
Scène IX

448

Oeuvres complètes . 1
Mais c'est assez montrer mes justes sentiments,
Et trop longtemps languir dans ces rudes tourments ;
Il faut que ce que j'aime, usant de diligence,
Fasse à ce que je hais perdre toute espérance,
Et qu'un heureux hymen affranchisse mon sort
D'un supplice pour moi plus affreux que la mort.
Sganarelle
Oui, mignonne, je songe à remplir ton attente.
Isabelle
C'est l'unique moyen de me rendre contente.
Sganarelle
Tu la seras dans peu.
Isabelle
Je sais qu'il est honteux
Aux filles d'exprimer si librement leurs voeux.
Sganarelle
Point, point.
Isabelle
Mais en l'état où sont mes destinées,
De telles libertés doivent m'être données ;
Et je puis sans rougir faire un aveu si doux
A celui que déjà je regarde en époux.
Sganarelle
Oui, ma pauvre fanfan, pouponne de mon âme.
Isabelle
Qu'il songe donc, de grâce, à me prouver sa flamme.
Sganarelle
Oui, tiens, baise ma main.
Isabelle
Que sans plus de soupirs
Il conclue un hymen qui fait tous mes desirs,
Et reçoive en ce lieu la foi que je lui donne
De n'écouter jamais les voeux d'autre personne.
Sganarelle
Hai ! hai ! mon petit nez, pauvre petit bouchon.
Tu ne languiras pas longtemps, je t'en répond :
Va, chut ! Vous le voyez, je ne lui fais pas dire
Ce n'est qu'après moi seul que son âme respire.
Valère
Scène IX

449

Oeuvres complètes . 1
Eh bien ! Madame, eh bien ! c'est s'expliquer assez :
Je vois par ce discours de quoi vous me pressez,
Et je saurai dans peu vous ôter la présence
De celui qui vous fait si grande violence.
Isabelle
Vous ne me sauriez faire un plus charmant plaisir,
Car enfin cette vue est fâcheuse à souffrir,
Elle m'est odieuse, et l'horreur est si forte...
Sganarelle
Eh ! eh !
Isabelle
Vous offensé−je en parlant de la sorte ?
Fais−je...
Sganarelle
Mon Dieu, nenni, je ne dis pas cela ;
Mais je plains, sans mentir, l'état où le voilà,
Et c'est trop hautement que ta haine se montre.
Isabelle
Je n'en puis trop montrer en pareille rencontre.
Valère
Oui, vous serez contente : et dans trois jours vos yeux
Ne verront plus l'objet qui vous est odieux.
Isabelle
A la bonne heure. Adieu.
Sganarelle
Je plains votre infortune ;
Mais...
Valère
Non, vous n'entendrez de mon coeur plainte aucune :
Madame assurément rend justice à tous deux,
Et je vais travailler à contenter ses voeux.
Adieu.
Sganarelle
Pauvre garçon ! sa douleur est extrême.
Tenez, embrassez−moi : c'est un autre elle−même

Scène IX

450

Oeuvres complètes . 1
Scène X

Isabelle, Sganarelle

Sganarelle
Je le tiens fort à plaindre.
Isabelle
Allez, il ne l'est point.
Sganarelle
Au reste, ton amour me touche au dernier point,
Mignonnette, et je veux qu'il ait sa récompense :
C'est trop que de huit jours pour ton impatience ;
Dès demain je t'épouse, et n'y veux appeler...
Isabelle
Dès demain ?
Sganarelle
Par pudeur tu feins d'y reculer ;
Mais je sais bien la joie où ce discours te jette,
Et tu voudrois déjà que la chose fût faite.
Isabelle
Mais...
Sganarelle
Pour ce mariage allons tout préparer.
Isabelle
O Ciel, inspire−moi ce qui peut le parer !

Scène X

451

Oeuvres complètes . 1
Acte III

Acte III

452

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Isabelle

Oui, le trépas cent fois me semble moins à craindre
Que cet hymen fatal où l'on veut me contraindre ;
Et tout ce que je fais pour en fuir les rigueurs
Doit trouver quelque grâce auprès de mes censeurs.
Le temps presse, il fait nuit : allons, sans crainte aucune,
A la foi d'un amant commettre ma fortune.

Scène I

453

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Sganarelle, Isabelle

Sganarelle
Je reviens, et l'on va pour demain de ma part...
Isabelle
O Ciel !
Sganarelle
C'est toi, mignonne ? Où vas−tu donc si tard ?
Tu disois qu'en ta chambre, étant un peu lassée,
Tu t'allois enfermer, lorsque je t'ai laissée ;
Et tu m'avois prié même que mon retour
T'y souffrit en repos jusques à demain jour.
Isabelle
Il est vrai ; mais...
Sganarelle
Et quoi ?
Isabelle
Vous me voyez confuse,
Et je ne sais comment vous en dire l'excuse.
Sganarelle
Quoi donc ? Que pourroit−ce être ?
Isabelle
Un secret surprenant :
C'est ma soeur qui m'oblige à sortir maintenant,
Et qui, pour un dessein dont je l'ai fort blâmée,
M'a demandé ma chambre, où je l'ai renfermée.
Sganarelle
Comment ?
Isabelle
L'eût−on pu croire ? elle aime cet amant
Que nous avons banni.
Sganarelle
Valère ?
Isabelle
Eperdument :
C'est un transport si grand, qu'il n'en est point de même ;
Scène II

454

Oeuvres complètes . 1
Et vous pouvez juger de sa puissance extrême,
Puisque seule, à cette heure, elle est venue ici
Me découvrir à moi son amoureux souci,
Me dire absolument qu'elle perdra la vie
Si son âme n'obtient l'effet de son envie,
Que depuis plus d'un an d'assez vives ardeurs
Dans un secret commerce entretenoient leurs coeurs,
Et que même ils s'étoient, leur flamme étant nouvelle,
Donné de s'épouser une foi mutuelle...
Sganarelle
La vilaine !
Isabelle
Qu'ayant appris le désespoir
Où j'ai précipité celui qu'elle aime à voir,
Elle vient me prier de souffrir que sa flamme
Puisse rompre un départ qui lui perceroit l'âme,
Entretenir ce soir cet amant sous mon nom
Par la petite rue où ma chambre répond,
Lui peindre, d'une voix qui contrefait la mienne,
Quelques doux sentiments dont l'appas le retienne,
Et ménager enfin pour elle adroitement
Ce que pour moi l'on sait qu'il a d'attachement.
Sganarelle
Et tu trouves cela... ?
Isabelle
Moi ? J'en suis courroucée.
Quoi ? ma soeur, ai−je dit, êtes−vous insensée ?
Ne rougissez−vous point d'avoir pris tant d'amour
Pour ces sortes de gens qui changent chaque jour,
D'oublier votre sexe, et tromper l'espérance
D'un homme dont le Ciel vous donnoit l'alliance ?
Sganarelle
Il le mérite bien, et j'en suis fort ravi.
Isabelle
Enfin de cent raisons mon dépit s'est servi
Pour lui bien reprocher des bassesses si grandes
Et pouvoir cette nuit rejeter ses demandes ;
Mais elle m'a fait voir de si pressants desirs,
A tant versé de pleurs, tant poussé de soupirs,
Tant dit qu'au désespoir je porterois son âme
Si je lui refusois ce qu'exige sa flamme,
Qu'à céder malgré moi mon coeur s'est vu réduit ;
Et pour justifier cette intrigue de nuit,
Où me faisoit du sang relâcher la tendresse,
J'allois faire avec moi venir coucher Lucrèce,
Scène II

455

Oeuvres complètes . 1
Dont vous me vantez tant les vertus chaque jour ;
Mais vous m'avez surprise avec ce prompt retour.
Sganarelle
Non, non, je ne veux point chez moi tout ce mystère.
J'y pourrois consentir à l'égard de mon frère ;
Mais on peut être vu de quelqu'un de dehors ;
Et celle que je dois honorer de mon corps
Non−seulement doit être et pudique et bien née,
Il ne faut pas que même elle soit soupçonnée.
Allons chasser l'infâme, et de sa passion...
Isabelle
Ah ! vous lui donneriez trop de confusion ;
Et c'est avec raison qu'elle pourroit se plaindre
Du peu de retenue où j'ai su me contraindre.
Puisque de son dessein je dois me départir,
Attendez que du moins je la fasse sortir.
Sganarelle
Eh bien ! fais.
Isabelle
Mais surtout cachez−vous, je vous prie,
Et sans lui dire rien daignez voir sa sortie.
Sganarelle
Oui, pour l'amour de toi je retiens mes transports ;
Mais, dès le même instant qu'elle sera dehors,
Je veux, sans différer, aller trouver mon frère :
J'aurai joie à courir lui dire cette affaire.
Isabelle
Je vous conjure donc de ne me point nommer.
Bonsoir : car tout d'un temps je vais me renfermer.
Sganarelle
Jusqu'à demain, mamie. En quelle impatience
Suis−je de voir mon frère, et lui conter sa chance !
Il en tient, le bonhomme, avec tout son phébus,
Et je n'en voudrois pas tenir vingt bons écus.
Isabelle, dans la maison.
Oui, de vos déplaisirs l'atteinte m'est sensible ;
Mais ce que vous voulez, ma soeur, m'est impossible :
Mon honneur, qui m'est cher, y court trop de hasard.
Adieu : retirez−vous avant qu'il soit plus tard.
Sganarelle
La voilà qui, je crois, peste de belle sorte :
De peur qu'elle revînt, fermons à clef la porte.

Scène II

456

Oeuvres complètes . 1
Isabelle
O Ciel, dans mes desseins ne m'abandonnez pas !
Sganarelle
Où pourra−t−elle aller ? Suivons un peu ses pas.
Isabelle
Dans mon trouble, du moins la nuit me favorise.
Sganarelle
Au logis du galant, quelle est son entreprise ?

Scène II

457

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Valère, Sganarelle, Isabelle

Valère
Oui, oui, je veux tenter quelque effort cette nuit
Pour parler... Qui va là ?
Isabelle
Ne faites point de bruit,
Valère : on vous prévient, et je suis Isabelle.
Sganarelle
Vous en avez menti, chienne, ce n'est pas elle :
De l'honneur que tu fuis elle suit trop les lois,
Et tu prends faussement et son nom et sa voix.
Isabelle
Mais à moins de vous voir, par un saint hyménée...
Valère
Oui, c'est l'unique but où tend ma destinée ;
Et je vous donne ici ma foi que dès demain
Je vais où vous voudrez recevoir votre main.
Sganarelle
Pauvre sot qui s'abuse !
Valère
Entrez en assurance :
De votre Argus dupé je brave la puissance ;
Et devant qu'il vous pût ôter à mon ardeur,
Mon bras de mille coups lui perceroit le coeur.
Sganarelle
Ah ! je te promets bien que je n'ai pas envie
De te l'ôter, l'infâme à ses feux asservie,
Que du don de ta foi je ne suis point jaloux,
Et que, si j'en suis cru, tu seras son époux.
Oui, faisons−le surprendre avec cette effrontée :
La mémoire du père, à bon droit respectée,
Jointe au grand intérêt que je prends à la soeur,
Veut que du moins on tâche à lui rendre l'honneur.
Holà !

Scène III

458

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Sganarelle, le Commissaire, Notaire et suite

Le Commissaire
Qu'est−ce ?
Sganarelle
Salut, Monsieur le Commissaire.
Votre présence en robe est ici nécessaire :
Suivez−moi, s'il vous plaît, avec votre clarté.
Le Commissaire
Nous sortions...
Sganarelle
Il s'agit d'un fait assez hâté.
Le Commissaire
Quoi ?
Sganarelle
D'aller là dedans, et d'y surprendre ensemble
Deux personnes qu'il faut qu'un bon hymen assemble :
C'est une fille à nous, que, sous un don de foi,
Un Valère a séduite et fait entrer chez soi.
Elle sort de famille et noble et vertueuse,
Mais...
Le Commissaire
Si c'est pour cela, la rencontre est heureuse,
Puisque ici nous avons un notaire.
Sganarelle
Monsieur ?
Le Notaire
Oui, notaire royal.
Le Commissaire
De plus homme d'honneur.
Sganarelle
Cela s'en va sans dire. Entrez dans cette porte,
Et, sans bruit, ayez l'oeil que personne n'en sorte.
Vous serez pleinement contenté de vos soins ;
Mais ne vous laissez pas graisser la patte, au moins.
Le Commissaire
Scène IV

459

Oeuvres complètes . 1
Comment ? vous croyez donc qu'un homme de justice...
Sganarelle
Ce que j'en dis n'est pas pour taxer votre office.
Je vais faire venir mon frère promptement.
Faites que le flambeau m'éclaire seulement.
Je vais le réjouir, cet homme sans colère.
Holà !

Scène IV

460

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Ariste, Sganarelle

Ariste
Qui frappe ? Ah ! ah ! que voulez−vous, mon frère ?
Sganarelle
Venez, beau directeur, suranné damoiseau :
On veut vous faire voir quelque chose de beau.
Ariste
Comment ?
Sganarelle
Je vous apporte une bonne nouvelle.
Ariste
Quoi ?
Sganarelle
Votre Léonor, où, je vous prie, est−elle ?
Ariste
Pourquoi cette demande ? Elle est, comme je croi,
Au bal chez son amie.
Sganarelle
Eh ! oui, oui ; suivez−moi,
Vous verrez à quel bal la donzelle est allée.
Ariste
Que voulez−vous conter ?
Sganarelle
Vous l'avez bien stylée :
"Il n'est pas bon de vivre en sévère censeur ;
On gagne les esprits par beaucoup de douceur ;
Et les soins défiants, les verrous et les grilles
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles ;
Nous les portons au mal par tant d'austérité,
Et leur sexe demande un peu de liberté."
Vraiment, elle en a pris tout son soûl, la rusée,
Et la vertu chez elle est fort humanisée.
Ariste
Où veut donc aboutir un pareil entretien ?
Sganarelle
Scène V

461

Oeuvres complètes . 1
Allez, mon frère aîné, cela vous sied fort bien ;
Et je ne voudrois pas pour vingt bonnes pistoles
Que vous n'eussiez ce fruit de vos maximes folles.
On voit ce qu'en deux soeurs nos leçons ont produit :
L'une fuit ce galant, et l'autre le poursuit.
Ariste
Si vous ne me rendez cette énigme plus claire...
Sganarelle
L'énigme est que son bal est chez Monsieur Valère ;
Que de nuit je l'ai vue y conduire ses pas,
Et qu'à l'heure présente elle est entre ses bras.
Ariste
Qui ?
Sganarelle
Léonor.
Ariste
Cessons de railler, je vous prie.
Sganarelle
Je raille ? ... Il est fort bon avec sa raillerie !
Pauvre esprit, je vous dis, et vous redis encor
Que Valère chez lui tient votre Léonor,
Et qu'ils s'étoient promis une foi mutuelle
Avant qu'il eût songé de poursuivre Isabelle.
Ariste
Ce discours d'apparence est si fort dépourvu...
Sganarelle
Il ne le croira pas encore en l'ayant vu.
J'enrage. Par ma foi, l'âge ne sert de guère
Quand on n'a pas cela.
Ariste
Quoi ? vous voulez, mon frère... ?
Sganarelle
Mon Dieu, je ne veux rien. Suivez−moi seulement :
Votre esprit tout à l'heure aura contentement ;
Vous verrez si j'impose, et si leur foi donnée
N'avoit pas joint leurs coeurs depuis plus d'une année.
Ariste
L'apparence qu'ainsi, sans m'en faire avertir,
A cet engagement elle eût pu consentir,
Moi, qui dans toute chose ai, depuis son enfance,
Scène V

462

Oeuvres complètes . 1
Montré toujours pour elle entière complaisance,
Et qui cent fois ai fait des protestations
De ne jamais gêner ses inclinations ?
Sganarelle
Enfin vos propres yeux jugeront de l'affaire.
J'ai fait venir déjà commissaire et notaire :
Nous avons intérêt que l'hymen prétendu
Répare sur−le−champ l'honneur qu'elle a perdu ;
Car je ne pense pas que vous soyez si lâche,
De vouloir l'épouser avecque cette tache,
Si vous n'avez encor quelques raisonnements
Pour vous mettre au−dessus de tous les bernements.
Ariste
Moi je n'aurai jamais cette foiblesse extrême
De vouloir posséder un coeur malgré lui−même.
Mais je ne saurois croire enfin...
Sganarelle
Que de discours !
Allons : ce procès−là continueroit toujours.

Scène V

463

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Le Commissaire, le Notaire, Sganarelle, Ariste

Le Commissaire
Il ne faut mettre ici nulle force en usage,
Messieurs ; et si vos voeux ne vont qu'au mariage,
Vos transports en ce lieu se peuvent apaiser.
Tous deux également tendent à s'épouser ;
Et Valère déjà, sur ce qui vous regarde,
A signé que pour femme il tient celle qu'il garde.
Ariste
La fille...
Le Commissaire
Est renfermée, et ne veut point sortir
Que vos desirs aux leurs ne veuillent consentir.

Scène VI

464

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Le Commissaire, Valère, le Notaire, Sganarelle, Ariste

Valère, à la fenêtre.
Non, Messieurs ; et personne ici n'aura l'entrée
Que cette volonté ne m'ait été montrée.
Vous savez qui je suis, et j'ai fait mon devoir
En vous signant l'aveu qu'on peut vous faire voir.
Si c'est votre dessein d'approuver l'alliance,
Votre main peut aussi m'en signer l'assurance ;
Sinon, faites état de m'arracher le jour
Plutôt que de m'ôter l'objet de mon amour.
Sganarelle
Non, nous ne songeons pas à vous séparer d'elle...
Il ne s'est point encor détrompé d'Isabelle.
Profitons de l'erreur.
Ariste
Mais est−ce Léonor... ?
Sganarelle
Taisez−vous.
Ariste
Mais...
Sganarelle
Paix donc.
Ariste
Je veux savoir...
Sganarelle
Encor ?
Vous tairez−vous ? vous dis−je.
Valère
Enfin, quoi qu'il avienne,
Isabelle a ma foi ; j'ai de même la sienne,
Et ne suis point un choix, à tout examiner,
Que vous soyez reçus à faire condamner.
Ariste
Ce qu'il dit là n'est pas...
Sganarelle
Scène VII

465

Oeuvres complètes . 1
Taisez−vous, et pour cause.
Vous saurez le secret. Oui, sans dire autre chose,
Nous consentons tous deux que vous soyez l'époux
De celle qu'à présent on trouvera chez vous.
Le Commissaire
C'est dans ces termes−là, que la chose est conçue,
Et le nom est en blanc, pour ne l'avoir point vue.
Signez. La fille après vous mettra tous d'accord.
Valère
J'y consens de la sorte.
Sganarelle
Et moi, je le veux fort.
Nous rirons bien tantôt. Là, signez donc, mon frère :
L'honneur vous appartient.
Ariste
Mais quoi ? tout ce mystère...
Sganarelle
Diantre ! que de façons ! Signez, pauvre butor.
Ariste
Il parle d'Isabelle, et vous de Léonor.
Sganarelle
N'êtes−vous pas d'accord, mon frère, si c'est elle,
De les laisser tous deux à leur foi mutuelle ?
Ariste
Sans doute.
Sganarelle
Signez donc : j'en fais de même aussi.
Ariste
Soit : je n'y comprends rien.
Sganarelle
Vous serez éclairci.
Le Commissaire
Nous allons revenir.
Sganarelle
Or çà, je vais vous dire
La fin de cette intrigue.

Scène VII

466

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Léonor, Lisette, Sganarelle, Ariste

Léonor
O l'étrange martyre !
Que tous ces jeunes fous me paroissent fâcheux !
Je me suis dérobée au bal pour l'amour d'eux.
Lisette
Chacun d'eux près de vous veut se rendre agréable.
Léonor
Et moi, je n'ai rien vu de plus insupportable ;
Et je préférerois le plus simple entretien
A tous les contes bleus de ces discours de rien.
Ils croyent que tout cède à leur perruque blonde,
Et pensent avoir dit le meilleur mot du monde
Lorsqu'ils viennent, d'un ton de mauvais goguenard,
Vous railler sottement sur l'amour d'un vieillard ;
Et moi d'un tel vieillard je prise plus le zèle
Que tous les beaux transports d'une jeune cervelle.
Mais n'aperçois−je pas... ?
Sganarelle
Oui, l'affaire est ainsi.
Ah ! je la vois paroître, et la servante aussi.
Ariste
Léonor, sans courroux, j'ai sujet de me plaindre :
Vous savez si jamais j'ai voulu vous contraindre,
Et si plus de cent fois je n'ai pas protesté
De laisser à vos voeux leur pleine liberté ;
Cependant votre coeur, méprisant mon suffrage,
De foi comme d'amour à mon insu s'engage.
Je ne me repens pas de mon doux traitement ;
Mais votre procédé me touche assurément ;
Et c'est une action que n'a pas méritée
Cette tendre amitié que je vous ai portée.
Léonor
Je ne sais pas sur quoi vous tenez ce discours ;
Mais croyez que je suis de même que toujours,
Que rien ne peut pour vous altérer mon estime,
Que toute autre amitié me paroîtroit un crime
Et que, si vous voulez satisfaire mes voeux,
Un saint noeud dès demain nous unira nous deux.
Ariste
Scène VIII

467

Oeuvres complètes . 1
Dessus quel fondement venez−vous donc, mon frère... ?
Sganarelle
Quoi ? vous ne sortez pas du logis de Valère ?
Vous n'avez point conté vos amours aujourd'hui ?
Et vous ne brûlez pas depuis un an pour lui ?
Léonor
Qui vous a fait de moi de si belles peintures
Et prend soin de forger de telles impostures ?

Scène VIII

468

Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Isabelle, Valère, Le Commissaire, Le Notaire, Ergaste, Lisette, Léonor, Sganarelle, Ariste

Isabelle
Ma soeur, je vous demande un généreux pardon,
Si de mes libertés j'ai taché votre nom.
Le pressant embarras d'une surprise extrême
M'a tantôt inspiré ce honteux stratagème :
Votre exemple condamne un tel emportement :
Mais le sort nous traita nous deux diversement.
Pour vous, je ne veux point, Monsieur, vous faire excuse :
Je vous sers beaucoup plus que je ne vous abuse.
Le Ciel pour être joints ne nous fit pas tous deux :
Je me suis reconnue indigne de vos voeux ;
Et j'ai bien mieux aimé me voir aux mains d'un autre
Que ne pas mériter un coeur comme le vôtre.
Valère
Pour moi, je mets ma gloire et mon bien souverain
A la pouvoir, Monsieur, tenir de votre main.
Ariste
Mon frère, doucement il faut boire la chose :
D'une telle action vos procédés sont cause ;
Et je vois votre sort malheureux à ce point,
Que, vous sachant dupé, l'on ne vous plaindra point.
Lisette
Par ma foi, je lui sais bon gré de cette affaire,
Et ce prix de ses soins est un trait exemplaire.
Léonor
Je ne sais si ce trait se doit faire estimer ;
Mais je sais bien qu'au moins je ne le puis blâmer.
Ergaste
Au sort d'être cocu son ascendant l'expose,
Et ne l'être qu'en herbe est pour lui douce chose.
Sganarelle
Non, je ne puis sortir de mon étonnement ;
Cette déloyauté confond mon jugement ;
Et je ne pense pas que Satan en personne
Puisse être si méchant qu'une telle friponne.
J'aurois pour elle au feu mis la main que voilà :
Malheureux qui se fie à femme après cela !
La meilleure est toujours en malice féconde ;
C'est un sexe engendré pour damner tout le monde.
Scène IX

469

Oeuvres complètes . 1
J'y renonce à jamais, à ce sexe trompeur,
Et je le donne tout au diable de bon coeur.
Ergaste
Bon.
Ariste
Allons tous chez moi. Venez, Seigneur Valère.
Nous tâcherons demain d'apaiser sa colère.
Lisette
Vous, si vous connoissez des maris loups−garous,
Envoyez−les au moins à l'école chez nous.

Scène IX

470

Oeuvres complètes . 1

Les Fâcheux
Comédie
faite pour les divertissements du roi
au mois d'août 1661,
et représentée pour la première fois en public à Paris
sur le théâtre du Palais−Royal
le 4e novembre de la même année 1661
par la
Troupe de Monsieur, frère unique du Roi

Les Fâcheux

471

Oeuvres complètes . 1
Adresse

Au Roi

Sire,
J'ajoute une scène à la comédie ; et c'est une espèce de fâcheux assez insupportable qu'un homme qui dédie
un livre. Votre Majesté en sait des nouvelles plus que personne de son royaume, et ce n'est pas d'aujourd'hui
qu'elle se voit en butte à la furie des épîtres dédicatoires. Mais, bien que je suive l'exemple des autres, et me
mette moi−même au rang de ceux que j'ai joués, j'ose dire toutefois à Votre Majesté que ce que j'en fais n'est
pas tant pour lui présenter un livre que pour avoir lieu de lui rendre grâces du succès de cette comédie. Je le
dois, Sire, ce succès qui a passé mon attente, non seulement à cette glorieuse approbation dont Votre Majesté
honora d'abord la pièce, et qui a entraîné si hautement celle de tout le monde, mais encore à l'ordre qu'elle me
donna d'y ajouter un caractère de fâcheux, dont elle eut la bonté de m'ouvrir les idées Elle−même, et qui a été
trouvé partout le plus beau morceau de l'ouvrage. Il faut avouer, Sire, que je n'ai jamais rien fait avec tant de
facilité, ni si promptement que cet endroit où Votre Majesté me commanda de travailler. J'avais une joie à lui
obéir qui me valait bien mieux qu'Apollon et toutes les Muses ; et je conçois par là ce que je serais capable
d'exécuter pour une comédie entière, si j'étais inspiré par de pareils commandements. Ceux qui sont nés en un
rang élevé peuvent se proposer l'honneur de servir Votre Majesté dans les grands emplois, mais, pour moi,
toute la gloire où je puis aspirer, c'est de la réjouir. Je borne là l'ambition de mes souhaits ; et je crois qu'en
quelque façon ce n'est pas être inutile à la France que de contribuer quelque chose au divertissement de son
roi. Quand je n'y réussirai pas, ce ne sera jamais par un défaut de zèle ni d'étude, mais seulement par un
mauvais destin qui suit assez souvent les meilleures intentions, et qui sans doute affligerait sensiblement.
Sire,
De Votre Majesté,
Le très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur et sujet.
Molière.

Adresse

472

Oeuvres complètes . 1
Avertissement

Jamais entreprise au théâtre ne fut si précipitée que celle−ci, et c'est une chose, je crois, toute nouvelle qu'une
comédie ait été conçue, faite, apprise et représentée en quinze jours. Je ne dis pas cela pour me piquer de
l'impromptu et en prétendre de la gloire, mais seulement pour prévenir certaines gens qui pourraient trouver à
redire que je n'aie pas mis ici toutes les espèces de fâcheux qui se trouvent. Je sais que le nombre en est
grand, et à la cour et dans la ville, et que, sans épisodes, j'eusse bien pu en composer une comédie de cinq
actes bien fournis, et avoir encore de la matière de reste. Mais, dans le peu de temps qui me fut donné, il
m'était impossible de faire un grand dessein, et de rêver beaucoup sur le choix de mes personnages et sur la
disposition de mon sujet. Je me réduisis donc à ne toucher qu'un petit nombre d'importuns, et je pris ceux qui
s'offrirent d'abord à mon esprit, et que je crus les plus propres à réjouir les augustes personnes devant qui
j'avais à paraître ; et, pour lier promptement toutes ces choses ensemble, je me servis du premier noeud que
je pus trouver. Ce n'est pas mon dessein d'examiner maintenant si tout cela pouvait être mieux, et si tous ceux
qui s'y sont divertis ont ri selon les règles : le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les pièces
que j'aurai faites, et je ne désespère pas de faire voir un jour, en grand auteur, que je puis citer Aristote et
Horace. En attendant cet examen, qui peut−être ne viendra point, je m'en remets assez aux décisions de la
multitude, et je tiens aussi difficile de combattre un ouvrage que le public approuve, que d'en défendre un
qu'il condamne.
Il n'y a personne qui ne sache pour quelle réjouissance la pièce fut composée, et cette fête a fait un tel éclat
qu'il n'est pas nécessaire d'en parler ; mais il ne sera pas hors de propos de dire deux paroles des ornements
qu'on a mêlés avec la comédie.
Le dessein était de donner un ballet aussi ; et, comme il n'y avait qu'un petit nombre choisi de danseurs
excellents, on fut contraint de séparer les entrées de ce ballet, et l'avis fut de les jeter dans les entr'actes de la
comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux mêmes baladins de revenir sous d'autres habits. De
sorte que, pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d'intermèdes, on s'avisa de les coudre
au sujet du mieux que l'on put, et de ne faire qu'une seule chose du ballet et de la comédie ; mais, comme le
temps était fort précipité, et que tout cela ne fut pas réglé entièrement par une même tête, on trouvera
peut−être quelques endroits du ballet qui n'entrent pas dans la comédie aussi naturellement que d'autres. Quoi
qu'il en soit, c'est un mélange qui est nouveau pour nos théâtres, et dont on pourrait chercher quelques
autorités dans l'antiquité ; et, comme tout le monde l'a trouvé agréable, il peut servir d'idée à d'autres choses
qui pourraient être méditées avec plus de loisir.
D'abord que la toile fut levée, un des acteurs, comme vous pourriez dire moi, parut sur le théâtre en habit de
ville, et, s'adressant au Roi avec le visage d'un homme surpris, fit des excuses en désordre sur ce qu'il se
trouvait là seul, et manquait de temps et d'acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu'elle semblait
attendre. En même temps, au milieu de vingt jets d'eau naturels, s'ouvrit cette coquille que tout le monde a
vue, et l'agréable Naïade qui parut dedans s'avança au bord du théâtre, et, d'un air héroïque, prononça les vers
que M. Pellisson avait faits, et qui servent de prologue.
Molière.

Avertissement

473

Oeuvres complètes . 1
Prologue

Pour voir en ces beaux lieux le plus grand Roi du monde ;
Mortels, je viens à vous de ma grotte profonde.
Faut−il, en sa faveur, que la Terre ou que l'Eau
Produisent à vos yeux un spectacle nouveau ?
Qu'il parle, ou qu'il souhaite, il n'est rien d'impossible :
Lui−même n'est−il pas un miracle visible ?
Son règne, si fertile en miracles divers,
N'en demande−t−il pas à tout cet univers ?
Jeune, victorieux, sage, vaillant, auguste,
Aussi doux que sévère, aussi puissant que juste,
Régler et ses Etats et ses propres désirs,
Joindre aux nobles travaux, les plus nobles plaisirs,
En ses justes projets jamais ne se méprendre,
Agir incessamment, tout voir et tout entendre :
Qui peut cela peut tout ; il n'a qu'à tout oser,
Et le Ciel à ses voeux ne peut rien refuser.
Ces termes marcheront, et, si Louis l'ordonne,
Ces arbres parleront mieux que ceux de Dodone.
Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités,
C'est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez ;
Je vous montre l'exemple : il s'agit de lui plaire ;
Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire,
Et paraissons ensemble aux yeux des spectateurs
Pour ce nouveau théâtre autant de vrais acteurs.
Plusieurs Dryades accompagnées de Faunes et de Satyres sortent des arbres et des termes.
Vous, soins de ses sujets, sa plus charmante étude,
Héroïque souci, royale inquiétude,
Laissez−le respirer, et souffrez qu'un moment
Son grand coeur s'abandonne au divertissement :
Vous le verrez demain, d'une force nouvelle,
Sous le fardeau pénible où votre voix l'appelle,
Faire obéir les lois, partager les bienfaits,
Par ses propres conseils prévenir nos souhaits,
Maintenir l'univers dans une paix profonde,
Et s'ôter le repos pour le donner au monde.
Qu'aujourd'hui tout lui plaise, et semble consentir
A l'unique dessein de le bien divertir.
Fâcheux, retirez−vous ; ou, s'il faut qu'il vous voie,
Que ce soit seulement pour exciter sa joie.
La Naïade emmène avec elle, pour la comédie, une partie des gens qu'elle a fait paraître, pendant que le reste
se met à danser au son des hautbois, qui se joignent aux violons.

Prologue

474

Oeuvres complètes . 1
Personnages

Eraste.
La Montagne.
Alcidor.
Orphise.
Lysandre.
Alcandre.
Alcippe.
Orante.
Clymène.
Dorante.
Caritidès.
Ormin.
Filinte.
Damis.
L'Espine.
La Rivière et deux camarades.

Personnages

475

Oeuvres complètes . 1
Acte I

Acte I

476

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Eraste, La Montagne

Eraste
Sous quel astre, bon Dieu, faut−il que je sois né,
Pour être de Fâcheux toujours assassiné !
Il semble que partout le sort me les adresse,
Et j'en vois chaque jour quelque nouvelle espèce ;
Mais il n'est rien d'égal au Fâcheux d'aujourd'hui ;
J'ai cru n'être jamais débarrassé de lui,
Et cent fois j'ai maudit cette innocente envie
Qui m'a pris à dîné de voir la comédie,
Où, pensant m'égayer, j'ai misérablement
Trouvé de mes péchés le rude châtiment.
Il faut que je te fasse un récit de l'affaire,
Car je m'en sens encor tout ému de colère.
J'étois sur le théâtre, en humeur d'écouter
La pièce, qu'à plusieurs j'avois ouï vanter ;
Les acteurs commençoient, chacun prêtoit silence,
Lorsque d'un air bruyant et plein d'extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement,
En criant : "Holà−ho ! un siége promptement ! "
Et de son grand fracas surprenant l'assemblée,
Dans le plus bel endroit a la pièce troublée.
Hé ! mon Dieu ! nos François, si souvent redressés,
Ne prendront−ils jamais un air de gens sensés,
Ai−je dit, et faut−il sur nos défauts extrêmes
Qu'en théâtre public nous nous jouions nous−mêmes,
Et confirmions ainsi par des éclats de fous
Ce que chez nos voisins on dit partout de nous ?
Tandis que là−dessus je haussois les épaules,
Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles ;
Mais l'homme pour s'asseoir a fait nouveau fracas,
Et traversant encor le théâtre à grands pas,
Bien que dans les côtés il pût être à son aise,
Au milieu du devant il a planté sa chaise,
Et de son large dos morguant les spectateurs,
Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.
Un bruit s'est élevé, dont un autre eût eu honte ;
Mais lui, ferme et constant, n'en a fait aucun compte,
Et se seroit tenu comme il s'étoit posé,
Si, pour mon infortune, il ne m'eût avisé.
"Ha ! Marquis, m'a−t−il dit, prenant près de moi place,
Comment te portes−tu ? Souffre que je t'embrasse."
Au visage sur l'heure un rouge m'est monté
Que l'on me vît connu d'un pareil éventé.
Je l'étois peu pourtant ; mais on en voit paroître,
De ces gens qui de rien veulent fort vous connoître,
Scène I

477

Oeuvres complètes . 1
Dont il faut au salut les baisers essuyer,
Et qui sont familiers jusqu'à vous tutoyer.
Il m'a fait à l'abord cent questions frivoles,
Plus haut que les acteurs élevant ses paroles.
Chacun le maudissoit ; et moi, pour l'arrêter :
"Je serois, ai−je dit, bien aise d'écouter.
− Tu n'as point vu ceci, Marquis ? Ah ! Dieu me damne,
Je le trouve assez drôle, et je n'y suis pas âne ;
Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait,
Et Corneille me vient lire tout ce qu'il fait."
Là−dessus de la pièce il m'a fait un sommaire,
Scène à scène averti de ce qui s'alloit faire ;
Et jusques à des vers qu'il en savoit par coeur,
Il me les récitoit tout haut avant l'acteur.
J'avois beau m'en défendre, il a poussé sa chance,
Et s'est devers la fin levé longtemps d'avance ;
Car les gens du bel air, pour agir galamment,
Se gardent bien surtout d'ouïr le dénouement.
Je rendois grâce au Ciel, et croyois de justice
Qu'avec la comédie eût fini mon supplice ;
Mais, comme si c'en eût été trop bon marché,
Sur nouveaux frais mon homme à moi s'est attaché,
M'a conté ses exploits, ses vertus non communes,
Parlé de ses chevaux, de ses bonnes fortunes,
Et de ce qu'à la cour il avoit de faveur,
Disant qu'à m'y servir il s'offroit de grand coeur.
Je le remerciois doucement de la tête,
Minutant à tous coups quelque retraite honnête ;
Mais lui, pour le quitter me voyant ébranlé :
"Sortons, ce m'a−t−il dit, le monde est écoulé" ;
Et sortis de ce lieu, me la donnant plus sèche :
"Marquis, allons au Cours faire voir ma galèche ;
Elle est bien entendue, et plus d'un duc et pair
En fait à mon faiseur faire une du même air."
Moi de lui rendre grâce, et pour mieux m'en défendre,
De dire que j'avois certain repas à rendre.
"Ah ! parbleu ! j'en veux être, étant de tes amis,
Et manque au maréchal, à qui j'avois promis.
− De la chère, ai−je fait, la dose est trop peu forte,
Pour oser y prier des gens de votre sorte.
− Non, m'a−t−il répondu, je suis sans compliment,
Et j'y vais pour causer avec toi seulement ;
Je suis des grands repas fatigué, je te jure.
− Mais si l'on vous attend, ai−je dit, c'est injure...
− Tu te moques, Marquis : nous nous connoissons tous,
Et je trouve avec toi des passe−temps plus doux."
Je pestois contre moi, l'âme triste et confuse
Du funeste succès qu'avoit eu mon excuse,
Et ne savois à quoi je devois recourir
Pour sortir d'une peine à me faire mourir,
Lorsqu'un carrosse fait de superbe manière,
Scène I

478

Oeuvres complètes . 1
Et comblé de laquais et devant et derrière,
S'est avec un grand bruit devant nous arrêté,
D'où sautant un jeune homme amplement ajusté,
Mon Importun et lui courant à l'embrassade
Ont surpris les passants de leur brusque incartade ;
Et tandis que tous deux étoient précipités
Dans les convulsions de leurs civilités,
Je me suis doucement esquivé sans rien dire,
Non sans avoir longtemps gémi d'un tel martyre,
Et maudit ce Fâcheux, dont le zèle obstiné
M'ôtoit au rendez−vous qui m'est ici donné.
La Montagne
Ce sont chagrins mêlés aux plaisirs de la vie :
Tout ne va pas, Monsieur, au gré de notre envie.
Le Ciel veut qu'ici−bas chacun ait ses Fâcheux,
Et les hommes seroient sans cela trop heureux.
Eraste
Mais de tous mes Fâcheux le plus fâcheux encore,
C'est Damis, le tuteur de celle que j'adore,
Qui rompt ce qu'à mes voeux elle donne d'espoir,
Et fait qu'en sa présence elle n'ose me voir.
Je crains d'avoir déjà passé l'heure promise,
Et c'est dans cette allée où devoit être Orphise.
La Montagne
L'heure d'un rendez−vous d'ordinaire s'étend,
Et n'est pas resserrée aux bornes d'un instant.
Eraste
Il est vrai ; mais je tremble, et mon amour extrême,
D'un rien se fait un crime envers celle que j'aime.
La Montagne
Si ce parfait amour, que vous prouvez si bien,
Se fait vers votre objet un grand crime de rien,
Ce que son coeur pour vous sent de feux légitimes,
En revanche lui fait un rien de tous vos crimes.
Eraste
Mais, tout de bon, crois−tu que je sois d'elle aimé ?
La Montagne
Quoi ? vous doutez encor d'un amour confirmé... ?
Eraste
Ah ! c'est malaisément qu'en pareille matière
Un coeur bien enflammé prend assurance entière ;
Il craint de se flatter, et dans ses divers soins,
Ce que plus il souhaite est ce qu'il croit le moins.
Scène I

479

Oeuvres complètes . 1
Mais songeons à trouver une beauté si rare.
La Montagne
Monsieur, votre rabat par devant se sépare.
Eraste
N'importe.
La Montagne
Laissez−moi l'ajuster, s'il vous plaît.
Eraste
Ouf ! tu m'étrangles, fat ; laisse−le comme il est.
La Montagne
Souffrez qu'on peigne un peu...
Eraste
Sottise sans pareille !
Tu m'as d'un coup de dent presque emporté l'oreille.
La Montagne
Vos canons...
Eraste
Laisse−les, tu prends trop de souci.
La Montagne
Ils sont tout chiffonnés.
Eraste
Je veux qu'ils soient ainsi.
La Montagne
Accordez−moi du moins, pour grâce singulière,
De frotter ce chapeau, qu'on voit plein de poussière.
Eraste
Frotte−donc, puisqu'il faut que j'en passe par là.
La Montagne
Le voulez−vous porter fait comme le voilà ?
Eraste
Mon Dieu, dépêche−toi.
La Montagne
Ce seroit conscience.
Eraste, après avoir attendu.
C'est assez.

Scène I

480

Oeuvres complètes . 1
La Montagne
Donnez−vous un peu de patience.
Eraste
Il me tue.
La Montagne
En quel lieu vous êtes−vous fourré ?
Eraste
T'es−tu de ce chapeau pour toujours emparé ?
La Montagne
C'est fait.
Eraste
Donne−moi donc.
La Montagne, laissant tomber le chapeau.
Hay !
Eraste
Le voilà par terre :
Je suis fort avancé. Que la fièvre te serre !
La Montagne
Permettez qu'en deux coups j'ôte...
Eraste
Il ne me plaît pas.
Au diantre tout valet qui vous est sur les bras,
Qui fatigue son maître, et ne fait que déplaire
A force de vouloir trancher du nécessaire !

Scène I

481

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Orphise, Alcidor, Eraste, La Montagne

Eraste
Mais vois−je pas Orphise ? Oui, c'est elle qui vient.
Où va−t−elle si vite, et quel homme la tient ?
(Il la salue comme elle passe, et elle, en passant, détourne la tête.)
Quoi ? me voir en ces lieux devant elle paroître,
Et passer en feignant de ne me pas connoître !
Que croire ? Qu'en dis−tu ? Parle donc, si tu veux.
La Montagne
Monsieur, je ne dis rien, de peur d'être fâcheux.
Eraste
Et c'est l'être en effet que de ne me rien dire
Dans les extrémités d'un si cruel martyre.
Fais donc quelque réponse à mon coeur abattu.
Que dois−je présumer ? Parle, qu'en penses−tu ?
Dis−moi ton sentiment.
La Montagne
Monsieur, je veux me taire,
Et ne désire point trancher du nécessaire.
Eraste
Peste l'impertinent ! Va−t'en suivre leurs pas ;
Vois ce qu'ils deviendront, et ne les quitte pas.
La Montagne, revenant.
Il faut suivre de loin ?
Eraste
Oui.
La Montagne, revenant.
Sans que l'on me voie
Ou faire aucun semblant qu'après eux on m'envoie ?
Eraste
Non, tu feras bien mieux de leur donner avis
Que par mon ordre exprès ils sont de toi suivis.
La Montagne, revenant.
Vous trouverai−je ici ?
Eraste
Que le Ciel te confonde,
Homme, à mon sentiment, le plus fâcheux du monde !
(La Montagne s'en va.)
Ah ! que je sens de trouble, et qu'il m'eût été doux
Scène II

482

Oeuvres complètes . 1
Qu'on me l'eût fait manquer, ce fatal rendez−vous !
Je pensois y trouver toutes choses propices,
Et mes yeux pour mon coeur y trouvent des supplices.

Scène II

483

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Lysandre, Eraste

Lysandre
Sous ces arbres, de loin, mes yeux t'ont reconnu,
Cher Marquis, et d'abord je suis à toi venu.
Comme à de mes amis, il faut que je te chante
Certain air que j'ai fait de petite courante,
Qui de toute la cour contente les experts,
Et sur qui plus de vingt ont déjà fait des vers.
J'ai le bien, la naissance, et quelque emploi passable,
Et fais figure en France assez considérable ;
Mais je ne voudrois pas, pour tout ce que je suis,
N'avoir point fait cet air qu'ici je te produis.
La, la, hem, hem, écoute avec soin, je te prie.
(Il chante sa courante.)
N'est−elle pas belle ?
Eraste
Ah !
Lysandre
Cette fin est jolie.
(Il rechante la fin quatre ou cinq fois de suite.)
Comment la trouves−tu ?
Eraste
Fort belle assurément.
Lysandre
Les pas que j'en ai faits n'ont pas moins d'agrément.
Et surtout la figure a merveilleuse grâce.
(Il chante, parle et danse tout ensemble, et fait faire à Eraste les figures de la femme.)
Tiens, l'homme passe ainsi ; puis la femme repasse ;
Ensemble ; puis on quitte, et la femme vient là.
Vois−tu ce petit trait de feinte que voilà ?
Ce fleuret ? ces coupés courant après la belle ?
Dos à dos ; face à face, en se pressant sur elle.
(Après avoir achevé.)
Que t'en semble, Marquis ?
Eraste
Tous ces pas−là sont fins.
Lysandre
Je me moque, pour moi, des maîtres baladins.
Eraste
Scène III

484

Oeuvres complètes . 1
On le voit.
Lysandre
Les pas donc... ?
Eraste
N'ont rien qui ne surprenne.
Lysandre
Veux−tu, par amitié, que je te les apprenne ?
Eraste
Ma foi, pour le présent, j'ai certain embarras...
Lysandre
Eh bien ! donc, ce sera lorsque tu le voudras.
Si j'avois dessus moi ces paroles nouvelles,
Nous les lirions ensemble, et verrions les plus belles.
Eraste
Une autre fois.
Lysandre
Adieu : Baptiste le très−cher
N'a point vu ma courante, et je le vais chercher.
Nous avons pour les airs de grandes sympathies,
Et je veux le prier d'y faire des parties.
(Il s'en va chantant toujours.)
Eraste
Ciel ! faut−il que le rang, dont on veut tout couvrir,
De cent sots tous les jours nous oblige à souffrir,
Et nous fasse abaisser jusques aux complaisances
D'applaudir bien souvent à leurs impertinences ?

Scène III

485

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

La Montagne, Eraste

La Montagne
Monsieur, Orphise est seule, et vient de ce côté.
Eraste
Ah ! d'un trouble bien grand je me sens agité :
J'ai de l'amour encor pour la belle inhumaine,
Et ma raison voudroit que j'eusse de la haine.
La Montagne
Monsieur, votre raison ne sait ce qu'elle veut,
Ni ce que sur un coeur une maîtresse peut.
Bien que de s'emporter on ait de justes causes,
Une belle d'un mot rajuste bien des choses.
Eraste
Hélas ! je te l'avoue, et déjà cet aspect
A toute ma colère imprime le respect.

Scène IV

486

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Orphise, Eraste, La Montagne

Orphise
Votre front à mes yeux montre peu d'allégresse.
Seroit−ce ma présence, Eraste, qui vous blesse ?
Qu'est−ce donc ? qu'avez−vous ? et sur quels déplaisirs,
Lorsque vous me voyez, poussez−vous des soupirs ?
Eraste
Hélas ! pouvez−vous bien me demander, cruelle,
Ce qui fait de mon coeur la tristesse mortelle ?
Et d'un esprit méchant n'est−ce pas un effet
Que feindre d'ignorer ce que vous m'avez fait ?
Celui dont l'entretien vous a fait à ma vue
Passer...
Orphise, riant.
C'est de cela que votre âme est émue ?
Eraste
Insultez, inhumaine, encore à mon malheur.
Allez, il vous sied mal de railler ma douleur,
Et d'abuser, ingrate, à maltraiter ma flamme,
Du foible que pour vous vous savez qu'à mon âme.
Orphise
Certes il en faut rire, et confesser ici
Que vous êtes bien fou de vous troubler ainsi.
L'homme dont vous parlez, loin qu'il puisse me plaire,
Est un homme fâcheux dont j'ai su me défaire,
Un de ces importuns et sots officieux
Qui ne sauroient souffrir qu'on soit seule en des lieux,
Et viennent aussitôt avec un doux langage
Vous donner une main contre qui l'on enrage.
J'ai feint de m'en aller pour cacher mon dessein,
Et jusqu'à mon carrosse il m'a prêté la main ;
Je m'en suis promptement défaite de la sorte,
Et j'ai pour vous trouver rentré par l'autre porte.
Eraste
A vos discours, Orphise, ajouterai−je foi,
Et votre coeur est−il tout sincère pour moi ?
Orphise
Je vous trouve fort bon de tenir ces paroles,
Quand je me justifie à vos plaintes frivoles.
Je suis bien simple encore, et ma sotte bonté...
Scène V

487

Oeuvres complètes . 1

Eraste
Ah ! ne vous fâchez pas, trop sévère beauté :
Je veux croire en aveugle, étant sous votre empire,
Tout ce que vous aurez la bonté de me dire.
Trompez, si vous voulez, un malheureux amant :
J'aurai pour vous respect jusques au monument.
Maltraitez mon amour, refusez−moi le vôtre,
Exposez à mes yeux le triomphe d'un autre ;
Oui, je souffrirai tout de vos divins appas :
J'en mourrai ; mais enfin je ne m'en plaindrai pas.
Orphise
Quand de tels sentiments régneront dans votre âme,
Je saurai de ma part...

Scène V

488

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Alcandre, Orphise, Eraste, La Montagne

Alcandre
Marquis, un mot. Madame,
De grâce, pardonnez si je suis indiscret,
En osant, devant vous, lui parler en secret.
Avec peine, Marquis, je te fais la prière ;
Mais un homme vient là de me rompre en visière,
Et je souhaite fort, pour ne rien reculer,
Qu'à l'heure de ma part tu l'ailles appeler :
Tu sais qu'en pareil cas ce seroit avec joie
Que je te le rendrois en la même monnoie.
Eraste, après avoir un peu demeuré sans parler.
Je ne veux point ici faire le capitan ;
Mais on m'a vu soldat avant que courtisan ;
J'ai servi quatorze ans, et je crois être en passe
De pouvoir d'un tel pas me tirer avec grâce,
Et de ne craindre point qu'à quelque lâcheté
Le refus de mon bras me puisse être imputé.
Un duel met les gens en mauvaise posture,
Et notre roi n'est pas un monarque en peinture :
Il sait faire obéir les plus grands de l'Etat,
Et je trouve qu'il fait en digne potentat.
Quand il faut le servir, j'ai du coeur pour le faire ;
Mais je ne m'en sens point quand il faut lui déplaire ;
Je me fais de son ordre une suprême loi :
Pour lui désobéir, cherche un autre que moi.
Je te parle, Vicomte, avec franchise entière,
Et suis ton serviteur en toute autre matière.
Adieu. Cinquante fois au diable les Fâcheux !
Où donc s'est retiré cet objet de mes voeux ?
La Montagne
Je ne sais.
Eraste
Pour savoir où la belle est allée,
Va−t'en chercher partout : j'attends dans cette allée.
Ballet du premier acte
Première entrée
Des joueurs de mail, en criant gare, l'obligent à se retirer ; et comme il veut revenir lorsqu'ils ont fait,
Deuxième entrée
des curieux viennent, qui tournent autour de lui pour le connoître, et font qu'il se retire encore pour un
moment.

Scène VI

489

Oeuvres complètes . 1
Acte II

Acte II

490

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Eraste

Mes Fâcheux à la fin se sont−ils écartés ?
Je pense qu'il en pleut ici de tous côtés.
Je les fuis, et les trouve ; et pour second martyre,
Je ne saurois trouver celle que je desire.
Le tonnerre et la pluie ont promptement passé,
Et n'ont point de ces lieux le beau monde chassé.
Plût au Ciel, dans les dons que ses soins y prodiguent,
Qu'ils en eussent chassé tous les gens qui fatiguent !
Le soleil baisse fort, et je suis étonné
Que mon valet encor ne soit point retourné.

Scène I

491

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Alcippe, Eraste

Alcippe
Bonjour.
Eraste
Eh quoi ? toujours ma flamme divertie !
Alcippe
Console−moi, Marquis, d'une étrange partie
Qu'au piquet je perdis hier contre un Saint−Bouvain,
A qui je donnerois quinze points et la main.
C'est un coup enragé, qui depuis hier m'accable,
Et qui feroit donner tous les joueurs au diable,
Un coup assurément à se pendre en public.
Il ne m'en faut que deux ; l'autre a besoin d'un pic :
Je donne, il en prend six, et demande à refaire ;
Moi, me voyant de tout, je n'en voulus rien faire.
Je porte l'as de trèfle (admire mon malheur),
L'as, le roi, le valet, le huit et dix de coeur,
Et quitte, comme au point alloit la politique,
Dame et roi de carreau, dix et dame de pique.
Sur mes cinq coeurs portés la dame arrive encor,
Qui me fait justement une quinte major.
Mais mon homme avec l'as, non sans surprise extrême,
Des bas carreaux sur table étale une sixième.
J'en avois écarté la dame avec le roi.
Mais lui fallant un pic, je sortis hors d'effroi,
Et croyois bien du moins faire deux points uniques.
Avec les sept carreaux il avoit quatre piques,
Et jetant le dernier, m'a mis dans l'embarras
De ne savoir lequel garder de mes deux as.
J'ai jeté l'as de coeur, avec raison, me semble ;
Mais il avoit quitté quatre trèfles ensemble,
Et par un six de coeur je me suis vu capot,
Sans pouvoir, de dépit, proférer un seul mot.
Morbleu ! fais−moi raison de ce coup effroyable :
A moins que l'avoir vu, peut−il être croyable ?
Eraste
C'est dans le jeu qu'on voit les plus grands coups du sort.
Alcippe
Parbleu ! tu jugeras toi−même si j'ai tort,
Et si c'est sans raison que ce coup me transporte ;
Car voici nos deux jeux, qu'exprès sur moi je porte.
Tiens, c'est ici mon port, comme je te l'ai dit,
Scène II

492

Oeuvres complètes . 1
Et voici...
Eraste
J'ai compris le tout par ton récit,
Et vois de la justice au transport qui t'agite ;
Mais pour certaine affaire il faut que je te quitte :
Adieu. Console−toi pourtant de ton malheur.
Alcippe
Qui moi ? J'aurai toujours ce coup−là sur le coeur,
Et c'est pour ma raison pis qu'un coup de tonnerre.
Je le veux faire, moi, voir à toute la terre.
(Il s'en va, et prêt à rentrer, il dit par réflexion : )
Un six de coeur ! deux points !
Eraste
En quel lieu sommes−nous ?
De quelque part qu'on tourne, on ne voit que des fous.
Ah ! que tu fais languir ma juste impatience !

Scène II

493

Oeuvres complètes . 1
Scène III

La Montagne, Eraste

La Montagne
Monsieur, je n'ai pu faire une autre diligence.
Eraste
Mais me rapportes−tu quelque nouvelle enfin ?
La Montagne
Sans doute ; et de l'objet qui fait votre destin
J'ai, par un ordre exprès, quelque chose à vous dire.
Eraste
Et quoi ? déjà mon coeur après ce mot soupire :
Parle.
La Montagne
Souhaitez−vous de savoir ce que c'est ?
Eraste
Oui, dis vite.
La Montagne
Monsieur, attendez, s'il vous plaît.
Je me suis, à courir, presque mis hors d'haleine.
Eraste
Prends−tu quelque plaisir à me tenir en peine ?
La Montagne
Puisque vous desirez de savoir promptement
L'ordre que j'ai reçu de cet objet charmant,
Je vous dirai... Ma foi, sans vous vanter mon zèle,
J'ai bien fait du chemin pour trouver cette belle ;
Et si...
Eraste
Peste soit fait de tes digressions !
La Montagne
Ah ! il faut modérer un peu ses passions ;
Et Sénèque...
Eraste
Sénèque est un sot dans ta bouche,
Puisqu'il ne me dit rien de tout ce qui me touche.
Dis−moi ton ordre, tôt.
Scène III

494

Oeuvres complètes . 1

La Montagne
Pour contenter vos voeux,
Votre Orphise... Une bête est là dans vos cheveux.
Eraste
Laisse.
La Montagne
Cette beauté de sa part vous fait dire...
Eraste
Quoi ?
La Montagne
Devinez.
Eraste
Sais−tu que je ne veux pas rire ?
La Montagne
Son ordre est qu'en ce lieu vous devez vous tenir,
Assuré que dans peu vous l'y verrez venir,
Lorsqu'elle aura quitté quelques provinciales,
Aux personnes de cour fâcheuses animales.
Eraste
Tenons−nous donc au lieu qu'elle a voulu choisir.
Mais, puisque l'ordre ici m'offre quelque loisir,
Laisse−moi méditer : j'ai dessein de lui faire
Quelques vers sur un air où je la vois se plaire.
(Il se promène en rêvant.)

Scène III

495

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Orante, Clymène, Eraste

Orante
Tout le monde sera de mon opinion.
Clymène
Croyez−vous l'emporter par obstination ?
Orante
Je pense mes raisons meilleures que les vôtres.
Clymène
Je voudrois qu'on ouît les unes et les autres.
Orante
J'avise un homme ici qui n'est pas ignorant :
Il pourra nous juger sur notre différend.
Marquis, de grâce, un mot : souffrez qu'on vous appelle
Pour être entre nous deux juge d'une querelle,
D'un débat qu'ont ému nos divers sentiments
Sur ce qui peut marquer les plus parfaits amants.
Eraste
C'est une question à vuider difficile,
Et vous devez chercher un juge plus habile.
Orante
Non : vous nous dites là d'inutiles chansons ;
Votre esprit fait du bruit, et nous vous connoissons :
Nous savons que chacun vous donne à juste titre...
Eraste
Hé ! de grâce...
Orante
En un mot, vous serez notre arbitre :
Et ce sont deux moments qu'il vous faut nous donner.
Clymène
Vous retenez ici qui vous doit condamner ;
Car enfin, s'il est vrai ce que j'en ose croire.
Monsieur à mes raisons donnera la victoire.
Eraste
Que ne puis−je à mon traître inspirer le souci
D'inventer quelque chose à me tirer d'ici !

Scène IV

496

Oeuvres complètes . 1
Orante
Pour moi, de son esprit j'ai trop bon témoignage,
Pour craindre qu'il prononce à mon désavantage.
Enfin, ce grand débat qui s'allume entre nous,
Est de savoir s'il faut qu'un amant soit jaloux.
Clymène
Ou, pour mieux expliquer ma pensée et la vôtre,
Lequel doit plaire plus d'un jaloux ou d'un autre.
Orante
Pour moi, sans contredit, je suis pour le dernier.
Clymène
Et dans mon sentiment, je tiens pour le premier.
Orante
Je crois que notre coeur doit donner son suffrage
A qui fait éclater du respect davantage.
Clymène
Et moi, que si nos voeux doivent paroître au jour,
C'est pour celui qui fait éclater plus d'amour.
Orante
Oui ; mais on voit l'ardeur dont une âme est saisie
Bien mieux dans le respect que dans la jalousie.
Clymène
Et c'est mon sentiment, que qui s'attache à nous
Nous aime d'autant plus qu'il se montre jaloux.
Orante
Fi ! ne me parlez point, pour être amants, Clymène,
De ces gens dont l'amour est fait comme la haine,
Et qui, pour tous respects et toute offre de voeux,
Ne s'appliquent jamais qu'à se rendre fâcheux ;
Dont l'âme, que sans cesse un noir transport anime,
Des moindres actions cherche à nous faire un crime,
En soumet l'innocence à son aveuglement,
Et veut sur un coup d'oeil un éclaircissement ;
Qui, de quelque chagrin nous voyant l'apparence,
Se plaignent aussitôt qu'il naît de leur présence,
Et lorsque dans nos yeux brille un peu d'enjoûment,
Veulent que leurs rivaux en soient le fondement ;
Enfin, qui prenant droit des fureurs de leur zèle,
Ne vous parlent jamais que pour faire querelle,
Osent défendre à tous l'approche de nos coeurs,
Et se font les tyrans de leurs propres vainqueurs.
Moi, je veux des amants que le respect inspire,
Et leur soumission marque mieux notre empire.
Scène IV

497

Oeuvres complètes . 1

Clymène
Fi ! ne me parlez point, pour être vrais amants,
De ces gens qui pour nous n'ont nuls emportements,
De ces tièdes galans, de qui les coeurs paisibles
Tiennent déjà pour eux les choses infaillibles,
N'ont point peur de nous perdre, et laissent chaque jour
Sur trop de confiance endormir leur amour,
Sont avec leurs rivaux en bonne intelligence,
Et laissent un champ libre à leur persévérance.
Un amour si tranquille excite mon courroux.
C'est aimer froidement que n'être point jaloux ;
Et je veux qu'un amant, pour me prouver sa flamme,
Sur d'éternels soupçons laisse flotter son âme,
Et par de prompts transports donne un signe éclatant
De l'estime qu'il fait de celle qu'il prétend.
On s'applaudit alors de son inquiétude,
Et s'il nous fait parfois un traitement trop rude,
Le plaisir de le voir, soumis à nos genoux,
S'excuser de l'éclat qu'il a fait contre nous,
Ses pleurs, son désespoir d'avoir pu nous déplaire,
Est un charme à calmer toute notre colère.
Orante
Si pour vous plaire il faut beaucoup d'emportement,
Je sais qui vous pourroit donner contentement ;
Et je connois des gens dans Paris plus de quatre
Qui, comme ils le font voir, aiment jusques à battre.
Clymène
Si pour vous plaire il faut n'être jamais jaloux,
Je sais certaines gens fort commodes pour vous,
Des hommes en amour d'une humeur si souffrante,
Qu'ils vous verroient sans peine entre les bras de trente.
Orante
Enfin par votre arrêt vous devez déclarer
Celui de qui l'amour vous semble à préférer.
Eraste
Puisqu'à moins d'un arrêt je ne m'en puis défaire,
Toutes deux à la fois je vous veux satisfaire ;
Et pour ne point blâmer ce qui plaît à vos yeux,
Le jaloux aime plus, et l'autre aime bien mieux.
Clymène
L'arrêt est plein d'esprit ; mais...
Eraste
Suffit, j'en suis quitte.
Après ce que j'ai dit, souffrez que je vous quitte.
Scène IV

498

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Orphise, Eraste

Eraste
Que vous tardez, Madame, et que j'éprouve bien... !
Orphise
Non, non, ne quittez pas un si doux entretien.
A tort vous m'accusez d'être trop tard venue,
Et vous avez de quoi vous passer de ma vue.
Eraste
Sans sujet contre moi voulez−vous vous aigrir,
Et me reprochez−vous ce qu'on me fait souffrir ?
Ha ! de grâce, attendez...
Orphise
Laissez−moi, je vous prie,
Et courez vous rejoindre à votre compagnie.
(Elle sort.)
Eraste
Ciel ! faut−il qu'aujourd'hui Fâcheuses et Fâcheux
Conspirent à troubler les plus chers de mes voeux !
Mais allons sur ses pas, malgré sa résistance,
Et faisons à ses yeux briller notre innocence.

Scène V

499

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Dorante, Eraste

Dorante
Ha ! Marquis, que l'on voit de Fâcheux, tous les jours,
Venir de nos plaisirs interrompre le cours !
Tu me vois enragé d'une assez belle chasse,
Qu'un fat... C'est un récit qu'il faut que je te fasse.
Eraste
Je cherche ici quelqu'un, et ne puis m'arrêter.
Dorante, le retenant.
Parbleu, chemin faisant, je te le veux conter.
Nous étions une troupe assez bien assortie,
Qui pour courir un cerf avions hier fait partie ;
Et nous fûmes coucher sur le pays exprès,
C'est−à−dire, mon cher, en fin fond de forêts.
Comme cet exercice est mon plaisir suprême,
Je voulus, pour bien faire, aller au bois moi−même ;
Et nous conclûmes tous d'attacher nos efforts
Sur un cerf qu'un chacun nous disoit cerf dix−cors ;
Mais moi, mon jugement, sans qu'aux marques j'arrête,
Fut qu'il n'étoit que cerf à sa seconde tête.
Nous avions, comme il faut, séparé nos relais,
Et déjeunions en hâte avec quelques oeufs frais,
Lorsqu'un franc campagnard, avec longue rapière,
Montant superbement sa jument poulinière,
Qu'il honoroit du nom de sa bonne jument,
S'en est venu nous faire un mauvais compliment,
Nous présentant aussi, pour surcroît de colère,
Un grand benêt de fils aussi sot que son père.
Il s'est dit grand chasseur, et nous a priés tous
Qu'il pût avoir le bien de courir avec nous.
Dieu préserve, en chassant, toute sage personne
D'un porteur de huchet qui mal à propos sonne,
De ces gens qui, suivis de dix hourets galeux,
Disent "ma meute", et font les chasseurs merveilleux !
Sa demande reçue et ses vertus prisées,
Nous avons été tous frapper à nos brisées.
A trois longueurs de trait, tayaut ! voilà d'abord
Le cerf donné aux chiens. J'appuie, et sonne fort.
Mon cerf débuche, et passe une assez longue plaine
Et mes chiens après lui, mais si bien en haleine,
Qu'on les auroit couverts tous d'un seul justaucorps.
Il vient à la forêt. Nous lui donnons alors
La vieille meute ; et moi, je prends en diligence
Mon cheval alezan. Tu l'as vu ?
Scène VI

500

Oeuvres complètes . 1

Eraste
Non, je pense.
Dorante
Comment ? C'est un cheval aussi bon qu'il est beau,
Et que ces jours passés j'achetai de Gaveau.
Je te laisse à penser si sur cette matière
Il voudroit me tromper, lui qui me considère :
Aussi je m'en contente ; et jamais, en effet,
Il n'a vendu cheval ni meilleur ni mieux fait :
Une tête de barbe, avec l'étoile nette ;
L'encolure d'un cygne, effilée et bien droite ;
Point d'épaules non plus qu'un lièvre ; court−jointé,
Et qui fait dans son port voir sa vivacité ;
Des pieds, morbleu ! des pieds ! le rein double (à vrai dire,
J'ai trouvé le moyen, moi seul, de le réduire ;
Et sur lui, quoique aux yeux il montrât beau semblant,
Petit−Jean de Gaveau ne montoit qu'en tremblant),
Une croupe en largeur à nulle autre pareille,
Et des gigots, Dieu sait ! Bref, c'est une merveille ;
Et j'en ai refusé cent pistoles, crois−moi,
Au retour d'un cheval amené pour le Roi.
Je monte donc dessus, et ma joie étoit pleine
De voir filer de loin les coupeurs dans la plaine ;
Je pousse, et je me trouve en un fort à l'écart,
A la queue de nos chiens, moi seul avec Drécar.
Une heure là dedans notre cerf se fait battre.
J'appuie alors mes chiens, et fais le diable à quatre ;
Enfin jamais chasseur ne se vit plus joyeux.
Je le relance seul, et tout alloit des mieux,
Lorsque d'un jeune cerf s'accompagne le nôtre :
Une part de mes chiens se sépare de l'autre,
Et je les vois, Marquis, comme tu peux penser,
Chasser tous avec crainte, et Finaut balancer.
Il se rabat soudain, dont j'eus l'âme ravie ;
Il empaume la voie ; et moi, je sonne et crie :
"A Finaut ! à Finaut ! " J'en revois à plaisir
Sur une taupinière, et resonne à loisir.
Quelques chiens revenoient à moi, quand pour disgrâce
Le jeune cerf, Marquis, à mon campagnard passe.
Mon étourdi se met à sonner comme il faut,
Et crie à pleine voix "tayaut ! tayaut ! tayaut ! "
Mes chiens me quittent tous, et vont à ma pécore ;
J'y pousse, et j'en revois dans le chemin encore ;
Mais à terre, mon cher, je n'eus pas jeté l'oeil,
Que je connus le change et sentis un grand deuil.
J'ai beau lui faire voir toutes les différences
Des pinces de mon cerf et de ses connoissances
Il me soutient toujours, en chasseur ignorant,
Que c'est le cerf de meute ; et par ce différend
Scène VI

501

Oeuvres complètes . 1
Il donne temps aux chiens d'aller loin. J'en enrage,
Et pestant de bon coeur contre le personnage,
Je pousse mon cheval et par haut et par bas,
Qui plioit des gaulis aussi gros que les bras :
Je ramène les chiens à ma première voie,
Qui vont, en me donnant une excessive joie,
Requerir notre cerf, comme s'ils l'eussent vu.
Ils le relancent ; mais ce coup est−il prévu ?
A te dire le vrai, cher Marquis, il m'assomme :
Notre cerf relancé va passer à notre homme,
Qui croyant faire un trait de chasseur fort vanté,
D'un pistolet d'arçon qu'il avoit apporté
Lui donne justement au milieu de la tête,
Et de fort loin me crie : "Ah ! j'ai mis bas la bête ! "
A−t−on jamais parlé de pistolets, bon Dieu !
Pour courre un cerf ? Pour moi, venant dessus le lieu,
J'ai trouvé l'action tellement hors d'usage,
Que j'ai donné des deux à mon cheval, de rage,
Et m'en suis revenu chez moi toujours courant,
Sans vouloir dire un mot à ce sot ignorant.
Eraste
Tu ne pouvois mieux faire, et ta prudence est rare ;
C'est ainsi des Fâcheux qu'il faut qu'on se sépare.
Adieu.
Dorante
Quand tu voudras, nous irons quelque part,
Où nous ne craindrons point de chasseur campagnard.
Eraste
Fort bien. Je crois qu'enfin je perdrai patience.
Cherchons à m'excuser avecque diligence.
Ballet du second acte
Première entrée
Des joueurs de boule l'arrêtent pour mesurer un coup dont ils sont en dispute. Il se défait d'eux avec peine, et
leur laisse danser un pas composé de toutes les postures qui sont ordinaires à ce jeu.

Deuxième entrée
De petits frondeurs les viennent interrompre, qui sont chassés ensuite.
Troisième entrée
par des savetiers et des savetières, leurs pères, et autres, qui sont aussi chassés à leur tour.
Quatrième entrée
par un jardinier qui danse seul, et se retire pour faire place au troisième acte.

Scène VI

502

Oeuvres complètes . 1
Acte III

Acte III

503

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Eraste, La Montagne

Eraste
Il est vrai, d'un côté, mes soins ont réussi,
Cet adorable objet enfin s'est adouci ;
Mais, d'un autre, on m'accable, et les astres sévères
Ont contre mon amour redoublé leurs colères.
Oui, Damis, son tuteur, mon plus rude Fâcheux,
Tout de nouveau s'oppose aux plus doux de mes voeux,
A son aimable nièce a défendu ma vue,
Et veut d'un autre époux la voir demain pourvue.
Orphise toutefois, malgré son désaveu,
Daigne accorder ce soir une grâce à mon feu ;
Et j'ai fait consentir l'esprit de cette belle
A souffrir qu'en secret je la visse chez elle.
L'amour aime surtout les secrètes faveurs ;
Dans l'obstacle qu'on force il trouve des douceurs ;
Et le moindre entretien de la beauté qu'on aime,
Lorsqu'il est défendu, devient grâce suprême.
Je vais au rendez−vous ; c'en est l'heure à peu près ;
Puis je veux m'y trouver plutôt avant qu'après.
La Montagne
Suivrai−je vos pas ?
Eraste
Non : je craindrois que peut−être
A quelques yeux suspects tu me fisses connoître.
La Montagne
Mais...
Eraste
Je ne le veux pas.
La Montagne
Je dois suivre vos lois :
Mais au moins si de loin...
Eraste
Te tairas−tu, vingt fois ?
Et ne veux−tu jamais quitter cette méthode
De te rendre à toute heure un valet incommode ?

Scène I

504

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Caritidès, Eraste

Caritidès
Monsieur, le temps répugne à l'honneur de vous voir :
Le matin est plus propre à rendre un tel devoir ;
Mais de vous rencontrer il n'est pas bien facile,
Car vous dormez toujours, ou vous êtes en ville :
Au moins, Messieurs vos gens me l'assurent ainsi ;
Et j'ai, pour vous trouver, pris l'heure que voici.
Encore est−ce un grand heur dont le destin m'honore,
Car deux moments plus tard, je vous manquois encore.
Eraste
Monsieur, souhaitez−vous quelque chose de moi ?
Caritidès
Je m'acquitte Monsieur, de ce que je vous doi,
Et vous viens... Excusez l'audace qui m'inspire
Si...
Eraste
Sans tant de façons, qu'avez−vous à me dire ?
Caritidès
Comme le rang, l'esprit, la générosité,
Que chacun vante en vous...
Eraste
Oui, je suis fort vanté.
Passons, Monsieur.
Caritidès
Monsieur, c'est une peine extrême
Lorsqu'il faut à quelqu'un se produire soi−même ;
Et toujours près des grands on doit être introduit
Par des gens qui de nous fassent un peu de bruit,
Dont la bouche écoutée avecque poids débite
Ce qui peut faire voir notre petit mérite.
Enfin j'aurois voulu que des gens bien instruits
Vous eussent pu, Monsieur, dire ce que je suis.
Eraste
Je vois assez, Monsieur, ce que vous pouvez être,
Et votre seul abord le peut faire connoître.
Caritidès
Oui, je suis un savant charmé de vos vertus,
Scène II

505

Oeuvres complètes . 1
Non pas de ces savants dont le nom n'est qu'en us :
Il n'est rien si commun qu'un nom à la latine ;
Ceux qu'on habille en grec ont bien meilleure mine ;
Et pour en avoir un qui se termine en es,
Je me fais appeler Monsieur Caritidès.
Eraste
Monsieur Caritidès soit. Qu'avez−vous à dire ?
Caritidès
C'est un placet, Monsieur, que je voudrois vous lire,
Et que, dans la posture où vous met votre emploi,
J'ose vous conjurer de présenter au Roi.
Eraste
Hé ! Monsieur, vous pouvez le présenter vous−même.
Caritidès
Il est vrai que le Roi fait cette grâce extrême :
Mais par ce même excès de ses rares bontés,
Tant de méchants placets, Monsieur, sont présentés,
Qu'ils étouffent les bons ; et l'espoir où je fonde,
Est qu'on donne le mien quand le Prince est sans monde.
Eraste
Eh bien ! vous le pouvez, et prendre votre temps.
Caritidès
Ah ! Monsieur, les huissiers sont de terribles gens !
Ils traitent les savants de faquins à nasardes,
Et je n'en puis venir qu'à la salle des gardes.
Les mauvais traitements qu'il me faut endurer
Pour jamais de la cour me feroient retirer,
Si je n'avois conçu l'espérance certaine
Qu'auprès de notre roi vous serez mon Mécène.
Oui, votre crédit m'est un moyen assuré...
Eraste
Eh bien ! donnez−moi donc : je le présenterai.
Caritidès
Le voici ; mais au moins oyez−en la lecture.
Eraste
Non...
Caritidès
C'est pour être instruit : Monsieur, je vous conjure.
Au roi.
"Sire,

Scène II

506

Oeuvres complètes . 1
Votre très−humble, très−obéissant, très−fidèle, et très−savant sujet et serviteur, Caritidès, François de nation,
Grec de profession, ayant considéré les grands et notables abus qui se commettent aux inscriptions des
enseignes des maisons, boutiques, cabarets, jeux de boule, et autres lieux de votre bonne ville de Paris, en ce
que certains ignorants compositeurs desdites inscriptions renversent, par une barbare, pernicieuse et
détestable orthographe, toute sorte de sens et raison, sans aucun égard d'étymologie, analogie, énergie, ni
allégorie quelconque, au grand scandale de la république des lettres, et de la nation françoise, qui se décrie et
déshonore par lesdits abus et fautes grossières envers les étrangers, et notamment envers les Allemands,
curieux lecteurs et inspectateurs desdites inscriptions..."

Eraste
Ce placet est fort long, et pourroit bien fâcher...
Caritidès
Ah ! Monsieur, pas un mot ne s'en peut retrancher.
Eraste
Achevez promptement.
(Caritidès continue.)
"... supplie humblement Votre Majesté de créer, pour le bien de son Etat et la gloire de son empire, une
charge de contrôleur, intendant, correcteur, réviseur, et restaurateur général desdites inscriptions, et d'icelle
honorer le suppliant, tant en considération de son rare et éminent savoir, que des grands et signalés services
qu'il a rendus à l'Etat et à Votre Majesté en faisant l'anagramme de Votredite Majesté en françois, latin, grec,
hébreu, syriaque, chaldéen, arabe..."

Eraste, l'interrompant.
Fort bien. Donnez−le vite, et faites la retraite :
Il sera vu du Roi ; c'est une affaire faite.
Caritidès
Hélas ! Monsieur, c'est tout que montrer mon placet.
Si le Roi le peut voir, je suis sûr de mon fait ;
Car comme sa justice en toute chose est grande,
Il ne pourra jamais refuser ma demande.
Au reste, pour porter au ciel votre renom,
Donnez−moi par écrit votre nom et surnom ;
J'en veux faire un poème en forme d'acrostiche
Dans les deux bouts du vers et dans chaque hémistiche.
Eraste
Oui, vous l'aurez demain, Monsieur Caritidès.
Ma foi, de tels savants sont des ânes bien faits.
J'aurois dans d'autres temps bien ri de sa sottise...

Scène II

507

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Ormin, Eraste

Ormin
Bien qu'une grande affaire en ce lieu me conduise,
J'ai voulu qu'il sortît avant que vous parler.
Eraste
Fort bien ; mais dépêchons, car je veux m'en aller.
Ormin
Je me doute à peu près que l'homme qui vous quitte
Vous a fort ennuyé, Monsieur, par sa visite :
C'est un vieux importun, qui n'a pas l'esprit sain,
Et pour qui j'ai toujours quelque défaite en main.
Au Mail, à Luxembourg et dans les Tuileries,
Il fatigue le monde avec ses rêveries ;
Et des gens comme vous doivent fuir l'entretien
De tous ces savantas qui ne sont bons à rien.
Pour moi, je ne crains pas que je vous importune,
Puisque je viens, Monsieur, faire votre fortune.
Eraste
Voici quelque souffleur, de ces gens qui n'ont rien,
Et vous viennent toujours promettre tant de bien.
Vous avez fait, Monsieur, cette bénite pierre
Qui peut seule enrichir tous les rois de la terre ?
Ormin
La plaisante pensée, hélas ! où vous voilà !
Dieu me garde, Monsieur, d'être de ces fous−là !
Je ne me repais point de visions frivoles,
Et je vous porte ici les solides paroles
D'un avis que pour vous je veux donner au Roi,
Et que tout cacheté je conserve sur moi :
Non de ces sots projets, de ces chimères vaines,
Dont les surintendants ont les oreilles pleines ;
Non de ces gueux d'avis, dont les prétentions
Ne parlent que de vingt ou trente millions ;
Mais un qui, tous les ans, à si peu qu'on le monte,
En peut donner au Roi quatre cents de bon conte,
Avec facilité, sans risque, ni soupçon,
Et sans fouler le peuple en aucune façon :
Enfin c'est un avis d'un gain inconcevable,
Et que du premier mot on trouvera faisable.
Oui, pourvu que par vous je puisse être poussé...
Eraste
Scène III

508

Oeuvres complètes . 1
Soit, nous en parlerons. Je suis un peu pressé.
Ormin
Si vous me promettiez de garder le silence,
Je vous découvrirois cet avis d'importance.
Eraste
Non, non, je ne veux point savoir votre secret.
Ormin
Monsieur, pour le trahir, je vous crois trop discret,
Et veux, avec franchise, en deux mots vous l'apprendre.
Il faut voir si quelqu'un ne peut point nous entendre.
Cet avis merveilleux, dont je suis l'inventeur,
Est que...
Eraste
D'un peu plus loin, et pour cause, Monsieur.
Ormin
Vous voyez le grand gain, sans qu'il faille le dire,
Que de ces ports de mer le Roi tous les ans tire.
Or l'avis, dont encor nul ne s'est avisé,
Est qu'il faut de la France, et c'est un coup aisé,
En fameux ports de mer mettre toutes les côtes.
Ce seroit pour monter à des sommes très−hautes.
Et si...
Eraste
L'avis est bon, et plaira fort au Roi.
Adieu : nous nous verrons.
Ormin
Au moins, appuyez−moi
Pour en avoir ouvert les premières paroles.
Eraste
Oui, oui.
Ormin
Si vous vouliez me prêter deux pistoles,
Que vous reprendriez sur le droit de l'avis,
Monsieur...
Eraste
Oui, volontiers. Plût à Dieu qu'à ce prix
De tous les importuns je pusse me voir quitte !
Voyez quel contre−temps prend ici leur visite !
Je pense qu'à la fin je pourrai bien sortir.
Viendra−t−il point quelqu'un encor me divertir ?

Scène III

509

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Filinte, Eraste

Filinte
Marquis, je viens d'apprendre une étrange nouvelle.
Eraste
Quoi ?
Filinte
Qu'un homme tantôt t'a fait une querelle.
Eraste
A moi ?
Filinte
Que te sert−il de le dissimuler ?
Je sais de bonne part qu'on t'a fait appeler ;
Et comme ton ami, quoi qu'il en réussisse,
Je te viens contre tous faire offre de service.
Eraste
Je te suis obligé ; mais crois que tu me fais...
Filinte
Tu ne l'avoueras pas ; mais tu sors sans valets.
Demeure dans la ville, ou gagne la campagne,
Tu n'iras nulle part que je ne t'accompagne.
Eraste
Ah ! j'enrage !
Filinte
A quoi bon de te cacher de moi ?
Eraste
Je te jure, Marquis, qu'on s'est moqué de toi.
Filinte
En vain tu t'en défends.
Eraste
Que le Ciel me foudroie,
Si d'aucun démêlé... !
Filinte
Tu penses qu'on te croie ?

Scène IV

510

Oeuvres complètes . 1
Eraste
Eh ! mon Dieu, je te dis, et ne déguise point,
Que...
Filinte
Ne me crois pas dupe, et crédule à ce point.
Eraste
Veux−tu m'obliger ?
Filinte
Non.
Eraste
Laisse−moi, je te prie.
Filinte
Point d'affaire, Marquis.
Eraste
Une galanterie
En certain lieu ce soir...
Filinte
Je ne te quitte pas ;
En quel lieu que ce soit, je veux suivre tes pas.
Eraste
Parbleu ! puisque tu veux que j'aie une querelle,
Je consens à l'avoir pour contenter ton zèle :
Ce sera contre toi, qui me fais enrager,
Et dont je ne me puis par douceur dégager.
Filinte
C'est fort mal d'un ami recevoir le service ;
Mais puisque je vous rends un si mauvais office,
Adieu : vuidez sans moi tout ce que vous aurez.
Eraste
Vous serez mon ami quand vous me quitterez.
Mais voyez quels malheurs suivent ma destinée !
Ils m'auront fait passer l'heure qu'on m'a donnée.

Scène IV

511

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Damis, l'Espine, Eraste, La Rivière

Damis
Quoi ? malgré moi le traître espère l'obtenir ?
Ah ! mon juste courroux le saura prévenir.
Eraste
J'entrevois là quelqu'un sur la porte d'Orphise.
Quoi ? toujours quelque obstacle aux feux qu'elle autorise !
Damis
Oui, j'ai su que ma nièce, en dépit de mes soins,
Doit voir ce soir chez elle Eraste sans témoins.
La Rivière
Qu'entends−je à ces gens−là dire de notre maître ?
Approchons doucement, sans nous faire connoître.
Damis
Mais avant qu'il ait lieu d'achever son dessein,
Il faut de mille coups percer son traître sein.
Va−t'en faire venir ceux que je viens de dire,
Pour les mettre en embûche aux lieux que je desire,
Afin qu'au nom d'Eraste on soit prêt à venger
Mon honneur, que ses feux ont l'orgueil d'outrager,
A rompre un rendez−vous qui dans ce lieu l'appelle,
Et noyer dans son sang sa flamme criminelle.
La rivière, l'attaquant avec ses compagnons.
Avant qu'à tes fureurs on puisse l'immoler,
Traître, tu trouveras en nous à qui parler.
Eraste, mettant l'épée à la main.
Bien qu'il m'ait voulu perdre, un point d'honneur me presse
De secourir ici l'oncle de ma maîtresse.
Je suis à vous, Monsieur.
Damis, après leur fuite.
O Ciel ! par quel secours
D'un trépas assuré vois−je sauver mes jours ?
A qui suis−je obligé d'un si rare service ?
Eraste
Je n'ai fait, vous servant, qu'un acte de justice.
Damis
Ciel ! puis−je à mon oreille ajouter quelque foi ?
Est−ce la main d'Eraste... ?

Scène V

512

Oeuvres complètes . 1
Eraste
Oui, oui, Monsieur, c'est moi
Trop heureux que ma main vous ait tiré de peine,
Trop malheureux d'avoir mérité votre haine.
Damis
Quoi ? celui dont j'avois résolu le trépas
Est celui qui pour moi vient d'employer son bras ?
Ah ! c'en est trop : mon coeur est contraint de se rendre ;
Et quoi que votre amour ce soir ait pu prétendre,
Ce trait si surprenant de générosité
Doit étouffer en moi toute animosité.
Je rougis de ma faute, et blâme mon caprice.
Ma haine trop longtemps vous a fait injustice ;
Et pour la condamner par un éclat fameux,
Je vous joins dès ce soir à l'objet de vos voeux.

Scène V

513

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Orphise, Damis, Eraste, Suite

Orphise, venant avec un flambeau d'argent à la main.
Monsieur, quelle aventure a d'un trouble effroyable...
Damis
Ma nièce, elle n'a rien que de très−agréable,
Puisque après tant de voeux que j'ai blâmés en vous,
C'est elle qui vous donne Eraste pour époux.
Son bras a repoussé le trépas que j'évite,
Et je veux envers lui que votre main m'acquitte.
Orphise
Si c'est pour lui payer ce que vous lui devez,
J'y consens, devant tout aux jours qu'il a sauvés.
Eraste
Mon coeur est si surpris d'une telle merveille
Qu'en ce ravissement je doute si je veille.
Damis
Célébrons l'heureux sort dont vous allez jouir,
Et que nos violons viennent nous réjouir.
(Comme les violons veulent jouer, on frappe fort à la porte.)
Eraste
Qui frappe là si fort ?
L'Espine
Monsieur, ce sont des masques,
Qui portent des crincrins et des tambours de Basques.
(Les masques entrent, qui occupent toute la place.)
Eraste
Quoi ? toujours des Fâcheux ! Holà ! suisses, ici !
Qu'on me fasse sortir ces gredins que voici.
Ballet du troisième acte
Première entrée
Des suisses avec des hallebardes chassent tous les masques fâcheux, et se retirent ensuite pour laisser danser
à leur aise
Dernière entrée
Quatre bergers et une bergère qui, au sentiment de tous ceux qui l'ont vue, ferme le divertissement d'assez
bonne grâce.

Scène VI

514

Oeuvres complètes . 1

L'Ecole des femmes
Comédie
Représentée pour la première fois
à Paris sur le théâtre du Palais−Royal
le 26e décembre 1662
par la Troupe de monsieur, frère unique du roi

L'Ecole des femmes

515

Oeuvres complètes . 1
Adresse

A Madame

Madame,
Je suis le plus embarrassé homme du monde, lorsqu'il me faut dédier un livre, et je me trouve si peu fait au
style d'épître dédicatoire, que je ne sais pas où sortir de celle−ci. Un autre auteur, qui serait en ma place,
trouverait d'abord cent belles choses à dire de Votre Altesse Royale, sur ce titre de l'Ecole des Femmes, et
l'offre qu'il vous en ferait. Mais, pour moi, Madame, je vous avoue mon faible. Je ne sais point cet art de
trouver des rapports entre des choses si peu proportionnées ; et, quelques belles lumières que mes confrères
les auteurs me donnent tous les jours sur des pareils sujets, je ne vois point ce que Votre Altesse Royale
pourrait avoir à démêler avec la comédie que je lui présente. On n'est pas en peine, sans doute, comment il
faut faire pour vous louer. La matière, Madame, ne saute que trop aux yeux ; et, de quelque côté qu'on vous
regarde, on rencontre gloire sur gloire, et qualités sur qualités. Vous en avez, Madame, du côté du rang et de
la naissance, qui vous font respecter de toute la terre. Vous en avez du côté des grâces, et de l'esprit, et du
corps, qui vous font admirer de toutes les personnes qui vous voient. Vous en avez du côté de l'âme, qui, si
l'on ose parler ainsi, vous font aimer de tous ceux qui ont l'honneur d'approcher de vous : je veux dire cette
douceur pleine de charmes dont vous daignez tempérer la fierté des grands titres que vous portez ; cette
bonté tout obligeante, cette affabilité généreuse que vous faites paraître pour tout le monde. Et ce sont
particulièrement ces dernières pour qui je suis, et dont je sens fort bien que je ne me pourrai taire quelque
jour. Mais encore une fois, Madame, je ne sais point le biais de faire entrer ici des vérités si éclatantes ; et ce
sont choses, à mon avis, et d'une trop vaste étendue et d'un mérite trop élevé, pour les vouloir renfermer dans
une épître et les mêler avec des bagatelles. Tout bien considéré, Madame, je ne vois rien à faire ici pour moi
que de vous dédier simplement ma comédie, et de vous assurer, avec tout le respect qu'il m'est possible, que
je suis,
De Votre Altesse Royale,
Madame,
Le très humble, très obéissant, et très obligé serviteur,
Molière.

Adresse

516

Oeuvres complètes . 1
Préface

Bien des gens ont frondé d'abord cette comédie ; mais les rieurs ont été pour elle, et tout le mal qu'on en a pu
dire n'a pu faire qu'elle n'ait eu un succès dont je me contente.
Je sais qu'on attend de moi dans cette impression quelque préface qui réponde aux censeurs et rende raison de
mon ouvrage ; et sans doute que je suis assez redevable à toutes les personnes qui lui ont donné leur
approbation, pour me croire obligé de défendre leur jugement contre celui des autres ; mais il se trouve
qu'une grande partie des choses que j'aurais à dire sur ce sujet est déjà dans une dissertation que j'ai faite en
dialogue, et dont je ne sais encore ce que je ferai.
L'idée de ce dialogue, ou, si l'on veut, de cette petite comédie, me vint après les deux ou trois premières
représentations de ma pièce.
Je la dis, cette idée, dans une maison où je me trouvai un soir, et d'abord une personne de qualité, dont l'esprit
est assez connu dans le monde, et qui me fait l'honneur de m'aimer, trouva le projet assez à son gré, non
seulement pour me solliciter d'y mettre la main, mais encore pour l'y mettre lui−même ; et je fus étonné que
deux jours après il me montra toute l'affaire exécutée d'une manière à la vérité beaucoup plus galante et plus
spirituelle que je ne puis faire, mais où je trouvai des choses trop avantageuses pour moi ; et j'eus peur que,
si je produisais cet ouvrage sur notre théâtre, on ne m'accusât d'avoir mendié les louanges qu'on m'y donnait.
Cependant cela m'empêcha, par quelque considération, d'achever ce que j'avais commencé. Mais tant de gens
me pressent tous les jours de le faire, que je ne sais ce qui en sera ; et cette incertitude est cause que je ne
mets point dans cette préface ce qu'on verra dans la Critique, en cas que je me résolve à la faire paraître. S'il
faut que cela soit, je le dis encore, ce sera seulement pour venger le public du chagrin délicat de certaines
gens ; car, pour moi, je m'en tiens assez vengé par la réussite de ma comédie ; et je souhaite que toutes
celles que je pourrai faire soient traitées par eux comme celle−ci pourvu que le reste soit de même.

Préface

517

Oeuvres complètes . 1
Personnages

Arnolphe, autrement M. De la Souche.
Agnès, jeune fille innocente, élevée par Arnolphe.
Horace, amant d'Agnès.
Alain, paysan, valet d'Arnolphe.
Georgette, paysanne, servante d'Arnolphe.
Chrysalde, ami d'Arnolphe.
Enrique, beau−frère de Chrysalde.
Oronte, père d'Horace et grand ami d'Arnolphe.
La scène est dans une place de ville.

Personnages

518

Oeuvres complètes . 1
Acte I

Acte I

519

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Chrysalde, Arnolphe

Chrysalde
Vous venez, dites−vous, pour lui donner la main ?
Arnolphe
Oui, je veux terminer la chose dans demain.
Chrysalde
Nous sommes ici seuls ; et l'on peut, ce me semble,
Sans craindre d'être ouïs, y discourir ensemble :
Voulez−vous qu'en ami je vous ouvre mon coeur ?
Votre dessein pour vous me fait trembler de peur ;
Et de quelque façon que vous tourniez l'affaire,
Prendre femme est à vous un coup bien téméraire.
Arnolphe
Il est vrai, notre ami. Peut−être que chez vous
Vous trouvez des sujets de craindre pour chez nous ;
Et votre front, je crois, veut que du mariage
Les cornes soient partout l'infaillible apanage.
Chrysalde
Ce sont coups du hasard, dont on n'est point garant,
Et bien sot, ce me semble, est le soin qu'on en prend.
Mais quand je crains pour vous, c'est cette raillerie
Dont cent pauvres maris ont souffert la furie ;
Car enfin vous savez qu'il n'est grands ni petits
Que de votre critique on ait vus garantis ;
Car vos plus grands plaisirs sont, partout où vous êtes,
De faire cent éclats des intrigues secrètes...
Arnolphe
Fort bien : est−il au monde une autre ville aussi
Où l'on ait des maris si patients qu'ici ?
Est−ce qu'on n'en voit pas, de toutes les espèces,
Qui sont accommodés chez eux de toutes pièces ?
L'un amasse du bien, dont sa femme fait part
A ceux qui prennent soin de le faire cornard ;
L'autre un peu plus heureux, mais non pas moins infâme,
Voit faire tous les jours des présents à sa femme,
Et d'aucun soin jaloux n'a l'esprit combattu,
Parce qu'elle lui dit que c'est pour sa vertu.
L'un fait beaucoup de bruit qui ne lui sert de guères ;
L'autre en toute douceur laisse aller les affaires,
Et voyant arriver chez lui le damoiseau,
Scène I

520

Oeuvres complètes . 1
Prend fort honnêtement ses gants et son manteau.
L'une de son galant, en adroite femelle,
Fait fausse confidence à son époux fidèle,
Qui dort en sûreté sur un pareil appas,
Et le plaint, ce galant, des soins qu'il ne perd pas ;
L'autre, pour se purger de sa magnificence,
Dit qu'elle gagne au jeu l'argent qu'elle dépense ;
Et le mari benêt, sans songer à quel jeu,
Sur les gains qu'elle fait rend des grâces à Dieu.
Enfin, ce sont partout des sujets de satire ;
Et comme spectateur ne puis−je pas en rire ?
Puis−je pas de nos sots... ?
Chrysalde
Oui ; mais qui rit d'autrui
Doit craindre qu'en revanche on rie aussi de lui.
J'entends parler le monde ; et des gens se délassent
A venir débiter les choses qui se passent ;
Mais, quoi que l'on divulgue aux endroits où je suis,
Jamais on ne m'a vu triompher de ces bruits.
J'y suis assez modeste ; et, bien qu'aux occurrences
Je puisse condamner certaines tolérances,
Que mon dessein ne soit de souffrir nullement
Ce que d'aucuns maris souffrent paisiblement,
Pourtant je n'ai jamais affecté de le dire ;
Car enfin il faut craindre un revers de satire,
Et l'on ne doit jamais jurer sur de tels cas
De ce qu'on pourra faire, ou bien ne faire pas.
Ainsi, quand à mon front, par un sort qui tout mène,
Il seroit arrivé quelque disgrâce humaine,
Après mon procédé, je suis presque certain
Qu'on se contentera de s'en rire sous main ;
Et peut−être qu'encor j'aurai cet avantage,
Que quelques bonnes gens diront que c'est dommage,
Mais de vous, cher compère, il en est autrement :
Je vous le dis encor, vous risquez diablement.
Comme sur les maris accusés de souffrance
De tout temps votre langue a daubé d'importance,
Qu'on vous a vu contre eux un diable déchaîné,
Vous devez marcher droit pour n'être point berné ;
Et s'il faut que sur vous on ait la moindre prise,
Gare qu'aux carrefours on ne vous tympanise,
Et...
Arnolphe
Mon Dieu, notre ami, ne vous tourmentez point :
Bien huppé qui pourra m'attraper sur ce point.
Je sais les tours rusés et les subtiles trames
Dont pour nous en planter savent user les femmes,
Et comme on est dupé par leurs dextérités.
Contre cet incident j'ai pris mes sûretés ;
Scène I

521

Oeuvres complètes . 1
Et celle que j'épouse a toute l'innocence
Qui peut sauver mon front de maligne influence.
Chrysalde
Et que prétendez−vous qu'une sotte, en un mot...
Arnolphe
Epouser une sotte est pour n'être point sot.
Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage ;
Mais une femme habile est un mauvais présage ;
Et je sais ce qu'il coûte à de certaines gens
Pour avoir pris les leurs avec trop de talens.
Moi, j'irois me charger d'une spirituelle
Qui ne parleroit rien que cercle et que ruelle,
Qui de prose et de vers feroit de doux écrits,
Et que visiteroient marquis et beaux esprits,
Tandis que, sous le nom du mari de Madame,
Je serois comme un saint que pas un ne réclame ?
Non, non, je ne veux point d'un esprit qui soit haut ;
Et femme qui compose en sait plus qu'il ne faut.
Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime,
Même ne sache pas ce que c'est qu'une rime ;
Et s'il faut qu'avec elle on joue au corbillon
Et qu'on vienne à lui dire à son tour : "Qu'y met−on ? "
Je veux qu'elle réponde : "Une tarte à la crème" ;
En un mot, qu'elle soit d'une ignorance extrême ;
Et c'est assez pour elle, à vous en bien parler,
De savoir prier Dieu, m'aimer, coudre et filer.
Chrysalde
Une femme stupide est donc votre marotte ?
Arnolphe
Tant, que j'aimerois mieux une laide bien sotte
Qu'une femme fort belle avec beaucoup d'esprit.
Chrysalde
L'esprit et la beauté...
Arnolphe
L'honnêteté suffit.
Chrysalde
Mais comment voulez−vous, après tout, qu'une bête
Puisse jamais savoir ce que c'est qu'être honnête ?
Outre qu'il est assez ennuyeux, que je croi,
D'avoir toute sa vie une bête avec soi,
Pensez−vous le bien prendre, et que sur votre idée
La sûreté d'un front puisse être bien fondée ?
Une femme d'esprit peut trahir son devoir ;
Mais il faut pour le moins qu'elle ose le vouloir ;
Scène I

522

Oeuvres complètes . 1
Et la stupide au sien peut manquer d'ordinaire,
Sans en avoir l'envie et sans penser le faire.
Arnolphe
A ce bel argument, à ce discours profond,
Ce que Pantagruel à Panurge répond :
Pressez−moi de me joindre à femme autre que sotte,
Prêchez, patrocinez jusqu'à la Pentecôte ;
Vous serez ébahi, quand vous serez au bout,
Que vous ne m'aurez rien persuadé du tout.
Chrysalde
Je ne vous dis plus mot.
Arnolphe
Chacun a sa méthode.
En femme, comme en tout, je veux suivre ma mode.
Je me vois riche assez pour pouvoir, que je croi,
Choisir une moitié qui tienne tout de moi,
Et de qui la soumise et pleine dépendance
N'ait à me reprocher aucun bien ni naissance.
Un air doux et posé, parmi d'autres enfans,
M'inspira de l'amour pour elle dès quatre ans ;
Sa mère se trouvant de pauvreté pressée,
De la lui demander il me vint la pensée ;
Et la bonne paysanne, apprenant mon desir,
A s'ôter cette charge eut beaucoup de plaisir.
Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever selon ma politique,
C'est−à−dire ordonnant quels soins on emploîroit
Pour la rendre idiote autant qu'il se pourroit.
Dieu merci, le succès a suivi mon attente :
Et grande, je l'ai vue à tel point innocente,
Que j'ai béni le Ciel d'avoir trouvé mon fait,
Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
Je l'ai donc retirée ; et comme ma demeure
A cent sortes de monde est ouverte à toute heure,
Je l'ai mise à l'écart, comme il faut tout prévoir,
Dans cette autre maison où nul ne me vient voir ;
Et pour ne point gâter sa bonté naturelle,
Je n'y tiens que des gens tout aussi simples qu'elle,
Vous me direz : Pourquoi cette narration ?
C'est pour vous rendre instruit de ma précaution.
Le résultat de tout est qu'en ami fidèle
Ce soir je vous invite à souper avec elle ;
Je veux que vous puissiez un peu l'examiner,
Et voir si de mon choix on me doit condamner.
Chrysalde
J'y consens.

Scène I

523

Oeuvres complètes . 1
Arnolphe
Vous pourrez, dans cette conférence,
Juger de sa personne et de son innocence.
Chrysalde
Pour cet article−là, ce que vous m'avez dit
Ne peut...
Arnolphe
La vérité passe encor mon récit.
Dans ses simplicités à tous coups je l'admire,
Et parfois elle en dit dont je pâme de rire.
L'autre jour (pourroit−on se le persuader ? ),
Elle étoit fort en peine, et me vint demander,
Avec une innocence à nulle autre pareille,
Si les enfants qu'on fait se faisoient par l'oreille.
Chrysalde
Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe...
Arnolphe
Bon !
Me voulez−vous toujours appeler de ce nom ?
Chrysalde
Ah ! malgré que j'en aie, il me vient à la bouche,
Et jamais je ne songe à Monsieur de la Souche.
Qui diable vous a fait aussi vous aviser,
A quarante et deux ans, de vous débaptiser,
Et d'un vieux tronc pourri de votre métairie
Vous faire dans le monde un nom de seigneurie ?
Arnolphe
Outre que la maison par ce nom se connoît,
La Souche plus qu'Arnolphe à mes oreilles plaît.
Chrysalde
Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères
Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères !
De la plupart des gens c'est la démangeaison ;
Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
Je sais un paysan qu'on appeloit Gros−Pierre,
Qui n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre,
Y fit tout à l'entour faire un fossé bourbeux,
Et de Monsieur de l'Isle en prit le nom pompeux.
Arnolphe
Vous pourriez vous passer d'exemples de la sorte.
Mais enfin de la Souche est le nom que je porte :
J'y vois de la raison, j'y trouve des appas ;
Et m'appeler de l'autre est ne m'obliger pas.
Scène I

524

Oeuvres complètes . 1

Chrysalde
Cependant la plupart ont peine à s'y soumettre,
Et je vois même encor des adresses de lettre...
Arnolphe
Je le souffre aisément de qui n'est pas instruit ;
Mais vous...
Chrysalde
Soit : là−dessus nous n'aurons point de bruit.
Et je prendrai le soin d'accoutumer ma bouche
A ne plus vous nommer que Monsieur de la Souche.
Arnolphe
Adieu. Je frappe ici pour donner le bonjour,
Et dire seulement que je suis de retour.
Chrysalde, s'en allant.
Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières.
Arnolphe
Il est un peu blessé sur certaines matières.
Chose étrange de voir comme avec passion
Un chacun est chaussé de son opinion !
Holà !

Scène I

525

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Alain, Georgette, Arnolphe

Alain
Qui heurte ?
Arnolphe
Ouvrez. On aura, que je pense,
Grande joie à me voir après dix jours d'absence.
Alain
Qui va là ?
Arnolphe
Moi.
Alain
Georgette !
Georgette
Hé bien ?
Alain
Ouvre là−bas.
Georgette
Vas−y, toi.
Alain
Vas−y, toi.
Georgette
Ma foi, je n'irai pas.
Alain
Je n'irai pas aussi.
Arnolphe
Belle cérémonie
Pour me laisser dehors ! Holà ho, je vous prie.
Georgette
Qui frappe ?
Arnolphe
Votre maître.

Scène II

526

Oeuvres complètes . 1
Georgette
Alain !
Alain
Quoi ?
Georgette
C'est Monsieu.
Ouvre vite.
Alain
Ouvre, toi.
Georgette
Je souffle notre feu.
Alain
J'empêche, peur du chat, que mon moineau ne sorte.
Arnolphe
Quiconque de vous deux n'ouvrira pas la porte
N'aura point à manger de plus de quatre jours.
Ha !
Georgette
Par quelle raison y venir, quand j'y cours ?
Alain
Pourquoi plutôt que moi ? Le plaisant strodagème !
Georgette
Ote−toi donc de là.
Alain
Non, ôte−toi, toi−même.
Georgette
Je veux ouvrir la porte.
Alain
Et je veux l'ouvrir, moi.
Georgette
Tu ne l'ouvriras pas.
Alain
Ni toi non plus.
Georgette
Ni toi.

Scène II

527

Oeuvres complètes . 1
Arnolphe
Il faut que j'aie ici l'âme bien patiente !
Alain
Au moins, c'est moi, Monsieur.
Georgette
Je suis votre servante,
C'est moi.
Alain
Sans le respect de Monsieur que voilà,
Je te...
Arnolphe, recevant un coup d'Alain.
Peste !
Alain
Pardon.
Arnolphe
Voyez ce lourdaud−là !
Alain
C'est elle aussi, Monsieur...
Arnolphe
Que tous deux on se taise,
Songez à me répondre, et laissons la fadaise.
Hé bien, Alain, comment se porte−t−on ici ?
Alain
Monsieur, nous nous... Monsieur, nous nous por... Dieu merci,
Nous nous...
(Arnolphe ôte par trois fois le chapeau de dessus la tête d'Alain.)
Arnolphe
Qui vous apprend, impertinente bête,
A parler devant moi le chapeau sur la tête ?
Alain
Vous faites bien, j'ai tort.
Arnolphe, à Alain.
Faites descendre Agnès.
Arnolphe, à Georgette.
Lorsque je m'en allai, fut−elle triste après ?
Georgette
Triste ? Non.
Scène II

528

Oeuvres complètes . 1

Arnolphe
Non ?
Georgette
Si fait.
Arnolphe
Pourquoi donc... ?
Georgette
Oui, je meure,
Elle vous croyoit voir de retour à toute heure ;
Et nous n'oyions jamais passer devant chez nous
Cheval, âne, ou mulet, qu'elle ne prît pour vous.

Scène II

529

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Agnès, Alain, Georgette, Arnolphe

Arnolphe
La besogne à la main ! C'est un bon témoignage.
Hé bien ! Agnès, je suis de retour du voyage :
En êtes−vous bien aise ?
Agnès
Oui, Monsieur, Dieu merci.
Arnolphe
Et moi de vous revoir je suis bien aise aussi.
Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien portée ?
Agnès
Hors les puces, qui m'ont la nuit inquiétée.
Arnolphe
Ah ! vous aurez dans peu quelqu'un pour les chasser.
Agnès
Vous me ferez plaisir.
Arnolphe
Je le puis bien penser.
Que faites−vous donc là ?
Agnès
Je me fais des cornettes.
Vos chemises de nuit et vos coiffes sont faites.
Arnolphe
Ha ! voilà qui va bien. Allez, montez là−haut :
Ne vous ennuyez point, je reviendrai tantôt,
Et je vous parlerai d'affaires importantes.
(Tous étant rentrés.)
Héroïnes du temps, Mesdames les savantes,
Pousseuses de tendresse et de beaux sentimens,
Je défie à la fois tous vos vers, vos romans,
Vos lettres, billets doux, toute votre science
De valoir cette honnête et pudique ignorance.

Scène III

530

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Horace, Arnolphe

Arnolphe
Ce n'est point par le bien qu'il faut être ébloui ;
Et pourvu que l'honneur soit... Que vois−je ? Est−ce ? ... Oui.
Je me trompe. Nenni. Si fait. Non, c'est lui−même.
Hor...
Horace
Seigneur Ar...
Arnolphe
Horace !
Horace
Arnolphe.
Arnolphe
Ah ! joie extrême !
Et depuis quand ici ?
Horace
Depuis neuf jours.
Arnolphe
Vraiment ?
Horace
Je fus d'abord chez vous, mais inutilement.
Arnolphe
J'étois à la campagne.
Horace
Oui, depuis deux journées.
Arnolphe
Oh ! comme les enfants croissent en peu d'années !
J'admire de le voir au point où le voilà,
Après que je l'ai vu pas plus grand que cela.
Horace
Vous voyez.
Arnolphe
Mais, de grâce. Oronte votre père,
Scène IV

531

Oeuvres complètes . 1
Mon bon et cher ami, que j'estime et révère,
Que fait−il ? que dit−il ? est−il toujours gaillard ?
A tout ce qui le touche, il sait que je prends part :
Nous ne nous sommes vus depuis quatre ans ensemble.
Horace
Ni, qui plus est, écrit l'un à l'autre, me semble.
Il est, seigneur Arnolphe, encor plus gai que nous,
Et j'avois de sa part une lettre pour vous ;
Mais depuis, par une autre, il m'apprend sa venue,
Et la raison encor ne m'en est pas connue.
Savez−vous qui peut être un de vos citoyens
Qui retourne en ces lieux avec beaucoup de biens
Qu'il s'est en quatorze ans acquis dans l'Amérique ?
Arnolphe
Non. Vous a−t−on point dit comme on le nomme ?
Horace
Enrique.
Arnolphe
Non.
Horace
Mon père m'en parle, et qu'il est revenu
Comme s'il devoit m'être entièrement connu,
Et m'écrit qu'en chemin ensemble ils se vont mettre
Pour un fait important que ne dit point sa lettre.
Arnolphe
J'aurai certainement grande joie à le voir,
Et pour le régaler je ferai mon pouvoir.
(Après avoir lu la lettre.)
Il faut pour des amis des lettres moins civiles,
Et tous ces compliments sont choses inutiles.
Sans qu'il prît le souci de m'en écrire rien,
Vous pouvez librement disposer de mon bien.
Horace
Je suis homme à saisir les gens par leurs paroles,
Et j'ai présentement besoin de cent pistoles,
Arnolphe
Ma foi, c'est m'obliger que d'en user ainsi,
Et je me réjouis de les avoir ici.
Gardez aussi la bourse.
Horace
Il faut...

Scène IV

532

Oeuvres complètes . 1
Arnolphe
Laissons ce style.
Hé bien ! comment encor trouvez−vous cette ville ?
Horace
Nombreuse en citoyens, superbe en bâtiments ;
Et j'en crois merveilleux les divertissements.
Arnolphe
Chacun a ses plaisirs qu'il se fait à sa guise ;
Mais pour ceux que du nom de galans on baptise,
Ils ont en ce pays de quoi se contenter,
Car les femmes y sont faites à coqueter :
On trouve d'humeur douce et la brune et la blonde,
Et les maris aussi les plus bénins du monde ;
C'est un plaisir de prince ; et des tours que je voi
Je me donne souvent la comédie à moi.
Peut−être en avez−vous déjà féru quelqu'une.
Vous est−il point encore arrivé de fortune ?
Les gens faits comme vous font plus que les écus,
Et vous êtes de taille à faire des cocus.
Horace
A ne vous rien cacher de la vérité pure,
J'ai d'amour en ces lieux eu certaine aventure,
Et l'amitié m'oblige à vous en faire part.
Arnolphe
Bon ! voici de nouveau quelque conte gaillard ;
Et ce sera de quoi mettre sur mes tablettes.
Horace
Mais, de grâce, qu'au moins ces choses soient secrètes.
Arnolphe
Oh !
Horace
Vous n'ignorez pas qu'en ces occasions
Un secret éventé rompt nos prétentions.
Je vous avoûrai donc avec pleine franchise
Qu'ici d'une beauté mon âme s'est éprise.
Mes petits soins d'abord ont eu tant de succès,
Que je me suis chez elle ouvert un doux accès ;
Et sans trop me vanter ni lui faire une injure,
Mes affaires y sont en fort bonne posture.
Arnolphe, riant.
Et c'est ?
Horace, lui montrant le logis d'Agnès.
Scène IV

533

Oeuvres complètes . 1
Un jeune objet qui loge en ce logis
Dont vous voyez d'ici que les murs sont rougis ;
Simple, à la vérité, par l'erreur sans seconde
D'un homme qui la cache au commerce du monde,
Mais qui, dans l'ignorance où l'on veut l'asservir,
Fait briller des attraits capables de ravir ;
Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre,
Dont il n'est point de coeur qui se puisse défendre.
Mais peut−être il n'est pas que vous n'ayez bien vu
Ce jeune astre d'amour de tant d'attraits pourvu :
C'est Agnès qu'on l'appelle.
Arnolphe à part.
Ah ! je crève !
Horace
Pour l'homme,
C'est, je crois, de la Zousse ou Souche qu'on le nomme :
Je ne me suis pas fort arrêté sur le nom ;
Riche, à ce qu'on m'a dit, mais des plus sensés, non ;
Et l'on m'en a parlé comme d'un ridicule.
Le connoissez−vous point ?
Arnolphe, à part.
La fâcheuse pilule !
Horace
Eh ! vous ne dites mot ?
Arnolphe
Eh ! oui, je le connoi.
Horace
C'est un fou, n'est−ce pas ?
Arnolphe
Eh...
Horace
Qu'en dites−vous ? quoi ?
Eh ? c'est−à−dire oui ? Jaloux à faire rire ?
Sot ? Je vois qu'il en est ce que l'on m'a pu dire.
Enfin l'aimable Agnès a su m'assujettir.
C'est un joli bijou, pour ne point vous mentir ;
Et ce seroit péché qu'une beauté si rare
Fût laissée au pouvoir de cet homme bizarre.
Pour moi, tous mes efforts, tous mes voeux les plus doux
Vont à m'en rendre maître en dépit du jaloux ;
Et l'argent que de vous j'emprunte avec franchise
N'est que pour mettre à bout cette juste entreprise.
Vous savez mieux que moi, quels que soient nos efforts,
Que l'argent est la clef de tous les grands ressorts,
Scène IV

534

Oeuvres complètes . 1
Et que ce doux métal qui frappe tant de têtes ;
En amour, comme en guerre, avance les conquêtes.
Vous me semblez chagrin : seroit−ce qu'en effet
Vous désapprouveriez le dessein que j'ai fait ?
Arnolphe
Non, c'est que je songeois...
Horace
Cet entretien vous lasse :
Adieu. J'irai chez vous tantôt vous rendre grâce.
Arnolphe
Ah ! faut−il... !
Horace, revenant.
Derechef, veuillez être discret,
Et n'allez pas, de grâce, éventer mon secret.
Arnolphe
Que je sens dans mon âme... !
Horace, revenant.
Et surtout à mon père,
Qui s'en feroit peut−être un sujet de colère.
Arnolphe, croyant qu'il revient encore.
Oh ! ...
Oh ! que j'ai souffert durant cet entretien !
Jamais trouble d'esprit ne fut égal au mien.
Avec quelle imprudence et quelle hâte extrême
Il m'est venu conter cette affaire à moi−même !
Bien que mon autre nom le tienne dans l'erreur,
Etourdi montra−t−il jamais tant de fureur ?
Mais ayant tant souffert, je devois me contraindre
Jusques à m'éclaircir de ce que je dois craindre,
A pousser jusqu'au bout son caquet indiscret,
Et savoir pleinement leur commerce secret.
Tâchons à le rejoindre : il n'est pas loin, je pense.
Tirons−en de ce fait l'entière confidence.
Je tremble du malheur qui m'en peut arriver,
Et l'on cherche souvent plus qu'on ne veut trouver.

Scène IV

535

Oeuvres complètes . 1
Acte II

Acte II

536

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Arnolphe

Il m'est, lorsque j'y pense, avantageux sans doute
D'avoir perdu mes pas et pu manquer sa route ;
Car enfin de mon coeur le trouble impérieux
N'eût pu se renfermer tout entier à ses yeux :
Il eût fait éclater l'ennui qui me dévore,
Et je ne voudrois pas qu'il sût ce qu'il ignore.
Mais je ne suis pas homme à gober le morceau,
Et laisser un champ libre aux voeux du damoiseau :
J'en veux rompre le cours et, sans tarder, apprendre
Jusqu'où l'intelligence entre eux a pu s'étendre.
J'y prends pour mon honneur un notable intérêt :
Je la regarde en femme, aux termes qu'elle en est ;
Elle n'a pu faillir sans me couvrir de honte,
Et tout ce qu'elle a fait enfin est sur mon compte.
Eloignement fatal ! voyage malheureux !
(Frappant à la porte.)

Scène I

537

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Alain, Georgette, Arnolphe

Alain
Ah ! Monsieur, cette fois...
Arnolphe
Paix. Venez çà tous deux.
Passez là ? passez là. Venez là, venez dis−je.
Georgette
Ah ! vous me faites peur, et tout mon sang se fige.
Arnolphe
C'est donc ainsi qu'absent vous m'avez obéi ?
Et tous deux de concert vous m'avez donc trahi ?
Georgette
Eh ! ne me mangez pas, Monsieur, je vous conjure.
Alain, à part.
Quelque chien enragé l'a mordu, je m'assure.
Arnolphe
Ouf ! Je ne puis parler, tant je suis prévenu :
Je suffoque, et voudrois me pouvoir mettre nu.
Vous avez donc souffert, ô canaille maudite,
Qu'un homme soit venu ? ... Tu veux prendre la fuite !
Il faut que sur−le−champ... Si tu bouges... ! Je veux
Que vous me disiez... Euh ! Oui, je veux que tous deux...
Quiconque remûra, par la mort ! je l'assomme.
Comme est−ce que chez moi s'est introduit cet homme ?
Eh ! parlez, dépêchez, vite, promptement, tôt,
Sans rêver. Veut−on dire ?
Alain et Georgette
Ah ! Ah !
Georgette
Le coeur me faut.
Alain
Je meurs.
Arnolphe
Je suis en eau : prenons un peu d'haleine ;
Il faut que je m'évente, et que je me promène.
Aurois−je deviné quand je l'ai vu petit
Scène II

538

Oeuvres complètes . 1
Qu'il croîtroit pour cela ? Ciel ! que mon coeur pâtit !
Je pense qu'il vaut mieux que de sa propre bouche
Je tire avec douceur l'affaire qui me touche.
Tâchons de modérer notre ressentiment.
Patience, mon coeur, doucement, doucement.
Levez−vous, et rentrant, faites qu'Agnès descende.
Arrêtez. Sa surprise en deviendroit moins grande :
Du chagrin qui me trouble ils iroient l'avertir,
Et moi−même je veux l'aller faire sortir.
Que l'on m'attende ici.

Scène II

539

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Alain, Georgette

Georgette
Mon Dieu ! qu'il est terrible !
Ses regards m'ont fait peur, mais une peur horrible ;
Et jamais je ne vis un plus hideux chrétien.
Alain
Ce Monsieur l'a fâché : je te le disois bien.
Georgette
Mais que diantre est−ce là, qu'avec tant de rudesse
Il nous fait au logis garder notre maîtresse ?
D'où vient qu'à tout le monde il veut tant la cacher.
Et qu'il ne sauroit voir personne en approcher ?
Alain
C'est que cette action le met en jalousie.
Georgette
Mais d'où vient qu'il est pris de cette fantaisie ?
Alain
Cela vient... cela vient de ce qu'il est jaloux.
Georgette
Oui ; mais pourquoi l'est−il ? et pourquoi ce courroux ?
Alain
C'est que la jalousie... entends−tu bien, Georgette,
Est une chose... là... qui fait qu'on s'inquiète...
Et qui chasse les gens d'autour d'une maison.
Je m'en vais te bailler une comparaison,
Afin de concevoir la chose davantage.
Dis−moi, n'est−il pas vrai, quand tu tiens ton potage,
Que si quelque affamé venoit pour en manger,
Tu serois en colère, et voudrois le charger ?
Georgette
Oui, je comprends cela.
Alain
C'est justement tout comme :
La femme est en effet le potage de l'homme ;
Et quand un homme voit d'autres hommes parfois
Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts,
Scène III

540

Oeuvres complètes . 1
Il en montre aussitôt une colère extrême.
Georgette
Oui ; mais pourquoi chacun n'en fait−il pas de même,
Et que nous en voyons qui paroissent joyeux
Lorsque leurs femmes sont avec les biaux Monsieux.
Alain
C'est que chacun n'a pas cette amitié goulue
Qui n'en veut que pour soi.
Georgette
Si je n'ai la berlue,
Je le vois qui revient.
Alain
Tes yeux sont bons, c'est lui.
Georgette
Vois comme il est chagrin.
Alain
C'est qu'il a de l'ennui.

Scène III

541

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Arnolphe, Agnès, Alain, Georgette

Arnolphe
Un certain Grec disoit à l'empereur Auguste,
Comme une instruction utile autant que juste,
Que lorsqu'une aventure en colère nous met,
Nous devons, avant tout, dire notre alphabet,
Afin que dans ce temps la bile se tempère,
Et qu'on ne fasse rien que l'on ne doive faire.
J'ai suivi sa leçon sur le sujet d'Agnès,
Et je la fais venir en ce lieu tout exprès,
Sous prétexte d'y faire un tour de promenade,
Afin que les soupçons de mon esprit malade
Puissent sur le discours la mettre adroitement,
Et lui sondant le coeur, s'éclaircir doucement.
Venez, Agnès. Rentrez.

Scène IV

542

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Arnolphe, Agnès

Arnolphe
La promenade est belle.
Agnès
Fort belle.
Arnolphe
Le beau jour !
Agnès
Fort beau.
Arnolphe
Quelle nouvelle ?
Agnès
Le petit chat est mort.
Arnolphe
C'est dommage ; mais quoi ?
Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi.
Lorsque j'étois aux champs, n'a−t−il point fait de pluie ?
Agnès
Non.
Arnolphe
Vous ennuyoit−il ?
Agnès
Jamais je ne m'ennuie.
Arnolphe
Qu'avez−vous fait encor ces neuf ou dix jours−ci ?
Agnès
Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.
Arnolphe, ayant un peu rêvé.
Le monde, chère Agnès, est une étrange chose.
Voyez la médisance, et comme chacun cause :
Quelques voisins m'ont dit qu'un jeune homme inconnu
Etoit en mon absence à la maison venu,
Que vous aviez souffert sa vue et ses harangues ;
Scène V

543

Oeuvres complètes . 1
Mais je n'ai point pris foi sur ces méchantes langues,
Et j'ai voulu gager que c'étoit faussement...
Agnès
Mon Dieu, ne gagez pas : vous perdriez vraiment.
Arnolphe
Quoi ? c'est la vérité qu'un homme... ?
Agnès
Chose sûre.
Il n'a presque bougé de chez nous, je vous jure.
Arnolphe, à part.
Cet aveu qu'elle fait avec sincérité.
Me marque pour le moins son ingénuité.
Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne,
Que j'avois défendu que vous vissiez personne.
Agnès
Oui ; mais quand je l'ai vu, vous ignorez pourquoi ;
Et vous en auriez fait, sans doute, autant que moi.
Arnolphe
Peut−être. Mais enfin contez−moi cette histoire.
Agnès
Elle est fort étonnante, et difficile à croire.
J'étois sur le balcon à travailler au frais,
Lorsque je vis passer sous les arbres d'auprès
Un jeune homme bien fait, qui rencontrant ma vue,
D'une humble révérence aussitôt me salue :
Moi pour ne point manquer à la civilité,
Je fis la révérence aussi de mon côté.
Soudain il me refait une autre révérence :
Moi, j'en refais de même une autre en diligence ;
Et lui d'une troisième aussitôt repartant,
D'une troisième aussi j'y repars à l'instant.
Il passe, vient, repasse, et toujours de plus belle
Me fait à chaque fois révérence nouvelle ;
Et moi, qui tous ces tours fixement regardois,
Nouvelle révérence aussi je lui rendois :
Tant que, si sur ce point la nuit ne fût venue,
Toujours comme cela je me serois tenue,
Ne voulant point céder, et recevoir l'ennui
Qu'il me pût estimer moins civile que lui.
Arnolphe
Fort bien.
Agnès
Scène V

544

Oeuvres complètes . 1
Le lendemain, étant sur notre porte,
Une vieille m'aborde, en parlant de la sorte :
"Mon enfant, le bon Dieu puisse−t−il vous bénir,
Et dans tous vos attraits longtemps vous maintenir !
Il ne vous a pas faite une belle personne
Afin de mal user des choses qu'il vous donne ;
Et vous devez savoir que vous avez blessé
Un coeur qui de s'en plaindre est aujourd'hui forcé."
Arnolphe, à part.
Ah ! suppôt de Satan ! exécrable damnée !
Agnès
"Moi, j'ai blessé quelqu'un ! fis−je toute étonnée.
− Oui, dit−elle, blessé, mais blessé tout de bon ;
Et c'est l'homme qu'hier vous vîtes du balcon.
− Hélas ! qui pourroit, dis−je, en avoir été cause ?
Sur lui, sans y penser, fis−je choir quelque chose ?
− Non, dit−elle, vos yeux ont fait ce coup fatal,
Et c'est de leurs regards qu'est venu tout son mal.
− Hé ! mon Dieu ! ma surprise est, fis−je, sans seconde :
Mes yeux ont−ils du mal, pour en donner au monde ?
− Oui, fit−elle, vos yeux, pour causer le trépas,
Ma fille, ont un venin que vous ne savez pas.
En un mot, il languit, le pauvre misérable ;
Et s'il faut, poursuivit la vieille charitable,
Que votre cruauté lui refuse un secours,
C'est un homme à porter en terre dans deux jours.
− Mon Dieu ! j'en aurois, dis−je, une douleur bien grande.
Mais pour le secourir qu'est−ce qu'il me demande ?
− Mon enfant, me dit−elle, il ne veut obtenir
Que le bien de vous voir et vous entretenir :
Vos yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine
Et du mal qu'ils ont fait être la médecine.
− Hélas ! volontiers, dis−je ; et puisqu'il est ainsi,
Il peut, tant qu'il voudra, me venir voir ici."
Arnolphe, à part.
Ah ! sorcière maudite, empoisonneuse d'âmes,
Puisse l'enfer payer tes charitables trames !
Agnès
Voilà comme il me vit, et reçut guérison.
Vous−même, à votre avis, n'ai−je pas eu raison ?
Et pouvois−je, après tout, avoir la conscience
De le laisser mourir faute d'une assistance,
Moi qui compatis tant aux gens qu'on fait souffrir
Et ne puis, sans pleurer, voir un poulet mourir ?
Arnolphe, bas.
Tout cela n'est parti que d'une âme innocente ;
Scène V

545

Oeuvres complètes . 1
Et j'en dois accuser mon absence imprudente,
Qui sans guide a laissé cette bonté de moeurs
Exposée aux aguets des rusés séducteurs.
Je crains que le pendard, dans ses voeux téméraires,
Un peu plus fort que jeu n'ait poussé les affaires.
Agnès
Qu'avez−vous ? Vous grondez, ce me semble, un petit ?
Est−ce que c'est mal fait ce que je vous ai dit ?
Arnolphe
Non. Mais de cette vue apprenez−moi les suites,
Et comme le jeune homme a passé ses visites.
Agnès
Hélas ! si vous saviez comme il étoit ravi,
Comme il perdit son mal sitôt que je le vi,
Le présent qu'il m'a fait d'une belle cassette,
Et l'argent qu'en ont eu notre Alain et Georgette,
Vous l'aimeriez sans doute et diriez comme nous...
Arnolphe
Oui. Mais que faisoit−il étant seul avec vous ?
Agnès
Il juroit qu'il m'aimoit d'une amour sans seconde,
Et me disoit des mots les plus gentils du monde,
Des choses que jamais rien ne peut égaler,
Et dont, toutes les fois que je l'entends parler,
La douceur me chatouille et là dedans remue
Certain je ne sais quoi dont je suis toute émue.
Arnolphe, à part.
O fâcheux examen d'un mystère fatal,
Où l'examinateur souffre seul tout le mal !
(A Agnès.)
Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses.
Ne vous faisoit−il point aussi quelques caresses ?
Agnès
Oh tant ! Il me prenoit et les mains et les bras,
Et de me les baiser il n'étoit jamais las.
Arnolphe
Ne vous a−t−il point pris, Agnès, quelque autre chose ?
(La voyant interdite.)
Ouf !
Agnès
Hé ! il m'a...

Scène V

546

Oeuvres complètes . 1
Arnolphe
Quoi ?
Agnès
Pris...
Arnolphe
Euh !
Agnès
Le...
Arnolphe
Plaît−il ?
Agnès
Je n'ose,
Et vous vous fâcherez peut−être contre moi.
Arnolphe
Non.
Agnès
Si fait.
Arnolphe
Mon Dieu, non !
Agnès
Jurez donc votre foi.
Arnolphe
Ma foi, soit.
Agnès
Il m'a pris... Vous serez en colère.
Arnolphe
Non.
Agnès
Si.
Arnolphe
Non, non, non, non. Diantre, que de mystère !
Qu'est−ce qu'il vous a pris ?
Agnès
Il...
Arnolphe, à part.
Scène V

547

Oeuvres complètes . 1
Je souffre en damné.
Agnès
Il m'a pris le ruban que vous m'aviez donné.
A vous dire le vrai, je n'ai pu m'en défendre.
Arnolphe, reprenant haleine.
Passe pour le ruban. Mais je voulois apprendre
S'il ne vous a rien fait que vous baiser les bras.
Agnès
Comment ? est−ce qu'on fait d'autres choses ?
Arnolphe
Non pas.
Mais pour guérir du mal qu'il dit qui le possède,
N'a−t−il point exigé de vous d'autre remède ?
Agnès
Non. Vous pouvez juger, s'il en eût demandé,
Que pour le secourir j'aurois tout accordé.
Arnolphe
Grâce aux bontés du Ciel, j'en suis quitte à bon compte ;
Si j'y retombe plus, je veux bien qu'on m'affronte.
Chut. De votre innocence, Agnès, c'est un effet.
Je ne vous en dis mot : ce qui s'est fait est fait.
Je sais qu'en vous flattant le galant ne desire
Que de vous abuser, et puis après s'en rire.
Agnès
Oh ! point : il me l'a dit plus de vingt fois à moi.
Arnolphe
Ah ! vous ne savez pas ce que c'est que sa foi.
Mais enfin apprenez qu'accepter des cassettes,
Et de ces beaux blondins écouter les sornettes,
Que se laisser par eux, à force de langueur,
Baiser ainsi les mains et chatouiller le coeur,
Est un péché mortel des plus gros qu'il se fasse.
Agnès
Un péché, dites−vous ? Et la raison, de grâce ?
Arnolphe
La raison ? La raison est l'arrêt prononcé
Que par ces actions le Ciel est courroucé.
Agnès
Courroucé ! Mais pourquoi faut−il qu'il s'en courrouce ?
C'est une chose, hélas ! si plaisante et si douce !
Scène V

548

Oeuvres complètes . 1
J'admire quelle joie on goûte à tout cela,
Et je ne savois point encor ces choses−là.
Arnolphe
Oui, c'est un grand plaisir que toutes ces tendresses,
Ces propos si gentils et ces douces caresses ;
Mais il faut le goûter en toute honnêteté,
Et qu'en se mariant le crime en soit ôté.
Agnès
N'est−ce plus un péché lorsque l'on se marie ?
Arnolphe
Non.
Agnès
Mariez−moi donc promptement, je vous prie.
Arnolphe
Si vous le souhaitez, je le souhaite aussi,
Et pour vous marier on me revoit ici.
Agnès
Est−il possible ?
Arnolphe
Oui.
Agnès
Que vous me ferez aise !
Arnolphe
Oui, je ne doute point que l'hymen ne vous plaise.
Agnès
Vous nous voulez, nous deux...
Arnolphe
Rien de plus assuré.
Agnès
Que, si cela se fait, je vous caresserai !
Arnolphe
Hé ! la chose sera de ma part réciproque.
Agnès
Je ne reconnois point, pour moi, quand on se moque.
Parlez−vous tout de bon ?
Arnolphe
Scène V

549

Oeuvres complètes . 1
Oui, vous le pourrez voir.
Agnès
Nous serons mariés ?
Arnolphe
Oui.
Agnès
Mais quand ?
Arnolphe
Dès ce soir.
Agnès, riant.
Dès ce soir ?
Arnolphe
Dès ce soir. Cela vous fait donc rire ?
Agnès
Oui.
Arnolphe
Vous voir bien contente est ce que je desire.
Agnès
Hélas ! que je vous ai grande obligation,
Et qu'avec lui j'aurai de satisfaction !
Arnolphe
Avec qui ?
Agnès
Avec..., là.
Arnolphe
Là... : là n'est pas mon compte.
A choisir un mari vous êtes un peu prompte.
C'est un autre, en un mot, que je vous tiens tout prêt,
Et quant au Monsieur, là, je prétends, s'il vous plaît,
Dût le mettre au tombeau le mal dont il vous berce,
Qu'avec lui désormais vous rompiez tout commerce ;
Que, venant au logis, pour votre compliment
Vous lui fermiez au nez la porte honnêtement,
Et lui jetant, s'il heurte, un grès par la fenêtre,
L'obligiez tout de bon à ne plus y paroître.
M'entendez−vous, Agnès ? Moi, caché dans un coin,
De votre procédé je serai le témoin.
Agnès
Scène V

550

Oeuvres complètes . 1
Las ! il est si bien fait ! C'est...
Arnolphe
Ah ! que de langage !
Agnès
Je n'aurai pas le coeur...
Arnolphe
Point de bruit davantage.
Montez là−haut.
Agnès
Mais quoi ? voulez−vous... ?
Arnolphe
C'est assez.
Je suis maître, je parle : allez, obéissez.

Scène V

551

Oeuvres complètes . 1
ActeIII

ActeIII

552

Oeuvres complètes . 1
Scène I

rnolphe, Agnès, Alain, Georgette

Arnolphe
Oui, tout a bien été, ma joie est sans pareille :
Vous avez là suivi mes ordres à merveille,
Confondu de tout point le blondin séducteur,
Et voilà de quoi sert un sage directeur.
Votre innocence, Agnès, avoit été surprise.
Voyez sans y penser où vous vous étiez mise :
Vous enfiliez tout droit, sans mon instruction,
Le grand chemin d'enfer et de perdition.
De tous ces damoiseaux on sait trop les coutumes :
Ils ont de beaux canons, force rubans et plumes,
Grands cheveux, belles dents, et des propos fort doux ;
Mais, comme je vous dis, la griffe est là−dessous ;
Et ce sont vrais Satans, dont la gueule altérée
De l'honneur féminin cherche à faire curée.
Mais, encore une fois, grâce au soin apporté,
Vous en êtes sortie avec honnêteté.
L'air dont je vous ai vu lui jeter cette pierre,
Qui de tous ses desseins a mis l'espoir par terre,
Me confirme encor mieux à ne point différer
Les noces où je dis qu'il vous faut préparer.
Mais, avant toute chose, il est bon de vous faire
Quelque petit discours qui vous soit salutaire.
Un siège au frais ici. Vous, si jamais en rien...
Georgette
De toutes vos leçons nous nous souviendrons bien.
Cet autre Monsieur là nous en faisoit accroire ;
Mais...
Alain
S'il entre jamais, je veux jamais ne boire.
Aussi bien est−ce un sot : il nous a l'autre fois
Donné deux écus d'or qui n'étoient pas de poids.
Arnolphe
Ayez donc pour souper tout ce que je desire ;
Et pour notre contrat, comme je viens de dire.
Faites venir ici, l'un ou l'autre, au retour,
Le notaire qui loge au coin de ce carfour.

Scène I

553

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Arnolphe, Agnès

Arnolphe, assis.
Agnès, pour m'écouter, laissez là votre ouvrage.
Levez un peu la tête et tournez le visage :
Là, regardez−moi là durant cet entretien,
Et jusqu'au moindre mot imprimez−le−vous bien.
Je vous épouse, Agnès ; et cent fois la journée
Vous devez bénir l'heur de votre destinée,
Contempler la bassesse où vous avez été,
Et dans le même temps admirer ma bonté,
Qui de ce vil état de pauvre villageoise
Vous fait monter au rang d'honorable bourgeoise
Et jouir de la couche et des embrassements
D'un homme qui fuyoit tous ces engagements,
Et dont à vingt partis, fort capables de plaire,
Le coeur a refusé l'honneur qu'il vous veut faire.
Vous devez toujours, dis−je, avoir devant les yeux.
Le peu que vous étiez sans ce noeud glorieux,
Afin que cet objet d'autant mieux vous instruise
A mériter l'état où je vous aurai mise,
A toujours vous connoître, et faire qu'à jamais
Je puisse me louer de l'acte que je fais.
Le mariage, Agnès, n'est pas un badinage :
A d'austères devoirs le rang de femme engage,
Et vous n'y montez pas, à ce que je prétends,
Pour être libertine et prendre du bon temps.
Votre sexe n'est là que pour la dépendance :
Du côté de la barbe est la toute−puissance.
Bien qu'on soit deux moitiés de la société,
Ces deux moitiés pourtant n'ont point d'égalité :
L'une est moitié suprême et l'autre subalterne ;
L'une en tout est soumise à l'autre qui gouverne ;
Et ce que le soldat, dans sons devoir instruit,
Montre d'obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
A son supérieur le moindre petit Frère,
N'approche point encor de la docilité,
Et de l'obéissance, et de l'humilité,
Et du profond respect où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.
Lorsqu'il jette sur elle un regard sérieux,
Son devoir aussitôt est de baisser les yeux,
Et de n'oser jamais le regarder en face
Que quand d'un doux regard il lui veut faire grâce.
C'est ce qu'entendent mal les femmes d'aujourd'hui ;
Scène II

554

Oeuvres complètes . 1
Mais ne vous gâtez pas sur l'exemple d'autrui.
Gardez−vous d'imiter ces coquettes vilaines
Dont par toute la ville on chante les fredaines,
Et de vous laisser prendre aux assauts du malin,
C'est−à−dire d'ouïr aucun jeune blondin.
Songez qu'en vous faisant moitié de ma personne,
C'est mon honneur, Agnès, que je vous abandonne ;
Que cet honneur est tendre et se blesse de peu ;
Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu ;
Et qu'il est aux enfers des chaudières bouillantes
Où l'on plonge à jamais les femmes mal vivantes.
Ce que je vous dis là ne sont pas des chansons ;
Et vous devez du coeur dévorer ces leçons.
Si votre âme les suit, et fuit d'être coquette,
Elle sera toujours, comme un lis, blanche et nette ;
Mais s'il faut qu'à l'honneur elle fasse un faux bond,
Elle deviendra lors noire comme un charbon ;
Vous paroîtrez à tous un objet effroyable,
Et vous irez un jour, vrai partage du diable,
Bouillir dans les enfer à toute éternité :
Dont vous veuille garder la céleste bonté !
Faites la révérence. Ainsi qu'une novice
Par coeur dans le couvent doit savoir son office,
Entrant au mariage il en faut faire autant ;
Et voici dans ma poche un écrit important
(Il se lève.)
Qui vous enseignera l'office de la femme.
J'en ignore l'auteur, mais c'est quelque bonne âme ;
Et je veux que ce soit votre unique entretien.
Tenez. Voyons un peu si vous le lirez bien.
Agnès lit.
Les maximes du mariage ou les devoirs de la femme mariée,
Avec son exercice journalier
I. Maxime
Celle qu'un lien honnête
Fait entrer au lit d'autrui,
Doit se mettre dans la tête,
Malgré le train d'aujourd'hui,
Que l'homme qui la prend, ne la prend que pour lui.
Arnolphe
Je vous expliquerai ce que cela veut dire ;
Mais pour l'heure présente il ne faut rien que lire.
Agnès poursuit.
II. Maxime
Elle ne se doit parer
Qu'autant que peut desirer
Le mari qui la possède :
Scène II

555

Oeuvres complètes . 1
C'est lui que touche seul le soin de sa beauté ;
Et pour rien doit être compté
Que les autres la trouvent laide.
III. Maxime
Loin ces études d'oeillades,
Ces eaux, ces blancs, ces pommades,
Et mille ingrédients qui font des teints fleuris :
A l'honneur tous les jours ce sont drogues mortelles ;
Et les soins de paroître belles
Se prennent peu pour les maris.
IV. Maxime
Sous sa coiffe, en sortant, comme l'honneur l'ordonne,
Il faut que de ses yeux elle étouffe les coups,
Car pour bien plaire à son époux,
Elle ne doit plaire à personne.
V. Maxime
Hors ceux dont au mari la visite se rend,
La bonne règle défend
De recevoir aucune âme :
Ceux qui, de galante humeur,
N'ont affaire qu'à Madame,
N'accommodent pas Monsieur.
VI. Maxime
Il faut des présents des hommes
Qu'elle se défende bien ;
Car dans le siècle où nous sommes,
On ne donne rien pour rien.
VII. Maxime
Dans ses meubles, dût−elle en avoir de l'ennui,
Il ne faut écritoire, encre, papier, ni plumes :
Le mari doit, dans les bonnes coutumes,
Ecrire tout ce qui s'écrit chez lui.
VIII. Maxime
Ces sociétés déréglées
Qu'on nomme belles assemblées
Des femmes tous les jours corrompent les esprits :
En bonne politique on les doit interdire ;
Car c'est là que l'on conspire
Contre les pauvres maris.
IX. Maxime
Toute femme qui veut à l'honneur se vouer
Doit se défendre de jouer,
Comme d'une chose funeste :
Car le jeu, fort décevant,
Scène II

556

Oeuvres complètes . 1
Pousse une femme souvent
A jouer de tout son reste.
X. Maxime
Des promenades du temps,
Ou repas qu'on donne aux champs,
Il ne faut point qu'elle essaye :
Selon les prudents cerveaux,
Le mari, dans ces cadeaux,
Est toujours celui qui paye.
XI. Maxime...
Arnolphe
Vous achèverez seule ; et, pas à pas, tantôt
Je vous expliquerai ces choses comme il faut,
Je me suis souvenu d'une petite affaire :
Je n'ai qu'un mot à dire, et ne tarderai guère.
Rentrez, et conservez ce livre chèrement.
Si le Notaire vient, qu'il m'attende un moment.

Scène II

557

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Arnolphe

Je ne puis faire mieux que d'en faire ma femme.
Ainsi que je voudrai, je tournerai cette âme ;
Comme un morceau de cire entre mes mains elle est,
Et je lui puis donner la forme qui me plaît.
Il s'en est peu fallu que, durant mon absence,
On ne m'ait attrapé par son trop d'innocence ;
Mais il vaut beaucoup mieux, à dire vérité,
Que la femme qu'on a pèche de ce côté.
De ces sortes d'erreurs le remède est facile :
Toute personne simple aux leçons est docile ;
Et si du bon chemin on l'a fait écarter,
Deux mots incontinent l'y peuvent rejeter.
Mais une femme habile est bien une autre bête ;
Notre sort ne dépend que de sa seule tête ;
De ce qu'elle s'y met rien ne la fait gauchir,
Et nos enseignements ne font là que blanchir
Son bel esprit lui sert à railler nos maximes,
A se faire souvent des vertus de ces crimes,
Et trouver, pour venir à ses coupables fins,
Des détours à duper l'adresse des plus fins.
Pour se parer du coup en vain en se fatigue :
Une femme d'esprit est un diable en intrigue ;
Et dès que son caprice a prononcé tout bas
L'arrêt de notre honneur, il faut passer le pas :
Beaucoup d'honnêtes gens en pourroient bien que dire.
Enfin, mon étourdi n'aura pas lieu d'en rire.
Par son trop de caquet il a ce qu'il lui faut.
Voilà de nos François l'ordinaire défaut :
Dans la possession d'une bonne fortune,
Le secret est toujours ce qui les importune ;
Et la vanité sotte a pour eux tant d'appas,
Qu'ils se pendroient plutôt que de ne causer pas.
Oh ! que les femmes sont du diable bien tentées,
Lorsqu'elles vont choisir ces têtes éventées,
Et que... ! Mais le voici ! ... Cachons−nous toujours bien
Et découvrons un peu quel chagrin est le sien.

Scène III

558

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Horace, Arnolphe

Horace
Je reviens de chez vous, et le destin me montre
Qu'il n'a pas résolu que je vous y rencontre.
Mais j'irai tant de fois, qu'enfin quelque moment...
Arnolphe
Hé ! mon Dieu, n'entrons point dans ce vain compliment :
Rien ne me fâche tant que ces cérémonies ;
Et si l'on m'en croyoit, elles seroient bannies.
C'est un maudit usage ; et la plupart des gens
Y perdent sottement les deux tiers de leur temps.
Mettons donc sans façons. Hé bien ! vos amourettes ?
Puis−je, seigneur Horace, apprendre où vous en êtes ?
J'étois tantôt distrait par quelque vision ;
Mais depuis là−dessus j'ai fait réflexion :
De vos premiers progrès j'admire la vitesse,
Et dans l'événement mon âme s'intéresse.
Horace
Ma foi, depuis qu'à vous s'est découvert mon coeur,
Il est à mon amour arrivé du malheur.
Arnolphe
Oh ! oh ! comment cela ?
Horace
La fortune cruelle
A ramené des champs le patron de la belle.
Arnolphe
Quel malheur !
Horace
Et de plus, à mon très−grand regret,
Il a su de nous deux le commerce secret.
Arnolphe
D'où, diantre, a−t−il sitôt appris cette aventure ?
Horace
Je ne sais ; mais enfin c'est une chose sûre.
Je pensois aller rendre, à mon heure à peu près,
Ma petite visite à ses jeunes attraits,
Lorsque, changeant pour moi de ton et de visage,
Scène IV

559

Oeuvres complètes . 1
Et servante et valet m'ont bouché le passage,
Et d'un "Retirez−vous, vous nous importunez",
M'ont assez rudement fermé la porte au nez.
Arnolphe
La porte au nez !
Horace
Au nez.
Arnolphe
La chose est un peu forte.
Horace
J'ai voulu leur parler au travers de la porte ;
Mais à tous mes propos ce qu'ils ont répondu
C'est : "Vous n'entrerez point, Monsieur l'a défendu."
Arnolphe
Ils n'ont donc point ouvert ?
Horace
Non. Et de la fenêtre
Agnès m'a confirmé le retour de ce maître,
En me chassant de là d'un ton plein de fierté,
Accompagné d'un grès que sa main a jeté.
Arnolphe
Comment d'un grès ?
Horace
D'un grès de taille non petite,
Dont on a par ses mains régalé ma visite.
Arnolphe
Diantre ! ce ne sont pas des prunes que cela !
Et je trouve fâcheux l'état où vous voilà.
Horace
Il est vrai, je suis mal par ce retour funeste.
Arnolphe
Certes, j'en suis fâché pour vous, je vous proteste.
Horace
Cet homme me rompt tout.
Arnolphe
Oui. Mais cela n'est rien,
Et de vous raccrocher vous trouverez moyen.

Scène IV

560

Oeuvres complètes . 1
Horace
Il faut bien essayer, par quelque intelligence,
De vaincre du jaloux l'exacte vigilance.
Arnolphe
Cela vous est facile. Et la fille, après tout,
Vous aime.
Horace
Assurément.
Arnolphe
Vous en viendrez à bout.
Horace
Je l'espère.
Arnolphe
Le grès vous a mis en déroute ;
Mais cela ne doit pas vous étonner.
Horace
Sans doute,
Et j'ai compris d'abord que mon homme étoit là,
Qui, sans se faire voir, conduisoit tout cela.
Mais ce qui m'a surpris, et qui va vous surprendre,
C'est un autre incident que vous allez entendre ;
Un trait hardi qu'a fait cette jeune beauté,
Et qu'on n'attendroit point de sa simplicité.
Il le faut avouer, l'amour est un grand maître :
Ce qu'on ne fut jamais il nous enseigne à l'être ;
Et souvent de nos moeurs l'absolu changement
Devient, par ses leçons, l'ouvrage d'un moment ;
De la nature, en nous, il force les obstacles,
Et ses effets soudains ont de l'air des miracles ;
D'un avare à l'instant il fait un libéral,
Un vaillant d'un poltron, un civil d'un brutal ;
Il rend agile à tout l'âme la plus pesante,
Et donne de l'esprit à la plus innocente.
Oui, ce dernier miracle éclate dans Agnès ;
Car, tranchant avec moi par ces termes exprès :
"Retirez−vous : mon âme aux visites renonce ;
Je sais tous vos discours, et voilà ma réponse",
Cette pierre ou ce grès dont vous vous étonniez.
Avec un mot de lettre est tombée à mes pieds ;
Et j'admire de voir cette lettre ajustée
Avec le sens des mots et la pierre jetée.
D'une telle action n'êtes−vous pas surpris ?
L'amour sait−il pas l'art d'aiguiser les esprits ?
Et peut−on me nier que ses flammes puissantes
Ne fassent dans un coeur des choses étonnantes ?
Scène IV

561

Oeuvres complètes . 1
Que dites−vous du tour et de ce mot d'écrit ?
Euh ! n'admirez−vous point cette adresse d'esprit ?
Trouvez−vous pas plaisant de voir quel personnage
A joué mon jaloux dans tout ce badinage ?
Dites.
Arnolphe
Oui, fort plaisant.
Horace
Riez−en donc un peu.
(Arnolphe rit d'un ris forcé.)
Cet homme, gendarmé d'abord contre mon feu,
Qui chez lui se retranche, et de grès fait parade,
Comme si j'y voulois entrer par escalade ;
Qui, pour me repousser, dans son bizarre effroi,
Anime du dedans tous ses gens contre moi,
Et qu'abuse à ses yeux, par sa machine même,
Celle qu'il veut tenir dans l'ignorance extrême !
Pour moi, je vous l'avoue, encor que son retour
En un grand embarras jette ici mon amour,
Je tiens cela plaisant autant qu'on sauroit dire,
Je ne puis y songer sans de bon coeur en rire :
Et vous n'en riez pas assez, à mon avis.
Arnolphe, avec un ris forcé.
Pardonnez−moi, j'en ris tout autant que je puis.
Horace
Mais il faut qu'en ami je vous montre la lettre.
Tout ce que son coeur sent, sa main a su l'y mettre,
Mais en termes touchants et tous pleins de bonté,
De tendresse innocente et d'ingénuité,
De la manière enfin que la pure nature
Exprime de l'amour la première blessure.
Arnolphe, bas.
Voilà, friponne, à quoi l'écriture te sert ;
Et contre mon dessein l'art t'en fut découvert.
Horace lit.
"Je veux vous écrire, et je suis bien en peine par où je m'y prendrai. J'ai des pensées que je désirerois que
vous sussiez ; mais je ne sais comment faire pour vous les dire, et je me défie de mes paroles. Comme je
commence à connoître qu'on m'a toujours tenue dans l'ignorance, j'ai peur de mettre quelque chose qui ne soit
pas bien, et d'en dire plus que je ne devrois. En vérité, je ne sais ce que vous m'avez fait ; mais je sens que je
suis fâchée à mourir de ce qu'on me fait faire contre vous, que j'aurai toutes les peines du monde à me passer
de vous, et que je serois bien aise d'être à vous. Peut−être qu'il y a du mal à dire cela ; mais enfin je ne puis
m'empêcher de le dire, et je voudrois que cela se pût faire sans qu'il y en eût. On me dit fort que tous les
jeunes hommes sont des trompeurs, qu'il ne les faut point écouter, et que tout ce que vous me dites n'est que
pour m'abuser ; mais je vous assure que je n'ai pu encore me figurer cela de vous, et je suis si touchée de vos
paroles, que je ne saurois croire qu'elles soient menteuses. Dites−moi franchement ce qui en est ; car enfin,
Scène IV

562

Oeuvres complètes . 1
comme je suis sans malice, vous auriez le plus grand tort du monde, si vous me trompiez ; et je pense que
j'en mourrois de déplaisir."
Arnolphe
Hon ! chienne !
Horace
Qu'avez−vous ?
Arnolphe
Moi ? rien. C'est que je tousse.
Horace
Avez−vous jamais vu d'expression plus douce ?
Malgré les soins maudits d'un injuste pouvoir,
Un plus beau naturel peut−il se faire voir ?
Et n'est−ce pas sans doute un crime punissable
De gâter méchamment ce fonds d'âme admirable,
D'avoir dans l'ignorance et la stupidité
Voulu de cet esprit étouffer la clarté ?
L'amour a commencé d'en déchirer le voile ;
Et si, par la faveur de quelque bonne étoile,
Je puis, comme j'espère, à ce franc animal,
Ce traître, ce bourreau, ce faquin ; ce brutal...
Arnolphe
Adieu.
Horace
Comment, si vite ?
Arnolphe
Il m'est dans la pensée,
Venu tout maintenant une affaire pressée.
Horace
Mais ne sauriez−vous point, comme on la tient de près,
Qui dans cette maison pourroit avoir accès ?
J'en use sans scrupule ; et ce n'est pas merveille
Qu'on se puisse, entre amis, servir à la pareille.
Je n'ai plus là dedans que gens pour m'observer ;
Et servante et valet, que je viens de trouver,
N'ont jamais, de quelque air que je m'y sois pu prendre,
Adouci leur rudesse à me vouloir entendre.
J'avois pour de tels coups certaine vieille en main,
D'un génie, à vrai dire, au−dessus de l'humain :
Elle m'a dans l'abord servi de bonne sorte ;
Mais depuis quatre jours la pauvre femme est morte.
Ne me pourriez−vous point ouvrir quelque moyen ?
Arnolphe
Scène IV

563

Oeuvres complètes . 1
Non, vraiment ; et sans moi vous en trouverez bien.
Horace
Adieu donc. Vous voyez ce que je vous confie.

Scène IV

564

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Arnolphe

Comme il faut devant lui que je me mortifie !
Quelle peine à cacher mon déplaisir cuisant !
Quoi ? pour une innocente un esprit si présent !
Elle a feint d'être telle à mes yeux, la traîtresse,
Ou le diable à son âme a soufflé cette adresse.
Enfin me voilà mort par ce funeste écrit.
Je vois qu'il a, le traître, empaumé son esprit,
Qu'a ma suppression il s'est ancré chez elle ;
Et c'est mon désespoir et ma peine mortelle.
Je souffre doublement dans le vol de son coeur,
Et l'amour y pâtit aussi bien que l'honneur,
J'enrage de trouver cette place usurpée,
Et j'enrage de voir ma prudence trompée.
Je sais que, pour punir son amour libertin,
Je n'ai qu'à laisser faire à son mauvais destin,
Que je serai vengé d'elle par elle−même ;
Mais il est bien fâcheux de perdre ce qu'on aime.
Ciel ! puisque pour un choix j'ai tant philosophé,
Faut−il de ses appas m'être si fort coiffé ! ...
Elle n'a ni parents, ni support, ni richesse ;
Elle trahit mes soins, mes bontés, ma tendresse :
Et cependant je l'aime, après ce lâche tour,
Jusqu'à ne me pouvoir passer de cet amour.
Sot, n'as−tu point de honte ? Ah ! je crève, j'enrage,
Et je souffletterois mille fois mon visage.
Je veux entrer un peu, mais seulement pour voir
Quelle est sa contenance après un trait si noir.
Ciel, faites que mon front soit exempt de disgrâce ;
Ou bien, s'il est écrit qu'il faille que j'y passe,
Donnez−moi tout au moins, pour de tels accidens,
La constance qu'on voit à de certaines gens !

Scène V

565

Oeuvres complètes . 1
Acte IV

Acte IV

566

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Arnolphe

J'ai peine, je l'avoue, à demeurer en place,
Et de mille soucis mon esprit s'embarrasse,
Pour pouvoir mettre un ordre et dedans et dehors
Qui du godelureau rompe tous les efforts.
De quel oeil la traîtresse a soutenu ma vue !
De tout ce qu'elle a fait elle n'est point émue ;
Et bien qu'elle me mette à deux doigts du trépas,
On diroit, à la voir, qu'elle n'y touche pas.
Plus en la regardant je la voyois tranquille,
Plus je sentois en moi s'échauffer une bile ;
Et ces bouillants transports dont s'enflammoit mon coeur
Y sembloient redoubler mon amoureuse ardeur ;
J'étois aigri, fâché, désespéré contre elle :
Et cependant jamais je ne la vis si belle,
Jamais ses yeux aux miens n'ont paru si perçants,
Jamais je n'eus pour eux des desirs si pressants ;
Et je sens là dedans qu'il faudra que je crève
Si de mon triste sort la disgrâce s'achève.
Quoi ? j'aurai dirigé son éducation
Avec tant de tendresse et de précaution ;
Je l'aurai fait passer chez moi dès son enfance,
Et j'en aurai chéri la plus tendre espérance,
Mon coeur aura bâti sur ses attraits naissans
Et cru la mitonner pour moi durant treize ans,
Afin qu'un jeune fou dont elle s'amourache
Me la vienne enlever jusque sur la moustache,
Lorsqu'elle est avec moi mariée à demi !
Non, parbleu ! non, parbleu ! Petit sot, mon ami,
Vous aurez beau tourner : ou j'y perdrai mes peines,
Ou je rendrai, ma foi, vos espérances vaines,
Et de moi tout à fait vous ne vous rirez point.

Scène I

567

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Le notaire, Arnolphe

Le notaire
Ah ! le voilà ! Bonjour. Me voici tout à point
Pour dresser le contrat que vous souhaitez faire.
Arnolphe, sans le voir.
Comment faire ?
Le notaire
Il le faut dans la forme ordinaire.
Arnolphe, sans le voir.
A mes précautions je veux songer de près.
Le notaire
Je ne passerai rien contre vos intérêts.
Arnolphe, sans le voir.
Il se faut garantir de toutes les surprises.
Le notaire
Suffit qu'entre mes mains vos affaires soient mises.
Il ne vous faudra point, de peur d'être déçu,
Quittancer le contrat que vous n'ayez reçu.
Arnolphe, sans le voir.
J'ai peur, si je vais faire éclater quelque chose,
Que de cet incident par la ville on ne cause.
Le notaire
Hé bien ! il est aisé d'empêcher cet éclat,
Et l'on peut en secret faire votre contrat.
Arnolphe, sans le voir.
Mais comment faudra−t−il qu'avec elle j'en sorte ?
Le notaire
Le douaire se règle au bien qu'on vous apporte.
Arnolphe, sans le voir.
Je l'aime, et cet amour est mon grand embarras.
Le notaire
On peut avantager une femme en ce cas.
Arnolphe, sans le voir.
Quel traitement lui faire en pareille aventure ?
Le notaire
L'ordre est que le futur doit douer la future
Du tiers du dot qu'elle a ; mais cet ordre n'est rien,
Et l'on va plus avant lorsque l'on le veut bien.

Scène II

568

Oeuvres complètes . 1
Arnolphe, sans le voir.
Si...
Le notaire, Arnolphe l'apercevant.
Pour le préciput, il les regarde ensemble.
Je dis que le futur peut comme bon lui semble
Douer la future.
Arnolphe, l'ayant aperçu.
Euh ?
Le notaire
Il peut l'avantager
Lorsqu'il l'aime beaucoup et qu'il veut l'obliger,
Et cela par douaire, ou préfix qu'on appelle,
Qui demeure perdu par le trépas d'icelle,
Ou sans retour, qui va de ladite à ses hoirs,
Ou coutumier, selon les différents vouloirs,
Ou par donation dans le contrat formelle,
Qu'on fait ou pure et simple, ou qu'on fait mutuelle.
Pourquoi hausser le dos ? Est−ce qu'on parle en fat,
Et que l'on ne sait pas les formes d'un contrat ?
Qui me les apprendra ? Personne, je présume.
Sais−je pas qu'étant joints, on est par la Coutume
Communs en meubles, biens immeubles et conquêts,
A moins que par un acte on y renonce exprès ?
Sais−je pas que le tiers du bien de la future
Entre en communauté pour...
Arnolphe
Oui, c'est chose sûre,
Vous savez tout cela ; mais qui vous en dit mot ?
Le notaire
Vous, qui me prétendez faire passer pour sot,
En me haussant l'épaule et faisant la grimace.
Arnolphe
La peste soit fait l'homme, et sa chienne de face !
Adieu : c'est le moyen de vous faire finir.
Le notaire
Pour dresser un contrat m'a−t−on pas fait venir ?
Arnolphe
Oui, je vous ai mandé ; mais la chose est remise,
Et l'on vous mandera quand l'heure sera prise,
Voyez quel diable d'homme avec son entretien !
Le notaire
Je pense qu'il en tient, et je crois penser bien.

Scène II

569

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Le notaire, Alain, Georgette, Arnolphe

Le notaire
M'êtes−vous pas venu querir pour votre maître ?
Alain
Oui.
Le notaire
J'ignore pour qui vous le pouvez connoître,
Mais allez de ma part lui dire de ce pas
Que c'est un fou fieffé.
Georgette
Nous n'y manquerons pas.

Scène III

570

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Alain, Georgette, Arnolphe

Alain
Monsieur...
Arnolphe
Approchez−vous : vous êtes mes fidèles,
Mes bons, mes vrais amis, et j'en sais des nouvelles.
Alain
Le Notaire...
Arnolphe
Laissons, c'est pour quelque autre jour.
On veut à mon honneur jouer d'un mauvais tour ;
Et quel affront pour vous, mes enfants, pourroit−ce être,
Si l'on avoit ôté l'honneur à votre maître !
Vous n'oseriez après paroître en nul endroit,
Et chacun, vous voyant, vous montreroit au doigt.
Donc, puisque autant que moi l'affaire vous regarde,
Il faut de votre part faire une telle garde,
Que ce galand ne puisse en aucune façon...
Georgette
Vous nous avez tantôt montré notre leçon.
Arnolphe
Mais à ses beaux discours gardez bien de vous rendre.
Alain
Oh ! vraiment.
Georgette
Nous savons comme il faut s'en défendre.
Arnolphe
S'il venoit doucement : "Alain, mon pauvre coeur,
Par un peu de secours soulage ma langueur."
Alain
Vous êtes un sot.
Arnolphe
(A Georgette.)
Bon. "Georgette, ma mignonne,
Tu me parois si douce et si bonne personne."
Scène IV

571

Oeuvres complètes . 1

Georgette
Vous êtes un nigaud.
Arnolphe
(A Alain.)
Bon. "Quel mal trouves−tu
Dans un dessein honnête et tout plein de vertu ? "
Alain
Vous êtes un fripon.
Arnolphe
(A Georgette.)
Fort bien. "Ma mort est sûre,
Si tu ne prends pitié des peines que j'endure."
Georgette
Vous êtes un benêt, un impudent.
Arnolphe
Fort bien.
"Je ne suis pas un homme à vouloir rien pour rien ;
Je sais, quand on me sert, en garder la mémoire ;
Cependant, par avance, Alain, voilà pour boire ;
Et voilà pour t'avoir, Georgette, un cotillon :
(Ils tendent tous deux la main et prennent l'argent.)
Ce n'est de mes bienfaits qu'un simple échantillon.
Toute la courtoisie enfin dont je vous presse,
C'est que je puisse voir votre belle maîtresse."
Georgette, le poussant.
A d'autres.
Arnolphe
Bon cela.
Alain, le poussant.
Hors d'ici.
Arnolphe
Bon.
Georgette, le poussant.
Mais tôt.
Arnolphe
Bon. Holà ! c'est assez.
Georgette
Fais−je pas comme il faut ?
Scène IV

572

Oeuvres complètes . 1

Alain
Est−ce de la façon que vous voulez l'entendre ?
Arnolphe
Oui, fort bien, hors l'argent, qu'il ne falloit pas prendre.
Georgette
Nous ne nous sommes pas souvenus de ce point.
Alain
Voulez−vous qu'à l'instant nous recommencions ?
Arnolphe
Point :
Suffit. Rentrez tous deux.
Alain
Vous n'avez rien qu'à dire.
Arnolphe
Non, vous dis−je ; rentrez, puisque je le désire.
Je vous laisse l'argent. Allez : je vous rejoins.
Ayez bien l'oeil à tout, et secondez mes soins.

Scène IV

573

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Arnolphe

Je veux, pour espion qui soit d'exacte vue,
Prendre le savetier du coin de notre rue.
Dans la maison toujours je prétends la tenir,
Y faire bonne garde, et surtout en bannir
Vendeuses de ruban, perruquières, coiffeuses,
Faiseuses de mouchoirs, gantières, revendeuses,
Tous ces gens qui sous main travaillent chaque jour
A faire réussir les mystères d'amour.
Enfin j'ai vu le monde et j'en sais les finesses.
Il faudra que mon homme ait de grandes adresses
Si message ou poulet de sa part peut entrer.

Scène V

574

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Horace, Arnolphe

Horace
La place m'est heureuse à vous y rencontrer
Je viens de l'échapper bien belle, je vous jure.
Au sortir d'avec vous, sans prévoir l'aventure,
Seule dans son balcon j'ai vu paroître Agnès,
Qui des arbres prochains prenoit un peu le frais.
Après m'avoir fait signe, elle a su faire en sorte,
Descendant au jardin, de m'en ouvrir la porte ;
Mais à peine tous deux dans sa chambre étions−nous,
Qu'elle a sur les degrés entendu son jaloux ;
Et tout ce qu'elle a pu dans un tel accessoire,
C'est de me renfermer dans une grande armoire.
Il est entré d'abord : je ne le voyois pas,
Mais je l'oyois marcher, sans rien dire, à grands pas,
Poussant de temps en temps des soupirs pitoyables,
Et donnant quelquefois de grands coups sur les tables,
Frappant un petit chien qui pour lui s'émouvoit,
Et jetant brusquement les hardes qu'il trouvoit ;
Il a même cassé, d'une main mutinée,
Des vases dont la belle ornoit sa cheminée ;
Et sans doute il faut bien qu'à ce becque cornu
Du trait qu'elle a joué quelque jour soit venu.
Enfin, après cent tours, ayant de la manière
Sur ce qui n'en peut mais déchargé sa colère,
Mon jaloux inquiet, sans dire son ennui,
Est sorti de la chambre, et moi de mon étui.
Nous n'avons point voulu, de peur du personnage,
Risquer à nous tenir ensemble davantage :
C'étoit trop hasarder ; mais je dois, cette nuit,
Dans sa chambre un peu tard m'introduire sans bruit.
En toussant par trois fois je me ferai connoître ;
Et je dois au signal voir ouvrir la fenêtre,
Dont, avec une échelle, et secondé d'Agnès,
Mon amour tâchera de me gagner l'accès.
Comme à mon seul ami, je veux bien vous l'apprendre :
L'allégresse du coeur s'augmente à la répandre ;
Et goûtât−on cent fois un bonheur trop parfait,
On n'en est pas content, si quelqu'un ne le sait.
Vous prendre part, je pense, à l'heur de mes affaires.
Adieu. Je vais songer aux choses nécessaires.

Scène VI

575

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Arnolphe

Quoi ? l'astre qui s'obtine à me désespérer
Ne me donnera pas le temps de respirer ?
Coup sur coup je verrai, par leur intelligence,
De mes soins vigilants confondre la prudence ?
Et je serai la dupe, en ma maturité,
D'une jeune innocente et d'un jeune éventé ?
En sage philosophe on m'a vu, vingt années,
Contempler des marins les tristes destinées,
Et m'instruire avec soin de tous les accidents
Qui font dans le malheur tomber les plus prudents ;
Des disgrâces d'autrui profitant dans mon âme,
J'ai cherché les moyens, voulant prendre une femme,
De pouvoir garantir mon front de tous affronts,
Et le tirer de pair d'avec les autres fronts.
Pour ce noble dessein, j'ai cru mettre en pratique
Tout ce que peut trouver l'humaine politique ;
Et comme si du sort il étoit arrêté
Que nul homme ici−bas n'en seroit exempté,
Après l'expérience et toutes les lumières
Que j'ai pu m'acquérir sur de telles matières,
Après vingt ans et plus de méditation
Pour me conduire en tout avec précaution,
De tant d'autres maris j'aurois quitté la trace
Pour me trouver après dans la même disgrâce ?
Ah ! bourreau de destin, vous en aurez menti.
De l'objet qu'on poursuit je suis encor nanti ;
Si son coeur m'est volé par ce blondin funeste,
J'empêcherai du moins qu'on s'empare du reste,
Et cette nuit, qu'on prend pour le galand exploit,
Ne se passera pas si doucement qu'on croit.
Ce m'est quelque plaisir, parmi tant de tristesse,
Que l'on me donne avis du piége qu'on me dresse,
Et que cet étourdi, qui veut m'être fatal,
Fasse son confident de son propre rival.

Scène VII

576

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Chrysalde, Arnolphe

Chrysalde
Hé bien ! souperons−nous avant la promenade ?
Arnolphe
Non, je jeûne ce soir.
Chrysalde
D'où vient cette boutade ?
Arnolphe
De grâce, excusez−moi : j'ai quelque autre embarras.
Chrysalde
Votre hymen résolu ne se fera−t−il pas ?
Arnolphe
C'est trop s'inquiéter des affaires des autres.
Chrysalde
Oh ! oh ! si brusquement ! Quels chagrins sont les vôtres ?
Seroit−il point, compère, à votre passion
Arrivé quelque peu de tribulation ?
Je le jurerois presque à voir votre visage.
Arnolphe
Quoi qu'il m'arrive, au moins aurai−je l'avantage
De ne pas ressembler à de certaines gens
Qui souffrent doucement l'approche des galans.
Chrysalde
C'est un étrange fait, qu'avec tant de lumières,
Vous vous effarouchiez toujours sur ces matières,
Qu'en cela vous mettiez le souverain bonheur,
Et ne conceviez point au monde d'autre honneur.
Etre avare, brutal, fourbe, méchant et lâche,
N'est rien, à votre avis, auprès de cette tache ;
Et, de quelque façon qu'on puisse avoir vécu,
On est homme d'honneur quand on n'est point cocu.
A le bien prendre au fond, pourquoi voulez−vous croire
Que de ce cas fortuit dépende notre gloire,
Et qu'une âme bien née ait à se reprocher
L'injustice d'un mal qu'on ne peut empêcher ?
Pourquoi voulez−vous, dis−je, en prenant une femme,
Qu'on soit digne, à son choix, de louange ou de blâme,
Scène VIII

577

Oeuvres complètes . 1
Et qu'on s'aille former un monstre plein d'effroi
De l'affront que nous fait son manquement de foi ?
Mettez−vous dans l'esprit qu'on peut du cocuage
Se faire en galand homme une plus douce image,
Que des coups du hasard aucun n'étant garant,
Cet accident de soi doit être indifférent,
Et qu'enfin tout le mal, quoi que le monde glose,
N'est que dans la façon de recevoir la chose ;
Car, pour se bien conduire en ces difficultés,
Il y faut, comme en tout, fuir les extrémités,
N'imiter pas ces gens un peu trop débonnaires
Qui tirent vanité de ces sortes d'affaires,
De leurs femmes toujours vont citant les galans,
En font partout l'éloge, et prônent leurs talens,
Témoignent avec eux d'étroites sympathies ;
Sont de tous leurs cadeaux, de toutes leurs parties,
Et font qu'avec raison les gens sont étonnés
De voir leur hardiesse à montrer là leur nez.
Ce procédé, sans doute, est tout à fait blâmable ;
Mais l'autre extrémité n'est pas moins condamnable.
Si je n'approuve pas ces amis des galans,
Je ne suis pas aussi pour ces gens turbulens
Dont l'imprudent chagrin, qui tempête et qui gronde,
Attire au bruit qu'il fait les yeux de tout le monde,
Et qui, par cet éclat, semblent ne pas vouloir
Qu'aucun puisse ignorer ce qu'ils peuvent avoir.
Entre ces deux partis il en est un honnête,
Où dans l'occasion l'homme prudent s'arrête ;
Et quand on le sait prendre, on n'a point à rougir
Du pis dont une femme avec nous puisse agir.
Quoi qu'on en puisse dire enfin, le cocuage
Sous des traits moins affreux aisément s'envisage ;
Et, comme je vous dis, toute l'habileté
Ne va qu'à le savoir tourner du bon côté.
Arnolphe
Après ce beau discours, toute la confrérie
Doit un remercîment à Votre Seigneurie ;
Et quiconque voudra vous entendre parler
Montrera de la joie à s'y voir enrôler.
Chrysalde
Je ne dis pas cela, car c'est ce que je blâme ;
Mais, comme c'est le sort qui nous donne une femme,
Je dis que l'on doit faire ainsi qu'au jeu de dés,
Où, s'il ne vous vient pas ce que vous demandez,
Il faut jouer d'adresse, et d'une âme réduite
Corriger le hasard par la bonne conduite.
Arnolphe
C'est−à−dire dormir et manger toujours bien,
Scène VIII

578

Oeuvres complètes . 1
Et se persuader que tout cela n'est rien.
Chrysalde.
Vous pensez vous moquer ; mais, à ne vous rien feindre,
Dans le monde je vois cent choses plus à craindre.
Et dont je me ferois un bien plus grand malheur
Que de cet accident qui vous fait tant de peur.
Pensez−vous qu'à choisir de deux choses prescrites,
Je n'aimasse pas mieux être ce que vous dites,
Que de me voir mari de ces femmes de bien,
Dont la mauvaise humeur fait un procès sur rien,
Ces dragons de vertu, ces honnêtes diablesses,
Se retranchant toujours sur leurs sages prouesses.
Qui, pour un petit tort qu'elles ne nous font pas,
Prennent droit de traiter les gens de haut en bas,
Et veulent, sur le pied de nous être fidèles,
Que nous soyons tenu à tout endurer d'elles ?
Encore un coup, compère, apprenez qu'en effet
Le cocuage n'est que ce que l'on le fait,
Qu'on peut le souhaiter pour de certaines causes,
Et qu'il a ses plaisirs comme les autres choses.
Arnolphe
Si vous êtes d'humeur à vous en contenter,
Quant à moi, ce n'est pas la mienne d'en tâter ;
Et plutôt que subir une telle aventure...
Chrysalde
Mon Dieu ! ne jurez point, de peur d'être parjure.
Si le sort l'a réglé, vos soins sont superflus,
Et l'on ne prendra pas votre avis là−dessus.
Arnolphe
Moi, je serois cocu ?
Chrysalde
Vous voilà bien malade !
Mille gens le sont bien, sans vous faire bravade,
Qui de mine, de coeur, de biens et de maison,
Ne feroient avec vous nulle comparaison.
Arnolphe
Et moi, je n'en voudrois avec eux faire aucune.
Mais cette raillerie, en un mot, m'importune :
Brisons là, s'il vous plaît.
Chrysalde
Vous êtes en courroux.
Nous en saurons la cause. Adieu. Souvenez−vous,
Quoi que sur ce sujet votre honneur vous inspire,
Que c'est être à demi ce que l'on vient de dire,
Que de vouloir jurer qu'on ne le sera pas.
Scène VIII

579

Oeuvres complètes . 1

Arnolphe
Moi, je le jure encore, et je vais de ce pas
Contre cet accident trouver un bon remède.

Scène VIII

580

Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Alain, Georgette, Arnolphe

Arnolphe
Mes amis, c'est ici que j'implore votre aide.
Je suis édifié de votre affection ;
Mais il faut qu'elle éclate en cette occasion ;
Et si vous m'y servez selon ma confiance,
Vous êtes assurés de votre récompense.
L'homme que vous savez (n'en faites point de bruit)
Veut, comme je l'ai su, m'attraper cette nuit,
Dans la chambre d'Agnès entrer par escalade ;
Mais il lui faut nous trois dresser une embuscade.
Je veux que vous preniez chacun un bon bâton ;
Et, quand il sera près du dernier échelon
(Car dans le temps qu'il faut j'ouvrirai la fenêtre),
Que tous deux, à l'envi, vous me chargiez ce traître,
Mais d'un air dont son dos garde le souvenir,
Et qui lui puisse apprendre à n'y plus revenir :
Sans me nommer pourtant en aucune manière,
Ni faire aucun semblant que je serai derrière.
Aurez−vous bien l'esprit de servir mon courroux ?
Alain
S'il ne tient qu'à frapper, Monsieur, tout est à nous :
Vous verrez, quand je bats, si j'y vais de main morte.
Georgette
La mienne, quoique aux yeux elle n'est pas si forte,
N'en quitte pas sa part à le bien étriller.
Arnolphe
Rentrez donc ; et surtout gardez de babiller.
Voilà pour le prochain une leçon utile ;
Et si tous les maris qui sont en cette ville
De leurs femmes ainsi recevoient le galand,
Le nombre des cocus ne seroit pas si grand.

Scène IX

581

Oeuvres complètes . 1
Acte V

Acte V

582

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Alain, Georgette, Arnolphe

Arnolphe
Traîtres, qu'avez−vous fait par cette violence ?
Alain
Nous vous avons rendu, Monsieur, obéissance.
Arnolphe
De cette excuse en vain vous voulez vous armer :
L'ordre étoit de le battre, et non de l'assommer ;
Et c'étoit sur le dos, et non pas sur la tête,
Que j'avois commandé qu'on fît choir la tempête.
Ciel ! dans quel accident me jette ici le sort !
Et que puis−je résoudre à voir cet homme mort ?
Rentrez dans la maison, et gardez de rien dire
De cet ordre innocent que j'ai pu vous prescrire.
Le jour s'en va paroître, et je vais consulter
Comment dans ce malheur je me dois comporter.
Hélas ! que deviendrai−je ? et que dira le père,
Lorsque inopinément il saura cette affaire ?

Scène I

583

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Horace, Arnolphe

Horace
Il faut que j'aille un peu reconnoître qui c'est.
Arnolphe
Eût−on jamais prévu... Qui va là, s'il vous plaît ?
Horace
C'est vous, Seigneur Arnolphe ?
Arnolphe
Oui. Mais vous ? ...
Horace
C'est Horace.
Je m'en allois chez vous, vous prier d'une grâce.
Vous sortez bien matin !
Arnolphe, bas.
Quelle confusion !
Est−ce un enchantement ? est−ce une illusion ?
Horace
J'étois, à dire vrai, dans une grande peine,
Et je bénis du Ciel la bonté souveraine
Qui fait qu'à point nommé je vous rencontre ainsi.
Je viens vous avertir que tout à réussi,
Et même beaucoup plus que je n'eusse osé dire,
Et par un incident qui devoit tout détruire.
Je ne sais point par où l'on a pu soupçonner
Cette assignation qu'on m'avoit su donner ;
Mais, étant sur le point d'atteindre à la fenêtre,
J'ai, contre mon espoir, vu quelques gens paroître,
Qui, sur moi brusquement levant chacun le bras,
M'ont fait manquer le pied et tomber jusqu'en bas.
Et ma chute, aux dépens de quelque meurtrissure,
De vingt coups de bâton m'a sauvé l'aventure.
Ces gens−là, dont étoit, je pense, mon jaloux,
Ont imputé ma chute à l'effort de leurs coups ;
Et, comme la douleur, un assez long espace,
M'a fait sans remuer demeurer sur la place,
Ils ont cru tout de bon qu'ils m'avoient assommé,
Et chacun d'eux s'en est aussitôt alarmé.
J'entendois tout leur bruit dans le profond silence ;
L'un l'autre ils s'accusoient de cette violence ;
Scène II

584

Oeuvres complètes . 1
Et sans lumière aucune, en querellant le sort,
Sont venus doucement tâter si j'étois mort :
Je vous laisse à penser si, dans la nuit obscure,
J'ai d'un vrai trépassé su tenir la figure.
Ils se sont retirés avec beaucoup d'effroi ;
Et comme je songeois à me retirer, moi,
De cette feinte mort la jeune Agnès émue
Avec empressement est devers moi venue ;
Car les discours qu'entre eux ces gens avoient tenus
Jusques à son oreille étoient d'abord venus,
Et pendant tout ce trouble étant moins observée,
Du logis aisément elle s'étoit sauvée ;
Mais me trouvant sans mal, elle a fait éclater
Un transport difficile à bien représenter.
Que vous dirai−je ? Enfin cette aimable personne
A suivi les conseils que son amour lui donne,
N'a plus voulu songer à retourner chez soi,
Et de tout son destin s'est commise à ma foi.
Considérez un peu, par ce trait d'innocence,
Où l'expose d'un fou la haute impertinence,
Et quels fâcheux périls elle pourroit courir,
Si j'étois maintenant homme à la moins chérir.
Mais d'un trop pur amour mon âme est embrasée ;
J'aimerois mieux mourir que l'avoir abusée ;
Je lui vois des appas dignes d'un autre sort,
Et rien ne m'en sauroit séparer que la mort.
Je prévois là−dessus l'emportement d'un père ;
Mais nous prendrons le temps d'apaiser sa colère.
A des charmes si doux je me laisse emporter,
Et dans la vie enfin il se faut contenter.
Ce que je veux de vous, sous un secret fidèle,
C'est que je puisse mettre en vos mains cette belle,
Que dans votre maison, en faveur de mes feux,
Vous lui donniez retraite au moins un jour ou deux.
Outre qu'aux yeux du monde il faut cacher sa fuite,
Et qu'on en pourra faire une exacte poursuite,
Vous savez qu'une fille aussi de sa façon
Donne avec un jeune homme un étrange soupçon ;
Et comme c'est à vous, sûr de votre prudence,
Que j'ai fait de mes feux entière confidence,
C'est à vous seul aussi, comme ami généreux,
Que je puis confier ce dépôt amoureux.
Arnolphe
Je suis, n'en doutez point, tout à votre service.
Horace
Vous voulez bien me rendre un si charmant office ?
Arnolphe
Très−volontiers, vous dis−je ; et je me sens ravir
Scène II

585

Oeuvres complètes . 1
De cette occasion que j'ai de vous servir,
Je rends grâces au Ciel de ce qu'il me l'envoie,
Et n'ai jamais rien fait avec si grande joie.
Horace
Que je suis redevable à toutes vos bontés !
J'avois de votre part craint des difficultés ;
Mais vous êtes du monde, et dans votre sagesse
Vous savez excuser le feu de la jeunesse.
Un de mes gens la garde au coin de ce détour.
Arnolphe
Mais comment ferons−nous ? car il fait un peu jour ;
Si je la prends ici, l'on me verra peut−être ;
Et s'il faut que chez moi vous veniez à paroître,
Des valets causeront. Pour jouer au plus sûr.
Il faut me l'amener dans un lieu plus obscur.
Mon allée est commode, et je l'y vais attendre.
Horace
Ce sont précautions qu'il est fort bon de prendre.
Pour moi, je ne ferai que vous la mettre en main,
Et chez moi, sans éclat, je retourne soudain.
Arnolphe, seul.
Ah ! fortune, ce trait d'aventure propice
Répare tous les maux que m'a faits ton caprice !
(Il s'enveloppe le nez de son manteau.)

Scène II

586

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Agnès, Arnolphe, Horace

Horace
Ne soyez point en peine où je vais vous mener :
C'est un logement sûr que je vous fais donner.
Vous loger avec moi, ce seroit tout détruire :
Entrez dans cette porte et laissez−vous conduire.
(Arnolphe lui prend la main sans qu'elle le reconnoisse.)
Agnès
Pourquoi me quittez−vous ?
Horace
Chère Agnès, il le faut.
Agnès
Songez donc, je vous prie, à revenir bientôt.
Horace
J'en suis assez pressé par ma flamme amoureuse.
Agnès
Quand je ne vous vois point, je ne suis point joyeuse.
Horace
Hors de votre présence, on me voit triste aussi.
Agnès
Hélas ! s'il étoit vrai, vous resteriez ici.
Horace
Quoi ? vous pourriez douter de mon amour extrême !
Agnès
Non, vous ne m'aimez pas autant que je vous aime.
(Arnolphe la tire.)
Ah ! l'on me tire trop.
Horace
C'est qu'il est dangereux,
Chère Agnès, qu'en ce lieu nous soyons vus tous deux ;
Et le parfait ami de qui la main vous presse
Suit le zèle prudent qui pour nous l'intéresse.
Agnès
Mais suivre un inconnu que...
Scène III

587

Oeuvres complètes . 1

Horace
N'appréhendez rien :
Entre de telles mains vous ne serez que bien.
Agnès
Je me trouverois mieux entre celles d'Horace.
Horace
Et j'aurois...
Agnès, à celui qui la tient.
Attendez.
Horace
Adieu : le jour me chasse.
Agnès
Quand vous verrai−je donc ?
Horace
Bientôt. Assurément.
Agnès
Que je vais m'ennuyer jusques à ce moment !
Horace
Grâce au Ciel, mon bonheur n'est plus en concurrence,
Et je puis maintenant dormir en assurance.

Scène III

588

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Arnolphe, Agnès

Arnolphe, le nez dans son manteau.
Venez, ce n'est pas là que je vous logerai,
Et votre gîte ailleurs est par moi préparé :
Je prétends en lieu sûr mettre votre personne.
Me connoissez−vous ?
Agnès, le reconnoissant.
Hay !
Arnolphe
Mon visage, friponne,
Dans cette occasion rend vos sens effrayés,
Et c'est à contre−coeur qu'ici vous me voyez.
Je trouble en ses projets l'amour qui vous possède.
(Agnès regarde si elle ne verra point Horace.)
N'appelez point des yeux le galand à votre aide :
Il est trop éloigné pour vous donner secours.
Ah ! ah ! si jeune encor, vous jouez de ces tours !
Votre simplicité, qui semble sans pareille,
Demande si l'on fait les enfants par l'oreille ;
Et vous savez donner des rendez−vous la nuit,
Et pour suivre un galand vous évader sans bruit !
Tudieu ! comme avec lui votre langue cajole !
Il faut qu'on vous ait mise à quelque bonne école.
Qui diantre tout d'un coup vous en a tant appris ?
Vous ne craignez donc plus de trouver des esprits ?
Et ce galand, la nuit, vous a donc enhardie ?
Ah ! coquine, en venir à cette perfidie ?
Malgré tous mes bienfaits former un tel dessein !
Petit serpent que j'ai réchauffé dans mon sein,
Et qui, dès qu'il se sent, par une humeur ingrate,
Cherche à faire du mal à celui qui le flatte !
Agnès
Pourquoi me criez−vous ?
Arnolphe
J'ai grand tort en effet !
Agnès
Je n'entends point de mal dans tout ce que j'ai fait.
Arnolphe
Suivre un galand n'est pas une action infâme ?
Scène IV

589

Oeuvres complètes . 1

Agnès
C'est un homme qui dit qu'il me veut pour sa femme ;
J'ai suivi vos leçons, et vous m'avez prêché
Qu'il se faut marier pour ôter le péché.
Arnolphe
Oui. Mais pour femme, moi je prétendois vous prendre ;
Et je vous l'avois fait, me semble, assez entendre.
Agnès
Oui. Mais, à vous parler franchement entre nous,
Il est plus pour cela selon mon goût que vous.
Chez vous le mariage est fâcheux et pénible,
Et vos discours en font une image terrible ;
Mais, las ! il le fait, lui, si rempli de plaisirs,
Que de se marier il donne des desirs.
Arnolphe
Ah ! c'est que vous l'aimez, traîtresse !
Agnès
Oui, je l'aime.
Arnolphe
Et vous avez le front de le dire à moi−même !
Agnès
Et pourquoi, s'il est vrai, ne le dirois−je pas ?
Arnolphe
Le deviez−vous aimer, impertinente ?
Agnès
Hélas !
Est−ce que j'en puis mais ? Lui seul en est la cause ;
Et je n'y songeois pas lorsque se fit la chose.
Arnolphe
Mais il falloit chasser cet amoureux desir.
Agnès
Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?
Arnolphe
Et ne saviez−vous pas que c'étoit me déplaire ?
Agnès
Moi ? point du tout. Quel mal cela vous peut−il faire ?
Arnolphe
Scène IV

590

Oeuvres complètes . 1
Il est vrai, j'ai sujet d'en être réjoui.
Vous n'aimez donc pas, à ce compte ?
Agnès
Vous ?
Arnolphe
Oui.
Agnès
Hélas ! non.
Arnolphe
Comment, non !
Agnès
Voulez−vous que je mente ?
Arnolphe
Pourquoi ne m'aimer pas, Madame l'impudente ?
Agnès
Mon Dieu, ce n'est pas moi que vous devez blâmer :
Que ne vous êtes−vous, comme lui, fait aimer ?
Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.
Arnolphe
Je me suis efforcé de toute ma puissance ;
Mais les soins que j'ai pris, je les ai perdus tous.
Agnès
Vraiment, il en sait donc là−dessus plus que vous ;
Car à se faire aimer il n'a point eu de peine.
Arnolphe
Voyez comme raisonne et répond la vilaine !
Peste ! une précieuse en diroit−elle plus ?
Ah ! je l'ai mal connue ; ou, ma foi ! là−dessus
Une sotte en sait plus que le plus habile homme.
Puisque en raisonnement votre esprit se consomme,
La belle raisonneuse, est−ce qu'un si long temps
Je vous aurai pour lui nourrie à mes dépens ?
Agnès
Non. Il vous rendra tout jusques au dernier double.
Arnolphe
Elle a de certains mots où mon dépit redouble.
Me rendra−t−il, coquine, avec tout son pouvoir,
Les obligations que vous pouvez m'avoir ?

Scène IV

591

Oeuvres complètes . 1
Agnès
Je ne vous en ai pas d'aussi grandes qu'on pense.
Arnolphe
N'est−ce rien que les soins d'élever votre enfance ?
Agnès
Vous avez là dedans bien opéré vraiment,
Et m'avez fait en tout instruire joliment !
Croit−on que je me flatte, et qu'enfin, dans ma tête,
Je ne juge pas bien que je suis une bête ?
Moi−même, j'en ai honte ; et, dans l'âge où je suis,
Je ne veux plus passer pour sotte, si je puis.
Arnolphe
Vous fuyez l'ignorance, et voulez, quoi qu'il coûte,
Apprendre du blondin quelque chose ?
Agnès
Sans doute.
C'est de lui que je sais ce que je puis savoir :
Et beaucoup plus qu'à vous je pense lui devoir.
Arnolphe
Je ne sais qui me tient qu'avec une gourmande
Ma main de ce discours ne venge la bravade.
J'enrage quand je vois sa piquante froideur,
Et quelques coups de poing satisferoient mon coeur.
Agnès
Hélas ! vous le pouvez, si cela peut vous plaire.
Arnolphe
Ce mot et ce regard désarme ma colère,
Et produit un retour de tendresse de coeur,
Qui de son action m'efface la noirceur.
Chose étrange d'aimer, et que pour ces traîtresses
Les hommes soient sujets à de telles foiblesses !
Tout le monde connoît leur imperfection :
Ce n'est qu'extravagance et qu'indiscrétion ;
Leur esprit est méchant, et leur âme fragile ;
Il n'est rien de plus foible et de plus imbécile,
Rien de plus infidèle : et malgré tout cela,
Dans le monde on fait tout pour ces animaux−là.
Hé bien ! faisons la paix. Va, petite traîtresse,
Je te pardonne tout et te rends ma tendresse.
Considère par là l'amour que j'ai pour toi,
Et me voyant si bon, en revanche aime−moi.
Agnès
Du meilleur de mon coeur je voudrois vous complaire :
Scène IV

592

Oeuvres complètes . 1
Que me coûteroit−il, si je le pouvois faire ?
Arnolphe
Mon pauvre petit bec, tu le peux, si tu veux.
(Il fait un soupir.)
Ecoute seulement ce soupir amoureux,
Vois ce regard mourant, contemple ma personne,
Et quitte ce morveux et l'amour qu'il te donne.
C'est quelque sort qu'il faut qu'il ait jeté sur toi,
Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi.
Ta forte passion est d'être brave et leste :
Tu le seras toujours, va, je te le proteste,
Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai,
Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai ;
Tout comme tu voudras, tu pourras te conduire :
Je ne m'explique point, et cela, c'est tout dire.
(A part.)
Jusqu'où la passion peut−elle faire aller !
Enfin à mon amour rien ne peut s'égaler :
Quelle preuve veux−tu que je t'en donne, ingrate ?
Me veux−tu voir pleurer ? Veux−tu que je me batte ?
Veux−tu que je m'arrache un côté de cheveux ?
Veux−tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux :
Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.
Agnès
Tenez, tous vos discours ne me touchent point l'âme :
Horace avec deux mots en feroit plus que vous.
Arnolphe
Ah ! c'est trop me braver, trop pousser mon courroux.
Je suivrai mon dessein, bête trop indocile.
Et vous dénicherez à l'instant de la ville.
Vous rebutez mes voeux et me mettez à bout ;
Mais un cul de couvent me vengera de tout.

Scène IV

593

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Alain, Arnolphe

Alain
Je ne sais ce que c'est, Monsieur, mais il me semble
Qu'Agnès et le corps mort s'en sont allés ensemble.
Arnolphe
La voici. Dans ma chambre allez me la nicher :
Ce ne sera pas là qu'il la viendra chercher ;
Et puis c'est seulement pour une demie−heure :
Je vais, pour lui donner une sûre demeure,
Trouver une voiture. Enfermez−vous des mieux,
Et surtout gardez−vous de la quitter des yeux.
Peut−être que son âme, étant dépaysée,
Pourra de cet amour être désabusée.

Scène V

594

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Arnolphe, Horace

Horace
Ah ! je viens vous trouver, accablé de douleur.
Le Ciel, Seigneur Arnolphe, a conclu mon malheur ;
Et par un trait fatal d'une injustice extrême ;
On me veut arracher de la beauté que j'aime.
Pour arriver ici mon père a pris le frais ;
J'ai trouvé qu'il mettoit pied à terre ici près ;
Et la cause, en un mot, d'une telle venue,
Qui, comme je disois, ne m'étoit pas connue,
C'est qu'il m'a marié sans m'en récrire rien,
Et qu'il vient en ces lieux célébrer ce lien.
Jugez, en prenant part à mon inquiétude,
S'il pouvoit m'arriver un contre−temps plus rude.
Cet Enrique, dont hier je m'informois à vous,
Cause tout le malheur dont je ressens les coups ;
Il vient avec mon père achever ma ruine,
Et c'est sa fille unique à qui l'on me destine.
J'ai, dès leurs premiers mots, pensé m'évanouir ;
Et d'abord, sans vouloir plus longtemps les ouïr,
Mon père ayant parlé de vous rendre visite,
L'esprit plein de frayeur je l'ai devancé vite.
De grâce, gardez−vous de lui rien découvrir
De mon engagement qui le pourroit aigrir ;
Et tâchez, comme en vous il prend grande créance,
De le dissuader de cette autre alliance.
Arnolphe
Oui−da.
Horace
Conseillez−lui de différer un peu,
Et rendez, en ami, ce service à mon feu.
Arnolphe
Je n'y manquerai pas.
Horace
C'est en vous que j'espère.
Arnolphe
Fort bien.
Horace
Et je vous tiens mon véritable père.
Scène VI

595

Oeuvres complètes . 1
Dites−lui que mon âge... Ah ! je le vois venir :
Ecoutez les raisons que je vous puis fournir.
(Ils demeurent en un coin du théâtre.)

Scène VI

596

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Enrique, Oronte, Chrysalde, Horace, Arnolphe.

Enrique, à Chrysalde.
Aussitôt qu'à mes yeux je vous ai vu paroître,
Quand on ne m'eût rien dit, j'aurois su vous connoître.
Je vous vois tous les traits de cette aimable soeur
Dont l'hymen autrefois m'avoit fait possesseur ;
Et je serois heureux si la Parque cruelle
M'eût laissé ramener cette épouse fidèle,
Pour jouir avec moi des sensibles douceurs
De revoir tous les siens après nos longs malheurs.
Mais puisque du destin la fatale puissance
Nous prive pour jamais de sa chère présence,
Tâchons de nous résoudre, et de nous contenter
Du seul fruit amoureux qui m'en est pu rester.
Il vous touche de près ; et, sans votre suffrage,
J'aurois tort de vouloir disposer de ce gage.
Le choix du fils d'Oronte est glorieux de soi ;
Mais il faut que ce choix vous plaise comme à moi.
Chrysalde
C'est de mon jugement avoir mauvaise estime
Que douter si j'approuve un choix si légitime.
Arnolphe, à Horace.
Oui, je vais vous servir de la bonne façon.
Horace
Gardez, encore un coup...
Arnolphe
N'ayez aucun soupçon.
Oronte, à Arnolphe.
Ah ! que cette embrassade est pleine de tendresse
Arnolphe
Que je sens à vous voir une grande allégresse !
Oronte
Je suis ici venu...
Arnolphe
Sans m'en faire récit
Je sais ce qui vous mène.

Scène VII

597

Oeuvres complètes . 1
Oronte
On vous l'a déjà dit.
Arnolphe
Oui.
Oronte
Tant mieux.
Arnolphe
Votre fils à cet hymen résiste,
Et son coeur prévenu n'y voit rien que de triste :
Il m'a même prié de vous en détourner ;
Et moi, tout le conseil que je vous puis donner,
C'est de ne pas souffrir que ce noeud se diffère,
Et de faire valoir l'autorité de père.
Il faut avec vigueur ranger les jeunes gens,
Et nous faisons contre eux à leur être indulgens.
Horace
Ah ! traître !
Chrysalde
Si son coeur a quelque répugnance,
Je tiens qu'on ne doit pas lui faire violence.
Mon frère, que je crois, sera de mon avis.
Arnolphe
Quoi ? se laissera−t−il gouverner par son fils ?
Est−ce que vous voulez qu'un père ait la mollesse
De ne savoir pas faire obéir la jeunesse ?
Il seroit beau vraiment qu'on le vît aujourd'hui
Prendre loi de qui doit la recevoir de lui !
Non, non : c'est mon intime, et sa gloire est la mienne :
Sa parole est donnée, il faut qu'il la maintienne,
Qu'il fasse voir ici de fermes sentiments,
Et force de son fils tous les attachements.
Oronte
C'est parler comme il faut, et, dans cette alliance,
C'est moi qui vous réponds de son obéissance.
Chrysalde, à Arnolphe.
Je suis surpris, pour moi, du grand empressement
Que vous nous faites voir pour cet engagement,
Et ne puis deviner quel motif vous inspire...
Arnolphe
Je sais ce que je fais, et dis ce qu'il faut dire.
Oronte
Scène VII

598

Oeuvres complètes . 1
Oui, oui, seigneur Arnolphe, il est...
Chrysalde
Ce nom l'aigrit ;
C'est Monsieur de la Souche, on vous l'a déjà dit.
Arnolphe
Il n'importe.
Horace
Qu'entends−je !
Arnolphe, se retournant vers Horace.
Oui, c'est là le mystère,
Et vous pouvez juger ce que je devois faire.
Horace
En quel trouble...

Scène VII

599

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Georgette, Enrique, Oronte, Chrysalde, Horace, Arnolphe

Georgette
Monsieur, si vous n'êtes auprès,
Nous aurons de la peine à retenir Agnès ;
Elle veut à tous coups s'échapper, et peut−être
Qu'elle se pourroit bien jeter par la fenêtre.
Arnolphe
Faites−la−moi venir ; aussi bien de ce pas
Prétends−je l'emmener ; ne vous en fâchez pas.
Un bonheur continu rendroit l'homme superbe ;
Et chacun a son tour, comme dit le proverbe.
Horace
Quels maux peuvent, ô Ciel ! égaler mes ennuis !
Et s'est−on jamais vu dans l'abîme où je suis !
Arnolphe, à Oronte.
Pressez vite le jour de la cérémonie :
J'y prends part, et déjà moi−même je m'en prie.
Oronte
C'est bien notre dessein.

Scène VIII

600

Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Agnès, Alain, Georgette, Oronte, Enrique, Arnolphe, Horace, Chrysalde

Arnolphe, à Agnès.
Venez, belle, venez,
Qu'on ne sauroit tenir, et qui vous mutinez.
Voici votre galand, à qui, pour récompense,
Vous pouvez faire une humble et douce révérence.
Adieu. L'événement trompe un peu vos souhaits ;
Mais tous les amoureux ne sont pas satisfaits.
Agnès
Me laissez−vous, Horace, emmener de la sorte ?
Horace
Je ne sais où j'en suis, tant ma douleur est forte.
Arnolphe
Allons, causeuse, allons.
Agnès
Je veux rester ici.
Oronte
Dites−nous ce que c'est que ce mystère−ci.
Nous nous regardons tous, sans le pouvoir comprendre.
Arnolphe
Avec plus de loisir je pourrai vous l'apprendre.
Jusqu'au revoir.
Oronte
Où donc prétendez−vous aller ?
Vous ne nous parlez point comme il nous faut parler.
Arnolphe
Je vous ai conseillé, malgré tout son murmure,
D'achever l'hyménée.
Oronte
Oui. Mais pour le conclure,
Si l'on vous a dit tout, ne vous a−t−on pas dit
Que vous avez chez vous celle dont il s'agit,
La fille qu'autrefois de l'aimable Angélique,
Sous des liens secrets, eut le seigneur Enrique ?
Sur quoi votre discours étoit−il donc fondé ?

Scène IX

601

Oeuvres complètes . 1
Chrysalde
Je m'étonnois aussi de voir son procédé.
Arnolphe
Quoi ? ...
Chrysalde
D'un hymen secret ma soeur eut une fille,
Dont on cacha le sort à toute la famille.
Oronte
Et qui sous de feints noms, pour ne rien découvrir,
Par son époux aux champs fut donnée à nourrir.
Chrysalde
Et dans ce temps, le sort, lui déclarant la guerre,
L'obligea de sortir de sa natale terre.
Oronte
Et d'aller essuyer mille périls divers
Dans ces lieux séparés de nous par tant de mers.
Chrysalde
Où ses soins ont gagné ce que dans sa patrie
Avoient pu lui ravir l'imposture et l'envie.
Oronte
Et de retour en France, il a cherché d'abord,
Celle à qui de sa fille il confia le sort.
Chrysalde
Et cette paysanne a dit avec franchise
Qu'en vos mains à quatre ans elle l'avoit remise.
Oronte
Et qu'elle l'avoit fait sur votre charité,
Par un accablement d'extrême pauvreté.
Chrysalde
Et lui, plein de transport et l'allégresse en l'âme,
A fait jusqu'en ces lieux conduire cette femme.
Oronte
Et vous allez enfin la voir venir ici,
Pour rendre aux yeux de tous ce mystère éclairci.
Chrysalde
Je devine à peu près quel est votre supplice ;
Mais le sort en cela ne vous est que propice :
Si n'être point cocu vous semble un si grand bien,
Ne vous point marier en est le vrai moyen.
Scène IX

602

Oeuvres complètes . 1

Arnolphe, s'en allant tout transporté, et ne pouvant parler.
Oh !
Oronte
D'où vient qu'il s'enfuit sans rien dire ?
Horace
Ah ! mon père,
Vous saurez pleinement ce surprenant mystère.
Le hasard en ces lieux avoit exécuté
Ce que votre sagesse avoit prémédité :
J'étois par les doux noeuds d'une ardeur mutuelle
Engagé de parole avecque cette belle ;
Et c'est elle, en un mot, que vous venez chercher,
Et pour qui mon refus a pensé vous fâcher.
Enrique
Je n'en ai point douté d'abord que je l'ai vue,
Et mon âme depuis n'a cessé d'être émue.
Ah ! ma fille, je cède à des transports si doux.
Chrysalde
J'en ferois de bon coeur, mon frère, autant que vous,
Mais ces lieux et cela ne s'accommodent guères.
Allons dans la maison débrouiller ces mystères,
Payer à notre ami ces soins officieux,
Et rendre grâce au Ciel qui fait tout pour le mieux.

Scène IX

603

Oeuvres complètes . 1

Remerciement au roi

Remerciement au roi

604

Oeuvres complètes . 1
Votre paresse...

Votre paresse enfin me scandalise,
Ma Muse ; obéissez−moi :
Il faut ce matin, sans remise,
Aller au lever du Roi.
Vous savez bien pourquoi :
Et ce vous est une honte
De n'avoir pas été plus prompte
A le remercier de ces fameux bienfaits ;
Mais il vaut mieux tard que jamais.
Faites donc votre compte
D'aller au Louvre accomplir mes souhaits.
Gardez−vous bien d'être en Muse bâtie :
Un air de Muse est choquant dans ces lieux ;
On y veut des objets à réjouir les yeux ;
Vous en devez être avertie ;
Et vous ferez votre cour beaucoup mieux,
Lorsqu'en marquis vous serez travestie.
Vous savez ce qu'il faut pour paroître marquis ;
N'oubliez rien de l'air ni des habits ;
Arborez un chapeau chargé de trente plumes
Sur une perruque de prix ;
Que le rabat soit des plus grands volumes,
Et le pourpoint des plus petits ;
Mais surtout je vous recommande
Le manteau, d'un ruban sur le dos retroussé :
La galanterie en est grande ;
Et parmi les marquis de la plus haute bande
C'est pour être placé.
Avec vos brillantes hardes
Et votre ajustement,
Faites tout le trajet de la salle des gardes ;
Et vous peignant galamment,
Portez de tous côtés vos regards brusquement ;
Et, ceux que vous pourrez connoître,
Ne manquez pas, d'un haut ton,
De les saluer par leur nom,
De quelque rang qu'ils puissent être.
Cette familiarité
Donne à quiconque en use un air de qualité.
Grattez du peigne à la porte
De la chambre du Roi.
Ou si, comme je prévoi,
La presse s'y trouve forte,
Montez de loin votre chapeau,
Votre paresse...

605

Oeuvres complètes . 1
Ou montez sur quelque chose
Pour faire voir votre museau,
Et criez sans aucune pause,
D'un ton rien moins que naturel :
"Monsieur l'huissier, pour le marquis un tel."
Jetez−vous dans la foule, et tranchez du notable ;
Coudoyez un chacun, point du tout de quartier,
Pressez, poussez, faites le diable
Pour vous mettre le premier ;
Et quand même l'huissier,
A vos desirs inexorable,
Vous trouveroit en face un marquis repoussable,
Ne démordez point pour cela,
Tenez toujours ferme là :
A déboucher la porte il iroit trop du vôtre ;
Faites qu'aucun n'y puisse pénétrer,
Et qu'on soit obligé de vous laisser entrer,
Pour faire entrer quelque autre.
Quand vous serez entré, ne vous relâchez pas :
Pour assiéger la chaise, il faut d'autres combats ;
Tâchez d'en être des plus proches,
En y gagnant le terrain pas à pas ;
Et si des assiégeants le prévenant amas
En bouche toutes les approches,
Prenez le parti doucement
D'attendre le Prince au passage :
Il connoîtra votre visage
Malgré votre déguisement ;
Et lors, sans tarder davantage,
Faites−lui votre compliment.
Vous pourriez aisément l'étendre,
Et parler des transports qu'en vous font éclater
Les surprenants bienfaits que, sans les mériter,
Sa libérale main sur vous daigne répandre,
Et des nouveaux efforts où s'en va vous porter
L'excès de cet honneur où vous n'osiez prétendre,
Lui dire comme vos desirs
Sont, après ses bontés qui n'ont point de pareilles,
D'employer à sa gloire, ainsi qu'à ses plaisirs,
Tout votre art et toutes vos veilles,
Et là−dessus lui promettre merveilles :
Sur ce chapitre on n'est jamais à sec ;
Les Muses sont de grandes prometteuses !
Et comme vos soeurs les causeuses,
Vous ne manquerez pas, sans doute, par le bec.
Mais les grands princes n'aiment guères
Que les compliments qui sont courts ;
Et le nôtre surtout a bien d'autres affaires
Que d'écouter tous vos discours.
La louange et l'encens n'est pas ce qui le touche ;
Votre paresse...

606

Oeuvres complètes . 1
Dès que vous ouvrirez la bouche
Pour lui parler de grâce et de bienfait,
Il comprendra d'abord ce que vous voudrez dire,
Et se mettant doucement à sourire
D'un air qui sur les coeurs fait un charmant effet,
Il passera comme un trait,
Et cela vous doit suffire :
Voilà votre compliment fait.

Votre paresse...

607

Oeuvres complètes . 1

La Critique de l'école des femmes
Comédie
Représentée pour la première fois
à Paris, sur le Théâtre du Palais−Royal
le vendredi premier juin 1663
par la Troupe de Monsieur, frère unique du Roi

La Critique de l'école des femmes

608

Oeuvres complètes . 1
Adresse

A la Reine Mère
Madame,
Je sais bien que Votre Majesté n'a que faire de toutes nos dédicaces, et que ces prétendus devoirs, dont on lui
dit élégamment qu'on s'acquitte envers Elle, sont des hommages, à dire vrai, dont Elle nous dispenserait très
volontiers. Mais je ne laisse pas d'avoir l'audace de lui dédier la Critique de l'Ecole des femmes ; et je n'ai pu
refuser cette petite occasion de pouvoir témoigner ma joie à Votre Majesté sur cette heureuse convalescence,
qui redonne à nos voeux la plus grande et la meilleure princesse du monde, et nous promet en Elle de longues
années d'une santé vigoureuse. Comme chacun regarde les choses du côté de ce qui le touche, je me réjouis,
dans cette allégresse générale, de pouvoir encore obtenir l'honneur de divertir Votre Majesté ; Elle, Madame,
qui prouve si bien que la véritable dévotion n'est point contraire aux honnêtes divertissements ; qui, de ses
hautes pensées et de ses importantes occupations, descend si humainement dans le plaisir de nos spectacles et
ne dédaigne pas de rire de cette même bouche dont Elle prie si bien Dieu. Je flatte, dis−je, mon esprit de
l'espérance de cette gloire ; j'en attends le moment avec toutes les impatiences du monde ; et quand je
jouirai de ce bonheur, ce sera la plus grande joie que puisse recevoir,
Madame,
De Votre Majesté,
Le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur et sujet,
J.−B. P. Molière.

Adresse

609

Oeuvres complètes . 1
Personnages

Uranie.
Elise.
Climène.
Galopin, laquais.
Le Marquis.
Dorante ou le Chevalier.
Lysidas, poète.

Personnages

610

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Uranie, Elise

Uranie
Quoi ? Cousine, personne ne t'est venu rendre visite ?
Elise
Personne du monde.
Uranie
Vraiment, voilà qui m'étonne, que nous ayons été seules l'une et l'autre tout aujourd'hui.
Elise
Cela m'étonne aussi, car ce n'est guère notre coutume ; et votre maison, Dieu merci, est le refuge ordinaire
de tous les fainéants de la cour.
Uranie
L'après−dînée, à dire vrai, m'a semblé fort longue.
Elise
Et moi, je l'ai trouvée fort courte.
Uranie
C'est que les beaux esprits, Cousine, aiment la solitude.
Elise
Ah ! très−humble servante au bel esprit ; vous savez que ce n'est pas là que je vise.
Uranie
Pour moi, j'aime la compagnie, je l'avoue.
Elise
Je l'aime aussi, mais je l'aime choisie ; et la quantité des sottes visites qu'il vous faut essuyer parmi les autres
est cause bien souvent que je prends plaisir d'être seule.

Uranie
La délicatesse est trop grande, de ne pouvoir souffrir que des gens triés.
Elise
Et la complaisance est trop générale, de souffrir indifféremment toutes sortes de personnes.
Uranie
Je goûte ceux qui sont raisonnables, et me divertis des extravagants.
Elise

Scène I

611

Oeuvres complètes . 1
Ma foi, les extravagants ne vont guère loin sans vous ennuyer, et la plupart de ces gens−là ne sont plus
plaisants dès la seconde visite. Mais à propos d'extravagants, ne voulez−vous pas me défaire de votre marquis
incommode ? Pensez−vous me le laisser toujours sur les bras, et que je puisse durer à ses turlupinades
perpétuelles ?

Uranie
Ce langage est à la mode, et l'on le tourne en plaisanterie à la cour.
Elise
Tant pis pour ceux qui le font, et qui se tuent tout le jour à parler ce jargon obscur. La belle chose de faire
entrer aux conversations du Louvre de vieilles équivoques ramassées parmi les boues des halles et de la place
Maubert ! La jolie façon de plaisanter pour des courtisans ! et qu'un homme montre d'esprit lorsqu'il vient
vous dire : "Madame, vous êtes dans la place Royale, et tout le monde vous voit de trois lieues de Paris, car
chacun vous voit de bon oeil," à cause que Boneuil est un village à trois lieues d'ici ! Cela n'est−il pas bien
galant et bien spirituel ? Et ceux qui trouvent ces belles rencontres, n'ont−ils pas lieu de s'en glorifier ?

Uranie
On ne dit pas cela aussi comme une chose spirituelle ; et la plupart de ceux qui affectent ce langage savent
bien eux−mêmes qu'il est ridicule.
Elise
Tant pis encore, de prendre peine à dire des sottises, et d'être mauvais plaisants de dessein formé. Je les en
tiens moins excusables ; et si j'en étois juge, je sais bien à quoi je condamnerois tous ces Messieurs les
turlupins.

Uranie
Laissons cette matière qui t'échauffe un peu trop, et disons que Dorante vient bien tard, à mon avis, pour le
souper que nous devons faire ensemble.
Elise
Peut−être l'a−t−il oublié, et que...

Scène I

612

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Galopin, Uranie, Elise

Galopin
Voilà Climène, Madame, qui vient ici pour vous voir.
Uranie
Eh mon Dieu ! quelle visite !
Elise
Vous vous plaigniez d'être seule aussi : le Ciel vous en punit.
Uranie
Vite, qu'on aille dire que je n'y suis pas.
Galopin
On a déjà dit que vous y étiez.
Uranie
Et qui est le sot qui l'a dit ?
Galopin
Moi, Madame.
Uranie
Diantre soit le petit vilain ! Je vous apprendrai bien à faire vos réponses de vous−même.
Galopin
Je vais lui dire, Madame, que vous voulez être sortie.
Uranie
Arrêtez, animal, et la laissez monter, puisque la sottise est faite.
Galopin
Elle parle encore à un homme dans la rue.
Uranie
Ah ! Cousine, que cette visite m'embarrasse à l'heure qu'il est !
Elise
Il est vrai que la dame est un peu embarrassante de son naturel ; j'ai toujours eu pour elle une furieuse
aversion ; et, n'en déplaise à sa qualité, c'est la plus sotte bête qui se soit jamais mêlée de raisonner.

Uranie
L'épithète est un peu forte.

Scène II

613

Oeuvres complètes . 1
Elise
Allez, allez, elle mérite bien cela, et quelque chose de plus, si on lui faisoit justice. Est−ce qu'il y a une
personne qui soit plus véritablement qu'elle ce qu'on appelle précieuse, à prendre le mot dans sa plus
mauvaise signification ?

Uranie
Elle se défend bien de ce nom pourtant.
Elise
Il est vrai : elle se défend du nom, mais non pas de la chose ; car enfin elle l'est depuis les pieds jusqu'à la
tête, et la plus grande façonnière du monde. Il semble que tout son corps soit démonté, et que les mouvements
de ses hanches, de ses épaules et de sa tête n'aillent que par ressorts. Elle affecte toujours un ton de voix
languissant et niais, fait la moue pour montrer une petite bouche, et roule les yeux pour les faire paroître
grands.

Uranie
Doucement donc : si elle venoit à entendre...
Elise
Point, point, elle ne monte pas encore. Je me souviens toujours du soir qu'elle eut envie de voir Damon, sur la
réputation qu'on lui donne, et les choses que le public a vues de lui. Vous connoissez l'homme, et sa naturelle
paresse à soutenir la conversation. Elle l'avoit invité à souper comme bel esprit, et jamais il ne parut si sot,
parmi une demi−douzaine de gens à qui elle avoit fait fête de lui, et qui le regardoient avec de grands yeux,
comme une personne qui ne devoit pas être faite comme les autres. Ils pensoient tous qu'il étoit là pour
défrayer la compagnie de bons mots, que chaque parole qui sortoit de sa bouche devoit être extraordinaire,
qu'il devoit faire des Impromptus sur tout ce qu'on disoit, et ne demander à boire qu'avec une pointe. Mais il
les trompa fort par son silence ; et la dame fut aussi mal satisfaite de lui que je le fus d'elle.

Uranie
Tais−toi. Je vais la recevoir à la porte de la chambre.
Elise
Encore un mot. Je voudrois bien la voir mariée avec le marquis dont nous avons parlé : le bel assemblage
que ce seroit d'une précieuse et d'un turlupin !

Uranie
Veux−tu te taire ? la voici.

Scène II

614

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Climène, Uranie, Elise, Galopin

Uranie
Vraiment, c'est bien tard que...
Climène
Eh ! de grâce, ma chère, faites−moi vite donner un siége.
Uranie
Un fauteuil promptement.
Climène
Ah ! mon Dieu !
Uranie
Qu'est−ce donc ?
Climène
Je n'en puis plus.
Uranie
Qu'avez−vous ?
Climène
Le coeur me manque.
Uranie
Sont−ce vapeurs qui vous ont prise ?
Climène
Non.
Uranie
Voulez−vous que l'on vous délace ?
Climène
Mon Dieu non. Ah !
Uranie
Quel est donc votre mal ? et depuis quand vous a−t−il pris ?
Climène
Il y a plus de trois heures, et je l'ai rapporté du Palais−Royal.
Uranie
Comment ?

Scène III

615

Oeuvres complètes . 1
Climène
Je viens de voir, pour mes péchés, cette méchante rapsodie de l'Ecole des femmes. Je suis encore en
défaillance du mal de coeur que cela m'a donné, et je pense que je n'en reviendrai de plus de quinze jours.

Elise
Voyez un peu comme les maladies arrivent sans qu'on y songe.
Uranie
Je ne sais pas de quel tempérament nous sommes, ma cousine et moi ; mais nous fûmes avant−hier à la
même pièce, et nous en revînmes toutes deux saines et gaillardes.

Climène
Quoi ? vous l'avez vue ?
Uranie
Oui ; et écoutée d'un bout à l'autre.
Climène
Et vous n'en avez pas été jusques aux convulsions, ma chère ?
Uranie
Je ne suis pas si délicate, Dieu merci ; et je trouve, pour moi, que cette comédie seroit plutôt capable de
guérir les gens que de les rendre malades.

Climène
Ah mon Dieu ! que dites−vous là ? Cette proposition peut−elle être avancée par une personne qui ait du
revenu en sens commun ? Peut−on impunément, comme vous faites, rompre en visière à la raison ? Et dans
le vrai de la chose, est−il un esprit si affamé de plaisanterie, qu'il puisse tâter des fadaises dont cette comédie
est assaisonnée ? Pour moi, je vous avoue que je n'ai pas trouvé le moindre grain de sel dans tout cela. Les
enfants par l'oreille m'ont paru d'un goût détestable ; la tarte à la crème m'a affadi le coeur ; et j'ai pensé
vomir au potage.

Elise
Mon Dieu ! que tout cela est dit élégamment ! J'aurois cru que cette pièce étoit bonne ; mais Madame a une
éloquence si persuasive, elle tourne les choses d'une manière si agréable, qu'il faut être de son sentiment,
malgré qu'on en ait.

Uranie
Pour moi, je n'ai pas tant de complaisance ; et, pour dire ma pensée, je tiens cette comédie une des plus
plaisantes que l'auteur ait produites.

Scène III

616

Oeuvres complètes . 1
Climène
Ah ! vous me faites pitié, de parler ainsi ; je ne saurois vous souffrir cette obscurité de discernement.
Peut−on, ayant de la vertu, trouver de l'agrément dans une pièce qui tient sans cesse la pudeur en alarme, et
salit à tous moments l'imagination ?

Elise
Les jolies façons de parler que voilà ! Que vous êtes, Madame, une rude joueuse en critique, et que je plains
le pauvre Molière de vous avoir pour ennemie !

Climène
Croyez−moi, ma chère, corrigez de bonne foi votre jugement ; et pour votre honneur, n'allez point dire par le
monde que cette comédie vous ait plu.

Uranie
Moi, je ne sais pas ce que vous y avez trouvé qui blesse la pudeur.
Climène
Hélas ! tout ; et je mets en fait qu'une honnête femme ne la sauroit voir sans confusion, tant j'y ai découvert
d'ordures et de saletés.
Uranie
Il faut donc que pour les ordures vous ayez des lumières que les autres n'ont pas ; car, pour moi, je n'y en ai
point vu.
Climène
C'est que vous ne voulez pas y en avoir vu, assurément ; car enfin toutes ces ordures, Dieu merci, y sont à
visage découvert. Elles n'ont point la moindre enveloppe qui les couvre, et les yeux les plus hardis sont
effrayés de leur nudité.

Elise
Ah !
Climène
Hay, hay, hay.
Uranie
Mais encore, s'il vous plaît, marquez−moi une de ces ordures que vous dites.
Climène
Hélas ! est−il nécessaire de vous les marquer ?
Uranie
Oui. Je vous demande seulement un endroit qui vous ait fort choquée.
Scène III

617

Oeuvres complètes . 1

Climène
En faut−il d'autre que la scène de cette Agnès, lorsqu'elle dit ce que l'on lui a pris ?
Uranie
Eh bien ! que trouvez−vous là de sale ?
Climène
Ah !
Uranie
De grâce ?
Climène
Fi !
Uranie
Mais encore ?
Climène
Je n'ai rien à vous dire.
Uranie
Pour moi, je n'y entends point de mal.
Climène
Tant pis pour vous.
Uranie
Tant mieux plutôt, ce me semble. Je regarde les choses du côté qu'on me les montre, et ne les tourne point
pour y chercher ce qu'il ne faut pas voir.
Climène
L'honnêteté d'une femme...
Uranie
L'honnêteté d'une femme n'est pas dans les grimaces. Il sied mal de vouloir être plus sage que celles qui sont
sages. L'affectation en cette matière est pire qu'en toute autre ; et je ne vois rien de si ridicule que cette
délicatesse d'honneur qui prend tout en mauvaise part, donne un sens criminel aux plus innocentes paroles, et
s'offense de l'ombre des choses. Croyez−moi, celles qui font tant de façons n'en sont pas estimées plus
femmes de bien. Au contraire, leur sévérité mystérieuse et leurs grimaces affectées irritent la censure de tout
le monde contre les actions de leur vie. On est ravi de découvrir ce qu'il y peut avoir à redire ; et, pour
tomber dans l'exemple, il y avoit l'autre jour des femmes à cette comédie, vis−à−vis de la loge où nous étions,
qui par les mines qu'elles affectèrent durant toute la pièce, leurs détournements de tête, et leurs cachements de
visage, firent dire de tous côtés cent sottises de leur conduite, que l'on n'auroit pas dites sans cela ; et
quelqu'un même des laquais cria tout haut qu'elles étoient plus chastes des oreilles que de tout le reste du
corps.

Climène
Scène III

618

Oeuvres complètes . 1
Enfin il faut être aveugle dans cette pièce, et ne pas faire semblant d'y voir les choses.
Uranie
Il ne faut pas y vouloir voir ce qui n'y est pas.
Climène
Ah ! je soutiens, encore un coup, que les saletés y crèvent les yeux.
Uranie
Et moi, je ne demeure pas d'accord de cela.
Climène
Quoi ? la pudeur n'est pas visiblement blessée par ce que dit Agnès dans l'endroit dont nous parlons ?
Uranie
Non, vraiment. Elle ne dit pas un mot qui de soi ne soit fort honnête ; et si vous voulez entendre dessous
quelque autre chose, c'est vous qui faites l'ordure, et non pas elle, puisqu'elle parle seulement d'un ruban
qu'on lui a pris.

Climène
Ah ! ruban tant qu'il vous plaira ; mais ce le, où elle s'arrête, n'est pas mis pour des prunes. Il vient sur ce le
d'étranges pensées. Ce le scandalise furieusement ; et, quoi que vous puissiez dire, vous ne sauriez défendre
l'insolence de ce le.

Elise
Il est vrai, ma Cousine, je suis pour Madame contre ce le. Ce le est insolent au dernier point, et vous avez tort
de défendre ce le.
Climène
Il a une obscénité qui n'est pas supportable.
Elise
Comment dites−vous ce mot−là, Madame.
Climène
Obscénité, Madame.
Elise
Ah ! mon Dieu ! obscénité. Je ne sais ce que ce mot veut dire ; mais je le trouve le plus joli du monde.
Climène
Enfin, vous voyez comme votre sang prend mon parti.
Uranie
Eh mon Dieu ! c'est une causeuse qui ne dit pas ce qu'elle pense. Ne vous y fiez pas beaucoup, si vous m'en
voulez croire.

Scène III

619

Oeuvres complètes . 1
Elise
Ah ! que vous êtes méchante, de me vouloir rendre suspecte à Madame ! Voyez un peu où j'en serois, si elle
alloit croire ce que vous dites. Serois−je si malheureuse, Madame, que vous eussiez de moi cette pensée ?

Climène
Non, non. Je ne m'arrête pas à ses paroles, et je vous crois plus sincère qu'elle ne dit.
Elise
Ah ! que vous avez bien raison, Madame, et que vous me rendrez justice, quand vous croirez que je vous
trouve la plus engageante personne du monde, que j'entre dans tous vos sentiments et suis charmée de toutes
les expressions qui sortent de votre bouche !

Climène
Hélas ! je parle sans affectation.
Elise
On le voit bien, Madame, et que tout est naturel en vous. Vos paroles, le ton de votre voix, vos regards, vos
pas, votre action et votre ajustement, ont je ne sais quel air de qualité, qui enchante les gens. Je vous étudie
des yeux et des oreilles ; et je suis si remplie de vous, que je tâche d'être votre singe, et de vous contrefaire
en tout.

Climène
Vous vous moquez de moi, Madame.
Elise
Pardonnez−moi, Madame. Qui voudroit se moquer de vous ?
Climène
Je ne suis pas un bon modèle, Madame.
Elise
Oh ! que si, Madame !
Climène
Vous me flattez, Madame.
Elise
Point du tout, Madame.
Climène
Epargnez−moi, s'il vous plaît, Madame.
Elise
Je vous épargne aussi, Madame, et je ne dis pas la moitié de ce que je pense, Madame.

Scène III

620

Oeuvres complètes . 1
Climène
Ah mon Dieu ! brisons là, de grâce. Vous me jetteriez dans une confusion épouvantable. (A Uranie.) Enfin,
nous voilà deux contre vous, et l'opiniâtreté sied si mal aux personnes spirituelles...

Scène III

621

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Le Marquis, Climène, Galopin, Uranie, Elise

Galopin
Arrêtez, s'il vous plaît, Monsieur.
Le Marquis
Tu ne me connois pas, sans doute.
Galopin
Si fait, je vous connois ; mais vous n'entrerez pas.
Le Marquis
Ah ! que de bruit, petit laquais !
Galopin
Cela n'est pas bien de vouloir entrer malgré les gens.
Le Marquis
Je veux voir ta maîtresse.
Galopin
Elle n'y est pas, vous dis−je.
Le Marquis
La voilà dans la chambre.
Galopin
Il est vrai, la voilà ; mais elle n'y est pas.
Uranie
Qu'est−ce donc qu'il y a là ?
Le Marquis
C'est votre laquais, Madame, qui fait le sot.
Galopin
Je lui dis que vous n'y êtes pas, Madame, et il ne veut pas laisser d'entrer.
Uranie
Et pourquoi dire à Monsieur que je n'y suis pas ?
Galopin
Vous me grondâtes, l'autre jour, de lui avoir dit que vous y étiez.
Uranie
Voyez cet insolent ! Je vous prie, Monsieur, de ne pas croire ce qu'il dit. C'est un petit écervelé, qui vous a
pris pour un autre.
Scène IV

622

Oeuvres complètes . 1

Le Marquis
Je l'ai bien vu, Madame ; et, sans votre respect, je lui aurois appris à connoître les gens de qualité.
Elise
Ma cousine vous est fort obligée de cette déférence.
Uranie
Un siége donc, impertinent.
Galopin
N'en voilà−t−il pas un ?
Uranie
Approchez−le.
(Le petit laquais pousse le siége rudement.)
Le Marquis
Votre petit laquais, Madame, a du mépris pour ma personne.
Elise
Il auroit tort, sans doute.
Le Marquis
C'est peut−être que je paye l'intérêt de ma mauvaise mine : hay, hay, hay, hay.
Elise
L'âge le rendra plus éclairé en honnêtes gens.
Le Marquis
Sur quoi en étiez−vous, Mesdames, lorsque je vous ai interrompues ?
Uranie
Sur la comédie de L'Ecole des femmes.
Le Marquis
Je ne fais que d'en sortir.
Climène
Eh bien ! Monsieur, comment la trouvez−vous, s'il vous plaît ?
Le Marquis
Tout à fait impertinente.
Climène
Ah ! que j'en suis ravie !
Le Marquis
C'est la plus méchante chose du monde. Comment, diable ! à peine ai−je pu trouver place ; j'ai pensé être
étouffé à la porte, et jamais on ne m'a tant marché sur les pieds. Voyez comme mes canons et mes rubans en
Scène IV

623

Oeuvres complètes . 1
sont ajustés, de grâce.

Elise
Il est vrai que cela crie vengeance contre L'Ecole des femmes, et que vous la condamnez avec justice.
Le Marquis
Il ne s'est jamais fait, je pense, une si méchante comédie.
Uranie
Ah ! voici Dorante que nous attendions.

Scène IV

624

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Dorante, Le Marquis, Climène, Elise, Uranie

Dorante
Ne bougez, de grâce, et n'interrompez point votre discours. Vous êtes là sur une matière qui, depuis quatre
jours, fait presque l'entretien de toutes les maisons de Paris, et jamais on n'a rien vu de si plaisant que la
diversité des jugements qui se font là−dessus. Car enfin j'ai ouï condamner cette comédie à certaines gens,
par les mêmes choses que j'ai vu d'autres estimer le plus.

Uranie
Voilà Monsieur le Marquis qui en dit force mal.
Le Marquis
Il est vrai, je la trouve détestable ; morbleu ! détestable du dernier détestable ; ce qu'on appelle détestable.
Dorante
Et moi, mon cher Marquis, je trouve le jugement détestable.
Le Marquis
Quoi ? Chevalier, est−ce que tu prétends soutenir cette pièce ?
Dorante
Oui, je prétends la soutenir.
Le Marquis
Parbleu ! je la garantis détestable.
Dorante
La caution n'est pas bourgeoise. Mais, Marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est−elle ce que tu
dis ?
Le Marquis
Pourquoi elle est détestable ?
Dorante
Oui.
Le Marquis
Elle est détestable, parce qu'elle est détestable.
Dorante
Après cela, il n'y aura plus rien à dire : voilà son procès fait. Mais encore instruis−nous, et nous dis les
défauts qui y sont.
Le Marquis
Scène V

625

Oeuvres complètes . 1
Que sais−je, moi ? je ne me suis pas seulement donné la peine de l'écouter. Mais enfin je sais bien que je n'ai
jamais rien vu de si méchant. Dieu me damne ; et Dorilas, contre qui j'étois, a été de mon avis.

Dorante
L'autorité est belle, et te voilà bien appuyé.
Le Marquis
Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait. Je ne veux point d'autre chose pour
témoigner qu'elle ne vaut rien.
Dorante
Tu es donc, Marquis, de ces Messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et
qui seroient fâchés d'avoir ri avec lui, fût−ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l'autre jour sur le
théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du
monde ; et tout ce qui égayoit les autres ridoit son front. A tous les éclats de rire, il haussoit les épaules, et
regardoit le parterre en pitié ; et quelquefois aussi le regardant avec dépit, il lui disoit tout haut : "Ris donc,
parterre, ris donc." Ce fut une seconde comédie, que le chagrin de notre ami. Il la donna en galant homme à
toute l'assemblée, et chacun demeura d'accord qu'on ne pouvoit pas mieux jouer qu'il fit. Apprends, Marquis,
je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n'a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du
demi−louis d'or et de la pièce de quinze sols ne fait rien du tout au bon goût ; que debout et assis, on peut
donner un mauvais jugement ; et qu'enfin, à le prendre en général, je me fierois assez à l'approbation du
parterre, par la raison qu'entre ceux qui le composent, il y en a plusieurs qui sont capables de juger d'une
pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d'en juger, qui est de se laisser prendre
aux choses, et de n'avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.

Le Marquis
Te voilà donc, Chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m'en réjouis, et je ne manquerais pas de
l'avertir que tu es de ses amis. Hay, hay, hay, hay, hay, hay.

Dorante
Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurois souffrir les ébullitions de cerveau de nos
marquis de Mascarille. J'enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicules, malgré leur qualité ; de ces
gens qui décident toujours et parlent hardiment de toutes choses, sans s'y connoître ; qui dans une comédie
se récrieront aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons ; qui voyant un tableau, ou
écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre−sens, prennent par où ils peuvent
les termes de l'art qu'ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Eh,
morbleu ! Messieurs, taisez−vous, quand Dieu ne vous a pas donné la connoissance d'une chose ; n'apprêtez
point à rire à ceux qui vous entendent parler, et songez qu'en ne disant mot, on croira peut−être que vous êtes
d'habiles gens.

Le Marquis
Parbleu ! Chevalier, tu le prends là...
Dorante
Scène V

626

Oeuvres complètes . 1
Mon Dieu, Marquis, ce n'est pas à toi que je parle. C'est à une douzaine de Messieurs qui déshonorent les
gens de cour par leurs manières extravagantes, et font croire parmi le peuple que nous nous ressemblons tous.
Pour moi, je m'en veux justifier le plus qu'il me sera possible ; et je les dauberai tant en toutes rencontres,
qu'à la fin ils se rendront sages.

Le Marquis
Dis−moi un peu, Chevalier, crois−tu que Lysandre ait de l'esprit ?
Dorante
Oui sans doute, et beaucoup.
Uranie
C'est une chose qu'on ne peut pas nier.
Le Marquis
Demandez−lui ce qui lui semble de L'Ecole des femmes : vous verrez qu'il vous dira qu'elle ne lui plaît pas.
Dorante
Eh ! mon Dieu ! il y en a beaucoup que le trop d'esprit gâte, qui voient mal les choses à force de lumière, et
même qui seroient bien fâchés d'être de l'avis des autres, pour avoir la gloire de décider.

Uranie
Il est vrai. Notre ami est de ces gens−là, sans doute. Il veut être le premier de son opinion, et qu'on attende
par respect son jugement. Toute approbation qui marche avant la sienne est un attentat sur ses lumières, dont
il se venge hautement en prenant le contraire parti. Il veut qu'on le consulte sur toutes les affaires d'esprit ; et
je suis sûre que, si l'auteur lui eût montré sa comédie avant que de la faire voir au public, il l'eût trouvée la
plus belle du monde.

Le Marquis
Et que direz−vous de la marquise Araminte, qui la publie partout pour épouvantable, et dit qu'elle n'a pu
jamais souffrir les ordures dont elle est pleine ?

Dorante
Je dirai que cela est digne du caractère qu'elle a pris ; et qu'il y a des personnes qui se rendent ridicules, pour
vouloir avoir trop d'honneur. Bien qu'elle ait de l'esprit, elle a suivi le mauvais exemple de celles qui, étant
sur le retour de l'âge, veulent remplacer de quelque chose ce qu'elles voient qu'elles perdent, et prétendent que
les grimaces d'une pruderie scrupuleuse leur tiendront lieu de jeunesse et de beauté. Celle−ci pousse l'affaire
plus avant qu'aucune, et l'habileté de son scrupule découvre des saletés où jamais personne n'en avoit vu. On
tient qu'il va, ce scrupule, jusques à défigurer notre langue, et qu'il n'y a point presque de mots dont la
sévérité de cette dame en veuille retrancher ou la tête ou la queue, pour les syllabes déshonnêtes qu'elle y
trouve.

Scène V

627

Oeuvres complètes . 1

Uranie
Vous êtes bien fou, Chevalier.
Le Marquis
Enfin, Chevalier, tu crois défendre ta comédie en faisant la satire de ceux qui la condamnent.
Dorante
Non pas ; mais je tiens que cette dame se scandalise à tort...
Elise
Tout beau, Monsieur le Chevalier, il pourroit y en avoir d'autres qu'elle qui seroient dans les mêmes
sentiments.
Dorante
Je sais bien que ce n'est pas vous, au moins ; et que lorsque vous avez vu cette représentation...
Elise
Il est vrai ; mais j'ai changé d'avis ; et Madame sait appuyer le sien par des raisons si convaincantes qu'elle
m'a entraînée de son côté.
Dorante
Ah ! Madame, je vous demande pardon : et, si vous le voulez, je me dédirai, pour l'amour de vous, de tout
ce que j'ai dit.
Climène
Je ne veux pas que ce soit pour l'amour de moi, mais pour l'amour de la raison ; car enfin cette pièce, à le
bien prendre, et tout à fait indéfendable, et je ne conçois pas...

Uranie
Ah ! voici l'auteur, Monsieur Lysidas. Il vient tout à propos pour cette matière. Monsieur Lysidas, prenez un
siége vous−même, et vous mettez là.

Scène V

628

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Lysidas, Dorante, Le Marquis, Elise, Uranie, Climène

Lysidas
Madame, je viens un peu tard ; mais il m'a fallu lire ma pièce chez Madame la Marquise, dont je vous avois
parlé ; et les louanges qui lui ont été données m'ont retenu une heure plus que je ne croyois.

Elise
C'est un grand charme que les louanges pour arrêter un auteur.
Uranie
Asseyez−vous donc, Monsieur Lysidas ; nous lirons votre pièce après souper.
Lysidas
Tous ceux qui étoient là doivent venir à sa première représentation, et m'ont promis de faire leur devoir
comme il faut.
Uranie
Je le crois. Mais, encore une fois, asseyez−vous, s'il vous plaît. Nous sommes ici sur une matière que je serai
bien aise que nous poussions.
Lysidas
Je pense, Madame, que vous retiendrez aussi une loge pour ce jour−là.
Uranie
Nous verrons. Poursuivons, de grâce, notre discours.
Lysidas
Je vous donne avis, Madame, qu'elles sont presque toutes retenues.
Uranie
Voilà qui est bien. Enfin, j'avois besoin de vous, lorsque vous êtes venu, et tout le monde étoit ici contre moi.
Elise
Il s'est mis d'abord de votre côté ; mais maintenant qu'il sait que Madame est à la tête du parti contraire, je
pense que vous n'avez qu'à chercher un autre secours.

Climène
Non, non, je ne voudrois pas qu'il fît mal sa cour auprès de Madame votre cousine, et je permets à son esprit
d'être du parti de son coeur.
Dorante
Avec cette permission, Madame, je prendrai la hardiesse de me défendre.

Scène VI

629

Oeuvres complètes . 1
Uranie
Mais auparavant sachons les sentiments de Monsieur Lysidas.
Lysidas
Sur quoi, Madame ?
Uranie
Sur le sujet de L'Ecole des femmes.
Lysidas
Ha, ha.
Dorante
Que vous en semble ?
Lysidas
Je n'ai rien à dire là−dessus ; et vous savez qu'entre nous autres auteurs, nous devons parler des ouvrages les
uns des autres avec beaucoup de circonspection.

Dorante
Mais encore, entre nous, que pensez−vous de cette comédie ?
Lysidas
Moi, Monsieur ?
Uranie
De bonne foi, dites−nous votre avis.
Lysidas
Je la trouve fort belle.
Dorante
Assurément ?
Lysidas
Assurément. Pourquoi non ? N'est−elle pas en effet la plus belle du monde ?
Dorante
Hom, hom, vous êtes un méchant diable, Monsieur Lysidas : vous ne dites pas ce que vous pensez.
Lysidas
Pardonnez−moi.
Dorante
Mon Dieu ! je vous connois. Ne dissimulons point.
Lysidas
Moi, Monsieur ?

Scène VI

630

Oeuvres complètes . 1
Dorante
Je vois bien que le bien que vous dites de cette pièce n'est que par honnêteté, et que, dans le fond du coeur,
vous êtes de l'avis de beaucoup de gens qui la trouvent mauvaise.

Lysidas
Hay, hay, hay.
Dorante
Avouez, ma foi, que c'est une méchante chose que cette comédie.
Lysidas
Il est vrai qu'elle n'est pas approuvée par les connoisseurs.
Le Marquis
Ma foi, Chevalier, tu en tiens, et te voilà payé de ta raillerie. Ah, ah, ah, ah, ah !
Dorante
Pousse, mon cher Marquis, pousse.
Le Marquis
Tu vois que nous avons les savant de notre côté.
Dorante
Il est vrai, le jugement de Monsieur Lysidas est quelque chose de considérable. Mais Monsieur Lysidas veut
bien que je ne me rende pas pour cela ; et puisque j'ai bien l'audace de me défendre contre les sentiments de
Madame, il ne trouvera pas mauvais que je combatte les siens.

Elise
Quoi ? vous voyez contre vous Madame, Monsieur le Marquis et Monsieur Lysidas, et vous osez résister
encore ? Fi ! que cela est de mauvaise grâce !

Climène
Voilà qui me confond, pour moi, que des personnes raisonnables se puissent mettre en tête de donner
protection aux sottises de cette pièce.
Le Marquis
Dieu me damne, Madame, elle est misérable depuis le commencement jusqu'à la fin.
Dorante
Cela est bientôt dit, Marquis. Il n'est rien plus aisé que de trancher ainsi ; et je ne vois aucune chose qui
puisse être à couvert de la souveraineté de tes décisions.

Le Marquis
Scène VI

631

Oeuvres complètes . 1
Parbleu ! tous les autres comédiens qui étoient là pour la voir en ont dit tous les maux du monde.
Dorante
Ah ! je ne dis plus mot : tu as raison, Marquis. Puisque les autres comédiens en disent du mal, il faut les en
croire assurément. Ce sont tous gens éclairés et qui parlent sans intérêt. Il n'y a plus rien à dire, je me rends.

Climène
Rendez−vous, ou ne vous rendez pas, je sais fort bien que vous ne me persuaderez point de souffrir les
immodesties de cette pièce, non plus que les satires désobligeantes qu'on y voit contre les femmes.

Uranie
Pour moi, je me garderai bien de m'en offenser et de prendre rien sur mon compte de tout ce qui s'y dit. Ces
sortes de satires tombent directement sur les moeurs, et ne frappent les personnes que par réflexion. N'allons
point nous appliquer nous−mêmes les traits d'une censure générale ; et profitons de la leçon, si nous
pouvons, sans faire semblant qu'on parle à nous. Toutes les peintures ridicules qu'on expose sur les théâtres
doivent être regardées sans chagrin de tout le monde. Ce sont miroirs publics, où il ne faut jamais témoigner
qu'on se voie ; et c'est se taxer hautement d'un défaut, que se scandaliser qu'on le reprenne.

Climène
Pour moi, je ne parle pas de ces choses par la part que j'y puisse avoir, et je pense que je vis d'un air dans le
monde à ne pas craindre d'être cherchée dans les peintures qu'on fait là des femmes qui se gouvernent mal.

Elise
Assurément, Madame, on ne vous y cherchera point. Votre conduite est assez connue, et ce sont de ces sortes
de choses qui ne sont contestées de personne.

Uranie
Aussi, Madame, n'ai−je rien dit qui aille à vous ; et mes paroles, comme les satires de la comédie, demeurent
dans la thèse générale.
Climène
Je n'en doute pas, Madame. Mais enfin passons sur ce chapitre. Je ne sais pas de quelle façon vous recevez
les injures qu'on dit à notre sexe dans un certain endroit de la pièce ; et pour moi, je vous avoue que je suis
dans une colère épouvantable, de voir que cet auteur impertinent nous appelle des animaux.

Uranie
Ne voyez−vous pas que c'est un ridicule qu'il fait parler ?
Dorante
Scène VI

632

Oeuvres complètes . 1
Et puis, Madame, ne savez−vous pas que les injures des amants n'offensent jamais ? qu'il est des amours
emportés aussi bien que des doucereux ? et qu'en de pareilles occasions les paroles les plus étranges, et
quelque chose de pis encore, se prennent bien souvent pour des marques d'affection par celles mêmes qui les
reçoivent ?

Elise
Dites tout ce que vous voudrez, je ne saurois digérer cela, non plus que le potage et la tarte à la crème, dont
Madame a parlé tantôt.
Le Marquis
Ah ! ma foi, oui, tarte à la crème ! voilà ce que j'avois remarqué tantôt ; tarte à la crème ! Que je vous suis
obligé, Madame, de m'avoir fait souvenir de tarte à la crème ! Y a−t−il assez de pommes en Normandie pour
tarte à la crème ? Tarte à la crème, morbleu ! tarte à la crème !

Dorante
Eh bien ! que veux−tu dire : tarte à la crème ?
Le Marquis
Parbleu ! tarte à la crème, Chevalier.
Dorante
Mais encore ?
Le Marquis
Tarte à la crème !
Dorante
Dis−nous un peu tes raisons.
Le Marquis
Tarte à la crème !
Uranie
Mais il faut expliquer sa pensée, ce me semble.
Le Marquis
Tarte à la crème, Madame !
Uranie
Que trouvez−vous là à redire ?
Le Marquis
Moi, rien. Tarte à la crème !
Uranie
Ah ! je le quitte !
Elise
Scène VI

633

Oeuvres complètes . 1
Monsieur le Marquis s'y prend bien, et vous bourre de la belle manière. Mais je voudrois bien que Monsieur
Lysidas voulût les achever et leur donner quelques petits coups de sa façon.

Lysidas
Ce n'est pas ma coutume de rien blâmer, et je suis assez indulgent pour les ouvrages des autres. Mais, enfin,
sans choquer l'amitié que Monsieur le Chevalier témoigne pour l'auteur, on m'avouera que ces sortes de
comédies ne sont pas proprement des comédies, et qu'il y a une grande différence de toutes ces bagatelles à la
beauté des pièces sérieuses. Cependant tout le monde donne là dedans aujourd'hui : on ne court plus qu'à
cela, et l'on voit une solitude effroyable aux grands ouvrages, lorsque des sottises ont tout Paris. Je vous
avoue que le coeur m'en saigne quelquefois, et cela est honteux pour la France.

Climène
Il est vrai que le goût des gens est étrangement gâté là−dessus, et que le siècle s'encanaille furieusement.
Elise
Celui−là est joli encore, s'encanaille ! Est−ce vous qui l'avez inventé, Madame ?
Climène
Hé !
Elise
Je m'en suis bien doutée.
Dorante
Vous croyez donc, Monsieur Lysidas, que tout l'esprit et toute la beauté sont dans les poèmes sérieux, et que
les pièces comiques sont des niaiseries qui ne méritent aucune louange ?

Uranie
Ce n'est pas mon sentiment, pour moi. La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien
touchée ; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l'une n'est pas moins difficile à faire que l'autre.

Dorante
Assurément, Madame ; et quand, pour la difficulté, vous mettriez un plus du côté de la comédie, peut−être
que vous ne vous abuseriez pas. Car enfin, je trouve qu'il est bien plus aisé de se guinder sur de grands
sentiments, de braver en vers la Fortune, accuser les Destins, et dire des injures aux Dieux, que d'entrer
comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre des défauts de tout le
monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez. Ce sont des portraits à plaisir, où
l'on ne cherche point de ressemblance ; et vous n'avez qu'à suivre les traits d'une imagination qui se donne
l'essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque vous peignez les hommes, il
faut peindre d'après nature. On veut que ces portraits ressemblent ; et vous n'avez rien fait, si vous n'y faites
reconnoître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n'être point blâmé, de
dire des choses qui soient de bon sens et bien écrites ; mais ce n'est pas assez dans les autres, il y faut
plaisanter ; et c'est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens.
Scène VI

634

Oeuvres complètes . 1

Climène
Je crois être du nombre des honnêtes gens ; et cependant je n'ai pas trouvé le mot pour rire dans tout ce que
j'ai vu.
Le Marquis
Ma foi, ni moi non plus.
Dorante
Pour toi, Marquis, je ne m'en étonne pas : c'est que tu n'y as point trouvé de turlupinades.
Lysidas
Ma foi, Monsieur, ce qu'on y rencontre ne vaut guère mieux, et toutes les plaisanteries y sont assez froides à
mon avis.
Dorante
La cour n'a pas trouvé cela.
Lysidas
Ah ! Monsieur, la cour !
Dorante
Achevez, Monsieur Lysidas. Je vois bien que vous voulez dire que la cour ne se connoît pas à ces choses ; et
c'est le refuge ordinaire de vous autres, Messieurs les auteurs, dans le mauvais succès de vos ouvrages, que
d'accuser l'injustice du siècle et le peu de lumière des courtisans. Sachez, s'il vous plaît, Monsieur Lysidas,
que les courtisans ont d'aussi bons yeux que d'autres ; qu'on peut être habile avec un point de Venise et des
plumes, aussi bien qu'avec une perruque courte et un petit rabat uni ; que la grande épreuve de toutes vos
comédies, c'est le jugement de la cour ; que c'est son goût qu'il faut étudier pour trouver l'art de réussir ;
qu'il n'y a point de lieu où les décisions soient si justes ; et sans mettre en ligne de compte tous les gens
savants qui y sont, que, du simple bons sens naturel et du commerce de tout le beau monde, on s'y fait une
manière d'esprit, qui sans comparaison juge plus finement des choses que tout le savoir enrouillé des pédants.

Uranie
Il est vrai que, pour peu qu'on y demeure, il vous passe là tous les jours assez de choses devant les yeux pour
acquérir quelque habitude de les connoître, et surtout pour ce qui est de la bonne et mauvaise plaisanterie.

Dorante
La cour a quelques ridicules, j'en demeure d'accord, et je suis, comme on voit, le premier à les fronder. Mais,
ma foi, il y en a un grand nombre parmi les beaux esprits de profession ; et si l'on joue quelques marquis, je
trouve qu'il y a bien plus de quoi jouer les auteurs, et que ce seroit une chose plaisante à mettre sur le théâtre
que leurs grimaces savantes et leurs raffinements ridicules, leur vicieuse coutume d'assassiner les gens de
leurs ouvrages, leur friandise de louanges, leurs ménagements de pensées, leur trafic de réputation, et leurs
ligues offensives et défensives, aussi bien que leurs guerres d'esprit, et leurs combats de prose et de vers.

Lysidas
Scène VI

635

Oeuvres complètes . 1
Molière est bien heureux, Monsieur, d'avoir un protecteur aussi chaud que vous. Mais enfin, pour venir au
fait, il est question de savoir si sa pièce est bonne, et je m'offre d'y montrer partout cent défauts visibles.

Uranie
C'est une étrange chose de vous autres Messieurs les poètes, que vous condamniez toujours les pièces où tout
le monde court, et ne disiez jamais du bien que de celles où personne ne va. Vous montrez pour les unes une
haine invincible, et pour les autres une tendresse qui n'est pas concevable.

Dorante
C'est qu'il est généreux de se ranger du côté des affligés.
Uranie
Mais, de grâce, Monsieur Lysidas, faites−nous voir ces défauts dont je ne me suis point aperçue.
Lysidas
Ceux qui possèdent Aristote et Horace voient d'abord, Madame, que cette comédie pèche contre toutes les
règles de l'art.
Uranie
Je vous avoue que je n'ai aucune habitude avec ces Messieurs−là, et que je ne sais point les règles de l'art.
Dorante
Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les
jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l'art soient les plus grands mystères du monde ; et
cependant ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir
que l'on prend à ces sortes de poèmes ; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait
aisément tous les jours sans le secours d'Horace et d'Aristote. Je voudrois bien savoir si la grande règle de
toutes les règles n'est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n'a pas suivi un bon
chemin. Veut−on que tout un public s'abuse sur ces sortes de choses, et que chacun n'y soit pas juge du plaisir
qu'il y prend ?

Uranie
J'ai remarqué une chose de ces Messieurs−là : c'est que ceux qui parlent le plus des règles, et qui les savent
mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles.

Dorante
Et c'est ce qui marque, Madame, comme on doit s'arrêter peu à leurs disputes embarrassées. Car enfin, si les
pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il
faudroit de nécessité que les règles eussent été mal faites. Moquons−nous donc de cette chicane où ils veulent
assujettir le goût du public, et ne consultons dans une comédie que l'effet qu'elle fait sur nous. Laissons−nous
aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements
pour nous empêcher d'avoir du plaisir.

Scène VI

636

Oeuvres complètes . 1

Uranie
Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent ; et, lorsque je m'y suis
bien divertie, je ne vais point demander si j'ai eu tort, et si les règles d'Aristote me défendoient de rire.

Dorante
C'est justement comme un homme qui auroit trouvé une sauce excellente, et qui voudroit examiner si elle est
bonne sur les préceptes du Cuisinier françois.

Uranie
Il est vrai ; et j'admire les raffinements de certaines gens sur des choses que nous devons sentir par
nous−mêmes.
Dorante
Vous avez raison, Madame, de les trouver étranges, tous ces raffinements mystérieux. Car enfin, s'ils ont lieu,
nous voilà réduits à ne nous plus croire ; nos propres sens seront esclaves en toutes choses ; et, jusques au
manger et au boire, nous n'oserons plus trouver rien de bon, sans le congé de Messieurs les experts.

Lysidas
Enfin, Monsieur, toute votre raison, c'est que L'Ecole des femmes a plu ; et vous ne vous souciez point
qu'elle soit dans les règles, pourvu...
Dorante
Tout beau, Monsieur Lysidas, je ne vous accorde pas cela. Je dis bien que le grand art est de plaire, et que
cette comédie ayant plu à ceux pour qui elle est faite, je trouve que c'est assez pour elle et qu'elle doit peu se
soucier du reste. Mais, avec cela, je soutiens qu'elle ne pèche contre aucune des règles dont vous parlez. Je les
ai lues, Dieu merci, autant qu'un autre ; et je ferois voir aisément que peut−être n'avons−nous point de pièce
au théâtre plus régulière que celle−là.

Elise
Courage, Monsieur Lysidas ! nous sommes perdus si vous reculez.
Lysidas
Quoi ? Monsieur, la protase, l'épitase, et la péripétie ? ...
Dorante
Ah ! Monsieur Lysidas, vous nous assommez avec vos grands mots. Ne paroissez point si savant, de grâce.
Humanisez votre discours, et parlez pour être entendu. Pensez−vous qu'un nom grec donne plus de poids à
vos raisons ? Et ne trouveriez−vous pas qu'il fût aussi beau de dire l'exposition du sujet, que la protase, le
noeud, que l'épitase, et le dénouement, que la péripétie ?

Scène VI

637

Oeuvres complètes . 1

Lysidas
Ce sont termes de l'art dont il est permis de se servir. Mais, puisque ces mots blessent vos oreilles, je
m'expliquerai d'une autre façon, et je vous prie de répondre positivement à trois ou quatre choses que je vais
dire. Peut−on souffrir une pièce qui pèche contre le nom propre des pièces de théâtre ? Car enfin, le nom de
poème dramatique vient d'un mot grec qui signifie agir, pour montrer que la nature de ce poème consiste dans
l'action ; et dans cette comédie−ci, il ne se passe point d'actions, et tout consiste en des récits que vient faire
ou Agnès ou Horace.

Le Marquis
Ah ! ah ! Chevalier.
Climène
Voilà qui est spirituellement remarqué, et c'est prendre le fin des choses.
Lysidas
Est−il rien de si peu spirituel, ou, pour mieux dire, rien de si bas, que quelques mots où tout le monde rit, et
surtout celui des enfants par l'oreille ?

Climène
Fort bien.
Elise
Ah !
Lysidas
La scène du valet et de la servante au dedans de la maison, n'est−elle pas d'une longueur ennuyeuse, et tout à
fait impertinente ?
Le Marquis
Cela est vrai.
Climène
Assurément.
Elise
Il a raison.
Lysidas
Arnolphe ne donne−t−il pas trop librement son argent à Horace ? Et puisque c'est le personnage ridicule de
la pièce, falloit−il lui faire faire l'action d'un honnête homme ?

Le Marquis
Bon. La remarque est encore bonne.

Scène VI

638

Oeuvres complètes . 1
Climène
Admirable.
Elise
Merveilleuse.
Lysidas
Le sermon et les Maximes ne sont−elles pas des choses ridicules, et qui choquent même le respect que l'on
doit à nos mystères ?
Le Marquis
C'est bien dit.
Climène
Voilà parlé comme il faut.
Elise
Il ne se peut rien de mieux.
Lysidas
Et ce Monsieur de la Souche enfin, qu'on nous fait un homme d'esprit, et qui paroît si sérieux en tant
d'endroits, ne descend−il point dans quelque chose de trop comique et de trop outré au cinquième acte,
lorsqu'il explique à Agnès la violence de son amour, avec ces roulements d'yeux extravagants, ces soupirs
ridicules, et ces larmes niaises qui font rire tout le monde ?

Le Marquis
Morbleu ! merveille !
Climène
Miracle !
Elise
Vivat ! Monsieur Lysidas.
Lysidas
Je laisse cent mille autres choses, de peur d'être ennuyeux.
Le Marquis
Parbleu ! Chevalier, te voilà mal ajusté.
Dorante
Il faut voir.
Le Marquis
Tu as trouvé ton homme, ma foi !
Dorante
Peut−être

Scène VI

639

Oeuvres complètes . 1
Le Marquis
Réponds, réponds, réponds, réponds.
Dorante
Volontiers. Il...
Le Marquis
Réponds donc, je te prie.
Dorante
Laisse−moi donc faire. Si...
Le Marquis
Parbleu ! je te défie de répondre.
Dorante
Oui, si tu parles toujours.
Climène
De grâce, écoutons ses raisons.
Dorante
Premièrement, il n'est pas vrai de dire que toute la pièce n'est qu'en récits. On y voit beaucoup d'actions qui se
passent sur la scène, et les récits eux−mêmes y sont des actions, suivant la constitution du sujet ; d'autant
qu'ils sont tous faits innocemment, ces récits, à la personne intéressée, qui par là entre, à tous coups, dans une
confusion à réjouir les spectateurs, et prend, à chaque nouvelle, toutes les mesures qu'il peut pour se parer du
malheur qu'il craint.

Uranie
Pour moi, je trouve que la beauté du sujet de L'Ecole des femmes consiste dans cette confidence
perpétuelle ; et ce qui me paroît assez plaisant, c'est qu'un homme qui a de l'esprit, et qui est averti de tout
par une innocente qui est sa maîtresse, et par un étourdi qui est son rival, ne puisse avec cela éviter ce qui lui
arrive.

Le Marquis
Bagatelle, bagatelle.
Climène
Foible réponse.
Elise
Mauvaises raisons.
Dorante
Pour ce qui est des enfants par l'oreille, ils ne sont plaisants que par réflexion à Arnolphe ; et l'auteur n'a pas
mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l'homme, et peint
Scène VI

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Oeuvres complètes . 1
d'autant mieux son extravagance, puisqu'il rapporte une sottise triviale qu'a dite Agnès comme la chose la
plus belle du monde, et qui lui donne une joie inconcevable.

Le Marquis
C'est mal répondre.
Climène
Cela ne satisfait point.
Elise
C'est ne rien dire.
Dorante
Quant à l'argent qu'il donne librement, outre que la lettre de son meilleur ami lui est une caution suffisante, il
n'est pas incompatible qu'une personne soit ridicule en de certaines choses et honnête homme en d'autres. Et
pour la scène d'Alain et de Georgette dans le logis, que quelques−uns ont trouvée longue et froide, il est
certain qu'elle n'est pas sans raison, et de même qu'Arnolphe se trouve attrapé, pendant son voyage, par la
pure innocence de sa maîtresse, il demeure, au retour, longtemps à sa porte par l'innocence de ses valets, afin
qu'il soit partout puni par les choses qu'il a cru faire la sûreté de ses précautions.

Le Marquis
Voilà des raisons qui ne valent rien.
Climène
Tout cela ne fait que blanchir.
Elise
Cela fait pitié.
Dorante
Pour le discours moral que vous appelez un sermon, il est certain que de vrais dévots qui l'ont ouï n'ont pas
trouvé qu'il choquât ce que vous dites ; et sans doute que ces paroles d'enfer et de chaudières bouillantes sont
assez justifiées par l'extravagance d'Arnolphe et par l'innocence de celle à qui il parle. Et quant au transport
amoureux du cinquième acte, qu'on accuse d'être trop outré et trop comique, je voudrois bien savoir si ce n'est
pas faire la satire des amants, et si les honnêtes gens même et les plus sérieux, en de pareilles occasions, ne
font pas des choses... ?

Le Marquis
Ma foi, Chevalier, tu ferois mieux de te taire.
Dorante
Fort bien. Mais enfin si nous nous regardions nous−mêmes, quand nous sommes bien amoureux... ?
Le Marquis
Je ne veux pas seulement t'écouter.

Scène VI

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Oeuvres complètes . 1
Dorante
Ecoute−moi, si tu veux. Est−ce que dans la violence de la passion... ?
Le Marquis
La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la. (Il chante.)
Dorante
Quoi... ?
Le Marquis
La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la.
Dorante
Je ne sais pas si...
Le Marquis
La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la, la.
Uranie
Il me semble que...
Le Marquis
La, la, la, lare, la, la, la, la, la, la, la, la, la, la.
Uranie
Il se passe des choses assez plaisantes dans notre dispute. Je trouve qu'on en pourroit bien faire une petite
comédie, et que cela ne seroit pas trop mal à la queue de L'Ecole des femmes.

Dorante
Vous avez raison.
Le Marquis
Parbleu ! Chevalier, tu jouerois là dedans un rôle qui ne te seroit pas avantageux.
Dorante
Il est vrai, Marquis.
Climène
Pour moi, je souhaiterois que cela se fît, pourvu qu'on traitât l'affaire comme elle s'est passée.
Elise
Et moi, je fournirois de bon coeur mon personnage.
Lysidas
Je ne refuserois pas le mien, que je pense.
Uranie
Puisque chacun en seroit content, Chevalier, faites un mémoire de tout, et le donnez à Molière, que vous
connoissez, pour le mettre en comédie.
Scène VI

642

Oeuvres complètes . 1

Climène
Il n'auroit garde, sans doute, et ce ne seroit pas des vers à sa louange.
Uranie
Point, point ; je connois son humeur : il ne se soucie pas qu'on fronde ses pièces, pourvu qu'il y vienne du
monde.
Dorante
Oui. Mais quel dénouement pourroit−il trouver à ceci ? car il ne sauroit y avoir ni mariage, ni
reconnoissance ; et je ne sais point par où l'on pourroit faire finir la dispute.

Uranie
Il faudroit rêver quelque incident pour cela.

Scène VI

643

Oeuvres complètes . 1
Scène VII et dernière

Galopin, Lysidas, Dorante, Le Marquis, Climène, Elise, Uranie

Galopin
Madame, on a servi sur table.
Dorante
Ah ! voilà justement ce qu'il faut pour le dénouement que nous cherchions, et l'on ne peut rien trouver de
plus naturel. On disputera fort et ferme de part et d'autre, comme nous avons fait, sans que personne se
rende ; un petit laquais viendra dire qu'on a servi ; on se lèvera, et chacun ira souper.

Uranie
La comédie ne peut pas mieux finir, et nous ferons bien d'en demeurer là.

Scène VII et dernière

644

Oeuvres complètes . 1

L'Impromptu de Versailles
Comédie
Représentée la première fois
à Versailles pour le roi
le 14e octobre 1663 et donnée depuis au public dans la salle du Palais−Royal
le 4e novembre de la même année 1663
par la Troupe de Monsieur, frère unique du roi

L'Impromptu de Versailles

645

Oeuvres complètes . 1
Personnages

Molière, marquis ridicule.
Brécourt, homme de qualité.
De la Grange, marquis ridicule.
Du Croisy, poète.
La Thorillière, marquis fâcheux.
Béjart, homme qui fait le nécessaire.
Mlle du parc, marquise façonnière.
Mlle Béjart, prude.
Mlle de Brie, sage coquette.
Mlle Molière, satirique spirituelle.
Mlle du Croisy, peste doucereuse.
Mlle Hervé, servante précieuse.
La scène est à Versailles, dans la salle de la Comédie.

Personnages

646

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Molière, Brécourt, la Grange, du Croisy, Mlle du Parc, Mlle Béjart, Mlle de Brie, Mlle Molière, Mlle du
Croisy, Mlle Hervé

Molière
Allons donc, Messieurs et Mesdames, vous moquez−vous avec votre longueur, et ne voulez−vous pas tous
venir ici ? La peste soit des gens ! Holà ho ! Monsieur de Brécourt !

Brécourt
Quoi ?
Molière
Monsieur de la Grange !
la Grange
Qu'est−ce ?
Molière
Monsieur du Croisy !
Du Croisy
Plaît−il ?
Molière
Mademoiselle du Parc !
Mademoiselle du parc
Hé bien ?
Molière
Mademoiselle Béjart !
Mademoiselle Béjart
Qu'y a−t−il ?
Molière
Mademoiselle de Brie !
Mademoiselle de Brie
Que veut−on ?
Molière
Mademoiselle du Croisy !
Mademoiselle du Croisy
Qu'est−ce que c'est ?
Scène I

647

Oeuvres complètes . 1

Molière
Mademoiselle Hervé !

Mademoiselle Hervé
On y va.
Molière
Je crois que je deviendrai fou avec tous ces gens−ci. Eh têtebleu ! Messieurs, me voulez−vous faire enrager
aujourd'hui ?
Brécourt
Que voulez−vous qu'on fasse ? Nous ne savons pas nos rôles ; et c'est nous faire enrager vous−même, que
de nous obliger à jouer de la sorte.

Molière
Ah ! les étranges animaux à conduire que des comédiens !
Mademoiselle Béjart
Eh bien, nous voilà. Que prétendez−vous faire ?
Mademoiselle du parc
Quelle est votre pensée ?
Mademoiselle de Brie
De quoi est−il question ?
Molière
De grâce, mettons−nous ici ; et puisque nous voilà tous habillés, et que le Roi ne doit venir de deux heures,
employons ce temps à répéter notre affaire et voir la manière dont il faut jouer les choses.

la Grange
Le moyen de jouer ce qu'on ne sait pas ?
Mademoiselle du parc
Pour moi, je vous déclare que je ne me souviens pas d'un mot de mon personnage.
Mademoiselle de Brie
Je sais bien qu'il me faudra souffler le mien d'un bout à l'autre.
Mademoiselle Béjart
Et moi, je me prépare fort à tenir mon rôle à la main.
Mademoiselle Molière
Et moi aussi.

Scène I

648

Oeuvres complètes . 1
Mademoiselle Hervé
Pour moi, je n'ai pas grand'chose à dire.
Mademoiselle du Croisy
Ni moi non plus ; mais avec cela je ne répondrois pas de ne point manquer.
Du Croisy
J'en voudrois être quitte pour dix pistoles.
Brécourt
Et moi, pour vingt bons coups de fouet, je vous assure.
Molière
Vous voilà tous bien malades, d'avoir un méchant rôle à jouer, et que feriez−vous donc si vous étiez en ma
place ?
Mademoiselle Béjart
Qui, vous ? Vous n'êtes pas à plaindre ; car, ayant fait la pièce, vous n'avez pas peur d'y manquer.
Molière
Et n'ai−je à craindre que le manquement de mémoire ? Ne comptez−vous pour rien l'inquiétude d'un succès
qui ne regarde que moi seul ? Et pensez−vous que ce soit une petite affaire que d'exposer quelque chose de
comique devant une assemblée comme celle−ci que d'entreprendre de faire rire des personnes qui nous
impriment le respect et ne rient que quand ils veulent ? Est−il auteur qui ne doive trembler lorsqu'il en vient
à cette épreuve ? Et n'est−ce pas à moi de dire que je voudrois en être quitte pour toutes les choses du
monde ?

Mademoiselle Béjart
Si cela vous faisoit trembler, vous prendriez mieux vos précautions et n'auriez pas entrepris en huit jours ce
que vous avez fait.
Molière
Le moyen de m'en défendre, quand un roi me l'a commandé ?
Mademoiselle Béjart
Le moyen ? Une respectueuse excuse fondée sur l'impossibilité de la chose, dans le peu de temps qu'on vous
donne ; et tout autre, en votre place, ménageroit mieux sa réputation et se seroit bien gardé de se commettre
comme vous faites. Où en serez−vous, je vous prie, si l'affaire réussit mal ? et quel avantage pensez−vous
qu'en prendront tous vos ennemis ?

Mademoiselle de Brie
En effet ; il falloit s'excuser avec respect envers le Roi, ou demander du temps davantage.
Molière
Mon Dieu, Mademoiselle, les rois n'aiment rien tant qu'une prompte obéissance, et ne se plaisent point du
tout à trouver des obstacles. Les choses ne sont bonnes que dans le temps qu'ils les souhaitent ; et leur en
Scène I

649

Oeuvres complètes . 1
vouloir reculer le divertissement est en ôter pour eux toute la grâce. Ils veulent des plaisirs qui ne se fassent
point attendre ; et les moins préparés leur sont toujours les plus agréables. Nous ne devons jamais nous
regarder dans ce qu'ils desirent de nous : nous ne sommes que pour leur plaire ; et lorsqu'ils nous ordonnent
quelque chose, c'est à nous à profiter de l'envie où ils sont. Il vaut mieux s'acquitter mal de ce qu'ils nous
demandent que de ne s'en acquitter pas assez tôt ; et si l'on a la honte de n'avoir pas bien réussi, on a toujours
la gloire d'avoir obéi vite à leurs commandements. Mais songeons à répéter, s'il vous plaît.

Mademoiselle Béjart
Comment prétendez−vous que nous fassions, si nous ne savons pas nos rôles ?
Molière
Vous les saurez, vous dis−je ; et quand même vous ne les sauriez pas tout à fait, pouvez−vous pas y suppléer
de votre esprit, puisque c'est de la prose, et que vous savez votre sujet ?

Mademoiselle Béjart
Je suis votre servante : la prose est pis encore que les vers.
Mademoiselle Molière
Voulez−vous que je vous dise ? vous deviez faire une comédie où vous auriez joué tout seul.
Molière
Taisez−vous, ma femme, vous êtes une bête.
Mademoiselle Molière
Grand merci, Monsieur mon mari. Voilà ce que c'est : le mariage change bien les gens, et vous ne m'auriez
pas dit cela il y a dix−huit mois.
Molière
Taisez−vous, je vous prie.
Mademoiselle Molière
C'est une chose étrange qu'une petite cérémonie soit capable de nous ôter toutes nos belles qualités, et qu'un
mari et un galand regardent la même personne avec des yeux si différents.

Molière
Que de discours !
Mademoiselle Molière
Ma foi, si je faisois une comédie, je la ferois sur ce sujet. Je justifierois les femmes de bien des choses dont
on les accuse ; et je ferois craindre aux maris la différence qu'il y a de leurs manières brusques aux civilités
des galans.

Molière
Ahy ! laissons cela. Il n'est pas question de causer maintenant : nous avons autre chose à faire.
Scène I

650

Oeuvres complètes . 1

Mademoiselle Béjart
Mais puisqu'on vous a commandé de travailler sur le sujet de la critique qu'on a faite contre vous, que
n'avez−vous fait cette comédie des comédiens, dont vous nous avez parlé il y a longtemps ? C'étoit une
affaire toute trouvée et qui venoit fort bien à la chose, et d'autant mieux qu'ayant entrepris de vous peindre, ils
vous ouvroient l'occasion de les peindre aussi, et que cela auroit pu s'appeler leur portrait, à bien plus juste
titre que tout ce qu'ils ont fait ne peut être appelé le vôtre. Car vouloir contrefaire un comédien dans un rôle
comique, ce n'est pas le peindre lui−même, c'est peindre d'après lui les personnages qu'il représente et se
servir des mêmes traits et des mêmes couleurs qu'il est obligé d'employer aux différents tableaux des
caractères ridicules qu'il imite d'après nature ; mais contrefaire un comédien dans des rôles sérieux, c'est le
peindre par des défauts qui sont entièrement de lui, puisque ces sortes de personnages ne veulent ni les gestes,
ni les tons de voix ridicules dans lesquels on le reconnoît.

Molière
Il est vrai ; mais j'ai mes raisons pour ne le pas faire, et je n'ai pas cru, entre nous, que la chose en valût la
peine ; et puis il falloit plus de temps pour exécuter cette idée. Comme leurs jours de comédies sont les
mêmes que les nôtres, à peine ai−je été les voir que trois ou quatre fois depuis que nous sommes à Paris ; je
n'ai attrapé de leur manière de réciter que ce qui m'a d'abord sauté aux yeux, et j'aurois eu besoin de les
étudier davantage pour faire des portraits bien ressemblants.

Mademoiselle du parc
Pour moi, j'en ai reconnu quelques−uns dans votre bouche.
Mademoiselle de Brie
Je n'ai jamais ouï parler de cela.
Molière
C'est une idée qui m'avoit passé une fois par la tête, et que j'ai laissée là comme une bagatelle, une badinerie,
qui peut−être n'auroit point fait rire.

Mademoiselle de Brie
Dites−la−moi un peu, puisque vous l'avez dite aux autres.
Molière
Nous n'avons pas le temps maintenant.
Mademoiselle de Brie
Seulement deux mots.
Molière
J'avois songé une comédie où il y auroit eu un poète, que j'aurois représenté moi−même, qui seroit venu pour
offrir une pièce à une troupe de comédiens nouvellement arrivés de la campagne. "Avez−vous, auroit−il dit,
des acteurs et des actrices qui soient capables de bien faire valoir un ouvrage ? Car ma pièce est une pièce...
− Eh ! Monsieur, auroient répondu les comédiens, nous avons des hommes et des femmes qui ont été trouvés
Scène I

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Oeuvres complètes . 1
raisonnables partout où nous avons passé. − Et qui fait les rois parmi vous ? − Voilà un acteur qui s'en
démêle parfois. − Qui ? Ce jeune homme bien fait ? Vous moquez−vous ? Il faut un roi qui soit gros et
gras comme quatre, un roi, morbleu ! qui soit entripaillé comme il faut, un roi d'une vaste circonférence, et
qui puisse remplir un trône de la belle manière. La belle chose qu'un roi d'une taille galante ! Voilà déjà un
grand défaut ; mais que je l'entende un peu réciter une douzaine de vers." Là−dessus le comédien auroit
récité, par exemple, quelques vers du roi de Nicomède :
Te le dirai−je, Araspe ? il m'a trop bien servi ;
Augmentant mon pouvoir...
le plus naturellement qu'il auroit été possible. Et le poète : "Comment ? vous appelez cela réciter ? C'est se
railler ! il faut dire les choses avec emphase. Ecoutez−moi.
(Imitant Montfleury, excellent acteur de l'Hôtel de Bourgogne.)
Te le dirai−je, Araspe ? ... etc.
Voyez−vous cette posture ? Remarquez bien cela. Là, appuyer comme il faut le dernier vers. Voilà ce qui
attire l'approbation et fait faire le brouhaha. − Mais, Monsieur, auroit répondu le comédien, il me semble
qu'un roi qui s'entretient tout seul avec son capitaine des gardes parle un peu plus humainement, et ne prend
guère ce ton de démoniaque. − Vous ne savez ce que c'est. Allez−vous−en réciter comme vous faites, vous
verrez si vous ferez faire aucun ah ! Voyons un peu une scène d'amant et d'amante." Là−dessus une
comédienne et un comédien auroient fait une scène ensemble, qui est celle de Camille et de Curiace,
Iras−tu, ma chère âme, et ce funeste honneur
Te plaît−il aux dépens de tout notre bonheur ?
− Hélas ! je vois trop bien..., etc.
tout de même que l'autre, et le plus naturellement qu'ils auroient pu. Et le poète aussitôt : "Vous vous
moquez, vous ne faites rien qui vaille, et voici comme il faut réciter cela.
(Imitant Mlle Beauchâteau, comédienne de l'Hôtel de Bourgogne.)
Iras−tu, ma chère âme,... etc.
Non, je te connois mieux..., etc.
Voyez−vous comme cela est naturel et passionné ? Admirez ce visage riant qu'elle conserve dans les plus
grandes afflictions." Enfin, voilà l'idée ; et il auroit parcouru de même tous les acteurs et toutes les actrices.

Mademoiselle de Brie
Je trouve cette idée assez plaisante, et j'en ai reconnu là dès le premier vers. Continuez, je vous prie.
Molière, imitant Beauchâteau, aussi comédien, dans les stances du Cid.
Percé jusques au fond du coeur..., etc.
Et celui−ci, le reconnoîtrez−vous bien dans Pompée de Sertorius ?
(Imitant Hauteroche, aussi comédien.)
L'inimitié qui règne entre les deux partis,
N'y rend pas de l'honneur..., etc.
Mademoiselle de Brie
Je le reconnois un peu, je pense.
Molière
Scène I

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Et celui−ci ?
(Imitant de Villiers, aussi comédien.)
Seigneur, Polybe est mort..., etc.
Mademoiselle de Brie
Oui, je sais qui c'est ; mais il y en a quelques−uns d'entre eux, je crois, que vous auriez peine à contrefaire.
Molière
Mon Dieu, il n'y en a point qu'on ne pût attraper par quelque endroit, si je les avois bien étudiés. Mais vous
me faites perdre un temps qui nous est cher. Songeons à nous, de grâce, et ne nous amusons point davantage à
discourir. (Parlant à de la Grange.) Vous, prenez garde à bien représenter avec moi votre rôle de marquis.

Mademoiselle Molière
Toujours des marquis !
Molière
Oui, toujours des marquis. Que diable voulez−vous qu'on prenne pour un caractère agréable de théâtre ? Le
marquis aujourd'hui est le plaisant de la comédie ; et comme dans toutes les comédies anciennes on voit
toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut
toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie.

Mademoiselle Béjart
Il est vrai, on ne s'en sauroit passer.
Molière
Pour vous, Mademoiselle...
Mademoiselle du parc
Mon Dieu, pour moi, je m'acquitterai fort mal de mon personnage, et je ne sais pas pourquoi vous m'avez
donné ce rôle de façonnière.
Molière
Mon Dieu, Mademoiselle, voilà comme vous disiez lorsque l'on vous donna celui de la Critique de l'Ecole
des femmes ; cependant vous vous en êtes acquittée à merveille, et tout le monde est demeuré d'accord qu'on
ne peut pas mieux faire que vous avez fait. Croyez−moi, celui−ci sera de même ; et vous le jouerez mieux
que vous ne pensez.

Mademoiselle du parc
Comment cela se pourroit−il faire ? car il n'y a point de personne au monde qui soit moins façonnière que
moi.
Molière
Cela est vrai ; et c'est en quoi vous faites mieux voir que vous êtes excellente comédienne, de bien
représenter un personnage qui est si contraire à votre humeur. Tâchez donc de bien prendre, tous, le caractère
Scène I

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Oeuvres complètes . 1
de vos rôles, et de vous figurer que vous êtes ce que vous représentez.
(A du Croisy.) Vous faites le poète, vous, et vous devez vous remplir de ce personnage, marquer cet air
pédant qui se conserve parmi le commerce du beau monde, ce ton de voix sentencieux, et cette exactitude de
prononciation qui appuie sur toutes les syllabes, et ne laisse échapper aucune lettre de la plus sévère
orthographe.
(A Brécourt.) Pour vous, vous faites un honnête homme de cour, comme vous avez déjà fait dans la Critique
de l'Ecole des femmes, c'est−à−dire que vous devez prendre un air posé, un ton de voix naturel, et gesticuler
le moins qu'il vous sera possible.
(A de la Grange.) Pour vous, je n'ai rien à vous dire.
(A Mademoiselle Béjart.) Vous, vous représentez une de ces femmes qui, pourvu qu'elles ne fassent point
l'amour, croient que tout le reste leur est permis, de ces femmes qui se retranchent toujours fièrement sur leur
pruderie, regardent un chacun de haut en bas, et veulent que toutes les plus belles qualités que possèdent les
autres ne soient rien en comparaison d'un misérable honneur dont personne ne se soucie. Ayez toujours ce
caractère devant les yeux, pour en bien faire les grimaces.
(A Mademoiselle de Brie.) Pour vous, vous faites une de ces femmes qui pensent être les plus vertueuses
personnes du monde pourvu qu'elles sauvent les apparences, de ces femmes qui croient que le péché n'est que
dans le scandale, qui veulent conduire doucement les affaires qu'elles ont sur le pied d'attachement honnête,
et appellent amis ce que les autres nomment galans. Entrez bien dans ce caractère.
(A Mademoiselle Molière.) Vous, vous faites le même personnage que dans la Critique, et je n'ai rien à vous
dire, non plus qu'à Mademoiselle du Parc.
(A Mademoiselle du Croisy.) Pour vous, vous représentez une de ces personnes qui prêtent doucement des
charités à tout le monde, de ces femmes qui donnent toujours le petit coup de langue en passant, et seroient
bien fâchées d'avoir souffert qu'on eût dit du bien du prochain. Je crois que vous ne vous acquitterez pas mal
de ce rôle.
(A Mademoiselle Hervé.) Et pour vous, vous êtes la soubrette de la Précieuse, qui se mêle de temps en temps
dans la conversation, et attrape, comme elle peut, tous les termes de sa maîtresse. Je vous dis tous vos
caractères, afin que vous vous les imprimiez fortement dans l'esprit. Commençons maintenant à répéter, et
voyons comme cela ira. Ah ! voici justement un fâcheux ! Il ne nous falloit plus que cela.

Scène I

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Scène II

La Thorillière, Molière, etc.

La Thorillière
Bonjour, Monsieur Molière.
Molière
Monsieur, votre serviteur. La peste soit de l'homme !
La Thorillière
Comment vous en va ?
Molière
Fort bien, pour vous servir. Mesdemoiselles, ne...
La Thorillière
Je viens d'un lieu où j'ai bien dit du bien de vous.
Molière
Je vous suis obligé. Que le diable t'emporte ! Ayez un peu soin...
La Thorillière
Vous jouez une pièce nouvelle aujourd'hui ?
Molière
Oui, Monsieur. N'oubliez pas...
La Thorillière
C'est le Roi qui vous la fait faire ?
Molière
Oui, Monsieur. De grâce, songez...
La Thorillière
Comment l'appelez−vous ?
Molière
Oui, Monsieur.
La Thorillière
Je vous demande comment vous la nommez.
Molière
Ah ! ma foi, je ne sais. Il faut, s'il vous plaît, que vous...
La Thorillière
Comment serez−vous habillés ?

Scène II

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Molière
Comme vous voyez. Je vous prie...
La Thorillière
Quand commencerez−vous ?
Molière
Quand le Roi sera venu. Au diantre le questionnaire !
La Thorillière
Quand croyez−vous qu'il vienne ?
Molière
La peste m'étouffe, Monsieur, si je le sais.
La Thorillière
Savez−vous point ? ...
Molière
Tenez, Monsieur, je suis le plus ignorant homme du monde ; je ne sais rien de tout ce que vous pourrez me
demander, je vous jure. J'enrage ! Ce bourreau vient, avec un air tranquille, vous faire des questions, et ne se
soucie pas qu'on ait en tête d'autres affaires.

La Thorillière
Mesdemoiselles, votre serviteur.
Molière
Ah ! bon, le voilà d'un autre côté.
La Thorillière, à Mademoiselle du Croisy.
Vous voilà belle comme un petit ange. Jouez−vous toutes deux aujourd'hui ? (En regardant Mademoiselle
Hervé.)
Mademoiselle du Croisy
Oui, Monsieur.
La Thorillière
Sans vous, la comédie ne vaudroit pas grand'chose.
Molière
Vous ne voulez pas faire en aller cet homme−là ?
Mademoiselle de Brie
Monsieur, nous avons ici quelque chose à répéter ensemble.
La Thorillière
Ah ! parbleu ! je ne veux pas vous empêcher : vous n'avez qu'à poursuivre.
Mademoiselle de Brie
Scène II

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Mais...
La Thorillière
Non, non, je serois fâché d'incommoder personne. Faites librement ce que vous avez à faire.
Mademoiselle de Brie
Oui, mais...
La Thorillière
Je suis homme sans cérémonie, vous dis−je, et vous pouvez répéter ce qui vous plaira.
Molière
Monsieur, ces demoiselles ont peine à vous dire qu'elles souhaiteroient fort que personne ne fût ici pendant
cette répétition.
La Thorillière
Pourquoi ? il n'y a point de danger pour moi.
Molière
Monsieur, c'est une coutume qu'elles observent, et vous aurez plus de plaisir quand les choses vous
surprendront.
La Thorillière
Je m'en vais donc dire que vous êtes prêts.
Molière
Point du tout, Monsieur ; ne vous hâtez pas, de grâce.

Scène II

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Oeuvres complètes . 1
Scène III

Molière, La Grange, etc.

Molière
Ah ! que le monde est plein d'impertinents ! Or sus, commençons. Figurez−vous donc premièrement que la
scène est dans l'antichambre du Roi ; car c'est un lieu où il se passe tous les jours des choses assez plaisantes.
Il est aisé de faire venir là toutes les personnes qu'on veut, et on peut trouver des raisons même pour y
autoriser la venue des femmes que j'introduis. La comédie s'ouvre par deux marquis qui se rencontrent.
Souvenez−vous bien, vous, de venir, comme je vous ai dit, là, avec cet air qu'on nomme le bel air, peignant
votre perruque et grondant une petite chanson entre vos dents. La, la, la, la, la, la. Rangez−vous donc, vous
autres, car il faut du terrain à deux marquis ; et ils ne sont pas gens à tenir leur personne dans un petit espace.
Allons, parlez.

la Grange
"Bonjour, Marquis."
Molière
Mon Dieu, ce n'est point là le ton d'un marquis ; il faut le prendre un peu plus haut ; et la plupart de ces
Messieurs affectent une manière de parler particulière, pour se distinguer du commun : "Bonjour, Marquis."
Recommencez donc.

la Grange
"Bonjour, Marquis."
Molière
"Ah ! Marquis, ton serviteur."
la Grange
"Que fais−tu là ? "
Molière
"Parbleu ! tu vois : j'attends que tous ces Messieurs aient débouché la porte, pour présenter là mon visage."
la Grange
"Têtebleu ! quelle foule ! Je n'ai garde de m'y aller frotter, et j'aime mieux entrer des derniers."
Molière
"Il y a là vingt gens qui sont fort assurés de n'entrer point, et qui ne laissent pas de se presser et d'occuper
toutes les avenues de la porte."
la Grange
"Crions nos deux noms à l'huissier, afin qu'il nous appelle."

Scène III

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Molière
"Cela est bon pour toi ; mais pour moi, je ne veux pas être joué par Molière."
la Grange
"Je pense pourtant, Marquis, que c'est toi qu'il joue dans la Critique."
Molière
"Moi ? Je suis ton valet : c'est toi−même en propre personne."
la Grange
"Ah ! ma foi, tu es bon de m'appliquer ton personnage."
Molière
"Parbleu ! je te trouve plaisant de me donner ce qui t'appartient."
la Grange
"Ha, ha, ha, cela est drôle."
Molière
"Ha, ha, ha, cela est bouffon."
la Grange
"Quoi ! tu veux soutenir que ce n'est pas toi qu'on joue dans le marquis de la Critique ? "
Molière
"Il est vrai, c'est moi. Détestable, morbleu ! détestable ! tarte à la crème ! C'est moi, c'est moi, assurément,
c'est moi."
la Grange
"Oui, parbleu ! c'est toi ; tu n'as que faire de railler ; et si tu veux, nous gagerons, et verrons qui a raison
des deux."
Molière
"Et que veux−tu gager encore ? "
la Grange
"Je gage cent pistoles que c'est toi."
Molière
"Et moi, cent pistoles que c'est toi."
la Grange
"Cent pistoles comptant ? "
Molière
"Comptant : quatre−vingt−dix pistoles sur Amyntas et dix pistoles comptant."
la Grange
"Je le veux."
Molière
Scène III

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"Cela est fait."
la Grange
"Ton argent court grand risque."
Molière
"Le tien est bien aventuré."
la Grange
"A qui nous en rapporter ? "

Scène III

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Scène IV

Molière, Brécourt, La Grange, etc.

Molière
"Voici un homme qui nous jugera. Chevalier ! "
Brécourt
"Quoi ? "
Molière
Bon. Voilà l'autre qui prend le ton de marquis ! Vous ai−je pas dit que vous faites un rôle où l'on doit parler
naturellement ?
Brécourt
Il est vrai.
Molière
Allons donc." Chevalier ! "
Brécourt
"Quoi ? "
Molière
"Juge−nous un peu sur une gageure que nous avons faite."
Brécourt
"Et quelle ? "
Molière
"Nous disputons qui est le marquis de la Critique de Molière : il gage que c'est moi, et moi je gage que c'est
lui."
Brécourt
"Et moi, je juge que ce n'est ni l'un ni l'autre. Vous êtes fous tous deux, de vouloir vous appliquer ces sortes
de choses ; et voilà de quoi j'ouïs l'autre jour se plaindre Molière, parlant à des personnes qui le chargeoient
de même chose que vous. Il disoit que rien ne lui donnoit du déplaisir comme d'être accusé de regarder
quelqu'un dans les portraits qu'il fait ; que son dessein est de peindre les moeurs sans vouloir toucher aux
personnes, et que tous les personnages qu'il représente sont des personnages en l'air, et des fantômes
proprement, qu'il habille à sa fantaisie, pour réjouir les spectateurs ; qu'il seroit bien fâché d'y avoir jamais
marqué qui que ce soit ; et que si quelque chose étoit capable de le dégoûter de faire des comédies, c'étoit les
ressemblances qu'on y vouloit toujours trouver, et dont ses ennemis tâchoient malicieusement d'appuyer la
pensée, pour lui rendre de mauvais offices auprès de certaines personnes à qui il n'a jamais pensé. Et en effet
je trouve qu'il a raison ; car pourquoi vouloir, je vous prie, appliquer tous ses gestes et toutes ses paroles, et
chercher à lui faire des affaires en disant hautement : "Il joue un tel" lorsque ce sont des choses qui peuvent
convenir à cent personnes ? Comme l'affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des
hommes, et principalement des hommes de notre siècle, il est impossible à Molière de faire aucun caractère
qui ne rencontre quelqu'un dans le monde ; et s'il faut qu'on l'accuse d'avoir songé toutes les personnes où
Scène IV

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l'on peut trouver les défauts qu'il peint, il faut sans doute qu'il ne fasse plus de comédies."

Molière
"Ma foi, Chevalier, tu veux justifier Molière, et épargner notre ami que voilà."
la Grange
"Point du tout. C'est toi qu'il épargne, et nous trouverons d'autres juges."
Molière
"Soit. Mais, dis−moi, Chevalier, crois−tu pas que ton Molière est épuisé maintenant, et qu'il ne trouvera plus
de matière pour... ? "
Brécourt
"Plus de matière ? Eh ! mon pauvre Marquis, nous lui en fournirons toujours assez, et nous ne prenons
guère le chemin de nous rendre sages pour tout ce qu'il fait et tout ce qu'il dit."

Molière
Attendez, il faut marquer davantage tout cet endroit. Ecoutez−le−moi dire un peu. "Et qu'il ne trouvera plus
de matière pour... − Plus de matière ? Hé ! mon pauvre Marquis, nous lui en fournirons toujours assez, et
nous ne prenons guère le chemin de nous rendre sages pour tout ce qu'il fait et tout ce qu'il dit. Crois−tu qu'il
ait épuisé dans ses comédies tout le ridicule des hommes ? Et, sans sortir de la cour, n'a−t−il pas encore
vingt caractères de gens où il n'a point touché ? N'a−t−il pas, par exemple, ceux qui se font les plus grandes
amitiés du monde, et qui, le dos tourné, font galanterie de se déchirer l'un l'autre ? N'a−t−il pas ces
adulateurs à outrance, ces flatteurs insipides, qui n'assaisonnent d'aucun sel les louanges qu'ils donnent, et
dont toutes les flatteries ont une douceur fade qui fait mal au coeur à ceux qui les écoutent ? N'a−t−il pas ces
lâches courtisans de la faveur, ces perfides adorateurs de la fortune, qui vous encensent dans la prospérité et
vous accablent dans la disgrâce ? N'a−t−il pas ceux qui sont toujours mécontents de la cour, ces suivants
inutiles, ces incommodes assidus, ces gens, dis−je, qui pour services ne peuvent compter que des
importunités, et qui veulent que l'on les récompense d'avoir obsédé le Prince dix ans durant ? N'a−t−il pas
ceux qui caressent également tout le monde, qui promènent leurs civilités à droit et à gauche, et courent à tous
ceux qu'ils voient avec les mêmes embrassades et les mêmes protestations d'amitié ? "Monsieur, votre
très−humble serviteur. − Monsieur, je suis tout à votre service. − Tenez−moi des vôtres, mon cher. − Faites
état de moi, Monsieur, comme du plus chaud de vos amis. − Monsieur, je suis ravi de vous embrasser. −
Ah ! Monsieur, je ne vous voyois pas ! Faites−moi la grâce de m'employer. Soyez persuadé que je suis
entièrement à vous. Vous êtes l'homme du monde que je révère le plus. Il n'y a personne que j'honore à l'égal
de vous. Je vous conjure de le croire. Je vous supplie de n'en point douter. − Serviteur. − Très−humble valet.
Va, va, Marquis, Molière aura toujours plus de sujets qu'il n'en voudra ; et tout ce qu'il a touché jusqu'ici
n'est rien que bagatelle au prix de ce qui reste." Voilà à peu près comme cela doit être joué.

Brécourt
C'est assez.
Molière
Poursuivez.
Brécourt
Scène IV

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"Voici Climène et Elise."
Molière
Là−dessus vous arrivez toutes deux. (A Mademoiselle au Parc.) Prenez bien garde, vous, à vous déhancher
comme il faut, et à faire bien des façons. Cela vous contraindra un peu ; mais qu'y faire ? Il faut parfois se
faire violence.

Mademoiselle Molière
"Certes, Madame, je vous ai reconnue de loin, et j'ai bien vu à votre air que ce ne pouvoit être une autre que
vous.
Mademoiselle du parc
Vous voyez : je viens attendre ici la sortie d'un homme avec qui j'ai une affaire à démêler.
Mademoiselle Molière
Et moi de même."
Molière
Mesdames, voilà des coffres qui vous serviront de fauteuils.
Mademoiselle du parc
"Allons, Madame, prenez place s'il vous plaît.
Mademoiselle Molière
Après vous, Madame."
Molière
Bon. Après ces petites cérémonies muettes, chacun prendra place et parlera assis, hors les marquis, qui tantôt
se lèveront et tantôt s'assoiront, suivant leur inquiétude naturelle. "Parbleu ! Chevalier, tu devrois faire
prendre médecine à tes canons.

Brécourt
Comment ?
Molière
Ils se portent fort mal.
Brécourt
Serviteur à la turlupinade !
Mademoiselle Molière
Mon Dieu ! Madame, que je vous trouve le teint d'une blancheur éblouissante, et les lèvres d'un couleur de
feu surprenant !
Mademoiselle du parc
Ah ! que dites−vous là, Madame ? ne me regardez point, je suis du dernier laid aujourd'hui.

Scène IV

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Mademoiselle Molière
Eh ! Madame, levez un peu votre coiffe.
Mademoiselle du parc
Fi ! Je suis épouvantable, vous dis−je, et je me fais peur à moi−même.
Mademoiselle Molière
Vous êtes si belle !
Mademoiselle du parc
Point, point.
Mademoiselle Molière
Montrez−vous.
Mademoiselle du parc
Ah ! fi donc, je vous prie !
Mademoiselle Molière
De grâce.
Mademoiselle du parc
Mon Dieu, non.
Mademoiselle Molière
Si fait.
Mademoiselle du parc
Vous me désespérez.
Mademoiselle Molière
Un moment.
Mademoiselle du parc
Ahy.
Mademoiselle Molière
Résolûment, vous vous montrerez. On ne peut point se passer de vous voir.
Mademoiselle du parc
Mon Dieu, que vous êtes une étrange personne ! Vous voulez furieusement ce que vous voulez.
Mademoiselle Molière
Ah ! Madame, vous n'avez aucun désavantage à paroître au grand jour, je vous jure. Les méchantes gens qui
assuroient que vous mettiez quelque chose ! Vraiment, je les démentirai bien maintenant.

Mademoiselle du parc
Hélas ! je ne sais pas seulement ce qu'on appelle mettre quelque chose. Mais où vont ces dames ?

Scène IV

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Scène V

Mlle de Brie, Mlle du Parc, etc.

Mademoiselle de Brie
Vous voulez bien, Mesdames, que nous vous donnions, en passant, la plus agréable nouvelle du monde. Voilà
Monsieur Lysidas qui vient de nous avertir qu'on a fait une pièce contre Molière, que les grands comédiens
vont jouer.

Molière
Il est vrai, on me l'a voulu lire ; et c'est un nommé Br... Brou... Brossaut qui l'a faite.
Du Croisy
Monsieur, elle est affichée sous le nom de Boursaut ; mais, à vous dire le secret, bien des gens ont mis la
main à cet ouvrage, et l'on en doit concevoir une assez haute attente. Comme tous les auteurs et tous les
comédiens regardent Molière comme leur plus grand ennemi, nous nous sommes tous unis pour le desservir.
Chacun de nous a donné un coup de pinceau à son portrait ; mais nous nous sommes bien gardés d'y mettre
nos noms : il lui auroit été trop glorieux de succomber, aux yeux du monde, sous les efforts de tout le
Parnasse ; et pour rendre sa défaite plus ignominieuse, nous avons voulu choisir tout exprès un auteur sans
réputation.

Mademoiselle du parc
Pour moi, je vous avoue que j'en ai toutes les joies imaginables.
Molière
Et moi aussi. Par la sambleu ! le railleur sera raillé ; il aura sur les doigts, ma foi !
Mademoiselle du parc
Cela lui apprendra à vouloir satiriser tout. Comment ? cet impertinent ne veut pas que les femmes aient de
l'esprit ? Il condamne toutes nos expressions élevées et prétend que nous parlions toujours terre à terre !

Mademoiselle de Brie
Le langage n'est rien ; mais il censure tous nos attachements, quelque innocents qu'ils puissent être ; et de la
façon qu'il en parle, c'est être criminelle que d'avoir du mérite.

Mademoiselle du Croisy
Cela est insupportable. Il n'y a pas une femme qui puisse plus rien faire. Que ne laisse−t−il en repos nos
maris, sans leur ouvrir les yeux et leur faire prendre garde à des chose dont ils ne s'avisent pas ?

Scène V

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Mademoiselle Béjart
Passe pour tout cela ; mais il satirise même les femmes de bien, et ce méchant plaisant leur donne le titre
d'honnêtes diablesses.
Mademoiselle Molière
C'est un impertinent. Il faut qu'il en ait tout le soûl.
Du Croisy
La représentation de cette comédie, Madame, aura besoin d'être appuyée, et les comédiens de l'Hôtel...
Mademoiselle du parc
Mon Dieu, qu'ils n'appréhendent rien. Je leur garantis le succès de leur pièce, corps pour corps.
Mademoiselle Molière
Vous avez raison, Madame. Trop de gens sont intéressés à la trouver belle. Je vous laisse à penser si tous
ceux qui se croient satirisés par Molière ne prendront pas l'occasion de se venger de lui en applaudissant à
cette comédie.

Brécourt
Sans doute, et pour moi je réponds de douze marquis, de six précieuses, de vingt coquettes, et de trente cocus,
qui ne manqueront pas d'y battre des mains.

Mademoiselle Molière
En effet. Pourquoi aller offenser toutes ces personnes−là, et particulièrement les cocus, qui sont les meilleurs
gens du monde ?
Molière
Par la sambleu ! on m'a dit qu'on le va dauber, lui et toutes ses comédies, de la belle manière, et que les
comédiens et les auteurs, depuis le cèdre jusqu'à l'hysope, sont diablement animés contre lui.

Mademoiselle Molière
Cela lui sied fort bien. Pourquoi fait−il de méchantes pièces que tout Paris va voir, et où il peint si bien les
gens, que chacun s'y connoît ? Que ne fait−il des comédies comme celles de Monsieur Lysidas ? Il n'auroit
personne contre lui, et tous les auteurs en diroient du bien. Il est vrai que de semblables comédies n'ont pas ce
grand concours de monde ; mais, en revanche, elles sont toujours bien écrites, personne n'écrit contre elles,
et tous ceux qui les voient meurent d'envie de les trouver belles.

Du Croisy
Il est vrai que j'ai l'avantage de ne point faire d'ennemis, et que tous mes ouvrages ont l'approbation des
savants.
Mademoiselle Molière
Scène V

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Oeuvres complètes . 1
Vous faites bien d'être content de vous. Cela vaut mieux que tous les applaudissements du public, et que tout
l'argent qu'on sauroit gagner aux pièces de Molière. Que vous importe qu'il vienne du monde à vos comédies,
pourvu qu'elles soient approuvées par Messieurs vos confrères ?

la Grange
Mais quand jouera−t−on le Portrait du peintre ?
Du Croisy
Je ne sais ; mais je me prépare fort à paroître des premiers sur les rangs, pour crier : "Voilà qui est beau ! "
Molière
Et moi de même, parbleu !
la Grange
Et moi aussi, Dieu me sauve !
Mademoiselle du parc
Pour moi, j'y payerai de ma personne comme il faut ; et je réponds d'une bravoure d'approbation, qui mettra
en déroute tous les jugements ennemis. C'est bien la moindre chose que nous devions faire, que d'épauler de
nos louanges le vengeur de nos intérêts.

Mademoiselle Molière
C'est fort bien dit.
Mademoiselle de Brie
Et ce qu'il nous faut faire toutes.
Mademoiselle Béjart
Assurément.
Mademoiselle du Croisy
Sans doute.

Mademoiselle Hervé
Point de quartier à ce contrefaiseur de gens.
Molière
Ma foi, Chevalier, mon ami, il faudra que ton Molière se cache.
Brécourt
Qui, lui ? Je te promets, Marquis, qu'il fait dessein d'aller, sur le théâtre, rire avec tous les autres du portrait
qu'on a fait de lui.
Molière
Parbleu ! ce sera donc du bout des dents qu'il y rira
Brécourt
Scène V

667

Oeuvres complètes . 1
Va, va, peut−être qu'il y trouvera plus de sujets de rire que tu ne penses. On m'a montré la pièce ; et comme
tout ce qu'il y a d'agréable sont effectivement les idées qui ont été prises de Molière, la joie que cela pourra
donner n'aura pas lieu de lui déplaire, sans doute ; car, pour l'endroit où on s'efforce de le noircir, je suis le
plus trompé du monde, si cela est approuvé de personne ; et quant à tous les gens qu'ils ont tâché d'animer
contre lui, sur ce qu'il fait, dit−on, des portraits trop ressemblants, outre que cela est de fort mauvaise grâce,
je ne vois rien de plus ridicule et de plus mal repris ; et je n'avois pas cru jusqu'ici que ce fût un sujet de
blâme pour un comédien que de peindre trop bien les hommes.

la Grange
Les comédiens m'ont dit qu'ils l'attendoient sur la réponse, et que...
Brécourt
Sur la réponse ? Ma foi, je le trouverois un grand fou, s'il se mettoit en peine de répondre à leurs invectives.
Tout le monde sait assez de quel motif elles peuvent partir ; et la meilleure réponse qu'il leur puisse faire,
c'est une comédie qui réussisse comme toutes ses autres. Voilà le vrai moyen de se venger d'eux comme il
faut ; et de l'humeur dont je les connois, je suis fort assuré qu'une pièce nouvelle qui leur enlèvera le monde
les fâchera bien plus que toutes les satires qu'on pourroit faire de leurs personnes.

Molière
"Mais, Chevalier..."
Mademoiselle Béjart
Souffrez que j'interrompe pour un peu la répétition. Voulez−vous que je vous die ? Si j'avois été en votre
place, j'aurois poussé les choses autrement. Tout le monde attend de vous une réponse vigoureuse ; et après
la manière dont on m'a dit que vous étiez traité dans cette comédie, vous étiez en droit de tout dire contre les
comédiens, et vous deviez n'en épargner aucun.

Molière
J'enrage de vous ouïr parler de la sorte ; et voilà votre manie, à vous autres femmes. Vous voudriez que je
prisse feu d'abord contre eux, et qu'à leur exemple j'allasse éclater promptement en invectives et en injures.
Le bel honneur que j'en pourrois tirer, et le grand dépit que je leur ferois ! Ne se sont−ils pas préparés de
bonne volonté à ces sortes de choses ? Et lorsqu'ils ont délibéré s'ils joueroient le Portrait du peintre, sur la
crainte d'une riposte, quelques−uns d'entre eux n'ont−ils pas répondu : "Qu'il nous rende toutes les injures
qu'il voudra, pourvu que nous gagnions de l'argent ? " N'est−ce pas là la marque d'une âme fort sensible à la
honte ? et ne vengerois−je pas bien d'eux en leur donnant ce qu'ils veulent bien recevoir ?

Mademoiselle de Brie
Ils se sont fort plaints, toutefois, de trois ou quatre mots que vous avez dits d'eux dans la Critique et dans vos
Précieuses.
Molière
Il est vrai, ces trois ou quatre mots sont fort offensants, et ils ont grande raison de les citer. Allez, allez, ce
n'est pas cela. Le plus grand mal que je leur aie fait, c'est que j'ai eu le bonheur de plaire un peu plus qu'ils
Scène V

668

Oeuvres complètes . 1
n'auroient voulu ; et tout leur procédé, depuis que nous sommes venus à Paris, a trop marqué ce qui les
touche. Mais laissons−les faire tant qu'ils voudront ; toutes leurs entreprises ne doivent point m'inquiéter. Ils
critiquent mes pièces ; tant mieux ; et Dieu me garde d'en faire jamais qui leur plaise ! Ce seroit une
mauvaise affaire pour moi.

Mademoiselle de Brie
Il n'y a pas grand plaisir pourtant à voir déchirer ses ouvrages.
Molière
Et qu'est−ce que cela me fait ? N'ai−je pas obtenu de ma comédie tout ce que j'en voulois obtenir, puisqu'elle
a eu le bonheur d'agréer aux augustes personnes à qui particulièrement je m'efforce de plaire ? N'ai−je pas
lieu d'être satisfait de sa destinée, et toutes leurs censures ne viennent−elles pas trop tard ? Est−ce moi, je
vous prie, que cela regarde maintenant ? et lorsqu'on attaque une pièce qui a eu du succès, n'est−ce pas
attaquer plutôt le jugement de ceux qui l'ont approuvée que l'art de celui qui l'a faite ?

Mademoiselle de Brie
Ma foi, j'aurois joué ce petit Monsieur l'auteur, qui se mêle d'écrire contre des gens qui ne songent pas à lui.
Molière
Vous êtes folle. Le beau sujet à divertir la cour que Monsieur Boursaut ! Je voudrois bien savoir de quelle
façon on pourroit l'ajuster pour le rendre plaisant, et si, quand on le berneroit sur un théâtre, il seroit assez
heureux pour faire rire le monde. Ce lui seroit trop d'honneur que d'être joué devant une auguste assemblée :
il ne demanderoit pas mieux ; et il m'attaque de gaieté de coeur, pour se faire connoître de quelque façon que
ce soit. C'est un homme qui n'a rien à perdre, et les comédiens ne me l'ont déchaîné que pour m'engager à une
sotte guerre, et me détourner, par cet artifice, des autres ouvrages que j'ai à faire ; et cependant, vous êtes
assez simples pour donner toutes dans ce panneau. Mais enfin j'en ferai ma déclaration publiquement. Je ne
prétends faire aucune réponse à toutes leurs critiques et leurs contre−critiques. Qu'ils disent tous les maux du
monde de mes pièces, j'en suis d'accord. Qu'ils s'en saisissent après nous, qu'ils les retournent comme un habit
pour les mettre sur leur théâtre, et tâchent à profiter de quelque agrément qu'on y trouve, et d'un peu de
bonheur que j'ai, j'y consens : ils en ont besoin, et je serai bien aise de contribuer à les faire subsister, pourvu
qu'ils se contentent de ce que je puis leur accorder avec bienséance. La courtoisie doit avoir des bornes ; et il
y a des choses qui ne font rire ni les spectateurs, ni celui dont on parle. Je leur abandonne de bon coeur mes
ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton de voix, et ma façon de réciter, pour en faire et dire
tout ce qu'il leur plaira, s'ils en peuvent tirer quelque avantage : je ne m'oppose point à toutes ces choses, et
je serai ravi que cela puisse réjouir le monde. Mais, en leur abandonnant tout cela, ils me doivent faire la
grâce de me laisser le reste et de ne point toucher à des matières de la nature de celles sur lesquelles on m'a
dit qu'ils m'attaquoient dans leurs comédies. C'est de quoi je prierai civilement cet honnête Monsieur qui se
mêle d'écrire pour eux, et voilà toute la réponse qu'ils auront de moi.

Mademoiselle Béjart
Mais enfin...
Molière
Mais enfin, vous me feriez devenir fou. Ne parlons point de cela davantage ; nous nous amusons à faire des
discours, au lieu de répéter notre comédie. Où en étions−nous ? Je ne m'en souviens plus.
Scène V

669

Oeuvres complètes . 1

Mademoiselle de Brie
Vous en étiez à l'endroit...
Molière
Mon Dieu ! j'entends du bruit : c'est le Roi qui arrive assurément ; et je vois bien que nous n'aurons pas le
temps de passer outre. Voilà ce que c'est de s'amuser. Oh bien ! faites donc pour le reste du mieux qu'il vous
sera possible.

Mademoiselle Béjart
Par ma foi, la frayeur me prend, et je ne saurois aller jouer mon rôle, si je ne le répète tout entier.
Molière
Comment, vous ne sauriez aller jouer votre rôle ?
Mademoiselle Béjart
Non.
Mademoiselle du parc
Ni moi le mien.
Mademoiselle de Brie
Ni moi non plus.
Mademoiselle Molière
Ni moi.

Mademoiselle Hervé
Ni moi.
Mademoiselle du Croisy
Ni moi.
Molière
Que pensez−vous donc faire ? Vous moquez−vous toutes de moi ?

Scène V

670

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Béjart, Molière, etc.

Béjart
Messieurs, je viens vous avertir que le Roi est venu, et qu'il attend que vous commenciez.
Molière
Ah ! Monsieur, vous me voyez dans la plus grande peine du monde, je suis désespéré à l'heure que je vous
parle ! Voici des femmes qui s'effrayent et qui disent qu'il leur faut répéter leurs rôles avant que d'aller
commencer. Nous demandons, de grâce, encore un moment. Le Roi a de la bonté, et il sait bien que la chose a
été précipitée. Eh ! de grâce, tâchez de vous remettre, prenez courage, je vous prie.

Mademoiselle du parc
Vous devez vous aller excuser.
Molière
Comment m'excuser ?

Scène VI

671

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Molière, Mlle Béjart, etc.

Un Nécessaire
Messieurs, commencez donc.
Molière
Tout à l'heure, Monsieur. Je crois que je perdrai l'esprit de cette affaire−ci, et...

Scène VII

672

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Molière, Mlle Béjart, etc.

Autre Nécessaire
Messieurs, commencez donc.
Molière
Dans un moment, Monsieur. Et quoi donc ? voulez−vous que j'aie l'affront... ?

Scène VIII

673

Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Molière, Mlle Béjart, etc.

Autre Nécessaire
Messieurs, commencez donc.
Molière
Oui, Monsieur, nous y allons. Eh ! que de gens se font de fête, et viennent dire : "Commencez donc", à qui
le Roi ne l'a pas commandé !

Scène IX

674

Oeuvres complètes . 1
Scène X

Molière, Mlle Béjart, etc.

Autre Nécessaire
Messieurs, commencez donc.
Molière
Voilà qui est fait, Monsieur. Quoi donc ? recevrai−je la confusion... ?

Scène X

675

Oeuvres complètes . 1
Scène XI

Béjart, Molière, etc.

Molière
Monsieur, vous venez pour nous dire de commencer, mais...
Béjart
Non, Messieurs, je viens pour vous dire qu'on a dit au Roi l'embarras où vous vous trouviez, et que, par une
bonté toute particulière, il remet votre nouvelle comédie à une autre fois, et se contente, pour aujourd'hui, de
la première que vous pourrez donner.

Molière
Ah ! Monsieur, vous me redonnez la vie ! Le Roi nous fait la plus grande grâce du monde de nous donner
du temps pour ce qu'il avoit souhaité, et nous allons tous le remercier des extrêmes bontés qu'il nous fait
paroître.

Scène XI

676

Oeuvres complètes . 1

Le Mariage forcé
Comédie
Représentée pour la première fois
au Louvre, par ordre de sa majesté,
le 29e du mois de janvier 1664,
et donnée depuis au public
sur le Théâtre du Palais−Royal
le 15e du mois de février de la même année 1664
par la
Troupe de Monsieur, frère unique du Roi

Le Mariage forcé

677

Oeuvres complètes . 1
Personnages

Sganarelle.
Géronimo.
Dorimène, jeune coquette promise à Sganarelle.
Alcantor, père de Dorimène.
Alcidas, frère de Dorimène.
Lycaste, amant de Dorimène.
Deux Egyptiennes.
Pancrace, docteur aristotélicien.
Marphurius, docteur pyrrhonien.

Personnages

678

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Sganarelle, Géronimo

Sganarelle
Je suis de retour dans un moment. Que l'on ait bien soin du logis, et que tout aille comme il faut. Si l'on
m'apporte de l'argent, que l'on me vienne querir vite chez le seigneur Géronimo ; et si l'on vient m'en
demander, qu'on dise que je suis sorti et que je ne dois revenir de toute la journée.

Géronimo
Voilà un ordre fort prudent.
Sganarelle
Ah ! seigneur Géronimo, je vous trouve à propos, et j'allois chez vous vous chercher.
Géronimo
Et pour quel sujet, s'il vous plaît ?
Sganarelle
Pour vous communiquer une affaire que j'ai en tête, et vous prier de m'en dire votre avis.
Géronimo
Très−volontiers. Je suis bien aise de cette rencontre, et nous pouvons parler ici en toute liberté.
Sganarelle
Mettez donc dessus, s'il vous plaît. Il s'agit d'une chose de conséquence, que l'on m'a proposée ; et il est bon
de ne rien faire sans le conseil de ses amis.

Géronimo
Je vous suis obligé de m'avoir choisi pour cela. Vous n'avez qu'à me dire ce que c'est.
Sganarelle
Mais auparavant je vous conjure de ne me point flatter du tout et de me dire nettement votre pensée.
Géronimo
Je le ferai, puisque vous le voulez.
Sganarelle
Je ne vois rien de plus condamnable qu'un ami qui ne nous parle pas franchement.
Géronimo
Vous avez raison.
Sganarelle
Et dans ce siècle on trouve peu d'amis sincères.
Scène I

679

Oeuvres complètes . 1

Géronimo
Cela est vrai.
Sganarelle
Promettez−moi donc, seigneur Géronimo, de me parler avec toute sorte de franchise.
Géronimo
Je vous le promets.
Sganarelle
Jurez−en votre foi.
Géronimo
Oui, foi d'ami. Dites−moi seulement votre affaire.
Sganarelle
C'est que je veux savoir de vous si je ferai bien de me marier.
Géronimo
Qui, vous ?
Sganarelle
Oui, moi−même en propre personne. Quel est votre avis là−dessus ?
Géronimo
Je vous prie auparavant de me dire une chose.
Sganarelle
Et quoi ?
Géronimo
Quel âge pouvez−vous bien avoir maintenant ?
Sganarelle
Moi ?
Géronimo
Oui.
Sganarelle
Ma foi, je ne sais ; mais je me porte bien.
Géronimo
Quoi ? vous ne savez pas à peu près votre âge ?
Sganarelle
Non : est−ce qu'on songe à cela ?
Géronimo
Hé ! dites−moi un peu, s'il vous plaît : combien aviez−vous d'années lorsque nous fîmes connoissance ?
Scène I

680

Oeuvres complètes . 1

Sganarelle
Ma foi, je n'avois que vingt ans alors.
Géronimo
Combien fûmes−nous ensemble à Rome ?
Sganarelle
Huit ans.
Géronimo
Quel temps avez−vous demeuré en Angleterre ?
Sganarelle
Sept ans.
Géronimo
Et en Hollande, où vous fûtes ensuite ?
Sganarelle
Cinq ans et demi.
Géronimo
Combien y a−t−il que vous êtes revenu ici ?
Sganarelle
Je revins en cinquante−six.
Géronimo
De cinquante−six à soixante−huit, il y a douze ans, ce me semble. Cinq ans en Hollande, font dix−sept ; sept
ans en Angleterre, font vingt−quatre ; huit dans notre séjour à Rome font trente−deux ; et vingt que vous
aviez lorsque nous nous connûmes, cela fait justement cinquante−deux : si bien, seigneur Sganarelle, que,
sur votre propre confession, vous êtes environ à votre cinquante−deuxième ou cinquante−troisième année.

Sganarelle
Qui, moi ? Cela ne se peut pas.
Géronimo
Mon Dieu, le calcul est juste ; et là−dessus je vous dirai franchement et en ami, comme vous m'avez fait
promettre de vous parler, que le mariage n'est guère votre fait. C'est une chose à laquelle il faut que les jeunes
gens pensent bien mûrement avant que de la faire ; mais les gens de votre âge n'y doivent point penser du
tout ; et si l'on dit que la plus grande de toutes les folies est celle de se marier, je ne vois rien de plus mal à
propos que de la faire, cette folie, dans la saison où nous devons être plus sages. Enfin je vous en dis
nettement ma pensée. Je ne vous conseille point de songer au mariage ; et je vous trouverois le plus ridicule
du monde, si, ayant été libre jusqu'à cette heure, vous alliez vous charger maintenant de la plus pesante des
chaînes.

Scène I

681

Oeuvres complètes . 1

Sganarelle
Et moi je vous dis que je suis résolu de me marier, et que je ne serai point ridicule en épousant la fille que je
recherche.
Géronimo
Ah ! c'est une autre chose : vous ne m'aviez pas dit cela.
Sganarelle
C'est une fille qui me plaît, et que j'aime de tout mon coeur.
Géronimo
Vous l'aimez de tout votre coeur ?
Sganarelle
Sans doute, et je l'ai demandée à son père.
Géronimo
Vous l'avez demandée ?
Sganarelle
Oui. C'est un mariage qui se doit conclure ce soir, et j'ai donné parole.
Géronimo
Oh ! mariez−vous donc : je ne dis plus mot.
Sganarelle
Je quitterois le dessein que j'ai fait ? Vous semble−t−il, seigneur Géronimo, que je ne sois plus propre à
songer à une femme ? Ne parlons point de l'âge que je puis avoir ; mais regardons seulement les choses. Y
a−t−il homme de trente ans qui paroisse plus frais et plus vigoureux que vous me voyez ? N'ai−je pas tous
les mouvements de mon corps aussi bons que jamais, et voit−on que j'aie besoin de carrosse ou de chaise
pour cheminer ? N'ai−je pas encore toutes mes dents, les meilleures du monde ? Ne fais−je pas
vigoureusement mes quatre repas par jour, et peut−on voir un estomac qui ait plus de force que le mien ?
Hem, hem, hem : eh ! qu'en dites−vous ?

Géronimo
Vous avez raison ; je m'étois trompé : vous ferez bien de vous marier.
Sganarelle
J'y ai répugné autrefois ; mais j'ai maintenant de puissantes raisons pour cela. Outre la joie que j'aurai de
posséder une belle femme, qui me fera mille caresses, qui me dorlotera et me viendra frotter lorsque je serai
las, outre cette joie, dis−je, je considère qu'en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race
des Sganarelles, et qu'en me mariant, je pourrai me voir revivre en d'autres moi−mêmes, que j'aurai le plaisir
de voir des créatures qui seront sorties de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes
d'eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m'appelleront leur papa quand je reviendrai de la
ville et me diront de petites folies les plus agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j'y suis, et que
j'en vois une demi−douzaine autour de moi.

Scène I

682

Oeuvres complètes . 1

Géronimo
Il n'y a rien de plus agréable que cela ; et je vous conseille de vous marier le plus vite que vous pourrez.
Sganarelle
Tout de bon, vous me le conseillez ?
Géronimo
Assurément. Vous ne sauriez mieux faire.
Sganarelle
Vraiment, je suis ravi que vous me donniez ce conseil en véritable ami.
Géronimo
Hé ! quelle est la personne, s'il vous plaît, avec qui vous vous allez marier ?
Sganarelle
Dorimène.
Géronimo
Cette jeune Dorimène, si galante et si bien parée ?
Sganarelle
Oui.
Géronimo
Fille du seigneur Alcantor ?
Sganarelle
Justement.
Géronimo
Et soeur d'un certain Alcidas, qui se mêle de porter l'épée ?
Sganarelle
C'est cela.
Géronimo
Vertu de ma vie !
Sganarelle
Qu'en dites−vous ?
Géronimo
Bon parti ! Mariez−vous promptement.
Sganarelle
N'ai−je pas raison d'avoir fait ce choix ?
Géronimo
Sans doute. Ah ! que vous serez bien marié ? Dépêchez−vous de l'être.
Scène I

683

Oeuvres complètes . 1

Sganarelle
Vous me comblez de joie, de me dire cela. Je vous remercie de votre conseil, et je vous invite ce soir à mes
noces.
Géronimo
Je n'y manquerai pas, et je veux y aller en masque, afin de les mieux honorer.
Sganarelle
Serviteur.
Géronimo
La jeune Dorimène, fille du seigneur Alcantor, avec le seigneur Sganarelle, qui n'a que cinquante−trois ans :
ô le beau mariage ! ô le beau mariage !

Sganarelle
Ce mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde, et je fais rire tous ceux à qui j'en parle.
Me voilà maintenant le plus content des hommes.

Scène I

684

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Dorimène, Sganarelle

Dorimène
Allons, petit garçon, qu'on tienne bien ma queue, et qu'on ne s'amuse pas à badiner.
Sganarelle
Voici ma maîtresse qui vient. Ah ! qu'elle est agréable ! Quel air ! et quelle taille ! Peut−il y avoir un
homme qui n'ait en la voyant des démangeaisons de se marier ? Où allez−vous, belle mignonne, chère
épouse future de votre époux futur ?

Dorimène
Je vais faire quelques emplettes.
Sganarelle
Hé bien ! ma belle, c'est maintenant que nous allons être heureux l'un et l'autre. Vous ne serez plus en droit
de me rien refuser ; et je pourrai faire avec vous tout ce qu'il me plaira, sans que personne s'en scandalise.
Vous allez être à moi depuis la tête jusqu'aux pieds, et je serai maître de tout : de vos petits yeux éveillés, de
votre petit nez fripon, de vos lèvres appétissantes, de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli, de
vos petits tetons rondelets, de votre... ; enfin, toute votre personne sera à ma discrétion, et je serai à même
pour vous caresser comme je voudrai. N'êtes−vous pas bien aise de ce mariage, mon aimable pouponne ?

Dorimène
Tout à fait aise, je vous jure ; car enfin la sévérité de mon père m'a tenue jusques ici dans une sujétion la plus
fâcheuse du monde. Il y a je ne sais combien que j'enrage du peu de liberté qu'il me donne, et j'ai cent fois
souhaité qu'il me mariât, pour sortir promptement de la contrainte où j'étois avec lui, et me voir en état de
faire ce que je voudrai. Dieu merci, vous êtes venu heureusement pour cela, et je me prépare désormais à me
donner du divertissement, et à réparer comme il faut le temps que j'ai perdu. Comme vous êtes un fort galant
homme, et que vous savez comme il faut vivre, je crois que nous ferons le meilleur ménage du monde
ensemble, et que vous ne serez point de ces maris incommodes qui veulent que leurs femmes vivent comme
des loups−garous. Je vous avoue que je ne m'accommoderois pas de cela, et que la solitude me désespère.
J'aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux et les promenades, en un mot, toutes les choses de
plaisir, et vous devez être ravi d'avoir une femme de mon humeur. Nous n'aurons jamais aucun démêlé
ensemble, et je ne vous contraindrai point dans vos actions, comme j'espère que, de votre côté, vous ne me
contraindrez point dans les miennes ; car, pour moi, je tiens qu'il faut avoir une complaisance mutuelle, et
qu'on ne se doit point marier pour se faire enrager l'un l'autre. Enfin nous vivrons, étant mariés, comme deux
personnes qui savent leur monde. Aucun soupçon jaloux ne nous troublera la cervelle ; et c'est assez que
vous serez assuré de ma fidélité, comme je serai persuadée de la vôtre. Mais qu'avez−vous ? je vous vois
tout changé de visage.

Sganarelle
Ce sont quelques vapeurs qui me viennent de monter à la tête.
Scène II

685

Oeuvres complètes . 1

Dorimène
C'est un mal aujourd'hui qui attaque beaucoup de gens ; mais notre mariage vous dissipera tout cela. Adieu.
Il me tarde déjà que je n'aie des habits raisonnables, pour quitter vite ces guenilles. Je m'en vais de ce pas
achever d'acheter toutes les choses qu'il me faut, et je vous envoyrai les marchands.

Scène II

686

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Géronimo, Sganarelle

Géronimo
Ah ! seigneur Sganarelle, je suis ravi de vous trouver encore ici ; et j'ai rencontré un orfèvre qui, sur le bruit
que vous cherchez quelque beau diamant en bague pour faire un présent à votre épouse, m'a fort prié de vous
venir parler pour lui, et de vous dire qu'il en a un à vendre, le plus parfait du monde.

Sganarelle
Mon Dieu ! cela n'est pas pressé.
Géronimo
Comment ? que veut dire cela ? Où est l'ardeur que vous montriez tout à l'heure ?
Sganarelle
Il m'est venu, depuis un moment, de petits scrupules sur le mariage. Avant que de passer plus avant, je
voudrois bien agiter à fond cette matière, et que l'on m'expliquât un songe que j'ai fait cette nuit, et qui vient
tout à l'heure de me revenir dans l'esprit. Vous savez que les songes sont comme des miroirs, où l'on découvre
quelquefois tout ce qui nous doit arriver. Il me sembloit que j'étois dans un vaisseau, sur une mer bien agitée,
et que...

Géronimo
Seigneur Sganarelle, j'ai maintenant quelque petite affaire qui m'empêche de vous ouïr. Je n'entends rien du
tout aux songes ; et quant au raisonnement du mariage, vous avez deux savants, deux philosophes vos
voisins, qui sont gens à vous débiter tout ce qu'on peut dire sur ce sujet. Comme ils sont de sectes différentes,
vous pouvez examiner leurs diverses opinions là−dessus. Pour moi, je me contente de ce que je vous ai dit
tantôt et demeure votre serviteur.

Sganarelle
Il a raison. Il faut que je consulte un peu ces gens−là sur l'incertitude où je suis.

Scène III

687

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Pancrace, Sganarelle

Pancrace
Allez, vous êtes un impertinent, mon ami, un homme bannissable de la république des lettres.
Sganarelle
Ah ! bon, en voici un fort à propos.
Pancrace
Oui, je te soutiendrai par vives raisons que tu es un ignorant, ignorantissime, ignorantifiant et ignorantifié par
tous les cas et modes imaginables.
Sganarelle
Il a pris querelle contre quelqu'un. Seigneur...
Pancrace
Tu veux te mêler de raisonner, et tu ne sais pas seulement les éléments de la raison.
Sganarelle
La colère l'empêche de me voir. Seigneur...
Pancrace
C'est une proposition condamnable dans toutes les terres de la philosophie.
Sganarelle
Il faut qu'on l'ait fort irrité. Je...
Pancrace
Toto caelo, tota via aberras.
Sganarelle
Je baise les mains à Monsieur le Docteur.
Pancrace
Serviteur.
Sganarelle
Peut−on... ?
Pancrace
Sais−tu bien ce que tu as fait ? Un syllogisme in balordo.
Sganarelle
Je vous...
Pancrace
La majeure en est inepte, la mineure impertinente et la conclusion ridicule.
Scène IV

688

Oeuvres complètes . 1

Sganarelle
Je...
Pancrace
Je crèverois plutôt que d'avouer ce que tu dis, et je soutiendrai mon opinion jusqu'à la dernière goutte de mon
encre.
Sganarelle
Puis−je ? ...
Pancrace
Oui, je défendrai cette proposition, pugnis et calcibus, unguibus et rostro.
Sganarelle
Seigneur Aristote, peut−on savoir ce qui vous met si fort en colère ?
Pancrace
Un sujet le plus juste du monde.
Sganarelle
Et quoi, encore ?
Pancrace
Un ignorant m'a voulu soutenir une proposition erronée, une proposition épouvantable, effroyable, exécrable.
Sganarelle
Puis−je demander ce que c'est ?
Pancrace
Ah ! seigneur Sganarelle, tout est renversé aujourd'hui, et le monde est tombé dans une corruption
générale ; une licence épouvantable règne partout ; et les magistrats, qui sont établis pour maintenir l'ordre
dans cet Etat, devroient rougir de honte, en souffrant un scandale aussi intolérable que celui dont je veux
parler.

Sganarelle
Quoi donc ?
Pancrace
N'est−ce pas une chose horrible, une chose qui crie vengeance au Ciel, que d'endurer qu'on dise publiquement
la forme d'un chapeau ?
Sganarelle
Comment ?
Pancrace
Je soutiens qu'il faut dire la figure d'un chapeau, et non pas la forme ; d'autant qu'il y a cette différence entre
la forme et la figure, que la forme est la disposition extérieure des corps qui sont animés, et la figure, la
Scène IV

689

Oeuvres complètes . 1
disposition extérieure des corps qui sont inanimés ; et puisque le chapeau est un corps inanimé, il faut dire la
figure d'un chapeau et non pas la forme. Oui, ignorant que vous êtes, c'est comme il faut parler ; et ce sont
les termes exprès d'Aristote dans le chapitre de la Qualité.

Sganarelle
Je pensois que tout fût perdu. Seigneur Docteur, ne songez plus à tout cela. Je...
Pancrace
Je suis dans une colère, que je ne me sens pas.
Sganarelle
Laissez la forme et le chapeau en paix. J'ai quelque chose à vous communiquer. Je...
Pancrace
Impertinent fieffé !
Sganarelle
De grâce, remettez−vous. Je...
Pancrace
Ignorant !
Sganarelle
Eh ! mon Dieu ? Je...
Pancrace
Me vouloir soutenir une proposition de la sorte !
Sganarelle
Il a tort. Je...
Pancrace
Une proposition condamnée par Aristote !
Sganarelle
Cela est vrai. Je...
Pancrace
En termes exprès.
Sganarelle
Vous avez raison. Oui, vous êtes un sot et un impudent de vouloir disputer contre un docteur qui sait lire et
écrire. Voilà qui est fait : je vous prie de m'écouter. Je viens vous consulter sur une affaire qui m'embarrasse.
J'ai dessein de prendre une femme pour me tenir compagnie dans mon ménage. La personne est belle et bien
faite ; elle me plaît beaucoup, et est ravie de m'épouser. Son père me l'a accordée ; mais je crains un peu ce
que vous savez, la disgrâce dont on ne plaint personne ; et je voudrois bien vous prier, comme philosophe,
de me dire votre sentiment. Eh ! quel est votre avis là−dessus ?

Scène IV

690

Oeuvres complètes . 1

Pancrace
Plutôt que d'accorder qu'il faille dire la forme d'un chapeau, j'accorderois que datur vacuum in rerum natura,
et que je ne suis qu'une bête.
Sganarelle
La peste soit de l'homme ! Eh ! Monsieur le Docteur, écoutez un peu les gens. On vous parle une heure
durant, et vous ne répondez point à ce qu'on vous dit.

Pancrace
Je vous demande pardon. Une juste colère m'occupe l'esprit.
Sganarelle
Eh ! laissez tout cela, et prenez la peine de m'écouter.
Pancrace
Soit. Que voulez−vous me dire ?
Sganarelle
Je veux vous parler de quelque chose.
Pancrace
Et de quelle langue voulez−vous vous servir avec moi ?
Sganarelle
De quelle langue ?
Pancrace
Oui.
Sganarelle
Parbleu ! de la langue que j'ai dans la bouche. Je crois que je n'irai pas emprunter celle de mon voisin.
Pancrace
Je vous dis : de quel idiome, de quel langage ?
Sganarelle
Ah ! c'est une autre affaire.
Pancrace
Voulez−vous me parler italien ?
Sganarelle
Non.
Pancrace
Espagnol ?
Sganarelle
Scène IV

691

Oeuvres complètes . 1
Non.
Pancrace
Allemand ?
Sganarelle
Non.
Pancrace
Anglois ?
Sganarelle
Non.
Pancrace
Latin ?
Sganarelle
Non.
Pancrace
Grec ?
Sganarelle
Non.
Pancrace
Hébreu ?
Sganarelle
Non.
Pancrace
Syriaque ?
Sganarelle
Non.
Pancrace
Turc ?
Sganarelle
Non.
Pancrace
Arabe ?
Sganarelle
Non, non, françois.
Pancrace
Scène IV

692

Oeuvres complètes . 1
Ah ! françois.
Sganarelle
Fort bien.
Pancrace
Passez donc de l'autre côté ; car cette oreille−ci est destinée pour les langues scientifiques et étrangères, et
l'autre est pour la maternelle.
Sganarelle
Il faut bien des cérémonies avec ces sortes de gens−ci !
Pancrace
Que voulez−vous ?
Sganarelle
Vous consulter sur une petite difficulté.
Pancrace
Sur une difficulté de philosophie, sans doute ?
Sganarelle
Pardonnez−moi : je...
Pancrace
Vous voulez peut−être savoir si la substance et l'accident sont termes synonymes ou équivoques à l'égard de
l'Etre ?
Sganarelle
Point du tout. Je...
Pancrace
Si la logique est un art ou une science ?
Sganarelle
Ce n'est pas cela. Je...
Pancrace
Si elle a pour objet les trois opérations de l'esprit ou la troisième seulement ?
Sganarelle
Non. Je...
Pancrace
S'il y a dix catégories ou s'il n'y en a qu'une ?
Sganarelle
Point. Je...
Pancrace
Si la conclusion est de l'essence du syllogisme ?
Scène IV

693

Oeuvres complètes . 1

Sganarelle
Nenni. Je...
Pancrace
Si l'essence du bien est mise dans l'appétibilité ou dans la convenance ?
Sganarelle
Non. Je...
Pancrace
Si le bien se réciproque avec la fin ?
Sganarelle
Eh ! non. Je...
Pancrace
Si la fin nous peut émouvoir par son être réel, ou par son être intentionnel ?
Sganarelle
Non, non, non, non, non, de par tous les diables, non.
Pancrace
Expliquez donc votre pensée, car je ne puis pas la deviner.
Sganarelle
Je vous la veux expliquer aussi ; mais il faut m'écouter.
Sganarelle, en même temps que le Docteur.
L'affaire que j'ai à vous dire, c'est que j'ai envie de me marier avec une fille qui est jeune et belle. Je l'aime
fort, et l'ai demandée à son père ; mais, comme j'appréhende...

Pancrace, en même temps que Sganarelle.
La parole a été donnée à l'homme pour expliquer sa pensée ; et tout ainsi que les pensées sont les portraits
des choses, de même nos paroles sont−elles les portraits de nos pensées ; mais ces portraits diffèrent des
autres portraits en ce que les autres portraits sont distingués partout de leurs originaux, et que la parole
enferme en soi son original, puisqu'elle n'est autre chose que la pensée expliquée par un signe extérieur : d'où
vient que ceux qui pensent bien sont aussi ceux qui parlent le mieux. Expliquez−moi donc votre pensée par la
parole, qui est le plus intelligible de tous les signes.

Sganarelle. Il repousse le Docteur dans sa maison, et tire la porte pour l'empêcher de sortir.
Peste de l'homme !
Pancrace, au dedans de la maison.
Oui, la parole est animi index et speculum ; c'est le truchement du coeur, c'est l'image de l'âme.
(Pancrace monte à la fenêtre et continue, et Sganarelle quitte la porte.)

Scène IV

694

Oeuvres complètes . 1
C'est un miroir qui nous représente naïvement les secrets les plus arcanes de nos individus. Et puisque vous
avez la faculté de ratiociner et de parler tout ensemble, à quoi tient−il que vous ne vous serviez de la parole
pour me faire entendre votre pensée ?

Sganarelle
C'est ce que je veux faire ; mais vous ne voulez pas m'écouter.
Pancrace
Je vous écoute, parlez.
Sganarelle
Je dis donc, Monsieur le Docteur, que...
Pancrace
Mais surtout soyez bref.
Sganarelle
Je le serai.
Pancrace
Evitez la prolixité.
Sganarelle
Hé ! Monsi...
Pancrace
Tranchez−moi votre discours d'un apophthegme à la laconienne.
Sganarelle
Je vous...
Pancrace
Point d'ambages, de circonlocution.
(Sganarelle, de dépit de ne pouvoir parler, ramasse des pierres pour en casser la tête du Docteur.)
Hé quoi ? vous vous emportez, au lieu de vous expliquer. Allez, vous êtes plus impertinent que celui qui m'a
voulu soutenir qu'il faut dire la forme d'un chapeau ; et je vous prouverai, en toute rencontre, par raisons
démonstratives et convaincantes, et par arguments in barbara, que vous n'êtes et ne serez jamais qu'une
pécore, et que je suis et serai toujours, in utroque jure, le docteur Pancrace.
(Le Docteur sort de la maison.)
Sganarelle
Quel diable de babillard !
Pancrace
Homme de lettre, homme d'érudition.
Sganarelle
Encore...
Scène IV

695

Oeuvres complètes . 1

Pancrace
Homme de suffisance, homme de capacité, (s'en allant) homme consommé dans toutes les sciences naturelles,
morales et politiques, (revenant) homme savant, savantissime per omnes modos et casus, (s'en allant) homme
qui possède superlative fables, mythologies et histoires, (revenant) grammaire, poésie, rhétorique, dialectique
et sophistique, (s'en allant) mathématique, arithmétique, optique, onirocritique, physique et métaphysique,
(revenant) cosmimométrie, géométrie, architecture, spéculoire et spéculatoire, (en s'en allant) médecine,
astronomie, astrologie, physionomie, métoposcopie, chiromancie, géomancie, etc.

Sganarelle
Au diable les savants qui ne veulent point écouter les gens ! On me l'avoit bien dit, que son maître Aristote
n'étoit rien qu'un bavard. Il faut que j'aille trouver l'autre ; il est plus posé, et plus raisonnable. Holà !

Scène IV

696

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Marphurius, Sganarelle

Marphurius
Que voulez−vous de moi, seigneur Sganarelle ?
Sganarelle
Seigneur Docteur, j'aurois besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s'agit, et je suis venu ici pour
cela. Ah ! voilà qui va bien : il écoute le monde celui−ci.

Marphurius
Seigneur Sganarelle, changez, s'il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point
énoncer de proposition décisive, de parler de tout avec incertitude, de suspendre toujours son jugement ; et,
par cette raison, vous ne devez pas dire : "Je suis venu ; " mais "Il me semble que je suis venu."

Sganarelle
Il me semble !
Marphurius
Oui.
Sganarelle
Parbleu ! il faut bien qu'il me le semble, puisque cela est.
Marphurius
Ce n'est pas une conséquence ; et il peut vous sembler, sans que la chose soit véritable.
Sganarelle
Comment ? il n'est pas vrai que je suis venu ?
Marphurius
Cela est incertain, et nous devons douter de tout.
Sganarelle
Quoi ? je ne suis pas ici, et vous ne me parlez pas ?
Marphurius
Il m'apparoît que vous êtes là, et il me semble que je vous parle ; mais il n'est pas assuré que cela soit.
Sganarelle
Eh ! que diable ! vous vous moquez. Me voilà, et vous voilà bien nettement, et il n'y a point de me semble à
tout cela. Laissons ces subtilités, je vous prie, et parlons de mon affaire. Je viens vous dire que j'ai envie de
me marier.
Scène V

697

Oeuvres complètes . 1

Marphurius
Je n'en sais rien.
Sganarelle
Je vous le dis.
Marphurius
Il se peut faire.
Sganarelle
La fille que je veux prendre est fort jeune et fort belle.
Marphurius
Il n'est pas impossible.
Sganarelle
Ferai−je bien ou mal de l'épouser ?
Marphurius
L'un ou l'autre.
Sganarelle
Ah ! ah ! voici une autre musique. Je vous demande si je ferai bien d'épouser la fille dont je vous parle.
Marphurius
Selon la rencontre.
Sganarelle
Ferai−je mal ?
Marphurius
Par aventure.
Sganarelle
De grâce, répondez−moi comme il faut.
Marphurius
C'est mon dessein.
Sganarelle
J'ai une grande inclination pour la fille.
Marphurius
Cela peut être.
Sganarelle
Le père me l'a accordée.
Marphurius
Il se pourroit.
Scène V

698

Oeuvres complètes . 1

Sganarelle
Mais, en l'épousant, je crains d'être cocu.
Marphurius
La chose est faisable.
Sganarelle
Qu'en pensez−vous ?
Marphurius
Il n'y a pas d'impossibilité.
Sganarelle
Mais que feriez−vous, si vous étiez en ma place ?
Marphurius
Je ne sais.
Sganarelle
Que me conseillez−vous de faire ?
Marphurius
Ce qui vous plaira.
Sganarelle
J'enrage.
Marphurius
Je m'en lave les mains.
Sganarelle
Au diable soit le vieux rêveur !
Marphurius
Il en sera ce qui pourra.
Sganarelle
La peste du bourreau ! Je te ferai changer de note, chien de philosophe enragé.
Marphurius
Ah ! ah ! ah !
Sganarelle
Te voilà payé de ton galimatias, et me voilà content.
Marphurius
Comment ? Quelle insolence ! M'outrager de la sorte !
Avoir eu l'audace de battre un philosophe comme moi !
Sganarelle
Scène V

699

Oeuvres complètes . 1
Corrigez, s'il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses, et vous ne devez pas dire que
je vous ai battu, mais qu'il vous semble que je vous ai battu.

Marphurius
Ah ! je m'en vais faire ma plainte au commissaire du quartier des coups que j'ai reçus.
Sganarelle
Je m'en lave les mains.
Marphurius
J'en ai les marques sur ma personne.
Sganarelle
Il se peut faire.
Marphurius
C'est toi qui m'as traité ainsi.
Sganarelle
Il n'y a pas d'impossibilité.
Marphurius
J'aurai un décret contre toi.
Sganarelle
Je n'en sais rien.
Marphurius
Et tu seras condamné en justice.
Sganarelle
Il en sera ce qui pourra.
Marphurius
Laisse−moi faire.
Sganarelle
Comment ? on ne sauroit tirer une parole positive de ce chien d'homme−là, et l'on est aussi savant à la fin
qu'au commencement. Que dois−je faire dans l'incertitude des suites de mon mariage ? Jamais homme ne fut
plus embarrassé que je suis. Ah ! voici des Egyptiennes ; il faut que je me fasse dire par elles ma bonne
aventure.

Scène V

700

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Deux égyptiennes, Sganarelle

(Les Egyptiennes, avec leurs tambours de basque, entrent en chantant et dansant.)
Sganarelle
Elles sont gaillardes. Ecoutez, vous autres, y a−t−il moyen de me dire ma bonne fortune ?
I. Egyptienne
Oui, mon bon Monsieur, nous voici deux qui te la diront.
2. Egyptienne
Tu n'as seulement qu'à nous donner ta main, avec la croix dedans, et nous te dirons quelque chose pour ton
bon profit.
Sganarelle
Tenez, les voilà toutes deux avec ce que vous demandez.
I. Egyptienne
Tu as une bonne physionomie, mon bon Monsieur, une bonne physionomie.
2. Egyptienne
Oui, bonne physionomie ; physionomie d'un homme qui sera un jour quelque chose.
I. Egyptienne
Tu seras marié avant qu'il soit peu, mon bon Monsieur, tu seras marié avant qu'il soit peu.
2. Egyptienne
Tu épouseras une femme gentille, une femme gentille.
I. Egyptienne
Oui, une femme qui sera chérie et aimée de tout le monde.
2. Egyptienne
Une femme qui te fera beaucoup d'amis, mon bon Monsieur, qui te fera beaucoup d'amis.
I. Egyptienne
Une femme qui fera venir l'abondance chez toi.
2. Egyptienne
Une femme qui te donnera une grande réputation.
I. Egyptienne
Tu seras considéré par elle, mon bon Monsieur, tu seras considéré par elle.
Sganarelle
Voilà qui est bien. Mais dites−moi un peu, suis−je menacé d'être cocu ?

Scène VI

701

Oeuvres complètes . 1
2. Egyptienne
Cocu ?
Sganarelle
Oui.
I. Egyptienne
Cocu ?
Sganarelle
Oui, si je suis menacé d'être cocu ?
(Toutes deux chantent et dansent : La, la, la, la...)
Sganarelle
Que diable ! ce n'est pas là me répondre. Venez çà. Je vous demande à toutes deux si je serai cocu.
2. Egyptienne
Cocu, vous ?
Sganarelle
Oui, si je serai cocu ?
I. Egyptienne
Vous, cocu ?
Sganarelle
Oui, si je le serai ou non ?
(Toutes deux chantent et dansent : La, la, la, la...)
Sganarelle
Peste soit des carognes, qui me laissent dans l'inquiétude ! Il faut absolument que je sache la destinée de
mon mariage ; et pour cela, je veux aller trouver ce grand magicien dont tout le monde parle tant, et qui, par
son art admirable, fait voir tout ce que l'on souhaite. Ma foi, je crois que je n'ai que faire d'aller au magicien,
et voici qui me montre tout ce que je puis demander.

Scène VI

702

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Dorimène, Lycaste, Sganarelle

Lycaste
Quoi ? belle Dorimène, c'est sans raillerie que vous parlez ?
Dorimène
Sans raillerie.
Lycaste
Vous vous mariez tout de bon ?
Dorimène
Tout de bon.
Lycaste
Et vos noces se feront dès ce soir ?
Dorimène
Dès ce soir.
Lycaste
Et vous pouvez, cruelle que vous êtes, oublier de la sorte l'amour que j'ai pour vous, et les obligeantes paroles
que vous m'aviez données ?
Dorimène
Moi ? Point du tout. Je vous considère toujours de même, et ce mariage ne doit point vous inquiéter : c'est
un homme que je n'épouse point par amour, et sa seule richesse me fait résoudre à l'accepter. Je n'ai point de
bien ; vous n'en avez point aussi, et vous savez que sans cela on passe mal le temps au monde, qu'à quelque
prix que ce soit, il faut tâcher d'en avoir. J'ai embrassé cette occasion−ci de me mettre à mon aise ; et je l'ai
fait sur l'espérance de me voir bientôt délivrée du barbon que je prends. C'est un homme qui mourra avant
qu'il soit peu, et qui n'a tout au plus que six mois dans le ventre. Je vous le garantis défunt dans le temps que
je dis ; et je n'aurai pas longuement à demander pour moi au Ciel l'heureux état de veuve. Ah ! nous
parlions de vous, et nous en disions tout le bien qu'on en sauroit dire.

Lycaste
Est−ce là, Monsieur... ?
Dorimène
Oui, c'est Monsieur qui me prend pour femme.
Lycaste
Agréez, Monsieur, que je vous félicite de votre mariage, et vous présente en même temps mes très−humbles
services. Je vous assure que vous épousez là une très−honnête personne ; et vous, Mademoiselle, je me
réjouis avec vous aussi de l'heureux choix que vous avez fait. Vous ne pouviez pas mieux trouver, et
Scène VII

703

Oeuvres complètes . 1
Monsieur a toute la mine d'être un fort bon mari. Oui, Monsieur, je veux faire amitié avec vous, et lier
ensemble un petit commerce de visites et de divertissements.

Dorimène
C'est trop d'honneur que vous nous faites à tous deux.
Mais allons, le temps me presse, et nous aurons tout le loisir de nous entretenir ensemble.
Sganarelle
Me voilà tout à fait dégoûté de mon mariage, et je crois que je ne ferai pas mal de m'aller dégager de ma
parole. Il m'en a coûté quelque argent ; mais il vaut mieux encore perdre cela que de m'exposer à quelque
chose de pis. Tâchons adroitement de nous débarrasser de cette affaire. Holà !

Scène VII

704

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Alcantor, Sganarelle

Alcantor
Ah ! mon gendre, soyez le bienvenu.
Sganarelle
Monsieur, votre serviteur.
Alcantor
Vous venez pour conclure le mariage ?
Sganarelle
Excusez−moi.
Alcantor
Je vous promets que j'en ai autant d'impatience que vous.
Sganarelle
Je viens ici pour autre sujet.
Alcantor
J'ai donné ordre à toutes les choses nécessaires pour cette fête.
Sganarelle
Il n'est pas question de cela.
Alcantor
Les violons sont retenus, le festin est commandé, et ma fille est parée pour vous recevoir.
Sganarelle
Ce n'est pas ce qui m'amène.
Alcantor
Enfin vous allez être satisfait et rien ne peut retarder votre contentement.
Sganarelle
Mon Dieu ! c'est autre chose.
Alcantor
Allons, entrez donc, mon gendre.
Sganarelle
J'ai un petit mot à vous dire.
Alcantor
Ah ! mon Dieu, ne faisons point de cérémonie. Entrez vite, s'il vous plaît.

Scène VIII

705

Oeuvres complètes . 1
Sganarelle
Non, vous dis−je. Je vous veux parler auparavant.
Alcantor
Vous voulez me dire quelque chose ?
Sganarelle
Oui.
Alcantor
Et quoi ?
Sganarelle
Seigneur Alcantor, j'ai demandé votre fille en mariage, il est vrai, et vous me l'avez accordée ; mais je me
trouve un peu avancé en âge pour elle, et je considère que je ne suis point du tout son fait.

Alcantor
Pardonnez−moi, ma fille vous trouve bien comme vous êtes ; et je suis sûr qu'elle vivra fort contente avec
vous.
Sganarelle
Point. J'ai parfois des bizarreries épouvantables, et elle auroit trop à souffrir de ma mauvaise humeur.
Alcantor
Ma fille a de la complaisance, et vous verrez qu'elle s'accommodera entièrement à vous.
Sganarelle
J'ai quelques infirmités sur mon corps qui pourroient la dégoûter.
Alcantor
Cela n'est rien. Une honnête femme ne se dégoûte jamais de son mari.
Sganarelle
Enfin voulez−vous que je vous dise ? je ne vous conseille pas de me la donner.
Alcantor
Vous moquez−vous ? J'aimerois mieux mourir que d'avoir manqué à ma parole.
Sganarelle
Mon Dieu, je vous en dispense, et je...
Alcantor
Point du tout. Je vous l'ai promise ; et vous l'aurez en dépit de tous ceux qui y prétendent.
Sganarelle
Que diable !
Alcantor
Voyez−vous, j'ai une estime et une amitié pour vous toute particulière ; et je refuserois ma fille à un prince
Scène VIII

706

Oeuvres complètes . 1
pour vous la donner.
Sganarelle
Seigneur Alcantor, je vous suis obligé de l'honneur que vous me faites, mais je vous déclare que je ne me
veux point marier.
Alcantor
Qui, vous ?
Sganarelle
Oui, moi.
Alcantor
Et la raison ?
Sganarelle
La raison ? c'est que je ne me sens point propre pour le mariage, et que je veux imiter mon père, et tous ceux
de ma race, qui ne se sont jamais voulu marier.

Alcantor
Ecoutez, les volontés sont libres ; et je suis homme à ne contraindre jamais personne. Vous vous êtes engagé
avec moi pour épouser ma fille, et tout est préparé pour cela ; mais puisque vous voulez retirer votre parole,
je vais voir ce qu'il y a à faire ; et vous aurez bientôt de mes nouvelles.

Sganarelle
Encore est−il plus raisonnable que je ne pensois, et je croyois avoir bien plus de peine à m'en dégager. Ma
foi, quand j'y songe, j'ai fait fort sagement de me tirer de cette affaire ; et j'allois faire un pas dont je me
serois peut−être longtemps repenti. Mais voici le fils qui me vient rendre réponse.

Scène VIII

707

Oeuvres complètes . 1
Scène IX

Alcidas, Sganarelle

Alcidas, parlant toujours d'un ton doucereux.
Monsieur, je suis votre serviteur très−humble.
Sganarelle
Monsieur, je suis le vôtre de tout mon coeur.
Alcidas
Mon père m'a dit, Monsieur, que vous vous étiez venu dégager de la parole que vous aviez donnée.
Sganarelle
Oui, Monsieur : c'est avec regret ; mais...
Alcidas
Oh ! Monsieur, il n'y a pas de mal à cela.
Sganarelle
J'en suis fâché, je vous assure ; et je souhaiterois...
Alcidas
Cela n'est rien, vous dis−je. (Lui présentant deux épées.) Monsieur, prenez la peine de choisir de ces deux
épées laquelle vous voulez.
Sganarelle
De ces deux épées ?
Alcidas
Oui, s'il vous plaît.
Sganarelle
A quoi bon ?
Alcidas
Monsieur, comme vous refusez d'épouser ma soeur après la parole donnée, je crois que vous ne trouverez pas
mauvais le petit compliment que je viens vous faire.

Sganarelle
Comment ?
Alcidas
D'autres gens feroient du bruit et s'emporteroient contre vous ; mais nous sommes personnes à traiter les
choses dans la douceur ; et je viens vous dire civilement qu'il faut, si vous le trouvez bon, que nous nous
coupions la gorge ensemble.
Scène IX

708

Oeuvres complètes . 1

Sganarelle
Voilà un compliment fort mal tourné.
Alcidas
Allons, Monsieur, choisissez, je vous prie.
Sganarelle
Je suis votre valet, je n'ai point de gorge à me couper. La vilaine façon de parler que voilà !
Alcidas
Monsieur, il faut que cela soit, s'il vous plaît.
Sganarelle
Eh ! Monsieur, rengainez ce compliment, je vous prie.
Alcidas
Dépêchons vite, Monsieur : j'ai une petite affaire qui m'attend.
Sganarelle
Je ne veux point de cela, vous dis−je.
Alcidas
Vous ne voulez pas vous battre ?
Sganarelle
Nenni, ma foi.
Alcidas
Tout de bon ?
Sganarelle
Tout de bon.
Alcidas
Au moins, Monsieur, vous n'avez pas lieu de vous plaindre, et vous voyez que je fais les choses dans l'ordre.
Vous nous manquez de parole, je me veux battre contre vous ; vous refusez de vous battre, je vous donne des
coups de bâton : tout cela est dans les formes ; et vous êtes trop honnête homme pour ne pas approuver mon
procédé.

Sganarelle
Quel diable d'homme est−ce ci ?
Alcidas
Allons, Monsieur, faites les choses galamment, et sans vous faire tirer l'oreille.
Sganarelle
Encore ?

Scène IX

709

Oeuvres complètes . 1
Alcidas
Monsieur, je ne contrains personne ; mais il faut que vous vous battiez, ou que vous épousiez ma soeur.
Sganarelle
Monsieur, je ne puis faire ni l'un ni l'autre, je vous assure.
Alcidas
Assurément ?
Sganarelle
Assurément.
Alcidas
Avec votre permission donc...
Sganarelle
Ah ! ah ! ah ! ah !
Alcidas
Monsieur, j'ai tous les regrets du monde d'être obligé d'en user ainsi avec vous ; mais je ne cesserai point, s'il
vous plaît que vous n'ayez promis de vous battre, ou d'épouser ma soeur.

Sganarelle
Hé bien ! j'épouserai, j'épouserai...
Alcidas
Ah ! Monsieur, je suis ravi que vous vous mettiez à la raison, et que les choses se passent doucement. Car
enfin vous êtes l'homme du monde que j'estime le plus, je vous jure ; et j'aurois été au désespoir que vous
m'eussiez contraint à vous maltraiter. Je vais appeler mon père, pour lui dire que tout est d'accord.

Scène IX

710

Oeuvres complètes . 1
Scène X

Alcantor, Alcidas, Sganarelle

Alcidas
Mon père, voilà Monsieur, qui est tout à fait raisonnable. Il a voulu faire les choses de bonne grâce, et vous
pouvez lui donner ma soeur.
Alcantor
Monsieur, voilà sa main, vous n'avez qu'à donner la vôtre. Loué soit le Ciel ! M'en voilà déchargé, et c'est
vous désormais que regarde le soin de sa conduite. Allons nous réjouir, et célébrer cet heureux mariage.

Scène X

711

Oeuvres complètes . 1

La Princesse d'Elide
Comédie Galante
Mêlée de musique et d'entrées de ballet
Représentée pour la première fois à Versailles,
le 8e mai 1664,
et donnée depuis au public
sur le théâtre du Palais−Royal
le 9e novembre de la même année 1664
Par la
Troupe de Monsieur, frère unique du Roi

La Princesse d'Elide

712

Oeuvres complètes . 1
Personnages

La Princesse d'Elide.
Aglante, cousine de la Princesse.
Cynthie, cousine de la Princesse.
Philis, suivante de la Princesse.
Iphitas, père de la Princesse.
Euryale, prince d'Ithaque.
Aristomène, prince de Messène.
Théocle, prince de Pyle.
Arbate, gouverneur du prince d'Ithaque.
Moron, plaisant de la Princesse.
Lycas, suivant d'Iphitas.
Personnages des intermèdes
L'aurore.
Lyciscas, valet des chiens.
Trois valets de chiens.
Un satyre.
Tircis.
Clymène.

Personnages

713

Oeuvres complètes . 1
Premier intermède

Premier intermède

714

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Récit de l'aurore

Quand l'amour à vos yeux offre un choix agréable,
Jeunes beautés, laissez−vous enflammer ;
Moquez−vous d'affecter cet orgueil indomptable
Dont on vous dit qu'il est beau de s'armer :
Dans l'âge où l'on est aimable,
Rien n'est si beau que d'aimer.
Soupirez librement pour un amant fidèle,
Et bravez ceux qui voudroient vous blâmer.
Un coeur tendre est aimable, et le nom de cruelle
N'est pas un nom à se faire estimer :
Dans le temps où l'on est belle,
Rien n'est si beau que d'aimer.

Scène I

715

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Valets de chiens et musiciens

Holà ! holà ! debout, debout, debout :
Pour la chasse ordonnée il faut préparer tout.
Holà ! ho ! debout, vite debout.
Ier
Jusqu'aux plus sombres lieux le jour se communique.
IIme
L'air sur les fleurs en perles se résout.
IIIme
Les rossignols commencent leur musique.
Et leurs petits concerts retentissent partout.
Tous ensemble
Sus, sus, debout, vite debout !
(Parlant à Lyciscas qui dormoit.)
Qu'est−ce ci, Lyciscas ? Quoi ? tu ronfles encore.
Toi qui promettois tant de devancer l'Aurore ?
Allons, debout, vite debout :
Pour la chasse ordonnée il faut préparer tout.
Debout, vite debout, dépêchons, debout.
Lyciscas, en s'éveillant.
Par là morbleu ! vous êtes de grands braillards, vous autres, et vous avez la gueule ouverte de bon matin ?
Musiciens
Ne vois−tu pas le jour qui se répand partout ?
Allons, debout, Lyciscas, debout.
Lyciscas
Hé ! laissez−moi dormir encore un peu, je vous conjure.
Musiciens
Non, non, debout, Lyciscas, debout.
Lyciscas
Je ne vous demande plus qu'un petit quart d'heure.
Musiciens
Point, point, debout, vite, debout.
Lyciscas
Hé ! je vous prie.

Scène II

716

Oeuvres complètes . 1
Musiciens
Debout.
Lyciscas
Un moment.
Musiciens
Debout.
Lyciscas
De grâce !
Musiciens
Debout.
Lyciscas
Eh !
Musiciens
Debout
Lyciscas
Je...
Musiciens
Debout.
Lyciscas
J'aurai fait incontinent.
Musiciens
Non, non, debout, Lyciscas, debout :
Pour la chasse ordonnée il faut préparer tout.
Vite debout, dépêchons, debout.
Lyciscas
Eh bien ! laissez−moi : je vais me lever. Vous êtes d'étranges gens, de me tourmenter comme cela. Vous
serez cause que je ne me porterai pas bien de toute la journée, car, voyez−vous, le sommeil est nécessaire à
l'homme ; et lorsqu'on ne dort pas sa réfection, il arrive... que... on est...

Ier
Lyciscas !
IIme
Lyciscas !
IIIme
Lyciscas !

Scène II

717

Oeuvres complètes . 1
Tous ensemble
Lyciscas !
Lyciscas
Diable soit les brailleurs ! Je voudrois que vous eussiez la gueule pleine de bouillie bien chaude.
Musiciens
Debout, debout.
Vite debout, dépêchons, debout.
Lyciscas
Ah ! quelle fatigue, de ne pas dormir son soû !
Ier
Holà, oh !
IIme
Holà, oh !
IIIme
Holà, oh !
Tous ensemble
Oh ! oh ! oh ! oh ! oh !
Lyciscas
Oh ! oh ! oh ! oh ! La peste soit des gens, avec leurs chiens de hurlements ! Je me donne au diable si je
ne vous assomme. Mais voyez un peu quel diable d'enthousiasme il leur prend, de me venir chanter aux
oreilles comme cela. Je...

Musiciens
Debout.
Lyciscas
Encore !
Musiciens
Debout.
Lyciscas
Le diable vous emporte !
Musiciens
Debout.
Lyciscas, en se levant.
Quoi toujours ? A−t−on jamais vu une pareille furie de chanter ? Par le sang bleu ! j'enrage. Puisque me
voilà éveillé, il faut que j'éveille les autres, et que je les tourmente comme on m'a fait. Allons, ho !
Scène II

718

Oeuvres complètes . 1
Messieurs, debout, debout, vite, c'est trop dormir. Je vais faire un bruit de diable partout. Debout, debout,
debout ! Allons vite ! ho ! ho ! ho ! debout, debout ! Pour la chasse ordonnée il faut préparer tout :
debout, debout ! Lyciscas, debout ! Ho ! ho ! ho ! ho ! ho !

Scène II

719

Oeuvres complètes . 1
Acte I

Acte I

720

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Euryale, Arbate

Arbate
Ce silence rêveur, dont la sombre habitude
Vous fait à tous moments chercher la solitude,
Ces longs soupirs que laisse échapper votre coeur,
Et ces fixes regards si chargés de langueur
Disent beaucoup sans doute à des gens de mon âge,
Et je pense, seigneur, entendre ce langage ;
Mais sans votre congé, de peur de trop risquer,
Je n'ose m'enhardir jusques à l'expliquer.
Euryale
Explique, explique, Arbate, avec toute licence
Ces soupirs, ces regards, et ce morne silence.
Je te permets ici de dire que l'amour
M'a rangé sous ses lois, et me brave à son tour,
Et je consens encor que tu me fasses honte
Des foiblesses d'un coeur qui souffre qu'on le dompte.
Arbate
Moi, vous blâmer, seigneur, des tendres mouvements
Où je vois qu'aujourd'hui penchent vos sentiments !
Le chagrin des vieux jours ne peut aigrir mon âme
Contre les doux transports de l'amoureuse flamme ;
Et bien que mon sort touche à ses derniers soleils,
Je dirai que l'amour sied bien à vos pareils,
Que ce tribut qu'on rend aux traits d'un beau visage
De la beauté d'une âme est un clair témoignage,
Et qu'il est malaisé que sans être amoureux
Un jeune prince soit et grand et généreux.
C'est une qualité que j'aime en un monarque :
La tendresse de coeur est une grande marque ;
Et je crois que d'un prince on peut tout présumer,
Dès qu'on voit que son âme est capable d'aimer.
Oui, cette passion, de toutes la plus belle,
Traîne dans un esprit cent vertus après elle ;
Aux nobles actions elle pousse les coeurs,
Et tous les grands héros ont senti ses ardeurs.
Devant mes yeux, seigneur, a passé votre enfance,
Et j'ai de vos vertus vu fleurir l'espérance ;
Mes regards observoient en vous des qualités
Où je reconnoissois le sang dont vous sortez ;
J'y découvrois un fonds d'esprit et de lumière ;
Je vous trouvois bien fait, l'air grand, et l'âme fière ;
Votre coeur, votre adresse, éclatoient chaque jour :
Mais je m'inquiétois de ne voir point d'amour ;
Scène I

721

Oeuvres complètes . 1
Et puisque les langueurs d'une plaie invincible
Nous montrent que votre âme à ses traits est sensible,
Je triomphe, et mon coeur, d'allégresse rempli,
Vous regarde à présent comme un prince accompli.
Euryale
Si de l'amour un temps j'ai bravé la puissance,
Hélas ! mon cher Arbate, il en prend bien vengeance ;
Et sachant dans quels maux mon coeur s'est abîmé,
Toi−même tu voudrois qu'il n'eût jamais aimé.
Car enfin vois le sort où mon astre me guide :
J'aime, j'aime ardemment la Princesse d'Elide ;
Et tu sais quel orgueil, sous des traits si charmants,
Arme contre l'amour ses jeunes sentiments,
Et comment elle fuit, dans cette illustre fête,
Cette foule d'amants qui briguent sa conquête,
Ah ! qu'il est bien peu vrai que ce qu'on doit aimer
Aussitôt qu'on le voit prend droit de nous charmer,
Et qu'un premier coup d'oeil allume en nous les flammes
Où le Ciel, en naissant, a destiné nos âmes !
A mon retour d'Argos, je passai dans ces lieux,
Et ce passage offrit la Princesse à mes yeux ;
Je vis tous les appas dont elle est revêtue,
Mais de l'oeil dont on voit une belle statue :
Leur brillante jeunesse observée à loisir
Ne porta dans mon âme aucun secret désir,
Et d'Ithaque en repos je revis le rivage,
Sans m'en être, en deux ans, rappelé nulle image.
Un bruit vient cependant à répandre à ma cour
Le célèbre mépris qu'elle fait de l'amour ;
On publie en tous lieux que son âme hautaine
Garde pour l'hyménée une invincible haine,
Et qu'un arc à la main, sur l'épaule un carquois,
Comme une autre Diane elle hante les bois,
N'aime rien que la chasse, et de toute la Grèce
Fait soupirer en vain l'héroïque jeunesse.
Admire nos esprits, et la fatalité !
Ce que n'avoit point fait sa vue et sa beauté,
Le bruit de ses fiertés en mon âme fit naître
Un transport inconnu dont je ne fus point maître ;
Ce dédain si fameux eut des charmes secrets
A me faire avec soin rappeler tous ses traits ;
Et mon esprit, jetant de nouveaux yeux sur elle,
M'en refit une image et si noble et si belle,
Me peignit tant de gloire et de telles douceurs
A pouvoir triompher de toutes ses froideurs,
Que mon coeur, aux brillants d'une telle victoire,
Vit de sa liberté s'évanouir la gloire :
Contre une telle amorce il eut beau s'indigner,
Sa douceur sur mes sens prit tel droit de régner,
Qu'entraîné par l'effort d'une occulte puissance,
Scène I

722

Oeuvres complètes . 1
J'ai d'Ithaque en ces lieux fait voile en diligence ;
Et je couvre un effet de mes voeux enflammés
Du désir de paroître à ces jeux renommés,
Où l'illustre Iphitas, père de la Princesse,
Assemble la plupart des princes de la Grèce.
Arbate
Mais à quoi bon, seigneur, les soins que vous prenez ?
Et pourquoi ce secret où vous vous obstinez ?
Vous aimez, dites−vous, cette illustre Princesse,
Et venez à ses yeux signaler votre adresse :
Et nuls empressements, paroles ni soupirs,
Ne l'ont instruite encor de vos brûlants desirs ?
Pour moi, je n'entends rien à cette politique
Qui ne veut point souffrir que votre coeur s'explique ;
Et je ne sais quel fruit peut prétendre un amour
Qui fuit tous les moyens de se produire un jour.
Euryale
Et que ferai−je, Arbate, en déclarant ma peine,
Qu'attirer les dédains de cette âme hautaine,
Et me jeter au rang de ces princes soumis
Que le titre d'amants lui peint en ennemis ?
Tu vois les souverains de Messène et de Pyle
Lui faire de leurs coeurs un hommage inutile,
Et de l'éclat pompeux des plus hautes vertus
En appuyer en vain les respects assidus :
Ce rebut de leurs soins sous un triste silence
Retient de mon amour toute la violence ;
Je me tiens condamné dans ces rivaux fameux,
Et je lis mon arrêt au mépris qu'on fait d'eux.
Arbate
Et c'est dans ce mépris et dans cette humeur fière,
Que votre âme à ses voeux doit voir plus de lumière,
Puisque le sort vous donne à conquérir un coeur
Que défend seulement une jeune froideur,
Et qui n'impose point à l'ardeur qui vous presse
De quelque attachement l'invincible tendresse.
Un coeur préoccupé résiste puissamment ;
Mais quand une âme est libre, on la force aisément ;
Et toute la fierté de son indifférence
N'a rien dont ne triomphe un peu de patience.
Ne lui cachez donc plus le pouvoir de ses yeux,
Faites de votre flamme un éclat glorieux,
Et bien loin de trembler de l'exemple des autres,
Du rebut de leurs voeux enflez l'espoir des vôtres.
Peut−être pour toucher ces sévères appas
Aurez−vous des secrets que ces princes n'ont pas ;
Et si de ses fiertés l'impérieux caprice
Ne vous fait éprouver un destin plus propice,
Scène I

723

Oeuvres complètes . 1
Au moins est−ce un bonheur, en ces extrémités,
Que de voir avec soi ses rivaux rebutés.
Euryale
J'aime à te voir presser cet aveu de ma flamme :
Combattant mes raisons, tu chatouilles mon âme ;
Et par ce que j'ai dit je voulois pressentir
Si de ce que j'ai fait tu pourrois m'applaudir,
Car enfin, puisqu'il faut t'en faire confidence,
On doit à la Princesse expliquer mon silence,
Et peut−être, au moment que je t'en parle ici,
Le secret de mon coeur, Arbate, est éclairci.
Cette chasse où, pour fuir la foule qui l'adore
Tu sais qu'elle est allée au lever de l'aurore,
Est le temps dont Moron, pour déclarer mon feu,
A pris...
Arbate
Moron, seigneur ?
Euryale
Ce choix t'étonne un peu :
Par son titre de fou tu crois le bien connoître ;
Mais sache qu'il l'est moins qu'il ne le veut paroître,
Et que, malgré l'emploi qu'il exerce aujourd'hui,
Il a plus de bon sens que tel qui rit de lui.
La Princesse se plaît à ses bouffonneries ;
Il s'en est fait aimer par cent plaisanteries,
Et peut, dans cet accès, dire et persuader
Ce que d'autres que lui n'oseroient hasarder ;
Je le vois propre enfin à ce que j'en souhaite :
Il a pour moi, dit−il, une amitié parfaite,
Et veut, dans mes Etats ayant reçu le jour,
Contre tous mes rivaux appuyer mon amour.
Quelque argent mis en main pour soutenir ce zèle...

Scène I

724

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Moron, Arbate, Euryale

Moron, sans être vu.
Au secours ! sauvez−moi de la bête cruelle.
Euryale
Je pense ouïr sa voix.
Moron, sans être vu.
A moi, de grâce, à moi !
Euryale
C'est lui−même. Où court−il avec un tel effroi ?
Moron
Où pourrai−je éviter ce sanglier redoutable ?
Grands dieux, préservez−moi de sa dent effroyable.
Je vous promets, pourvu qu'il ne m'attrape pas,
Quatre livres d'encens, et deux veaux des plus gras.
Ha ! je suis mort.
Euryale
Qu'as−tu ?
Moron
Je vous croyois la bête
Dont à me diffamer j'ai vu la gueule prête,
Seigneur, et je ne puis revenir de ma peur.
Euryale
Qu'est−ce ?
Moron
O ! que la Princesse est d'une étrange humeur,
Et qu'à suivre la chasse et ses extravagances
Il nous faut essuyer de sottes complaisances !
Quel diable de plaisir trouvent tous les chasseurs
De se voir exposés à mille et mille peurs ?
Encore si c'étoit qu'on ne fût qu'à la chasse
Des lièvres, des lapins, et des jeunes daims, passe :
Ce sont des animaux d'un naturel fort doux,
Et qui prennent toujours la fuite devant nous.
Mais aller attaquer de ces bêtes vilaines
Qui n'ont aucun respect pour les faces humaines,
Et qui courent les gens qui les veulent courir,
C'est un sot passe−temps, que je ne puis souffrir.
Euryale
Scène II

725

Oeuvres complètes . 1
Dis−nous donc ce que c'est.
Moron, en se tournant.
Le pénible exercice
Où de notre Princesse a volé le caprice ! ...
J'en aurois bien juré qu'elle auroit fait le tour ;
Et la course des chars se faisant en ce jour,
Il falloit affecter ce contre−temps de chasse,
Pour mépriser ces jeux avec meilleure grâce,
Et faire voir... Mais chut. Achevons mon récit,
Et reprenons le fil de ce que j'avois dit.
Qu'ai−je dit ?
Euryale
Tu parlois d'exercice pénible.
Moron
Ah ! oui. Succombant donc à ce travail horrible,
(Car en chasseur fameux j'étois enharnaché,
Et dès le point du jour je m'étois découché)
Je me suis écarté de tous en galand homme,
Et trouvant un lieu propre à dormir d'un bon somme,
J'essayois ma posture, et m'ajustant bientôt,
Prenois déjà mon ton pour ronfler comme il faut,
Lorsqu'un murmure affreux m'a fait lever la vue,
Et j'ai d'un vieux buisson de la forêt touffue
Vu sortir un sanglier d'une énorme grandeur,
Pour...
Euryale
Qu'est−ce ?
Moron
Ce n'est rien. N'ayez point de frayeur,
Mais laissez−moi passer entre vous deux, pour cause :
Je serai mieux en main pour vous conter la chose.
J'ai donc vu ce sanglier, qui par nos gens chassé,
Avoit d'un air affreux tout son poil hérissé ;
Ses deux yeux flamboyants ne lançoient que menace,
Et sa gueule faisoit une laide grimace,
Qui, parmi de l'écume, à qui l'osoit presser
Montroit de certains crocs... je vous laisse à penser !
A ce terrible aspect j'ai ramassé mes armes ;
Mais le faux animal, sans en prendre d'alarmes,
Est venu droit à moi, qui ne lui disois mot.
Arbate
Et tu l'as de pied ferme attendu ?
Moron
Quelque sot.
J'ai jeté tout par terre et couru comme quatre.
Scène II

726

Oeuvres complètes . 1

Arbate
Fuir devant un sanglier ; ayant de quoi l'abattre !
Ce trait, Moron, n'est pas généreux...
Moron
J'y consens :
Il n'est pas généreux, mais il est de bon sens.
Arbate
Mais par quelques exploits si l'on ne s'éternise...
Moron
Je suis votre valet, et j'aime mieux qu'on dise :
"C'est ici qu'en fuyant, sans se faire prier,
Moron sauva ses jours des fureurs d'un sanglier",
Que si l'on y disoit : "Voilà l'illustre place
Où le brave Moron, d'une héroïque audace
Affrontant d'un sanglier l'impétueux effort,
Par un coup de ses dents vit terminer son sort."
Euryale
Fort bien...
Moron
Oui, j'aime mieux, n'en déplaise à la gloire,
Vivre au monde deux jours, que mille ans dans l'histoire.
Euryale
En effet, ton trépas fâcheroit tes amis ;
Mais si de ta frayeur ton esprit est remis,
Puis−je te demander si du feu qui me brûle... ?
Moron
Il ne faut point, Seigneur, que je vous dissimule :
Je n'ai rien fait encore, et n'ai point rencontré
De temps pour lui parler qui fût selon mon gré.
L'office de bouffon a des prérogatives ;
Mais souvent on rabat nos libres tentatives.
Le discours de vos feux est un peu délicat,
Et c'est chez la Princesse une affaire d'Etat.
Vous savez de quel titre elle se glorifie,
Et qu'elle a dans la tête une philosophie,
Qui déclare la guerre au conjugal lien,
Et vous traite l'Amour de déité de rien.
Pour n'effaroucher point son humeur de tigresse,
Il me faut manier la chose avec adresse ;
Car on doit regarder comme l'on parle aux grands,
Et vous êtes parfois d'assez fâcheuses gens.
Laissez−moi doucement conduire cette trame.
Je me sens là pour vous un zèle tout de flamme :
Scène II

727

Oeuvres complètes . 1
Vous êtes ne mon prince, et quelques autres noeuds
Pourroient contribuer au bien que je vous veux.
Ma mère, dans son temps, passoit pour assez belle,
Et naturellement n'étoit pas fort cruelle ;
Feu votre père alors, ce prince généreux,
Sur la galanterie étoit fort dangereux ;
Et je sais qu'Elpénor, qu'on appeloit mon père
A cause qu'il étoit le mari de ma mère,
Contoit pour grand honneur aux pasteurs d'aujourd'hui
Que le Prince autrefois étoit venu chez lui,
Et que durant ce temps il avoit l'avantage
De se voir salué de tous ceux du village.
Baste, quoi qu'il en soit, je veux par mes travaux...
Mais voici la Princesse et deux de vos rivaux.

Scène II

728

Oeuvres complètes . 1
Scène III

La Princesse et sa suite, Aristomène, Théocle, Euryale, Arbate, Moron

Aristomène
Reprochez−vous, Madame, à nos justes alarmes
Ce péril dont tous deux avons sauvé vos charmes ?
J'aurois pensé, pour moi, qu'abattre sous nos coups
Ce sanglier qui portoit sa fureur jusqu'à vous,
Etoit une aventure (ignorant votre chasse)
Dont à nos bons destins nous dussions rendre grâce ;
Mais à cette froideur je connois clairement
Que je dois concevoir un autre sentiment,
Et quereller du sort la fatale puissance
Qui me fait avoir part à ce qui vous offense.
Théocle
Pour moi, je tiens, Madame, à sensible bonheur
L'action où pour vous a volé tout mon coeur,
Et ne puis consentir, malgré votre murmure,
A quereller le sort d'une telle aventure.
D'un objet odieux je sais que tout déplaît ;
Mais, dût votre courroux être plus grand qu'il n'est,
C'est extrême plaisir, quand l'amour est extrême,
De pouvoir d'un péril affranchir ce qu'on aime.
La Princesse
Et pensez−vous, seigneur, puisqu'il me faut parler,
Qu'il eût en ce péril de quoi tant m'ébranler,
Que l'arc et que le dard, pour moi si pleins de charmes,
Ne soient entre mains que d'inutiles armes,
Et que je fasse enfin mes plus fréquents emplois
De parcourir nos monts, nos plaines et nos bois,
Pour n'oser, en chassant, concevoir l'espérance
De suffire, moi seule, à ma propre défense ?
Certes, avec le temps, j'aurois bien profité
De ces soins assidus dont je fais vanité,
S'il falloit que mon bras, dans une telle quête,
Ne pût pas triompher d'une chétive bête !
Du moins si, pour prétendre à de sensibles coups,
Le commun de mon sexe est trop mal avec vous,
D'un étage plus haut accordez−moi la gloire,
Et me faites tous deux cette grâce de croire,
Seigneurs, que, quel que fût le sanglier d'aujourd'hui,
J'en ai mis bas sans vous de plus méchants que lui.
Théocle
Mais, Madame...

Scène III

729

Oeuvres complètes . 1
La Princesse
Hé bien, soit. Je vois que votre envie
Est de persuader que je vous dois la vie :
J'y consens. Oui, sans vous, c'étoit fait de mes jours ;
Je rends de tout mon coeur grâce à ce grand secours ;
Et je vais de ce pas au Prince, pour lui dire
Les bontés que pour moi votre amour vous inspire.

Scène III

730

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Euryale, Moron, Arbate

Moron
Heu ! a−t−on jamais vu de plus farouche esprit ?
De ce vilain sanglier l'heureux trépas l'aigrit.
O ! comme volontiers j'aurois d'un beau salaire
Récompensé tantôt qui m'en eût su défaire !
Arbate
Je vous vois tout pensif, seigneur, de ses dédains ;
Mais ils n'ont rien qui doive empêcher vos desseins.
Son heure doit venir, et c'est à vous possible
Qu'est réservé l'honneur de la rendre sensible.
Moron
Il faut qu'avant la course elle apprenne vos feux,
Et je...
Euryale
Non, ce n'est plus, Moron, ce que je veux.
Garde−toi de rien dire, et me laisse un peu faire :
J'ai résolu de prendre un chemin tout contraire.
Je vois trop que son coeur s'obstine à dédaigner
Tous ces profonds respects qui pensent la gagner ;
Et le dieu qui m'engage à soupirer pour elle
M'inspire pour la vaincre une adresse nouvelle.
Oui, c'est lui d'où me vient ce soudain mouvement,
Et j'en attends de lui l'heureux événement.
Arbate
Peut−on savoir, seigneur, par où votre espérance... ?
Euryale
Tu le vas voir. Allons, et garde le silence.

Scène IV

731

Oeuvres complètes . 1
Deuxième intermède

Deuxième intermède

732

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Moron

Jusqu'au revoir. Pour moi, je reste ici, et j'ai une petite conversation à faire avec ces arbres et ces rochers.
Bois, prés, fontaines, fleurs, qui voyez mon teint blême,
Si vous ne le savez, je vous apprends que j'aime.
Philis est l'objet charmant
Qui tient mon coeur à l'attache ;
Et je devins son amant
La voyant traire une vache.
Ses doigts tout pleins de lait, et plus blancs mille fois.
Pressoient les bouts du pis d'une grâce admirable.
Ouf ! Cette idée est capable
De me réduire aux abois.
Ah ! Philis ! Philis ! Philis !
Ah, hem, ah, ah, ah, hi, hi, hi, oh, oh, oh, oh.
Voilà un écho qui est bouffon ! hom, hom, hom, ha, ha, ha, ha, ha.
Uh, uh, uh. Voilà un écho qui est bouffon !

Scène I

733

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Un Ours, Moron

Moron
Ah ! Monsieur l'ours, je suis votre serviteur de tout mon coeur. De grâce, épargnez−moi. Je vous assure que
je ne vaux rien du tout à manger, je n'ai que la peau et les os, et je vois de certaines gens là−bas qui seroient
bien mieux votre affaire. Eh ! eh ! eh ! Monseigneur, tout doux, s'il vous plaît. Là, là, là, là. Ah !
Monseigneur, que Votre Altesse est jolie et bien faite ! Elle a tout à fait l'air galand et la taille la plus
mignonne du monde. Ah ! beau poil, belle tête, beaux yeux brillants et bien fendus ! Ah ! beau petit nez !
belle petite bouche ! petites quenottes jolies ! Ah ! belle gorge ! belles petites menottes ! petits ongles
bien faits A l'aide ! au secours ! je suis mort ! miséricorde ! Pauvre Moron ! Ah ! mon Dieu ! Et vite, à
moi, à moi, je suis perdu !
(Les chasseurs paroissent.)
Eh ! Messieurs, ayez pitié de moi. Bon ! Messieurs, tuez−moi ce vilain animal−là. O Ciel, daigne les
assister ! Bon ! le voilà qui fuit. Le voilà qui s'arrête, et qui se jette sur eux. Bon ! en voilà un qui vient de
lui donner un coup dans la gueule. Les voilà tous à l'entour de lui. Courage ! ferme, allons, mes amis !
Bon ! poussez fort ! Encore ! Ah ! le voilà qui est à terre ; c'en est fait, il est mort. Descendons
maintenant, pour lui donner cent coups. Serviteur, Messieurs ; je vous rends grâce de m'avoir délivré de cette
bête. Maintenant que vous l'avez tuée, je m'en vais l'achever et en triompher avec vous.

Scène II

734

Oeuvres complètes . 1
Acte II

Acte II

735

Oeuvres complètes . 1
Scène I

La Princesse, Aglante, Cynthie

La Princesse
Oui, j'aime à demeurer dans ces paisibles lieux ;
On n'y découvre rien qui n'enchante les yeux ;
Et de tous nos palais la savante structure
Cède aux simples beautés qu'y forme la nature.
Ces arbres, ces rochers, cette eau, ces gazons frais
Ont pour moi des appas à ne lasser jamais.
Aglante
Je chéris comme vous ces retraites tranquilles,
Où l'on se vient sauver de l'embarras des villes.
De mille objets charmants ces lieux sont embellis ;
Et ce qui doit surprendre, est qu'aux portes d'Elis
La douce passion de fuir la multitude
Rencontre une si belle et vaste solitude.
Mais, à vous dire vrai, dans ces jours éclatants,
Vos retraites ici me semblent hors de temps ;
Et c'est fort maltraiter l'appareil magnifique
Que chaque prince a fait pour la fête publique.
Ce spectacle pompeux de la course des chars
Devroit bien mériter l'honneur de vos regards.
La Princesse
Quel droit ont−ils chacun d'y vouloir ma présence ?
Et que dois−je, après tout, à leur magnificence ?
Ce sont soins que produit l'ardeur de m'acquérir,
Et mon coeur est le prix qu'ils veulent tous courir.
Mais quelque espoir qui flatte un projet de la sorte,
Je me tromperai fort si pas un d'eux l'emporte.
Cynthie
Jusques à quand ce coeur veut−il s'effaroucher
Des innocents desseins qu'on a de le toucher,
Et regarder les soins que pour vous on se donne
Comme autant d'attentats contre votre personne ?
Je sais qu'en défendant le parti de l'amour,
On s'expose chez vous à faire mal sa cour ;
Mais ce que par le sang j'ai l'honneur de vous être
S'oppose aux duretés que vous faites paroître,
Et je ne puis nourrir d'un flatteur entretien
Vos résolutions de n'aimer jamais rien.
Est−il rien de plus beau que l'innocente flamme
Qu'un mérite éclatant allume dans une âme ?
Et seroit−ce un bonheur de respirer le jour,
Si d'entre les mortels on bannissoit l'amour ?
Scène I

736

Oeuvres complètes . 1
Non, non, tous les plaisirs se goûtent à le suivre,
Et vivre sans aimer n'est pas proprement vivre.
Avis. − Le dessein de l'auteur étoit de traiter ainsi toute la comédie. Mais un commandement du Roi qui
pressa cette affaire l'obligea d'achever tout le reste en prose, et de passer légèrement sur plusieurs scènes qu'il
auroit étendues davantage s'il avoit eu plus de loisir.

Aglante
Pour moi, je tiens que cette passion est la plus agréable affaire de la vie ; qu'il est nécessaire d'aimer pour
vivre heureusement, et que tous les plaisirs sont fades, s'il ne s'y mêle un peu d'amour.

La Princesse
Pouvez−vous bien toutes deux, étant ce que vous êtes, prononcer ces paroles ? et ne devez−vous pas rougir
d'appuyer une passion qui n'est qu'erreur, que foiblesse et qu'emportement, et dont tous les désordres ont tant
de répugnance avec la gloire de notre sexe ? J'en prétends soutenir l'honneur jusqu'au dernier moment de ma
vie, et ne veux point du tout me commettre à ces gens qui font les esclaves auprès de nous, pour devenir un
jour nos tyrans. Toutes ces larmes, tous ces soupirs, tous ces hommages, tous ces respects sont des embûches
qu'on tend à notre coeur, et qui souvent l'engagent à commettre des lâchetés. Pour moi, quand je regarde
certains exemples, et les bassesses épouvantables où cette passion ravale les personnes sur qui elle étend sa
puissance, je sens tout mon coeur qui s'émeut ; et je ne puis souffrir qu'une âme qui fait profession d'un peu
de fierté ne trouve pas une honte horrible à de telles foiblesses.

Cynthie
Eh ! Madame, il est de certaines foiblesses qui ne sont point honteuses, et qu'il est beau même d'avoir dans
les plus hauts degrés de gloire. J'espère que vous changerez un jour de pensée ; et s'il plaît au Ciel, nous
verrons votre coeur avant qu'il soit peu...

La Princesse
Arrêtez, n'achevez pas ce souhait étrange. J'ai une horreur trop invincible pour ces sortes d'abaissements : et
si jamais j'étois capable d'y descendre, je serois personne sans doute à ne me le point pardonner.

Aglante
Prenez garde ; Madame, l'Amour sait se venger des mépris que l'on fait de lui, et peut−être...
La Princesse
Non, non. Je brave tous ses traits ; et le grand pouvoir qu'on lui donne n'est rien qu'une chimère, qu'une
excuse des foibles coeurs, qui le font invincible pour autoriser leur foiblesse.

Cynthie

Scène I

737

Oeuvres complètes . 1
Mais enfin toute la terre reconnoît sa puissance, et vous voyez que les dieux même sont assujettis à son
empire. On nous fait voir que Jupiter n'a pas aimé pour une fois, et que Diane même, dont vous affectez tant
l'exemple, n'a pas rougi de pousser des soupirs d'amour.

La Princesse
Les croyances publiques sont toujours mêlées d'erreur : les dieux ne sont point faits comme se les fait le
vulgaire ; et c'est leur manquer de respect que de leur attribuer les foiblesses des hommes.

Scène I

738

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Moron, La Princesse, Aglante, Cynthie, Philis

Aglante
Viens, approche, Moron, viens nous aider à défendre l'Amour contre les sentiments de la Princesse.
La Princesse
Voilà votre parti fortifié d'un grand défenseur.
Moron
Ma foi, Madame, je crois qu'après mon exemple il n'y a plus rien à dire, et qu'il ne faut plus mettre en doute
le pouvoir de l'Amour. J'ai bravé ses armes assez longtemps, et fait de mon drôle comme un autre ; mais
enfin ma fierté a baissé l'oreille, et vous avez une traîtresse qui m'a rendu plus doux qu'un agneau. Après cela,
on ne doit plus faire aucun scrupule d'aimer ; et puisque j'ai bien passé par là, il peut bien y en passer d'autres.

Cynthie
Quoi ? Moron se mêle d'aimer ?
Moron
Fort bien.
Cynthie
Et de vouloir être aimé ?
Moron
Et pourquoi non ? Est−ce qu'on n'est pas assez bien fait pour cela ? Je pense que ce visage est assez
passable, et que pour le bel air, Dieu merci, nous ne le cédons à personne.

Cynthie
Sans doute, on auroit tort...

Scène II

739

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Lycas, La Princesse, Aglante, Cynthie, Philis, Moron

Lycas
Madame, le prince votre père vient vous trouver ici, et conduit avec lui les princes de Pyle et d'Ithaque, et
celui de Messène.
La Princesse
O Ciel ! que prétend−il faire en me les amenant ? Auroit−il résolu ma perte, et voudrait−il bien me forcer au
choix de quelqu'un d'eux ?

Scène III

740

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Le Prince, Euryale, Aristomène, Théocle, La Princesse, Aglante, Cynthie, Philis, Moron

La Princesse
Seigneur, je vous demande la licence de prévenir par deux paroles la déclaration des pensées que vous
pouvez avoir. Il y a deux vérités, seigneur, aussi constantes l'une que l'autre, et dont je puis vous assurer
également : l'une, que vous avez un absolu pouvoir sur moi, et que vous ne sauriez m'ordonner rien où je ne
réponde aussitôt par une obéissance aveugle ; l'autre, que je regarde l'hyménée ainsi que le trépas, et qu'il
m'est impossible de forcer cette aversion naturelle. Me donner un mari, et me donner la mort, c'est une même
chose ; mais votre volonté va la première, et mon obéissance m'est bien plus chère que ma vie. Après cela,
parlez, seigneur, prononcez librement ce que vous voulez.

La Prince
Ma fille, tu as tort de prendre de telles alarmes, et je me plains de toi, qui peux mettre dans ta pensée que je
sois assez mauvais père pour vouloir faire violence à tes sentiments et me servir tyranniquement de la
puissance que le Ciel me donne sur toi. Je souhaite, à la vérité, que ton coeur puisse aimer quelqu'un : tous
mes voeux seroient satisfaits, si cela pouvoit arriver ; et je n'ai proposé les fêtes et les jeux que je fais
célébrer ici qu'afin d'y pouvoir attirer tout ce que la Grèce a d'illustre, et que, parmi cette noble jeunesse, tu
puisses enfin rencontrer où arrêter tes yeux et déterminer tes pensées. Je ne demande, dis−je, au Ciel autre
bonheur que celui de te voir un époux. J'ai, pour obtenir cette grâce, fait encore ce matin un sacrifice à
Vénus ; et si je sais bien expliquer le langage des dieux, elle m'a promis un miracle. Mais, quoi qu'il en soit,
je veux en user avec toi en père qui chérit sa fille. Si tu trouves où attacher tes voeux, ton choix sera le mien,
et je ne considérerai ni intérêts d'Etat, ni avantages d'alliance ; si ton coeur demeure insensible, je
n'entreprendrai point de le forcer. Mais au moins sois complaisante aux civilités qu'on te rend, et ne m'oblige
point à faire les excuses de ta froideur. Traite ces princes avec l'estime que tu leur dois, reçois avec
reconnoissance les témoignages de leur zèle, et viens voir cette course où leur adresse va paroître.

Théocle
Tout le monde va faire des efforts pour remporter le prix de cette course. Mais, à vous dire vrai, j'ai peu
d'ardeur pour la victoire, puisque ce n'est pas votre coeur qu'on y doit disputer.

Aristomène
Pour moi, Madame, vous êtes le seul prix que je me propose partout ; c'est vous que je crois disputer dans
ces combats d'adresse, et je n'aspire maintenant à remporter l'honneur de cette course que pour obtenir un
degré de gloire qui m'approche de votre coeur.

Euryale
Pour moi, Madame, je n'y vais point du tout avec cette pensée. Comme j'ai fait toute ma vie profession de ne
rien aimer, tous les soins que je prends ne vont point où tendent les autres. Je n'ai aucune prétention sur votre
Scène IV

741

Oeuvres complètes . 1
coeur, et le seul honneur de la course est tout l'avantage où j'aspire.
(Ils la quittent.)
La Princesse
D'où sort cette fierté où l'on ne s'attendoit point ? Princesses, que dites−vous de ce jeune prince ?
Avez−vous remarqué de quel ton il l'a pris ?

Aglante
Il est vrai que cela est un peu fier.
Moron
Ah ! quelle brave botte il vient là de lui porter !
La Princesse
Ne trouvez−vous pas qu'il y auroit plaisir d'abaisser son orgueil, et de soumettre un peu ce coeur qui tranche
tant du brave ?
Cynthie
Comme vous êtes accoutumée à ne jamais recevoir que des hommages et des adorations de tout le monde, un
compliment pareil au sien doit vous surprendre, à la vérité.

La Princesse
Je vous avoue que cela m'a donné de l'émotion, et que je souhaiterois fort de trouver les moyens de châtier
cette hauteur. Je n'avois pas beaucoup d'envie de me trouver à cette course ; mais j'y veux aller exprès, et
employer toute chose pour lui donner de l'amour.

Cynthie
Prenez garde, Madame : l'entreprise est périlleuse, et lorsqu'on veut donner de l'amour, on court risque d'en
recevoir.
La Princesse
Ah ! n'appréhendez rien, je vous prie. Allons, je vous réponds de moi.

Scène IV

742

Oeuvres complètes . 1
Troisième Intermède

Troisième Intermède

743

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Moron, Philis

Moron
Philis, demeure ici.
Philis
Non, laisse−moi suivre les autres.
Moron
Ah ! cruelle ! si c'étoit Tircis qui t'en priât, tu demeurerois bien vite.
Philis
Cela se pourroit faire, et je demeure d'accord que je trouve bien mieux mon compte avec l'une qu'avec
l'autre ; car il me divertit avec sa voix, et toi, tu m'étourdis de ton caquet. Lorsque tu chanteras aussi bien que
lui, je te promets de t'écouter.

Moron
Eh ! demeure un peu.
Philis
Je ne saurois.
Moron
De grâce !
Philis
Point, te dis−je.
Moron
Je ne te laisserai point aller.
Philis
Ah ! que de façons ?
Moron
Je ne te demande qu'un moment à être avec toi.
Philis
Eh bien ! oui, j'y demeurerai, pourvu que tu me promettes une chose.
Moron
Et quelle ?
Philis
De ne me point parler du tout.
Scène I

744

Oeuvres complètes . 1

Moron
Eh ! Philis !
Philis
A moins que de cela, je ne demeurerai point avec toi.
Moron
Veux−tu me... ?
Philis
Laisse−moi aller.
Moron
Eh bien ! oui, demeure. Je ne dirai mot.
Philis
Prends−y bien garde, au moins ; car à la moindre parole, je prends la fuite.
Moron. Il fait une scène de gestes.
Soit. Ah ! Philis ! ... Eh ! ... Elle s'enfuit, et je ne saurois l'attraper. Voilà ce que c'est : si je savois chanter,
j'en ferois bien mieux mes affaires. La plupart des femmes aujourd'hui se laissent prendre par les oreilles ;
elles sont cause que tout le monde se mêle de musique, et l'on ne réussit auprès d'elles que par les petites
chansons et les petits vers qu'on leur fait entendre. Il faut que j'apprenne à chanter pour faire comme les
autres. Bon, voici justement mon homme.

Scène I

745

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Satyre, Moron

Satyre
La, la, la.
Moron
Ah ! Satyre, mon ami, tu sais bien ce que tu m'as promis il y a longtemps : apprends−moi à chanter, je te
prie.
Satyre
Je le veux. Mais auparavant, écoute une chanson que je viens de faire.
Moron
Il est si accoutumé à chanter qu'il ne sauroit parler d'autre façon. Allons, chante, j'écoute.
Satyre
Je portois...
Moron
Une chanson, dis−tu ?
Satyre
Je port...
Moron
Une chanson à chanter.
Satyre
Je port...
Moron
Chanson amoureuse, peste !
Satyre
Je portois dans une cage
Deux moineaux que j'avois pris,
Lorsque la jeune Cloris
Fit dans un sombre bocage
Briller à mes yeux surpris
Les fleurs de son beau visage.
Hélas ! dis−je aux moineaux, en recevant les coups
De ses yeux si savants à faire des conquêtes ;
Consolez−vous, pauvres petites bêtes,
Celui qui vous a pris est bien plus pris que vous.
Dans vos chants si doux
Chantez à ma belle,
Oiseaux, chantez tous
Scène II

746

Oeuvres complètes . 1
Ma peine mortelle.
Mais si la cruelle
Se met en courroux
Au récit fidèle
Des maux que je sens pour elle,
Oiseaux, taisez−vous,
Oiseaux, taisez−vous.
Moron
Ah ! qu'elle est belle ! Apprends−la−moi.
Satyre
La, la, la, la.
Moron
La, la, la, la.
Satyre
Fa, fa, fa, fa.
Moron
Fa toi−même.

Scène II

747

Oeuvres complètes . 1
Acte III

Acte III

748

Oeuvres complètes . 1
Scène I

La Princesse, Aglante, Cynthie, Philis

Cynthie
Il est vrai, Madame, que ce jeune prince a fait voir une adresse non commune, et que l'air dont il a paru a été
quelque chose de surprenant. Il sort vainqueur de cette course. Mais je doute fort qu'il en sorte avec le même
coeur qu'il y a porté ; car enfin vous lui avez tiré des traits dont il est difficile de se défendre ; et sans parler
de tout le reste, la grâce de votre danse et la douceur de votre voix ont eu des charmes aujourd'hui à toucher
les plus insensibles.

La Princesse
Le voici qui s'entretient avec Moron : nous saurons un peu de quoi il lui parle. Ne rompons point encore leur
entretien, et prenons cette route pour revenir à leur rencontre.

Scène I

749

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Euryale, Moron, Arbate

Euryale
Ah ! Moron, je te l'avoue, j'ai été enchanté ; et jamais tant de charmes n'ont frappé tout ensemble mes yeux
et mes oreilles. Elle est adorable en tout temps, il est vrai ; mais ce moment l'a emporté sur tous les autres, et
des grâces nouvelles ont redoublé l'éclat de ses beautés. Jamais son visage ne s'est paré de plus vives
couleurs, ni ses yeux ne se sont armés de traits plus vifs et plus perçants. La douceur de sa voix a voulu se
faire paroître dans un air tout charmant qu'elle a daigné chanter ; et les sons merveilleux qu'elle formoit
passoient jusqu'au fond de mon âme, et tenoient tous mes sens dans un ravissement à ne pouvoir en revenir.
Elle a fait éclater ensuite une disposition toute divine, et ses pieds amoureux, sur l'émail d'un tendre gazon,
traçoient d'aimables caractères qui m'enlevoient hors de moi−même, et m'attachoient par des noeuds
invincibles aux doux et justes mouvements dont tout son corps suivoit les mouvements de l'harmonie. Enfin
jamais âme n'a eu de plus puissantes émotions que la mienne ; et j'ai pensé plus de vingt fois oublier ma
résolution, pour me jeter à ses pieds et lui faire un aveu sincère de l'ardeur que je sens pour elle.

Moron
Donnez−vous−en bien de garde, seigneur, si vous m'en voulez croire. Vous avez trouvé la meilleure
invention du monde, et je me trompe fort si elle ne vous réussit. Les femmes sont des animaux d'un naturel
bizarre ; nous les gâtons par nos douceurs ; et je crois−tout de bon que nous les verrions nous courir, sans
tous ces respects et ces soumissions où les hommes les acoquinent.

Arbate
Seigneur, voici la Princesse qui s'est un peu éloignée de sa suite.
Moron
Demeurez ferme au moins dans le chemin que vous avez pris. Je m'en vais voir ce qu'elle me dira. Cependant
promenez−vous ici dans ces petites routes, sans faire aucun semblant d'avoir envie de la joindre ; et si vous
l'abordez, demeurez avec elle le moins qu'il vous sera possible.

Scène II

750

Oeuvres complètes . 1
Scène III

La Princesse, Moron

La Princesse
Tu as donc familiarité, Moron, avec le prince d'Ithaque ?
Moron
Ah ! Madame, il y a longtemps que nous nous connoissons.
La Princesse
D'où vient qu'il n'est pas venu jusqu'ici, et qu'il a pris cette autre route quand il m'a vue ?
Moron
C'est un homme bizarre, qui ne se plaît qu'à entretenir ses pensées.
La Princesse
Etois−tu tantôt au compliment qu'il m'a fait ?
Moron
Oui, Madame, j'y étois ; et je l'ai trouvé un peu impertinent, n'en déplaise à Sa Principauté.
La Princesse
Pour moi, je le confesse, Moron, cette fuite m'a choquée ; et j'ai toutes les envies du monde de l'engager,
pour rabattre un peu son orgueil.
Moron
Ma foi, Madame, vous ne feriez pas mal : il le mériteroit bien ; mais à vous dire vrai, je doute fort que vous
y puissiez réussir.
La Princesse
Comment ?
Moron
Comment ? C'est le plus orgueilleux petit vilain que vous ayez jamais vu. Il lui semble qu'il n'y a personne
au monde qui le mérite, et que la terre n'est pas digne de le porter.

La Princesse
Mais encore, ne t'a−t−il point parlé de moi ?
Moron
Lui ? non.
La Princesse
Il ne t'a rien dit de ma voix et de ma danse ?
Moron
Scène III

751

Oeuvres complètes . 1
Pas le moindre mot.
La Princesse
Certes ce mépris est choquant, et je ne puis souffrir cette hauteur étrange de ne rien estimer.
Moron
Il n'estime et n'aime que lui.
La Princesse
Il n'y a rien que je ne fasse pour le soumettre comme il faut.
Moron
Nous n'avons point de marbre dans nos montagnes qui soit plus dur et plus insensible que lui.
La Princesse
Le voilà.
Moron
Voyez−vous comme il passe, sans prendre garde à vous ?
La Princesse
De grâce, Moron, va le faire aviser que je suis ici, et l'oblige à me venir aborder.

Scène III

752

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

La Princesse, Euryale, Moron, Arbate

Moron
Seigneur, je vous donne avis que tout va bien. La Princesse souhaite que vous l'abordiez ; mais songez bien à
continuer votre rôle ; et de peur de l'oublier, ne soyez pas longtemps avec elle.

La Princesse
Vous êtes bien solitaire, seigneur : et c'est une humeur bien extraordinaire que la vôtre, de renoncer ainsi à
notre sexe, et de fuir, à votre âge, cette galanterie dont se piquent tous vos pareils.

Euryale
Cette humeur, Madame, n'est pas si extraordinaire, qu'on n'en trouvât des exemples sans aller loin d'ici ; et
vous ne sauriez condamner la résolution que j'ai prise de n'aimer jamais rien, sans condamner aussi vos
sentiments.

La Princesse
Il y a grande différence ; et ce qui sied bien à un sexe ne sied pas bien à l'autre. Il est beau qu'une femme soit
insensible, et conserve son coeur exempt des flammes de l'amour ; mais ce qui est vertu en elle devient un
crime dans un homme ; et comme la beauté est le partage de notre sexe, vous sauriez ne nous point aimer,
sans nous dérober les hommages qui nous sont dus, et commettre une offense dont nous devons toutes nous
ressentir.

Euryale
Je ne vois pas, Madame, que celles qui ne veulent point aimer doivent prendre aucun intérêt à ces sortes
d'offenses.
La Princesse
Ce n'est pas une raison, seigneur ; et sans vouloir aimer, on est toujours bien aise d'être aimée.
Euryale
Pour moi, je ne suis pas de même ; et dans le dessein où je suis de ne rien aimer, je serois fâché d'être aimé.
La Princesse
Et la raison ?
Euryale
C'est qu'on a obligation à ceux qui nous aiment, et que je serois fâché d'être ingrat.
La Princesse
Scène IV

753

Oeuvres complètes . 1
Si bien donc que, pour fuir l'ingratitude, vous aimeriez qui vous aimeroit ?
Euryale
Moi, Madame ? point du tout. Je dis bien que je serois fâché d'être ingrat ; mais je me résoudrois plutôt de
l'être que d'aimer.
La Princesse
Telle personne vous aimeroit, peut−être que votre coeur...
Euryale
Non ! Madame, rien n'est capable de toucher mon coeur. Ma liberté est la seule maîtresse à qui je consacre
mes voeux ; et quand le Ciel emploieroit ses soins à composer une beauté parfaite, quand il assembleroit en
elle tous les dons les plus merveilleux et du corps et de l'âme, enfin quand il exposeroit à mes yeux un
miracle d'esprit, d'adresse et de beauté, et que cette personne m'aimeroit avec toutes les tendresses
imaginables, je vous l'avoue franchement, je ne l'aimerois pas.

La Princesse
A−t−on jamais rien vu de tel ?
Moron
Peste soit du petit brutal ! J'aurois envie de lui bailler un coup de poing.
La Princesse, parlant en soi.
Cet orgueil me confond, et j'ai un tel dépit, que je ne me sens pas.
Moron, parlant au Prince.
Bon courage, seigneur ! Voilà qui va le mieux du monde.
Euryale
Ah ! Moron, je n'en puis plus ! et je me suis fait des efforts étranges.
La Princesse
C'est avoir une insensibilité bien grande, que de parler comme vous faites.
Euryale
Le Ciel ne m'a pas fait d'une autre humeur. Mais, Madame, j'interromps votre promenade, et mon respect doit
m'avertir que vous aimez la solitude.

Scène IV

754

Oeuvres complètes . 1
Scène V

La Princesse, Moron, Philis, Tircis

Moron
Il ne vous en doit rien, Madame, en dureté de coeur.
La Princesse
Je donnerois volontiers tout ce que j'ai au monde pour avoir l'avantage d'en triompher.
Moron
Je le crois.
La Princesse
Ne pourrois−tu, Moron, me servir dans un tel dessein ?
Moron
Vous savez bien, Madame, que je suis tout à votre service.
La Princesse
Parle−lui de moi dans tes entretiens ; vante−lui adroitement ma personne et les avantages de ma naissance ;
et tâche d'ébranler ses sentiments par la douceur de quelque espoir. Je te permets de dire tout ce que tu
voudras, pour tâcher à me l'engager.

Moron
Laissez−moi faire.
La Princesse
C'est une chose qui me tient au coeur. Je souhaite ardemment qu'il m'aime.
Moron
Il est bien fait, oui, ce petit pendard−là ; il a bon air, bonne physionomie ; et je crois qu'il seroit assez le fait
d'une jeune Princesse.

La Princesse
Enfin tu peux tout espérer de moi, si tu trouves moyen d'enflammer pour moi son coeur.
Moron
Il n'y a rien qui ne se puisse faire. Mais, Madame, s'il venoit à vous aimer, que feriez−vous, s'il vous plaît ?
La Princesse
Ah ! ce seroit lors que je prendrois plaisir à triompher pleinement de sa vanité, à punir son mépris par mes
froideurs, et exercer sur lui toutes les cruautés que je pourrois imaginer.

Scène V

755

Oeuvres complètes . 1

Moron
Il ne se rendra jamais.
La Princesse
Ah ! Moron, il faut faire en sorte qu'il se rende.
Moron
Non, il n'en fera rien. Je le connois : ma peine sera inutile.
La Princesse
Si faut−il pourtant tenter toute chose, et éprouver si son âme est entièrement insensible. Allons, je veux lui
parler, et suivre une pensée qui vient de me venir.

Scène V

756

Oeuvres complètes . 1
Quatrième intermède

Quatrième intermède

757

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Philis, Tircis

Philis
Viens, Tircis. Laissons−les aller, et me dis un peu ton martyre de la façon que tu sais faire. Il y a longtemps
que tes yeux me parlent ; mais je suis plus aise d'ouïr ta voix.

Tircis, en chantant.
Tu m'écoutes, hélas ! dans ma triste langueur ;
Mais je n'en suis pas mieux, ô beauté sans pareille ;
Et je touche ton oreille,
Sans que je touche ton coeur.
Philis
Va, va, c'est déjà quelque chose que de toucher l'oreille, et le temps amène tout. Chante−moi cependant
quelque plainte nouvelle que tu aies composée pour moi.

Scène I

758

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Moron, Philis, Tircis

Moron
Ah ! ah ! je vous y prends, cruelle. Vous vous écartez des autres pour ouïr mon rival.
Philis
Oui, je m'écarte pour cela. Je te le dis encore, je me plais avec lui ; et l'on écoute volontiers les amants,
lorsqu'ils se plaignent aussi agréablement qu'il fait. Que ne chantes−tu comme lui ? Je prendrois plaisir à
t'écouter.

Moron
Si je ne sais chanter, je sais faire autre chose ; et quand...
Philis
Tais−toi ; je veux l'entendre. Dis, Tircis, ce que tu voudras.
Moron
Ah ! cruelle ! ...
Philis
Silence, dis−je, ou je me mettrai en colère.
Tircis
Arbres épais, et vous, prés émaillés,
La beauté dont l'hiver vous avoit dépouillés
Par le printemps vous est rendue.
Vous reprenez tous vos appas ;
Mais mon âme ne reprend pas
La joie, hélas ! que j'ai perdue !
Moron
Morbleu ! que n'ai−je de la voix ! Ah ! nature marâtre, pourquoi ne m'as−tu pas donné de quoi chanter
comme à un autre ?
Philis
En vérité, Tircis, il ne se peut rien de plus agréable, et tu l'emportes sur tous les rivaux que tu as.
Moron
Mais pourquoi est−ce que je ne puis pas chanter ? N'ai−je pas un estomac, un gosier et une langue comme un
autre ? Oui, oui, allons : je veux chanter aussi, et te montrer que l'amour fait faire toutes choses. Voici une
chanson que j'ai faite pour toi.

Philis
Scène II

759

Oeuvres complètes . 1
Oui, dis ; je veux bien t'écouter pour la rareté du fait
Moron
Courage, Moron ! il n'y a qu'à avoir de la hardiesse.
(Moron chante.)
Ton extrême rigueur
S'acharne sur mon coeur.
Ah ! Philis, je trépasse ;
Daigne me secourir :
En seras−tu plus grasse
De m'avoir fait mourir ?
Vivat ! Moron.
Philis
Voilà qui est le mieux du monde. Mais, Moron, je souhaiterois bien d'avoir la gloire que quelque amant fût
mort pour moi. C'est un avantage dont je n'ai point encore joui ; et je trouve que j'aimerois de tout mon coeur
une personne qui m'aimeroit assez pour se donner la mort.

Moron
Tu aimerois une personne qui se tueroit pour toi !
Philis
Oui.
Moron
Il ne faut que cela pour te plaire ?
Philis
Non.
Moron
Voilà qui est fait. Je te veux montrer que je me sais tuer quand je veux.
Tircis chante.
Ah ! quelle douceur extrême,
De mourir pour ce qu'on aime ! (bis)
Moron
C'est un plaisir que vous aurez quand vous voudrez.
Tircis chante.
Courage, Moron ! meurs promptement
En généreux amant.
Moron
Je vous prie de vous mêler de vos affaires, et de me laisser tuer à ma fantaisie. Allons, je vais faire honte à
tous les amants. Tiens, je ne suis pas homme à faire tant de façons. Vois ce poignard. Prends bien garde
comme je vais me percer le coeur. (Se riant de Tircis.) Je suis votre serviteur : quelque niais.
Scène II

760

Oeuvres complètes . 1

Philis
Allons, Tircis. Viens−t'en me redire à l'écho ce que tu m'as chanté.

Scène II

761

Oeuvres complètes . 1
Acte IV

Acte IV

762

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Euryale, La Princesse, Moron

La Princesse
Prince, comme jusques ici nous avons fait paroître une conformité de sentiments, et que le Ciel a semblé
mettre en nous mêmes attachements pour notre liberté, et même aversion pour l'amour, je suis bien aise de
vous ouvrir mon coeur, et de vous faire confidence d'un changement dont vous serez surpris. J'ai toujours
regardé l'hymen comme une chose affreuse, et j'avois fait serment d'abandonner plutôt la vie que de me
résoudre jamais à perdre cette liberté pour qui j'avois des tendresses si grandes ; mais enfin un moment a
dissipé toutes ces résolutions. Le mérite d'un prince m'a frappé aujourd'hui les yeux ; et mon âme tout d'un
coup, comme par un miracle, est devenue sensible aux traits de cette passion que j'avois toujours méprisée.
J'ai trouvé d'abord des raisons pour autoriser ce changement, et puis l'appuyer de la volonté de répondre aux
ardentes sollicitations d'un père, et aux voeux de tout un Etat ; mais, à vous dire vrai, je suis en peine du
jugement que vous ferez de moi, et je voudrois savoir si vous condamnerez, ou non, le dessein que j'ai de me
donner un époux.

Euryale
Vous pourriez faire un tel choix, Madame, que je l'approuverois sans doute.
La Princesse
Qui croyez−vous, à votre avis, que je veuille choisir ?
Euryale
Si j'étois dans votre coeur, je pourrois vous le dire ; mais comme je n'y suis pas, je n'ai garde de vous
répondre.
La Princesse
Devinez pour voir, et nommez quelqu'un.
Euryale
J'aurois trop peur de me tromper.
La Princesse
Mais encore, pour qui souhaiteriez−vous que je me déclarasse ?
Euryale
Je sais bien, à vous dire vrai, pour qui je le souhaiterois ; mais, avant que de m'expliquer, je dois savoir votre
pensée.
La Princesse
Eh bien ! Prince, je veux bien vous la découvrir. Je suis sûre que vous allez approuver mon choix ; et pour
ne vous point tenir en suspens davantage, le prince de Messène est celui de qui le mérite s'est attiré mes
voeux.

Scène I

763

Oeuvres complètes . 1

Euryale
O Ciel !
La Princesse
Mon invention a réussi, Moron : le voilà qui se trouble.
Moron, parlant à la Princesse.
Bon, Madame. (Au Prince.) Courage, seigneur ! (A la Princesse.) Il en tient. (Au Prince.) Ne vous défaites
pas.
Ne trouvez−vous pas que j'ai raison, et que ce prince a tout le mérite qu'on peut avoir ?
Moron, au Prince.
Remettez−vous et songez à répondre.
La Princesse
D'où vient, Prince, que vous ne dites mot, et semblez interdit ?
Euryale
Je le suis, à la vérité ; et j'admire, Madame, comme le Ciel a pu former deux âmes aussi semblables en tout
que les nôtres, deux âmes en qui l'on ait vu une plus grande conformité de sentiments, qui aient fait éclater,
dans le même temps, une résolution à braver les traits de l'Amour, et qui, dans le même moment, aient fait
paroître une égale facilité à perdre le nom d'insensibles. Car enfin, Madame, puisque votre exemple
m'autorise, je ne feindrai point de vous dire que l'amour aujourd'hui s'est rendu maître de mon coeur, et
qu'une des Princesses vos cousines, l'aimable et belle Aglante, a renversé d'un coup d'oeil tous les projets de
ma fierté. Je suis ravi, Madame, que, par cette égalité de défaite, nous n'ayons rien à nous reprocher l'un et
l'autre, et je ne doute point que, comme je vous loue infiniment de votre choix, vous n'approuviez aussi le
mien. Il faut que ce miracle éclate aux yeux de tout le monde, et nous ne devons point différer à nous rendre
tous deux contents. Pour moi, Madame, je vous sollicite de vos suffrages pour obtenir celle que je souhaite, et
vous trouverez bon que j'aille de ce pas en faire la demande au prince votre père.

Moron
Ah ! digne, ah ! brave coeur !

Scène I

764

Oeuvres complètes . 1
Scène II

La Princesse, Moron

La Princesse
Ah ! Moron, je n'en puis plus ; et ce coup, que je n'attendois pas, triomphe absolument de toute ma fermeté.
Moron
Il est vrai que le coup est surprenant, et j'avois cru d'abord que votre stratagème avoit fait son effet.
La Princesse
Ah ! ce m'est un dépit à me désespérer, qu'une autre ait l'avantage de soumettre ce coeur que je voulois
soumettre.

Scène II

765

Oeuvres complètes . 1
Scène III

La Princesse, Aglante, Moron

La Princesse
Princesse, j'ai à vous prier d'une chose qu'il faut absolument que vous m'accordiez. Le prince d'Ithaque vous
aime et veut vous demander au prince mon père.

Aglante
Le prince d'Ithaque, Madame ?
La Princesse
Oui. Il vient de m'en assurer lui−même, et m'a demandé mon suffrage pour vous obtenir ; mais je vous
conjure de rejeter cette proposition, et de ne point prêter l'oreille à tout ce qu'il pourra vous dire.

Aglante
Mais, Madame, s'il étoit vrai que ce prince m'aimât effectivement, pourquoi, n'ayant aucun dessein de vous
engager, ne voudriez−vous pas souffrir... ?

La Princesse
Non, Aglante. Je vous le demande ; faites−moi ce plaisir, je vous prie, et trouvez bon que, n'ayant pu avoir
l'avantage de le soumettre, je lui dérobe la joie de vous obtenir.

Aglante
Madame, il faut vous obéir ; mais je croirois que la conquête d'un tel coeur ne seroit pas une victoire à
dédaigner.
La Princesse
Non, non, il n'aura pas la joie de me braver entièrement.

Scène III

766

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Aristomène, Moron, La Princesse, Aglante

Aristomène
Madame, je viens à vos pieds, rendre grâce à l'Amour de mes heureux destins, et vous témoigner, avec mes
transports, le ressentiment où je suis des bontés surprenantes dont vous daignez favoriser le plus soumis de
vos captifs.

La Princesse
Comment ?
Aristomène
Le prince d'Ithaque, Madame, vient de m'assurer tout à l'heure que votre coeur avoit eu la bonté de
s'expliquer en ma faveur sur ce célèbre choix qu'attend toute la Grèce.

La Princesse
Il vous a dit qu'il tenoit cela de ma bouche ?
Aristomène
Oui, Madame.
La Princesse
C'est un étourdi ; et vous êtes un peu trop crédule, Prince, d'ajouter foi si promptement à ce qu'il vous a dit.
Une pareille nouvelle mériteroit bien, ce me semble, qu'on en doutât un peu de temps ; et c'est tout ce que
vous pourriez faire de la croire, si je vous l'avois dite moi−même.

Aristomène
Madame, si j'ai été trop prompt à me persuader...
La Princesse
De grâce, Prince, brisons là ce discours ; et si vous voulez m'obliger, souffrez que je puisse jouir de deux
moments de solitude.

Scène IV

767

Oeuvres complètes . 1
Scène V

La Princesse, Aglante, Moron

La Princesse
Ah ! qu'en cette aventure le Ciel me traite avec une rigueur étrange ! Au moins, Princesse, souvenez−vous
de la prière que je vous ai faite.

Aglante
Je vous l'ai dit déjà, Madame, il faut vous obéir.
Moron
Mais, Madame, s'il vous aimoit, vous n'en voudriez point, et cependant vous ne voulez pas qu'il soit à un
autre. C'est faire justement comme le chien du jardinier

La Princesse
Non, je ne puis souffrir qu'il soit heureux avec une autre ; et si la chose étoit, je crois que j'en mourrois de
déplaisir.
Moron
Ma foi, Madame, avouons la dette : vous voudriez qu'il fût à vous ; et dans toutes vos actions il est aisé de
voir que vous aimez un peu ce jeune prince.

La Princesse
Moi, je l'aime ? O Ciel ! je l'aime ? Avez−vous l'insolence de prononcer ces paroles ? Sortez de ma vue,
impudent, et ne vous présentez jamais devant moi.

Moron
Madame...
La Princesse
Retirez−vous d'ici, vous dis−je, ou je vous en ferai retirer d'une autre manière.
Moron
Ma foi, son coeur en a sa provision, et...
(Il rencontre un regard de la Princesse, qui l'oblige à se retirer.)

Scène V

768

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

La Princesse

De quelle émotion inconnue sens−je mon coeur atteint, et quelle inquiétude secrète est venue troubler tout
d'un coup la tranquillité de mon âme ? Ne seroit−ce point aussi ce qu'on vient de me dire ! et, sans en rien
savoir, n'aimerois−je point ce jeune prince ? Ah ! si cela étoit, je serois personne à me désespérer ; mais il
est impossible que cela soit, et je vois bien que je ne puis pas l'aimer. Quoi ? je serois capable de cette
lâcheté ! J'ai vu toute la terre à mes pieds avec la plus grande insensibilité du monde ; les respects, les
hommages et les soumissions n'ont jamais pu toucher mon âme, et la fierté et le dédain en auroient
triomphé ! J'ai méprisé tous ceux qui m'ont aimée, et j'aimerois le seul qui me méprise ! Non, non, je sais
bien que je ne l'aime pas. Il n'y a pas de raison à cela. Mais si ce n'est pas de l'amour que ce que je sens
maintenant, qu'est−ce donc que ce peut être ? Et d'où vient ce poison qui me court par toutes les veines, et ne
me laisse point en repos avec moi−même ? Sors de mon coeur, qui que tu sois, ennemi qui te caches.
Attaque−moi visiblement, et deviens à mes yeux la plus affreuse bête de tous nos bois, afin que mon dard et
mes flèches me puissent défaire de toi. O vous, admirables personnes, qui par la douceur de vos chants avez
l'art d'adoucir les plus fâcheuses inquiétudes, approchez−vous d'ici, de grâce, et tâchez de charmer avec votre
musique le chagrin où je suis.

Scène VI

769

Oeuvres complètes . 1
Cinquième Intermède

Cinquième Intermède

770

Oeuvres complètes . 1
Chère Philis,...

Clymène, Philis

Clymène
Chère Philis, dis−moi, que crois−tu de l'amour ?
Philis
Toi−même, qu'en crois−tu, ma compagne fidèle ?
Clymène
On m'a dit que sa flamme est pire qu'un vautour,
Et qu'on souffre en aimant une peine cruelle.
Philis
On m'a dit qu'il n'est point de passion plus belle,
Et que ne pas aimer, c'est renoncer au jour.
Clymène
A qui des deux donnerons−nous victoire ?
Philis
Qu'en croirons−nous ? ou le mal ou le bien ?
Clymène et Philis, ensemble.
Aimons, c'est le vrai moyen
De savoir ce qu'on en doit croire.
Philis
Chloris vante partout l'amour et ses ardeurs.
Clymène
Amarante pour lui verse en tous lieux des larmes.
Philis
Si de tant de tourments il accable les coeurs,
D'où vient qu'on aime à lui rendre les armes ?
Clymène
Si sa flamme, Philis, est si pleine de charmes,
Pourquoi nous défend−on d'en goûter les douceurs ?
Philis
A qui des deux donnerons−nous victoire ?
Clymène
Qu'en croirons−nous ? ou le mal ou le bien !
Toutes deux ensemble.
Aimons, c'est le vrai moyen
Chère Philis,...

771

Oeuvres complètes . 1
De savoir ce qu'on en doit croire.
La Princesse les interrompt en cet endroit et leur dit :
Achevez seules, si vous voulez. Je ne saurois demeurer en repos ; et quelque douceur qu'aient vos chants, ils
ne font que redoubler mon inquiétude.

Chère Philis,...

772

Oeuvres complètes . 1
Acte V

Acte V

773

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Le Prince, Euryale, Moron, Aglante, Cynthie

Moron
Oui, seigneur, ce n'est point raillerie : j'en suis ce qu'on appelle disgracié ; il m'a fallu tirer mes chausses au
plus vite, et jamais vous n'avez vu un emportement plus brusque que le sien.

Le Prince.
Ah ! Prince, que je devrai de grâces à ce stratagème amoureux, s'il faut qu'il ait trouvé le secret de toucher
son coeur !
Euryale
Quelque chose, seigneur, que l'on vienne de vous en dire, je n'ose encore, pour moi, me flatter de ce doux
espoir ; mais enfin, si ce n'est pas à moi trop de témérité que d'oser aspirer à l'honneur de votre alliance, si
ma personne et mes Etats...

La Prince
Prince, n'entrons point dans ces compliments. Je trouve en vous de quoi remplir tous les souhaits d'un père ;
et si vous avez le coeur de ma fille, il ne vous manque rien.

Scène I

774

Oeuvres complètes . 1
Scène II

La Princesse, Le Prince, Euryale, Aglante, Cynthie, Moron

La Princesse
O Ciel ! que vois−je ici ?
La Prince
Oui, l'honneur de votre alliance m'est d'un prix très−considérable, et je souscris aisément de tous mes
suffrages à la demande que vous me faites.
La Princesse
Seigneur, je me jette à vos pieds pour vous demander une grâce. Vous m'avez toujours témoigné une
tendresse extrême, et je crois vous devoir bien plus par les bontés que vous m'avez fait voir que par le jour
que vous m'avez donné. Mais si jamais pour moi vous avez eu de l'amitié, je vous en demande aujourd'hui la
plus sensible preuve que vous me puissiez accorder : c'est de n'écouter point, seigneur, la demande de ce
prince, et de ne pas souffrir que la Princesse Aglante soit unie avec lui.

La Prince
Et par quelle raison, ma fille, voudrois−tu t'opposer à cette union.
La Princesse
Par la raison que je hais ce prince, et que je veux, si je puis, traverser ses desseins.
La Prince
Tu le hais, ma fille ?
La Princesse
Oui, et de tout mon coeur, je vous l'avoue.
La Prince
Et que t'a−t−il fait ?
La Princesse
Il m'a méprisée.
La Prince
Et comment ?
La Princesse
Il ne m'a pas trouvée assez bien faite pour m'adresser ses voeux.
La Prince
Et quelle offense te fait cela ? Tu ne veux accepter personne.
La Princesse

Scène II

775

Oeuvres complètes . 1
N'importe. Il me devoit aimer comme les autres, et me laisser au moins la gloire de le refuser. Sa déclaration
me fait un affront ; et ce m'est une honte sensible qu'à mes yeux, et au milieu de votre cour, il a recherché
une autre que moi.

La Prince
Mais quel intérêt dois−tu prendre à lui ?
La Princesse
J'en prends, seigneur, à me venger de son mépris ; et comme je sais bien qu'il aime Aglante avec beaucoup
d'ardeur, je veux empêcher, s'il vous plaît, qu'il ne soit heureux avec elle.

La Prince
Cela te tient donc bien au coeur ?
La Princesse
Oui, seigneur, sans doute ; et s'il obtient ce qu'il demande, vous me verrez expirer à vos yeux.
La Prince
Va, va, ma fille, avoue franchement la chose : le mérite de ce prince t'a fait ouvrir les yeux, et tu l'aimes
enfin, quoi que tu puisses dire.
La Princesse
Moi, seigneur ?
La Prince
Oui, tu l'aimes.
La Princesse
Je l'aime, dites−vous ? et vous m'imputez cette lâcheté ! O Ciel ! quelle est mon infortune ! Puis−je bien,
sans mourir, entendre ces paroles ? et faut−il que je sois si malheureuse, qu'on me soupçonne de l'aimer ?
Ah ! si c'étoit un autre que vous, seigneur, qui me tînt ce discours, je ne sais pas ce que je ne ferois point.

La Prince
Eh bien ! oui, tu ne l'aimes pas, tu le hais, j'y consens ; et je veux bien, pour te contenter, qu'il n'épouse pas
la Princesse Aglante.
La Princesse
Ah ! seigneur, vous me donnez la vie.
La Prince
Mais afin d'empêcher qu'il ne puisse être jamais à elle, il faut que tu le prennes pour toi.
La Princesse
Vous vous moquez, seigneur, et ce n'est pas ce qu'il demande.
Euryale
Scène II

776

Oeuvres complètes . 1
Pardonnez−moi, Madame, je suis assez téméraire pour cela, et je prends à témoin le prince votre père si ce
n'est pas vous que j'ai demandée. C'est trop vous tenir dans l'erreur ; il faut lever le masque, et, dussiez−vous
vous en prévaloir contre moi, découvrir à vos yeux les véritables sentiments de mon coeur. Je n'ai jamais
aimé que vous, et jamais je n'aimerai que vous : c'est vous, Madame, qui m'avez enlevé cette qualite
d'insensible que j'avois toujours affectée ; et tout ce que j'ai pu vous dire n'a été qu'une feinte, qu'un
mouvement secret m'a inspirée, et que je n'ai suivie qu'avec toutes les violences imaginables. Il falloit qu'elle
cessât bientôt, sans doute, et je m'étonne seulement qu'elle ait pu durer la moitié d'un jour ; car enfin je
mourois, je brûlois dans l'âme, quand je vous déguisois mes sentiments ; et jamais coeur n'a souffert une
contrainte égale à la mienne. Que si cette feinte, Madame, a quelque chose qui vous offense, je suis tout prêt
de mourir pour vous en venger : vous n'avez qu'à parler, et ma main sur−le−champ fera gloire d'exécuter
l'arrêt que vous prononcerez.

La Princesse
Non, non, Prince, je ne vous sais pas mauvais gré de m'avoir abusée ; et tout ce que vous m'avez dit, je
l'aime bien mieux une feinte, que non pas une vérité.

La Prince
Si bien donc, ma fille, que tu veux bien accepter ce prince pour époux ?
La Princesse
Seigneur, je ne sais pas encore ce que je veux. Donnez−moi le temps d'y songer, je vous prie, et m'épargnez
un peu la confusion où je suis.
La Prince
Vous jugez, Prince, ce que cela veut dire, et vous vous pouvez fonder là−dessus.
Euryale
Je l'attendrai tant qu'il vous plaira, Madame, cet arrêt de ma destinée ; et s'il me condamne à la mort, je le
suivrai sans murmure.
La Prince
Viens, Moron. C'est ici un jour de paix, et je te remets en grâce avec la Princesse.
Moron
Seigneur, je serai meilleur courtisan une autre fois, et je me garderai bien de dire ce que je pense.

Scène II

777

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Aristomène, Théocle, Le Prince, La Princesse, Aglante, Cynthie, Moron

La Prince
Je crains bien, Princes, que le choix de ma fille ne soit pas en votre faveur ; mais voilà deux Princesses qui
peuvent bien vous consoler de ce petit malheur.

Aristomène
Seigneur, nous savons prendre notre parti ; et si ces aimables Princesses n'ont point trop de mépris pour les
coeurs qu'on a rebutés, nous pouvons revenir par elles à l'honneur de votre alliance.

Scène III

778

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Philis, Aristomène, Théocle, Le Prince, La Princesse, Aglante, Cynthie, Moron

Philis
Seigneur, la déesse Vénus vient d'annoncer partout le changement du coeur de la Princesse. Tous les pasteurs
et toutes les bergères en témoignent leur joie par des danses et des chansons ; et si ce n'est point un spectacle
que vous méprisiez, vous allez voir l'allégresse publique se répandre jusques ici.

Scène IV

779

Oeuvres complètes . 1
Sixième intermède

Sixième intermède

780

Oeuvres complètes . 1
Usez mieux,...

Choeur de pasteurs et de bergères qui dansent

Chanson
Usez mieux, ô beautés fières,
Du pouvoir de tout charmer ;
Aimez, aimables bergères :
Nos coeurs sont faits pour aimer.
Quelque fort qu'on s'en défende,
Il y faut venir un jour :
Il n'est rien qui ne se rende
Aux doux charmes de l'Amour.
Songez de bonne heure à suivre
Le plaisir de s'enflammer :
Un coeur ne commence à vivre
Que du jour qu'il sait aimer.
Quelque fort qu'on s'en défende,
Il y faut venir un jour :
Il n'est rien qui ne se rende
Aux doux charmes de l'Amour.

Usez mieux,...

781

Oeuvres complètes . 1

Tartuffe
ou l'Imposteur
Comédie
Les trois premiers actes ont été représentés
à Versailles pour le Roi
le 12e jour du mois de mai 1664.
La comédie, entière et achevée en cinq actes,
a été représentée au château du Raincy près Paris
pour S. A. S. Monseigneur le Prince
Le 29e novembre 1664 et donnée depuis au public
dans la salle du Palais−Royal
le 5e août 1667, puis le 5e février 1669
par la
Troupe du Roi

Tartuffe ou l'Imposteur

782

Oeuvres complètes . 1
Préface

Voici une comédie dont on a fait beaucoup de bruit, qui a été longtemps persécutée, et les gens qu'elle joue
ont bien fait voir qu'ils étaient plus puissants en France que tous ceux que j'ai joués jusques ici. Les marquis,
les précieuses, les cocus et les médecins, ont souffert doucement qu'on les ait représentés, et ils ont fait
semblant de se divertir, avec tout le monde, des peintures que l'on a faites d'eux ; mais les hypocrites n'ont
point entendu raillerie ; ils se sont effarouchés d'abord, et ont trouvé étrange que j'eusse la hardiesse de jouer
leurs grimaces et de vouloir décrier un métier dont tant d'honnêtes gens se mêlent. C'est un crime qu'ils ne
sauraient me pardonner ; et ils se sont tous armés contre ma comédie avec une fureur épouvantable. Ils n'ont
eu garde de l'attaquer par le côté qui les a blessés : ils sont trop politiques pour cela, et savent trop bien vivre
pour découvrir le fond de leur âme. Suivant leur louable coutume, ils ont couvert leurs intérêts de la cause de
Dieu ; et le Tartuffe, dans leur bouche, est une pièce qui offense la piété. Elle est, d'un bout à l'autre, pleine
d'abominations, et l'on n'y trouve rien qui ne mérite le feu. Toutes les syllabes en sont impies ; les gestes
mêmes y sont criminels ; et le moindre coup d'oeil, le moindre branlement de tête, le moindre pas à droite ou
à gauche, y cachent des mystères qu'ils trouvent moyen d'expliquer à mon désavantage.
J'ai eu beau la soumettre aux lumières de mes amis, et à la censure de tout le monde, les corrections que j'y ai
pu faire, le jugement du roi et de la reine, qui l'ont vue, l'approbation des grands princes et de messieurs les
ministres, qui l'ont honorée publiquement de leur présence, le témoignage des gens de bien, qui l'ont trouvée
profitable, tout cela n'a de rien servi. Ils n'en veulent point démordre ; et, tous les jours encore, ils font crier
en public des zélés indiscrets, qui me disent des injures pieusement, et me damnent par charité.
Je me soucierais fort peu de tout ce qu'ils peuvent dire, n'était l'artifice qu'ils ont de me faire des ennemis que
je respecte, et de jeter dans leur parti de véritables gens de bien, dont ils préviennent la bonne foi, et qui, par
la chaleur qu'ils ont pour les intérêts du ciel, sont faciles à recevoir les impressions qu'on veut leur donner.
Voilà ce qui m'oblige à me défendre. C'est aux vrais dévots que je veux partout me justifier sur la conduite de
ma comédie ; et je les conjure, de tout mon coeur, de ne point condamner les choses avant que de les voir, de
se défaire de toute prévention, et de ne point servir la passion de ceux dont les grimaces les déshonorent.
Si l'on prend la peine d'examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute que mes intentions y sont
partout innocentes, et qu'elle ne tend nullement à jouer les choses que l'on doit révérer ; que je l'ai traitée
avec toutes les précautions que demandait la délicatesse de la matière et que j'ai mis tout l'art et tous les soins
qu'il m'a été possible pour bien distinguer le personnage de l'hypocrite d'avec celui du vrai dévot. J'ai
employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul moment
l'auditeur en balance ; on le connaît d'abord aux marques que je lui donne ; et, d'un bout à l'autre, il ne dit
pas un mot, il ne fait pas une action, qui ne peigne aux spectateurs le caractère d'un méchant homme, et ne
fasse éclater celui du véritable homme de bien que je lui oppose.
Je sais bien que, pour réponse, ces messieurs tâchent d'insinuer que ce n'est point au théâtre à parler de ces
matières ; mais je leur demande, avec leur permission, sur quoi ils fondent cette belle maxime. C'est une
proposition qu'ils ne font que supposer, et qu'ils ne prouvent en aucune façon ; et, sans doute, il ne serait pas
difficile de leur faire voir que la comédie, chez les anciens, a pris son origine de la religion, et faisait partie de
leurs mystères ; que les Espagnols, nos voisins, ne célèbrent guère de fêtes où la comédie ne soit mêlée, et
que même, parmi nous, elle doit sa naissance aux soins d'une confrérie à qui appartient encore aujourd'hui
l'hôtel de Bourgogne ; que c'est un lieu qui fut donné pour y représenter les plus importants mystères de
notre foi ; qu'on en voit encore des comédies imprimées en lettres gothiques, sous le nom d'un docteur de
Préface

783

Oeuvres complètes . 1
Sorbonne et, sans aller chercher si loin que l'on a joué, de notre temps, des pièces saintes de M. de Corneille,
qui ont été l'admiration de toute la France.
Si l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de
privilégiés. Celui−ci est, dans l'Etat, d'une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres ; et nous
avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la correction. Les plus beaux traits d'une sérieuse morale sont
moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire ; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que
la peinture de leurs défauts. C'est une grande atteinte aux vices, que de les exposer à la risée de tout le monde.
On souffre aisément des répréhensions ; mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant ;
mais on ne veut point être ridicule.
On me reproche d'avoir mis des termes de piété dans la bouche de mon imposteur. Eh ! pouvais−je m'en
empêcher, pour bien représenter le caractère d'un hypocrite ? Il suffit, ce me semble, que je fasse connaître
les motifs criminels qui lui font dire les choses, et que j'en aie retranché les termes consacrés, dont on aurait
eu peine à lui entendre faire un mauvais usage. − Mais il débite au quatrième acte une morale pernicieuse. −
Mais cette morale est−elle quelque chose dont tout le monde n'eût les oreilles rebattues ? Dit−elle rien de
nouveau dans ma comédie ? Et peut−on craindre que des choses si généralement détestées fassent quelque
impression dans les esprits ; que je les rende dangereuses en les faisant monter sur le théâtre ; qu'elles
reçoivent quelque autorité de la bouche d'un scélérat ? Il n'y a nulle apparence à cela ; et l'on doit approuver
la comédie du Tartuffe, ou condamner généralement toutes les comédies.
C'est à quoi l'on s'attache furieusement depuis un temps ; et jamais on ne s'était si fort déchaîné contre le
théâtre. Je ne puis pas nier qu'il n'y ait eu des Pères de l'Eglise qui ont condamné la comédie ; mais on ne
peut pas me nier aussi qu'il n'y en ait eu quelques−uns qui l'ont traitée un peu plus doucement. Ainsi l'autorité
dont on prétend appuyer la censure est détruite par ce partage : et toute la conséquence qu'on peut tirer de
cette diversité d'opinions en des esprits éclairés des mêmes lumières, c'est qu'ils ont pris la comédie
différemment, et que les uns l'ont considérée dans sa pureté, lorsque les autres l'ont regardée dans sa
corruption, et confondue avec tous ces vilains spectacles qu'on a eu raison de nommer des spectacles de
turpitude.
Et, en effet, puisqu'on doit discourir des choses et non pas des mots, et que la plupart des contrariétés
viennent de ne pas entendre et d'envelopper dans un même mot des choses opposées, il ne faut qu'ôter le voile
de l'équivoque, et regarder ce qu'est la comédie en soi, pour voir si elle est condamnable. On connaîtra, sans
doute, que, n'étant autre chose qu'un poème ingénieux, qui, par des leçons agréables, reprend les défauts des
hommes, on ne saurait la censurer sans injustice ; et, si nous voulons ouïr là−dessus le témoignage de
l'antiquité, elle nous dira que ses plus célèbres philosophes ont donné des louanges à la comédie, eux qui
faisaient profession d'une sagesse si austère, et qui criaient sans cesse après les vices de leur siècle. Elle nous
fera voir qu'Aristote a consacré des veilles au théâtre, et s'est donné le soin de réduire en préceptes l'art de
faire des comédies. Elle nous apprendra que ses plus grands hommes, et des premiers en dignité, on fait gloire
d'en composer eux−mêmes, qu'il y en a eu d'autres qui n'ont pas dédaigné de réciter en public celles qu'il
avaient composées ; que la Grèce a fait pour cet art éclater son estime par les prix glorieux et par les
superbes théâtres dont elle a voulu l'honorer ; et que, dans Rome enfin, ce même art a reçu aussi des
honneurs extraordinaires : je ne dis pas dans Rome débauchée, et sous la licence des empereurs, mais dans
Rome disciplinée, sous la sagesse des consuls, et dans le temps de la vigueur de la vertu romaine.
J'avoue qu'il y a eu des temps où la comédie s'est corrompue. Et qu'est−ce que dans le monde on ne corrompt
point tous les jours ? Il n'y a chose si innocente où les hommes ne puissent porter du crime ; point d'art si
salutaire dont ils ne soient capables de renverser les intentions ; rien de si bon en soi qu'ils ne puissent
tourner à de mauvais usages. La médecine est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus
excellentes choses que nous ayons ; et cependant il y a eu des temps où elle s'est rendue odieuse, et souvent
on en a fait un art d'empoisonner les hommes. La philosophie est un présent du ciel ; elle nous a été donnée
Préface

784

Oeuvres complètes . 1
pour porter nos esprits à la connaissance d'un Dieu par la contemplation des merveilles de la nature ; et
pourtant on n'ignore pas que souvent on l'a détournée de son emploi, et qu'on l'a occupée publiquement à
soutenir l'impiété. Les choses mêmes les plus saintes ne sont point à couvert de la corruption des hommes ;
et nous voyons des scélérats qui, tous les jours, abusent de la piété et la font servir méchamment aux crimes
les plus grands. Mais on ne laisse pas pour cela de faire les distinctions qu'il est besoin de faire. On
n'enveloppe point dans une fausse conséquence la bonté des choses que l'on corrompt, avec la malice des
corrupteurs. On sépare toujours le mauvais usage d'avec l'intention de l'art ; et comme on ne s'avise point de
défendre la médecine pour avoir été bannie de Rome, ni la philosophie pour avoir été condamnée
publiquement dans Athènes, on ne doit point aussi vouloir interdire la comédie pour avoir été censurée en de
certains temps. Cette censure a eu ses raisons, qui ne subsistent point ici. Elle s'est renfermée dans ce qu'elle a
pu voir ; et nous ne devons point la tirer des bornes qu'elle s'est données, l'étendre plus loin qu'il ne faut, et
lui faire embrasser l'innocent avec le coupable. La comédie qu'elle a eu dessein d'attaquer n'est point du tout
la comédie que nous voulons défendre. Il se faut bien garder de confondre celle−là avec celle−ci. Ce sont
deux personnes de qui les moeurs sont tout à fait opposées. Elles n'ont aucun rapport l'une avec l'autre que la
ressemblance du nom ; et ce serait une injustice épouvantable que de vouloir condamner Olympe, qui est
femme de bien, parce qu'il y a une Olympe qui a été une débauchée. De semblables arrêts, sans doute,
feraient un grand désordre dans le monde. Il n'y aurait rien par là qui ne fût condamné ; et, puisque l'on ne
garde point cette rigueur à tant de choses dont on abuse tous les jours, on doit bien faire la même grâce à la
comédie, et approuver les pièces de théâtre où l'on verra régner l'instruction et l'honnêteté.
Je sais qu'il y a des esprits dont la délicatesse ne peut souffrir aucune comédie ; qui disent que les plus
honnêtes sont les plus dangereuses ; que les passions que l'on y dépeint sont d'autant plus touchantes qu'elles
sont pleines de vertu, et que les âmes sont attendries par ces sortes de représentations. Je ne vois pas quel
grand crime c'est que de s'attendrir à la vue d'une passion honnête ; et c'est un haut étage de vertu que cette
pleine insensibilité où ils veulent faire monter notre âme. Je doute qu'une si grande perfection soit dans les
forces de la nature humaine ; et je ne sais s'il n'est pas mieux de travailler à rectifier et adoucir les passions
des hommes que de vouloir les retrancher entièrement. J'avoue qu'il y a des lieux qu'il vaut mieux fréquenter
que le théâtre ; et, si l'on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement Dieu et notre salut, il
est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve point mauvais qu'elle soit condamnée avec le reste ;
mais, supposé, comme il est vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles et que les hommes
aient besoin de divertissement, je soutiens qu'on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la
comédie. Je me suis étendu trop loin. Finissons par un mot d'un grand prince sur la comédie du Tartuffe.
Huit jours après qu'elle eut été défendue, on représenta devant la cour une pièce intitulée Scaramouche
ermite ; et le roi, en sortant, dit au grand prince que je veux dire. "Je voudrais bien savoir pourquoi les gens
qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière ne disent mot de celle de Scaramouche" ; à quoi le
prince répondit : "La raison de cela, c'est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces
messieurs−là ne se soucient point ; mais celle de Molière les joue eux−mêmes ; c'est ce qu'ils ne peuvent
souffrir".

Préface

785

Oeuvres complètes . 1
Premier placet présenté au Roi

Sur la comédie du Tartuffe.

Sire,
Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j'ai cru que, dans l'emploi où je me
trouve, je n'avais rien de mieux à faire que d'attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle ; et,
comme l'hypocrisie, sans doute, en est un des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux,
j'avais eu, Sire, la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si
je faisais une comédie qui décriât les hypocrites, et mît en vue, comme il faut, toutes les grimaces étudiées de
ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux monnayeurs en dévotion, qui
veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique.
Je l'ai faite, Sire, cette comédie, avec tout le soin, comme je crois, et toutes les circonspections que pouvait
demander la délicatesse de la matière ; et, pour mieux conserver l'estime et le respect qu'on doit aux vrais
dévots, j'en ai distingué le plus que j'ai pu le caractère que j'avais à toucher. Je n'ai point laissé d'équivoque,
j'ai ôté ce qui pouvait confondre le bien avec le mal, et ne me suis servi dans cette peinture que des couleurs
expresses et des traits essentiels qui font reconnaître d'abord un véritable et franc hypocrite.
Cependant toutes mes précautions ont été inutiles. On a profité, Sire, de la délicatesse de votre âme sur les
matières de religion, et l'on a su vous prendre par l'endroit seul que vous êtes prenable, je veux dire par le
respect des choses saintes. Les tartuffes, sous main, ont eu l'adresse de trouver grâce auprès de Votre
Majesté ; et les originaux enfin ont fait supprimer la copie, quelque innocente qu'elle fût, et quelque
ressemblante qu'on la trouvât.
Bien que ce m'eût été un coup sensible que la suppression de cet ouvrage, mon malheur, pourtant était adouci,
par la manière dont Votre Majesté s'était expliquée sur ce sujet ; et j'ai cru, sire, qu'elle m'ôtait tout lieu de
me plaindre, ayant eu la bonté de déclarer qu'elle ne trouvait rien à dire dans cette comédie qu'elle me
défendait de produire en public.
Mais, malgré cette glorieuse déclaration du plus grand roi du monde et du plus éclairé, malgré l'approbation
encore de M. le légat, et de la plus grande partie de nos prélats, qui tous, dans les lectures particulières que je
leur ai faites de mon ouvrage se sont trouvés d'accord avec les sentiments de Votre Majesté ; malgré tout
cela, dis−je, on voit un livre composé par le curé de..., qui donne hautement un démenti à tous ces augustes
témoignages. Votre Majesté a beau dire, et M. le légat et MM. les prélats ont beau donner leur jugement, ma
comédie, sans l'avoir vue, est diabolique, et diabolique mon cerveau ; je suis un démon vêtu de chair et
habillé en homme, un libertin, un impie digne d'un supplice exemplaire. Ce n'est pas assez que le feu expie en
public mon offense, j'en serais quitte à trop bon marché ; le zèle charitable de ce galant homme de bien n'a
garde de demeurer là ; il ne veut point que j'aie de miséricorde auprès de Dieu ; il veut absolument que je
sois damné, c'est une affaire résolue.
Ce livre, Sire, a été présenté à Votre Majesté ; et, sans doute, elle juge bien elle−même combien il m'est
fâcheux de me voir exposé tous les jours aux insultes de ces messieurs ; quel tort me feront dans le monde de
telles calomnies, s'il faut qu'elles soient tolérées ; et quel intérêt j'ai enfin à me purger de son imposture, et à
faire voir au public que ma comédie n'est rien moins que ce qu'on veut qu'elle soit. Je ne dirai point, Sire, ce
que j'aurais à demander pour ma réputation et pour justifier à tout le monde l'innocence de mon ouvrage : les
rois éclairés comme vous n'ont pas besoin qu'on leur marque ce qu'on souhaite ; ils voient, comme Dieu, ce
qu'il nous faut, et savent mieux que nous ce qu'ils nous doivent accorder. Il me suffit de mettre mes intérêts
Premier placet présenté au Roi

786

Oeuvres complètes . 1
entre les mains de Votre Majesté ; et j'attends d'elle, avec respect, tout ce qu'il lui plaira d'ordonner
là−dessus.

Premier placet présenté au Roi

787

Oeuvres complètes . 1
Second placet présenté au Roi

Dans son camp devant la ville de Lille en Flandre, par les nommés De la Thorillière et de la Grange,
comédiens de Sa Majesté, et compagnons de sieur Molière, sur la défense qui fut faite, le 6 août 1667, de
représenter le Tartuffe jusques à nouvel ordre de Sa Majesté.
Sire,
C'est une chose bien téméraire à moi que de venir importuner un grand monarque au milieu de ses glorieuses
conquêtes ; mais, dans l'état où je me vois, où trouver, Sire, une protection qu'au lieu où je la viens
chercher ? et qui puis−je solliciter contre l'autorité de la puissance qui m'accable, que la source de la
puissance et de l'autorité, que le juste dispensateur des ordres absolus, que le souverain juge et le maître de
toutes choses ?
Ma comédie, Sire, n'a pu jouir ici des bontés de Votre Majesté. En vain je l'ai produite sous le titre de
l'Imposteur, et déguisé le personnage sous l'ajustement d'un homme du monde ; j'ai eu beau lui donner un
petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une épée, et des dentelles sur tout l'habit, mettre en
plusieurs endroits des adoucissements, et retrancher avec soin tout ce que j'ai jugé capable de fournir l'ombre
d'un prétexte aux célèbres originaux du portrait que je voulais faire : tout cela n'a de rien servi. La cabale
s'est réveillée aux simples conjectures qu'ils ont pu avoir de la chose. Ils ont trouvé moyen de surprendre des
esprits qui, dans toute autre matière, font une haute profession de ne se point laisser surprendre. Ma comédie
n'a pas plutôt paru, qu'elle s'est vue foudroyée par le coup d'un pouvoir qui doit imposer du respect ; et tout
ce que j'ai pu faire en cette rencontre pour me sauver moi−même de l'éclat de cette tempête, c'est de dire que
Votre Majesté avait eu la bonté de m'en permettre la représentation, et que je n'avais pas cru qu'il fût besoin
de demander cette permission à d'autres, puisqu'il n'y avait qu'elle seule qui me l'eût défendue.
Je ne doute point, Sire, que les gens que je peins dans ma comédie ne remuent bien des ressorts auprès de
Votre Majesté, et ne jettent dans leur parti, comme ils l'ont déjà fait, de véritables gens de bien, qui sont
d'autant plus prompts à se laisser tromper qu'ils jugent d'autrui par eux−mêmes. Ils ont l'art de donner de
belles couleurs à toutes leurs intentions. Quelque mine qu'ils fassent, ce n'est point du tout l'intérêt de Dieu
qui les peut émouvoir : ils l'ont assez montré dans les comédies qu'ils ont souffert qu'on ait jouées tant de
fois en public, sans en dire le moindre mot. Celles−là n'attaquaient que la piété et la religion, dont ils se
soucient fort peu : mais celle−ci les attaque et les joue eux−mêmes ; et c'est ce qu'ils ne peuvent souffrir. Ils
ne sauraient me pardonner de dévoiler leurs impostures aux yeux de tout le monde ; et, sans doute on ne
manquera pas de dire à Votre Majesté que chacun s'est scandalisé de ma comédie. Mais la vérité pure, Sire,
c'est que tout Paris ne s'est scandalisé que de la défense qu'on en a faite, que les plus scrupuleux en ont trouvé
la représentation profitable, et qu'on s'est étonné que des personnes d'une probité si connue aient eu une si
grande déférence pour des gens qui devraient être l'horreur de tout le monde et sont si opposés à la véritable
piété, dont elles font profession.
J'attends avec respect l'arrêt que Votre Majesté daignera prononcer sur cette matière ; mais il est très assuré,
Sire, qu'il ne faut plus que je songe à faire des comédies, si les tartuffes ont l'avantage ; qu'ils prendront droit
par là de me persécuter plus que jamais, et voudront trouver à redire aux choses les plus innocentes qui
pourront sortir de ma plume.

Second placet présenté au Roi

788

Oeuvres complètes . 1
Daignent vos bonté, Sire, me donner une protection contre leur rage envenimée ; et puissé−je, au retour
d'une campagne si glorieuse, délasser Votre Majesté des fatigues de ses conquêtes, lui donner d'innocents
plaisirs après de si nobles travaux, et faire rire le monarque qui fait trembler toute l'Europe !

Second placet présenté au Roi

789

Oeuvres complètes . 1
Troisième placet présenté au Roi

Le 5 février 1669

Sire,
Un fort honnête médecin, dont j'ai l'honneur d'être le malade, me promet et veut s'obliger par−devant notaire
de me faire vivre encore trente années, si je puis lui obtenir une grâce de Votre Majesté. Je lui ai dit, sur sa
promesse, que je ne lui demandais pas tant, et que je serais satisfait de lui pourvu qu'il s'obligeât de ne me
point tuer. Cette grâce, Sire, est un canonicat de votre chapelle royale de Vincennes, vacant par la mort de...
Oserai−je demander encore cette grâce à Votre Majesté le propre jour de la grande résurrection de Tartuffe,
ressuscité par vos bontés ? Je suis, par cette première faveur, réconcilié avec les dévots ; et je le serais, par
cette seconde, avec les médecins. C'est pour moi, sans doute, trop de grâces à la fois ; mais peut−être n'en
est−ce pas trop pour Votre Majesté ; et j'attends, avec un peu d'espérance respectueuse, la réponse de mon
placet.

Troisième placet présenté au Roi

790

Oeuvres complètes . 1
Personnages

Mme Pernelle, mère d'Orgon.
Orgon, mari d'Elmire.
Elmire, femme d'Orgon.
Damis, fils d'Orgon.
Mariane, fille d'Orgon et amante de Valère.
Valère, amant de Mariane.
Cléante, beau−frère d'Orgon.
Tartuffe, faux dévot.
Dorine, suivante de Mariane.
M. Loyal, sergent.
Un Exempt.
Flipote, servante de Mme Pernelle.
La scène est à Paris

Personnages

791

Oeuvres complètes . 1
Acte I

Acte I

792

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Madame Pernelle et Flipote sa servante, Elmire, Mariane, Dorine, Damis, Cléante

Madame Pernelle
Allons, Flipote, allons, que d'eux je me délivre.
Elmire
Vous marchez d'un tel pas qu'on a peine à vous suivre.
Madame Pernelle
Laissez, ma bru, laissez, ne venez pas plus loin :
Ce sont toutes façons dont je n'ai pas besoin.
Elmire
De ce que l'on vous doit envers vous on s'acquitte.
Mais, ma mère, d'où vient que vous sortez si vite ?
Madame Pernelle
C'est que je ne puis voir tout ce ménage−ci,
Et que de me complaire on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
Dans toutes mes leçons j'y suis contrariée,
On n'y respecte rien, chacun y parle haut,
Et c'est tout justement la cour du roi Pétaut.
Dorine
Si...
Madame Pernelle
Vous êtes, mamie, une fille suivante
Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente :
Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.
Damis
Mais...
Madame Pernelle
Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils ;
C'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand'mère ;
Et j'ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
Que vous preniez tout l'air d'un méchant garnement,
Et ne lui donneriez jamais que du tourment.
Mariane
Je crois...
Madame Pernelle
Scène I

793

Oeuvres complètes . 1
Mon Dieu, sa soeur, vous faites la discrette,
Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette ;
Mais il n'est, comme on dit, pire eau que l'eau qui dort,
Et vous menez sous chape un train que je hais fort.
Elmire
Mais, ma mère,...
Madame Pernelle
Ma bru, qu'il ne vous en déplaise,
Votre conduite en tout est tout à fait mauvaise ;
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux,
Et leur défunte mère en usoit beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière ; et cet état me blesse,
Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement.
Cléante
Mais, Madame, après tout...
Madame Pernelle
Pour vous, Monsieur son frère,
Je vous estime fort, vous aime, et vous révère ;
Mais enfin, si j'étois de mon fils, son époux,
Je vous prierois bien fort de n'entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre
Qui par d'honnêtes gens ne se doivent point suivre.
Je vous parle un peu franc ; mais c'est là mon humeur,
Et je ne mâche point ce que j'ai sur le coeur.
Damis
Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute...
Madame Pernelle
C'est un homme de bien, qu'il faut que l'on écoute ;
Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux
De le voir querellé par un fou comme vous.
Damis
Quoi ? je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique,
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau Monsieur−là n'y daigne consentir ?
Dorine
S'il le faut écouter et croire à ses maximes,
On ne peut faire rien qu'on ne fasse des crimes ;
Car il contrôle tout, ce critique zélé.
Madame Pernelle
Scène I

794

Oeuvres complètes . 1
Et tout ce qu'il contrôle est fort bien contrôlé.
C'est au chemin du Ciel qu'il prétend vous conduire,
Et mon fils à l'aimer vous devroit tous induire.
Damis
Non, voyez−vous, ma mère, il n'est père ni rien
Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien :
Je trahirois mon coeur de parler d'autre sorte ;
Sur ses façons de faire à tous coups je m'emporte ;
J'en prévois une suite, et qu'avec ce pied plat
Il faudra que j'en vienne à quelque grand éclat.
Dorine
Certes, c'est une chose aussi qui scandalise,
De voir qu'un inconnu céans s'impatronise,
Qu'un gueux qui, quand il vint, n'avoit pas de souliers
Et dont l'habit entier valoit bien six deniers,
En vienne jusque−là que de se méconnaître,
De contrarier tout, et de faire le maître.
Madame Pernelle
Hé ! merci de ma vie ? il en iroit bien mieux,
Si tout se gouvernoit par ses ordres pieux.
Dorine
Il passe pour un saint dans votre fantaisie :
Tout son fait, croyez−moi, n'est rien qu'hypocrisie.
Madame Pernelle
Voyez la langue !
Dorine
A lui, non plus qu'à son Laurent,
Je ne me fierois, moi, que sur un bon garant.
Madame Pernelle
J'ignore ce qu'au fond le serviteur peut être ;
Mais pour homme de bien, je garantis le maître.
Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez
Qu'à cause qu'il vous dit à tous vos vérités.
C'est contre le péché que son coeur se courrouce,
Et l'intérêt du Ciel est tout ce qui le pousse.
Dorine
Oui ; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps,
Ne sauroit−il souffrir qu'aucun hante céans ?
En quoi blesse le Ciel une visite honnête,
Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ?
Veut−on que là−dessus je m'explique entre nous ?
Je crois que de Madame il est, ma foi, jaloux.

Scène I

795

Oeuvres complètes . 1
Madame Pernelle
Taisez−vous, et songez aux choses que vous dites.
Ce n'est pas lui tout seul qui blâme ces visites.
Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,
Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,
Et de tant de laquais le bruyant assemblage
Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.
Je veux croire qu'au fond il ne se passe rien ;
Mais enfin on en parle, et cela n'est pas bien.
Cléante
Hé ! voulez−vous, Madame, empêcher qu'on ne cause ?
Ce seroit dans la vie une fâcheuse chose,
Si pour les sots discours où l'on peut être mis,
Il falloit renoncer à ses meilleurs amis.
Et quand même on pourroit se résoudre à le faire,
Croiriez−vous obliger tout le monde à se taire ?
Contre la médisance il n'est point de rempart.
A tous les sots caquets n'ayons donc nul égard ;
Efforçons−nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.
Dorine
Daphné, notre voisine, et son petit époux
Ne seroient−ils point ceux qui parlent mal de nous ?
Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
Sont toujours sur autrui les premiers à médire ;
Ils ne manquent jamais de saisir promptement
L'apparente lueur du moindre attachement,
D'en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
Et d'y donner le tour qu'ils veulent qu'on y croie :
Des actions d'autrui, teintes de leurs couleurs,
Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,
Et sous le faux espoir de quelque ressemblance,
Aux intrigues qu'ils ont donner de l'innocence,
Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés.
Madame Pernelle
Tous ces raisonnements ne font rien à l'affaire.
On sait qu'Orante mène une vie exemplaire :
Tous ses soins vont au Ciel ; et j'ai su par des gens
Qu'elle condamne fort le train qui vient céans.
Dorine
L'exemple est admirable, et cette dame est bonne !
Il est vrai qu'elle vit en austère personne ;
Mais l'âge dans son âme a mis ce zèle ardent,
Et l'on sait qu'elle est prude à son corps défendant.
Tant qu'elle a pu des coeurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages ;
Scène I

796

Oeuvres complètes . 1
Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
Au monde, qui la quitte, elle veut renoncer,
Et du voile pompeux d'une haute sagesse
De ses attraits usés déguiser la foiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps.
Il leur est dur de voir déserter les galants.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude
Ne voit d'autre recours que le métier de prude ;
Et la sévérité de ces femmes de bien
Censure toute chose, et ne pardonne à rien ;
Hautement d'un chacun elles blâment la vie,
Non point par charité, mais par un trait d'envie,
Qui ne sauroit souffrir qu'une autre ait les plaisirs
Dont le penchant de l'âge a sevré leurs desirs.
Madame Pernelle
Voilà les contes bleus qu'il vous faut pour vous plaire.
Ma bru, l'on est chez vous contrainte de se taire,
Car Madame à jaser tient le dé tout le jour.
Mais enfin je prétends discourir à mon tour :
Je vous dis que mon fils n'a rien fait de plus sage
Qu'en recueillant chez soi ce dévot personnage ;
Que le Ciel au besoin l'a céans envoyé
Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;
Que pour votre salut vous le devez entendre,
Et qu'il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
Ces visites, ces bals, ces conversations
Sont du malin esprit toutes inventions.
Là jamais on n'entend de pieuses paroles :
Ce sont propos oisifs, chansons et fariboles ;
Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l'on y sait médire et du tiers et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées
De la confusion de telles assemblées :
Mille caquets divers s'y font en moins de rien ;
Et comme l'autre jour un docteur dit fort bien,
C'est véritablement la tour de Babylone,
Car chacun y babille, et tout du long de l'aune ;
Et pour conter l'histoire où ce point l'engagea...
Voilà−t−il pas Monsieur qui ricane déjà !
Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire,
Et sans... Adieu, ma bru : je ne veux plus rien dire.
Sachez que pour céans j'en rabats de moitié,
Et qu'il fera beau temps quand j'y mettrai le pied.
(Donnant un soufflet à Flipote.)
Allons, vous, vous rêvez, et bayez aux corneilles.
Jour de Dieu ! je saurai vous frotter les oreilles.
Marchons, gaupe, marchons.

Scène I

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Oeuvres complètes . 1
Scène II

Cléante, Dorine

Cléante
Je n'y veux point aller,
De peur qu'elle ne vînt encor me quereller,
Que cette bonne femme...
Dorine
Ah ! certes, c'est dommage
Qu'elle ne vous ouît tenir un tel langage :
Elle vous diroit bien qu'elle vous trouve bon,
Et qu'elle n'est point d'âge à lui donner ce nom.
Cléante
Comme elle s'est pour rien contre nous échauffée !
Et que de son Tartuffe elle paroît coiffée !
Dorine
Oh ! vraiment tout cela n'est rien au prix du fils,
Et si vous l'aviez vu, vous diriez : "C'est bien pis ! "
Nos troubles l'avoient mis sur le pied d'homme sage,
Et pour servir son prince il montra du courage ;
Mais il est devenu comme un homme hébété,
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté ;
Il l'appelle son frère, et l'aime dans son âme
Cent fois plus qu'il ne fait mère, fils, fille, et femme.
C'est de tous ses secrets l'unique confident,
Et de ses actions le directeur prudent ;
Il le choie, il l'embrasse, et pour une maîtresse
On ne sauroit, je pense, avoir plus de tendresse ;
A table, au plus haut bout il veut qu'il soit assis ;
Avec joie il l'y voit manger autant que six ;
Les bons morceaux de tout, il fait qu'on les lui cède ;
Et s'il vient à roter, il lui dit : "Dieu vous aide ! ".
(C'est une servante qui parle.)
Enfin il en est fou ; c'est son tout, son héros ;
Il l'admire à tous coups, le cite à tout propos ;
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu'il dit sont pour lui de oracles.
Lui, qui connoît sa dupe et qui veut en jouir,
Par cent dehors fardés a l'art de l'éblouir ;
Son cagotisme en tire à toute heure des sommes,
Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes.
Il n'est pas jusqu'au fat qui lui sert de garçon
Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon ;
Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
Scène II

798

Oeuvres complètes . 1
Et jeter nos rubans, notre rouge et nos mouches.
Le traître, l'autre jour, nous rompit de ses mains
Un mouchoir qu'il trouva dans une Fleur des Saints,
Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
Avec la sainteté les parures du diable.

Scène II

799

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Elmire, Mariane, Damis, Cléante, Dorine

Elmire
Vous êtes bien heureux de n'être point venu
Au discours qu'à la porte elle nous a tenu.
Mais j'ai vu mon mari ! comme il ne m'a point vue,
Je veux aller là−haut attendre sa venue.
Cléante
Moi, je l'attends ici pour moins d'amusement,
Et je vais lui donner le bonjour seulement.
Damis
De l'hymen de ma soeur touchez−lui quelque chose.
J'ai soupçon que Tartuffe à son effet s'oppose,
Qu'il oblige mon père à des détours si grands ;
Et vous n'ignorez pas quel intérêt j'y prends.
Si même ardeur enflamme et ma soeur et Valère,
La soeur de cet ami, vous le savez, m'est chère ;
Et s'il falloit...
Dorine
Il entre.

Scène III

800

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Orgon, Cléante, Dorine

Orgon
Ah ! mon frère, bonjour.
Cléante
Je sortois, et j'ai joie à vous voir de retour.
La campagne à présent n'est pas beaucoup fleurie.
Orgon
Dorine... Mon beau−frère, attendez, je vous prie :
Vous voulez bien souffrir, pour m'ôter de souci,
Que je m'informe un peu des nouvelles d'ici.
Tout s'est−il, ces deux jours, passé de bonne sorte ?
Qu'est−ce qu'on fait céans ? comme est−ce qu'on s'y porte ?
Dorine
Madame eut avant−hier la fièvre jusqu'au soir,
Avec un mal de tête étrange à concevoir.
Orgon
Et Tartuffe ?
Dorine
Tartuffe ? Il se porte à merveille.
Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.
Orgon
Le pauvre homme !
Dorine
Le soir, elle eut un grand dégoût,
Et ne put au souper toucher à rien du tout,
Tant sa douleur de tête étoit encor cruelle !
Orgon
Et Tartuffe ?
Dorine
Il soupa, lui tout seul, devant elle,
Et fort dévotement il mangea deux perdrix,
Avec une moitié de gigot en hachis.
Orgon
Le pauvre homme !

Scène IV

801

Oeuvres complètes . 1
Dorine
La nuit se passa toute entière
Sans qu'elle pût fermer un moment la paupière ;
Des chaleurs l'empêchoient de pouvoir sommeiller,
Et jusqu'au jour près d'elle il nous fallut veiller.
Orgon
Et Tartuffe ?
Dorine
Pressé d'un sommeil agréable,
Il passa dans sa chambre au sortir de la table,
Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
Où sans trouble il dormit jusques au lendemain.
Orgon
Le pauvre homme !
Dorine
A la fin, par nos raisons gagnée,
Elle se résolut à souffrir la saignée,
Et le soulagement suivit tout aussitôt.
Orgon
Et Tartuffe ?
Dorine
Il reprit courage comme il faut,
Et contre tous les maux fortifiant son âme,
Pour réparer le sang qu'avoit perdu Madame,
But à son déjeuner quatre grands coups de vin.
Orgon
Le pauvre homme !
Dorine
Tous deux se portent bien enfin ;
Et je vais à Madame annoncer par avance
La part que vous prenez à sa convalescence.

Scène IV

802

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Orgon, Cléante

Cléante
A votre nez, mon frère, elle se rit de vous ;
Et sans avoir dessein de vous mettre en courroux,
Je vous dirai tout franc que c'est avec justice.
A−t−on jamais parlé d'un semblable caprice ?
Et se peut−il qu'un homme ait un charme aujourd'hui
A vous faire oublier toutes choses pour lui,
Qu'après avoir chez vous réparé sa misère,
Vous en veniez au point ? ...
Orgon
Alte−là, mon beau−frère :
Vous ne connoissez pas celui dont vous parlez.
Cléante
Je ne le connois pas, puisque vous le voulez ;
Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être...
Orgon
Mon frère, vous seriez charmé de le connoître,
Et vos ravissements ne prendroient point de fin.
C'est un homme... qui,... ha ! un homme... un homme enfin.
Qui suit bien ses leçons goûte une paix profonde,
Et comme du fumier regarde tout le monde.
Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien,
De toutes amitiés il détache mon âme ;
Et je verrois mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m'en soucierois autant que de cela.
Cléante
Les sentiments humains, mon frère, que voilà !
Orgon
Ha ! si vous aviez vu comme j'en fis rencontre,
Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre.
Chaque jour à l'église il venoit, d'un air doux,
Tout vis−à−vis de moi se mettre à deux genoux.
Il attiroit les yeux de l'assemblée entière
Par l'ardeur dont au Ciel il poussoit sa prière ;
Il faisoit des soupirs, de grands élancements,
Et baisoit humblement la terre à tous moments ;
Et lorsque je sortois, il me devançoit vite,
Pour m'aller à la porte offrir de l'eau bénite.
Scène V

803

Oeuvres complètes . 1
Instruit par son garçon, qui dans tout l'imitoit,
Et de son indigence, et de ce qu'il étoit,
Je lui faisois des dons ; mais avec modestie
Il me vouloit toujours en rendre une partie.
"C'est trop, me disoit−il, c'est trop de la moitié ;
Je ne mérite pas de vous faire pitié" ;
Et quand je refusois de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il alloit le répandre.
Enfin le Ciel chez moi me le fit retirer,
Et depuis ce temps−là tout semble y prospérer.
Je vois qu'il reprend tout, et qu'à ma femme même
Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême ;
Il m'avertit des gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi six fois il s'en montre jaloux.
Mais vous ne croiriez point jusqu'où monte son zèle :
Il s'impute à péché la moindre bagatelle ;
Un rien presque suffit pour le scandaliser ;
Jusque−là qu'il se vint l'autre jour accuser
D'avoir pris une puce en faisant sa prière,
Et de l'avoir tuée avec trop de colère.
Cléante
Parbleu ! vous êtes fou, mon frère, que je croi.
Avec de tels discours vous moquez−vous de moi ?
Et que prétendez−vous que tout ce badinage ? ...
Orgon
Mon frère, ce discours sent le libertinage :
Vous en êtes un peu dans votre âme entiché ;
Et comme je vous l'ai plus de dix fois prêché,
Vous vous attirerez quelque méchante affaire.
Cléante
Voilà de vos pareils le discours ordinaire :
Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux.
C'est être libertin que d'avoir de bons yeux,
Et qui n'adore pas de vaines simagrées
N'a ni respect ni foi pour les choses sacrées.
Allez, tous vos discours ne me font point de peur :
Je sais comme je parle, et le Ciel voit mon coeur,
De tous vos façonniers on n'est point les esclaves.
Il est de faux dévots ainsi que de faux braves ;
Et comme on ne voit pas qu'où l'honneur les conduit
Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
Les bons et vrais dévots, qu'on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
Hé quoi ? vous ne ferez nulle distinction
Entre l'hypocrisie et la dévotion ?
Vous les voulez traiter d'un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu'au visage,
Egaler l'artifice à la sincérité,
Scène V

804

Oeuvres complètes . 1
Confondre l'apparence avec la vérité,
Estimer le fantôme autant que la personne,
Et la fausse monnoie à l'égal de la bonne ?
Les hommes la plupart sont étrangement faits !
Dans la juste nature on ne les voit jamais ;
La raison a pour eux des bornes trop petites ;
En chaque caractère ils passent ses limites ;
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
Que cela vous soit dit en passant, mon beau−frère.
Orgon
Oui, vous êtes sans doute un docteur qu'on révère ;
Tout le savoir du monde est chez vous retiré ;
Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,
Un oracle, un Caton dans le siècle où nous sommes ;
Et près de vous ce sont des sots que tous les hommes.
Cléante
Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré,
Et le savoir chez moi n'est pas tout retiré.
Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,
Du faux avec le vrai faire la différence.
Et comme je ne vois nul genre de héros
Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,
Aucune chose au monde et plus noble et plus belle
Que la sainte ferveur d'un véritable zèle,
Aussi ne vois−je rien qui soit plus odieux
Que le dehors plâtré d'un zèle spécieux,
Que ces francs charlatans, que ces dévots de place,
De qui la sacrilège et trompeuse grimace
Abuse impunément et se joue à leur gré
De ce qu'ont les mortels de plus saint et sacré,
Ces gens qui, par une âme à l'intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise,
Et veulent acheter crédit et dignités
A prix de faux clins d'yeux et d'élans affectés,
Ces gens, dis−je, qu'on voit d'une ardeur non commune
Par le chemin du Ciel courir à leur fortune,
Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour,
Et prêchent la retraite au milieu de la cour,
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d'artifices,
Et pour perdre quelqu'un couvrent insolemment
De l'intérêt du Ciel leur fier ressentiment,
D'autant plus dangereux dans leur âpre colère,
Qu'ils prennent contre nous des armes qu'on révère,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
Veut nous assassiner avec un fer sacré.
De ce faux caractère on en voit trop paroître ;
Mais les dévots de coeur sont aisés à connoître.
Scène V

805

Oeuvres complètes . 1
Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux
Qui peuvent nous servir d'exemples glorieux :
Regardez Ariston, regardez Périandre,
Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre ;
Ce titre par aucun ne leur est débattu ;
Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu ;
On ne voit point en eux ce faste insupportable,
Et leur dévotion est humaine, est traitable ;
Ils ne censurent point toutes nos actions :
Ils trouvent trop d'orgueil dans ces corrections ;
Et laissant la fierté des paroles aux autres,
C'est par leurs actions qu'ils reprennent les nôtres.
L'apparence du mal a chez eux peu d'appui,
Et leur âme est portée à juger bien d'autrui.
Point de cabale en eux, point d'intrigues à suivre ;
On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre ;
Jamais contre un pécheur ils n'ont d'acharnement ;
Ils attachent leur haine au péché seulement,
Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême,
Les intérêts du Ciel plus qu'il ne veut lui−même.
Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,
Voilà l'exemple enfin qu'il se faut proposer.
Votre homme, à dire vrai, n'est pas de ce modèle :
C'est de fort bonne foi que vous vantez son zèle :
Mais par un faux éclat je vous crois ébloui.
Orgon
Monsieur mon cher beau−frère, avez−vous tout dit ?
Cléante
Oui.
Orgon
Je suis votre valet. (Il veut s'en aller.)
Cléante
De grâce, un mot, mon frère.
Laissons là ce discours. Vous savez que Valère
Pour être votre gendre a parole de vous ?
Orgon
Oui.
Cléante
Vous aviez pris jour pour un lien si doux.
Orgon
Il est vrai.
Cléante
Pourquoi donc en différer la fête
Scène V

806

Oeuvres complètes . 1

Orgon
Je ne sais.
Cléante
Auriez−vous autre pensée en tête ?
Orgon
Peut−être.
Cléante
Vous voulez manquer à votre foi ?
Orgon
Je ne dis pas cela.
Cléante
Nul obstacle, je croi,
Ne vous peut empêcher d'accomplir vos promesses.
Orgon
Selon.
Cléante
Pour dire un mot faut−il tant de finesses ?
Valère sur ce point me fait vous visiter.
Orgon
Le Ciel en soit loué !
Cléante
Mais que lui reporter ?
Orgon
Tout ce qu'il vous plaira.
Cléante
Mais il est nécessaire
De savoir vos desseins. Quels sont−ils donc ?
Orgon
De faire
Ce que le Ciel voudra.
Cléante
Mais parlons tout de bon.
Valère a votre foi : la tiendrez−vous, ou non ?
Orgon
Adieu.

Scène V

807

Oeuvres complètes . 1
Cléante
Pour son amour je crains une disgrâce,
Et je dois l'avertir de tout ce qui se passe.

Scène V

808

Oeuvres complètes . 1
Acte II

Acte II

809

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Orgon, Mariane

Orgon
Mariane.
Mariane
Mon père.
Orgon
Approchez, j'ai de quoi
Vous parler en secret.
Mariane
Que cherchez−vous ?
Orgon. Il regarde dans un petit cabinet.
Je voi
Si quelqu'un n'est point là qui pourroit nous entendre ;
Car ce petit endroit est propre pour surprendre.
Or sus, nous voilà bien. J'ai, Mariane, en vous
Reconnu de tout temps un esprit assez doux,
Et de tout temps aussi vous m'avez été chère.
Mariane
Je suis fort redevable à cet amour de père.
Orgon
C'est fort bien dit, ma fille ; et pour le mériter,
Vous devez n'avoir soin que de me contenter.
Mariane
C'est où je mets aussi ma gloire la plus haute.
Orgon
Fort bien. Que dites−vous de Tartuffe notre hôte ?
Mariane
Qui, moi ?
Orgon
Vous. Voyez bien comme vous répondrez.
Mariane
Hélas ! j'en dirai, moi, tout ce que vous voudrez.
Orgon
C'est parler sagement. Dites−moi donc, ma fille,
Scène I

810

Oeuvres complètes . 1
Qu'en toute sa personne un haut mérite brille,
Qu'il touche votre coeur, et qu'il vous seroit doux
De le voir par mon choix devenir votre époux.
Eh ?
(Mariane se recule avec surprise.)
Mariane
Eh ?
Orgon
Qu'est−ce ?
Mariane
Plaît−il ?
Orgon
Quoi ?
Mariane
Me suis−je méprise ?
Orgon
Comment ?
Mariane
Qui voulez−vous, mon père, que je dise
Qui me touche le coeur, et qu'il me seroit doux
De voir par votre choix devenir mon époux ?
Orgon
Tartuffe.
Mariane
Il n'en est rien, mon père, je vous jure.
Pourquoi me faire dire une telle imposture ?
Orgon
Mais je veux que cela soit une vérité ;
Et c'est assez pour vous que je l'aie arrêté.
Mariane
Quoi ? vous voulez, mon père ? ...
Orgon
Oui, je prétends, ma fille,
Unir par votre hymen Tartuffe à ma famille.
Il sera votre époux, j'ai résolu cela ;
Et comme sur vos voeux je...

Scène I

811

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Dorine, Orgon, Mariane

Orgon
Que faites−vous là ?
La curiosité qui vous presse est bien forte,
Mamie, à nous venir écouter de la sorte.
Dorine
Vraiment, je ne sais pas si c'est un bruit qui part
De quelque conjecture, ou d'un coup de hasard
Mais de ce mariage on m'a dit la nouvelle,
Et j'ai traité cela de pure bagatelle.
Orgon
Quoi donc ? la chose est−elle incroyable ?
Dorine
A tel point,
Que vous−même, Monsieur, je ne vous en crois point.
Orgon
Je sais bien le moyen de vous le faire croire.
Dorine
Oui, oui, vous nous contez une plaisante histoire.
Orgon
Je conte justement ce qu'on verra dans peu.
Dorine
Chansons !
Orgon
Ce que je dis, ma fille, n'est point jeu.
Dorine
Allez, ne croyez point à Monsieur votre père :
Il raille.
Orgon
Je vous dis...
Dorine
Non, vous avez beau faire,
On ne vous croira point.

Scène II

812

Oeuvres complètes . 1
Orgon
A la fin mon courroux...
Dorine
Hé bien ! on vous croit donc, et c'est tant pis pour vous.
Quoi ? se peut−il, Monsieur, qu'avec l'air d'homme sage
Et cette large barbe au milieu du visage,
Vous soyez assez fou pour vouloir ? ...
Orgon
Ecoutez :
Vous avez pris céans certaines privautés
Qui ne me plaisent point ; je vous le dis, mamie.
Dorine
Parlons sans nous fâcher, Monsieur, je vous supplie.
Vous moquez−vous des gens d'avoir fait ce complot ?
Votre fille n'est point l'affaire d'un bigot :
Il a d'autres emplois auxquels il faut qu'il pense.
Et puis, que vous apporte une telle alliance ?
A quel sujet aller, avec tout votre bien,
Choisir un gendre gueux ? ...
Orgon
Taisez−vous. S'il n'a rien,
Sachez que c'est par là qu'il faut qu'on le révère.
Sa misère est sans doute une honnête misère ;
Au−dessus des grandeurs elle doit l'élever,
Puisque enfin de son bien il s'est laissé priver
Par son trop peu de soin des choses temporelles,
Et sa puissante attache aux choses éternelles.
Mais mon secours pourra lui donner les moyens
De sortir d'embarras et rentrer dans ses biens :
Ce sont fiefs qu'à bon titre au pays on renomme ;
Et tel que l'on le voit, il est bien gentilhomme.
Dorine
Oui, c'est lui qui le dit ; et cette vanité,
Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.
Qui d'une sainte vie embrasse l'innocence
Ne doit point tant prôner son nom et sa naissance,
Et l'humble procédé de la dévotion
Souffre mal les éclats de cette ambition.
A quoi bon cet orgueil ? ... Mais ce discours vous blesse :
Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse.
Ferez−vous possesseur, sans quelque peu d'ennui,
D'une fille comme elle un homme comme lui ?
Et ne devez−vous pas songer aux bienséances,
Et de cette union prévoir les conséquences ?
Sachez que d'une fille on risque la vertu,
Lorsque dans son hymen son goût est combattu,
Scène II

813

Oeuvres complètes . 1
Que le dessein d'y vivre en honnête personne
Dépend des qualités du mari qu'on lui donne,
Et que ceux dont partout on montre au doigt le front
Font leurs femmes souvent ce qu'on voit qu'elles sont.
Il est bien difficile enfin d'être fidèle
A de certains maris faits d'un certain modèle ;
Et qui donne à sa fille un homme qu'elle hait
Est responsable au Ciel des fautes qu'elle fait.
Songez à quels périls votre dessein vous livre.
Orgon
Je vous dis qu'il me faut apprendre d'elle à vivre.
Dorine
Vous n'en feriez que mieux de suivre mes leçons.
Orgon
Ne nous amusons point, ma fille, à ces chansons :
Je sais ce qu'il vous faut, et je suis votre père.
J'avois donné pour vous ma parole à Valère ;
Mais outre qu'à jouer on dit qu'il est enclin,
Je le soupçonne encor d'être un peu libertin :
Je ne remarque point qu'il hante les églises.
Dorine
Voulez−vous qu'il y coure à vos heures précises,
Comme ceux qui n'y vont que pour être aperçus ?
Orgon
Je ne demande pas votre avis là−dessus.
Enfin avec le Ciel l'autre est le mieux du monde,
Et c'est une richesse à nulle autre seconde.
Cet hymen de tous biens comblera vos desirs,
Il sera tout confit en douceurs et plaisirs.
Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles,
Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles ;
A nul fâcheux débat jamais vous n'en viendrez,
Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.
Dorine
Elle ? elle n'en fera qu'un sot, je vous assure.
Orgon
Ouais ! quels discours !
Dorine
Je dis qu'il en a l'encolure,
Et que son ascendant, Monsieur, l'emportera
Sur toute la vertu que votre fille aura.
Orgon
Scène II

814

Oeuvres complètes . 1
Cessez de m'interrompre, et songez à vous taire,
Sans mettre votre nez où vous n'avez que faire.
Dorine
Je n'en parle, Monsieur, que pour votre intérêt.
(Elle l'interrompt toujours au moment qu'il se retourne pour parler à sa fille.)
Orgon
C'est prendre trop de soin : taisez−vous, s'il vous plaît.
Dorine
Si l'on ne vous aimoit...
Orgon
Je ne veux pas qu'on m'aime.
Dorine
Et je veux vous aimer, Monsieur, malgré vous−même.
Orgon
Ah !
Dorine
Votre honneur m'est cher, et je ne puis souffrir
Qu'aux brocards d'un chacun vous alliez vous offrir.
Orgon
Vous ne vous tairez point ?
Dorine
C'est une conscience
Que de vous laisser faire une telle alliance.
Orgon
Te tairas−tu, serpent, dont les traits effrontés... ?
Dorine
Ah ! vous êtes dévot, et vous vous emportez ?
Orgon
Oui, ma bile s'échauffe à toutes ces fadaises,
Et tout résolûment je veux que tu te taises.
Dorine
Soit. Mais, ne disant mot, je n'en pense pas moins.
Orgon
Pense, si tu le veux ; mais applique tes soins.
(Se retournant vers sa fille.)
A ne m'en point parler, ou... : suffit. Comme sage,
J'ai pesé mûrement toutes choses.
Scène II

815

Oeuvres complètes . 1

Dorine
J'enrage
De ne pouvoir parler.
(Elle se tait lorsqu'il tourne la tête.)
Orgon
Sans être damoiseau,
Tartuffe est fait de sorte...
Dorine
Oui, c'est un beau museau.
Orgon
Que quand tu n'aurois même aucune sympathie
Pour tous les autres dons...
(Il se retourne devant elle, et la regarde les bras croisés.)
Dorine
La voilà bien lotie !
Si j'étois en sa place, un homme assurément
Ne m'épouseroit pas de force impunément ;
Et je lui ferois voir bientôt après la fête
Qu'une femme a toujours une vengeance prête.
Orgon
Donc de ce que je dis on ne fera nul cas ?
Dorine
De quoi vous plaignez−vous ? Je ne vous parle pas.
Orgon
Qu'est−ce que tu fais donc ?
Dorine
Je me parle à moi−même.
Orgon
Fort bien. Pour châtier son insolence extrême,
Il faut que je lui donne un revers de ma main.
(Il se met en posture de lui donner un soufflet ; et Dorine, à chaque coup d'oeil qu'il jette, se tient droite sans
parler.)
Ma fille, vous devez approuver mon dessein...
Croire que le mari... que j'ai su vous élire...
Que ne te parles−tu ?
Dorine
Je n'ai rien à me dire.
Orgon
Encore un petit mot.
Scène II

816

Oeuvres complètes . 1

Dorine
Il ne me plaît pas, moi.
Orgon
Certes, je t'y guettois.
Dorine
Quelque sotte, ma foi !
Orgon
Enfin, ma fille, il faut payer d'obéissance,
Et montrer pour mon choix entière déférence.
Dorine, en s'enfuyant
Je me moquerois fort de prendre un tel époux.
(Il lui veut donner un soufflet et la manque.)
Orgon
Vous avez là, ma fille, une peste avec vous,
Avec qui sans péché je ne saurois plus vivre.
Je me sens hors d'état maintenant de poursuivre :
Ses discours insolents m'ont mis l'esprit en feu,
Et je vais prendre l'air pour me rasseoir un peu.

Scène II

817

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Dorine, Mariane

Dorine
Avez−vous donc perdu, dites−moi, la parole,
Et faut−il qu'en ceci je fasse votre rôle ?
Souffrir qu'on vous propose un projet insensé,
Sans que du moindre mot vous l'ayez repoussé !
Mariane
Contre un père absolu que veux−tu que je fasse ?
Dorine
Ce qu'il faut pour parer une telle menace.
Mariane
Quoi ?
Dorine
Lui dire qu'un coeur n'aime point par autrui,
Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui,
Qu'étant celle pour qui se fait toute l'affaire,
C'est à vous, non à lui, que le mari doit plaire,
Et que si son Tartuffe est pour lui si charmant,
Il le peut épouser sans nul empêchement.
Mariane
Un père, je l'avoue, a sur nous tant d'empire,
Que je n'ai jamais eu la force de rien dire.
Dorine
Mais raisonnons. Valère a fait pour vous des pas ;
L'aimez−vous, je vous prie, ou ne l'aimez−vous pas ?
Mariane
Ah ! qu'envers mon amour ton injustice est grande,
Dorine ! me dois−tu faire cette demande ?
T'ai−je pas là−dessus ouvert cent fois mon coeur,
Et sais−tu pas pour lui jusqu'où va mon ardeur ?
Dorine
Que sais−je si le coeur a parlé par la bouche,
Et si c'est tout de bon que cet amant vous touche ?
Mariane
Tu me fais un grand tort, Dorine, d'en douter,
Et mes vrais sentiments ont su trop éclater.
Scène III

818

Oeuvres complètes . 1

Dorine
Enfin, vous l'aimez donc ?
Mariane
Oui, d'une ardeur extrême.
Dorine
Et selon l'apparence il vous aime de même ?
Mariane
Je le crois.
Dorine
Et tous deux brûlez également
De vous voir mariés ensemble ?
Mariane
Assurément.
Dorine
Sur cette autre union quelle est donc votre attente ?
Mariane
De me donner la mort si l'on me violente.
Dorine
Fort bien : c'est un recours où je ne songeois pas ;
Vous n'avez qu'à mourir pour sortir d'embarras ;
Le remède sans doute est merveilleux. J'enrage
Lorsque j'entends tenir ces sortes de langage.
Mariane
Mon Dieu ! de quelle humeur, Dorine, tu te rends !
Tu ne compatis point aux déplaisirs des gens.
Dorine
Je ne compatis point à qui dit des sornettes
Et dans l'occasion mollit comme vous faites.
Mariane
Mais que veux−tu ? si j'ai de la timidité.
Dorine
Mais l'amour dans un coeur veut de la fermeté.
Mariane
Mais n'en gardé−je pas pour les feux de Valère ?
Et n'est−ce pas à lui de m'obtenir d'un père ?
Dorine
Scène III

819

Oeuvres complètes . 1
Mais quoi ? si votre père est un bourru fieffé,
Qui s'est de son Tartuffe entièrement coiffé
Et manque à l'union qu'il avoit arrêtée,
La faute à votre amant doit−elle être imputée ?
Mariane
Mais par un haut refus et d'éclatants mépris
Ferai−je dans mon choix voir un coeur trop épris ?
Sortirai−je pour lui, quelque éclat dont il brille,
De la pudeur du sexe et du devoir de fille ?
Et veux−tu que mes feux par le monde étalés... ?
Dorine
Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulez
Etre à Monsieur Tartuffe ; et j'aurois, quand j'y pense,
Tort de vous détourner d'une telle alliance.
Quelle raison aurois−je à combattre vos voeux ?
Le parti de soi−même est fort avantageux.
Monsieur Tartuffe ! oh ! oh ! n'est−ce rien qu'on propose ?
Certes Monsieur Tartuffe, à bien prendre la chose,
N'est pas un homme, non, qui se mouche du pié,
Et ce n'est pas peu d'heur que d'être sa moitié.
Tout le monde déjà de gloire le couronne ;
Il est noble chez lui, bien fait de sa personne ;
Il a l'oreille rouge et le teint bien fleuri :
Vous vivrez trop contente avec un tel mari.
Mariane
Mon Dieu ! ...
Dorine
Quelle allégresse aurez−vous dans votre âme,
Quand d'un époux si beau vous vous verrez la femme !
Mariane
Ha ! cesse, je te prie, un semblable discours,
Et contre cet hymen ouvre−moi du secours,
C'en est fait, je me rends, et suis prête à tout faire.
Dorine
Non, il faut qu'une fille obéisse à son père,
Voulût−il lui donner un singe pour époux.
Votre sort est fort beau : de quoi vous plaignez−vous ?
Vous irez par le coche en sa petite ville,
Qu'en oncles et cousins vous trouverez fertile,
Et vous vous plairez fort à les entretenir.
D'abord chez le beau monde on vous fera venir ;
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la baillive et Madame l'élue,
Qui d'un siége pliant vous feront honorer.
Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
Scène III

820

Oeuvres complètes . 1
Le bal et la grand'bande, à savoir, deux musettes,
Et parfois Fagotin et les marionnettes,
Si pourtant votre époux...
Mariane
Ah ! tu me fais mourir.
De tes conseils plutôt songe à me secourir.
Dorine
Je suis votre servante.
Mariane
Eh ! Dorine, de grâce...
Dorine
Il faut, pour vous punir, que cette affaire passe.
Mariane
Ma pauvre fille !
Dorine
Non.
Mariane
Si mes voeux déclarés...
Dorine
Point : Tartuffe est votre homme, et vous en tâterez.
Mariane
Tu sais qu'à toi toujours je me suis confiée :
Fais−moi...
Dorine
Non, vous serez, ma foi ! tartuffiée.
Mariane
Hé bien ! puisque mon sort ne sauroit t'émouvoir,
Laisse−moi désormais toute à mon désespoir :
C'est de lui que mon coeur empruntera de l'aide,
Et je sais de mes maux l'infaillible remède.
(Elle veut s'en aller.)
Dorine
Hé ! là, là, revenez. Je quitte mon courroux.
Il faut, nonobstant tout, avoir pitié de vous.
Mariane
Vois−tu, si l'on m'expose à ce cruel martyre,
Je te le dis, Dorine, il faudra que j'expire.

Scène III

821

Oeuvres complètes . 1
Dorine
Ne vous tourmentez point. On peut adroitement
Empêcher... Mais voici Valère, votre amant.

Scène III

822

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Valère, Mariane, Dorine

Valère
On vient de débiter, Madame, une nouvelle
Que je ne savois pas, et qui sans doute est belle.
Mariane
Quoi ?
Valère
Que vous épousez Tartuffe.
Mariane
Il est certain
Que mon père s'est mis en tête ce dessein.
Valère
Votre père, Madame...
Mariane
A changé de visée :
La chose vient par lui de m'être proposée.
Valère
Quoi ? sérieusement ?
Mariane
Oui, sérieusement.
Il s'est pour cet hymen déclaré hautement.
Valère
Et quel est le dessein où votre âme s'arrête.
Madame ?
Mariane
Je ne sais.
Valère
La réponse est honnête.
Vous ne savez ?
Mariane
Non.
Valère
Non ?
Scène IV

823

Oeuvres complètes . 1

Mariane
Que me conseillez−vous ?
Valère
Je vous conseille, moi, de prendre cet époux.
Mariane
Vous me le conseillez ?
Valère
Oui.
Mariane
Tout de bon ?
Valère
Sans doute :
Le choix est glorieux, et vaut bien qu'on l'écoute.
Mariane
Hé bien ! c'est un conseil, Monsieur, que je reçois.
Valère
Vous n'aurez pas grand'peine à le suivre, je crois.
Mariane
Pas plus qu'à le donner en a souffert votre âme.
Valère
Moi, je vous l'ai donné pour vous plaire, Madame.
Mariane
Et moi, je le suivrai pour vous faire plaisir.
Dorine
Voyons ce qui pourra de ceci réussir.
Valère
C'est donc ainsi qu'on aime ? Et c'étoit tromperie
Quand vous...
Mariane
Ne parlons point de cela, je vous prie.
Vous m'avez dit tout franc que je dois accepter
Celui que pour époux on me veut présenter :
Et je déclare, moi, que je prétends le faire,
Puisque vous m'en donnez le conseil salutaire.
Valère
Ne vous excusez point sur mes intentions.
Scène IV

824

Oeuvres complètes . 1
Vous aviez pris déjà vos résolutions ;
Et vous vous saisissez d'un prétexte frivole
Pour vous autoriser à manquer de parole.
Mariane
Il est vrai, c'est bien dit.
Valère
Sans doute ; et votre coeur
N'a jamais eu pour moi de véritable ardeur.
Mariane
Hélas ! permis à vous d'avoir cette pensée.
Valère
Oui, oui, permis à moi ; mais mon âme offensée
Vous préviendra peut−être en un pareil dessein ;
Et je sais où porter et mes voeux et ma main.
Mariane
Ah ! je n'en doute point ; et les ardeurs qu'excite
Le mérite...
Valère
Mon Dieu, laissons là le mérite :
J'en ai fort peu sans doute, et vous en faites foi.
Mais j'espère aux bontés qu'une autre aura pour moi,
Et j'en sais de qui l'âme, à ma retraite ouverte,
Consentira sans honte à réparer ma perte.
Mariane
La perte n'est pas grande ; et de ce changement
Vous vous consolerez assez facilement.
Valère
J'y ferai mon possible, et vous le pouvez croire.
Un coeur qui nous oublie engage notre gloire ;
Il faut à l'oublier mettre aussi tous nos soins :
Si l'on n'en vient à bout, on le doit feindre au moins ;
Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,
De montrer de l'amour pour qui nous abandonne.
Mariane
Ce sentiment, sans doute, est noble et relevé.
Valère
Fort bien ; et d'un chacun il doit être approuvé.
Hé quoi ? vous voudriez qu'à jamais dans mon âme
Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme,
Et vous visse, à mes yeux, passer en d'autres bras,
Sans mettre ailleurs un coeur dont vous ne voulez pas ?
Scène IV

825

Oeuvres complètes . 1

Mariane
Au contraire : pour moi, c'est ce que je souhaite ;
Et je voudrois déjà que la chose fût faite.
Valère
Vous le voudriez ?
Mariane
Oui.
Valère
C'est assez m'insulter,
Madame ; et de ce pas je vais vous contenter.
(Il fait un pas pour s'en aller et revient toujours.)
Mariane
Fort bien.
Valère
Souvenez−vous au moins que c'est vous−même
Qui contraignez mon coeur à cet effort extrême.
Mariane
Oui.
Valère
Et que le dessein que mon âme conçoit
N'est rien qu'à votre exemple.
Mariane
A mon exemple, soit.
Valère
Suffit : vous allez être à point nommé servie.
Mariane
Tant mieux.
Valère
Vous me voyez, c'est pour toute ma vie.
Mariane
A la bonne heure.
Valère
Euh ?
(Il s'en va, et, lorsqu'il est vers la porte, il se retourne.)
Mariane
Quoi ?
Scène IV

826

Oeuvres complètes . 1

Valère
Ne m'appelez−vous pas ?
Mariane
Moi ? Vous rêvez.
Valère
Hé bien ! je poursuis donc mes pas.
Adieu, Madame.
Mariane
Adieu, Monsieur.
Dorine
Pour moi, je pense
Que vous perdez l'esprit par cette extravagance :
Et je vous ai laissé tout du long quereller,
Pour voir où tout cela pourroit enfin aller.
Holà ! seigneur Valère.
(Elle va l'arrêter par le bras, et lui fait mine de grande résistance.)
Valère
Hé ! que veux−tu, Dorine ?
Dorine
Venez ici.
Valère
Non, non, le dépit me domine.
Ne me détourne point de ce qu'elle a voulu.
Dorine
Arrêtez.
Valère
Non, vois−tu ? c'est un point résolu.
Dorine
Ah !
Mariane
Il souffre à me voir, ma présence le chasse,
Et je ferai bien mieux de lui quitter la place.
Dorine. Elle quitte Valère et court à Mariane.
A l'autre. Où courez−vous ?
Mariane
Laisse.
Dorine
Scène IV

827

Oeuvres complètes . 1
Il faut revenir.
Mariane
Non, non, Dorine ; en vain tu veux me retenir.
Valère
Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice,
Et sans doute il vaut mieux que je l'en affranchisse.
Dorine. Elle quitte Mariane et court à Valère.
Encor ? Diantre soit fait de vous si je le veux !
Cessez ce badinage, et venez çà tous deux.
(Elle les tire l'un et l'autre.)
Valère
Mais quel est ton dessein ?
Mariane
Qu'est−ce que tu veux faire ?
Dorine
Vous bien remettre ensemble, et vous tirer d'affaire.
Etes−vous fou d'avoir un pareil démêlé ?
Valère
N'as−tu pas entendu comme elle m'a parlé ?
Dorine
Etes−vous folle, vous, de vous être emportée ?
Mariane
N'as−tu pas vu la chose, et comme il m'a traitée ?
Dorine
Sottise des deux parts. Elle n'a d'autre soin
Que de se conserver à vous, j'en suis témoin.
Il n'aime que vous seule, et n'a point d'autre envie
Que d'être votre époux ; j'en réponds sur ma vie.
Mariane
Pourquoi donc me donner un semblable conseil ?
Valère
Pourquoi m'en demander sur un sujet pareil ?
Dorine
Vous êtes fous tous deux. Cà, la main l'un et l'autre.
Allons, vous.
Valère, en donnant sa main à Dorine.
A quoi bon ma main ?

Scène IV

828

Oeuvres complètes . 1
Dorine
Ah ! Cà la vôtre.
Mariane, en donnant aussi sa main.
De quoi sert tout cela ?
Dorine
Mon Dieu ! vite, avancez.
Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez.
Valère
Mais ne faites donc point les choses avec peine,
Et regardez un peu les gens sans nulle haine.
(Mariane tourne l'oeil sur Valère et fait un petit souris.)
Dorine
A vous dire le vrai, les amants sont bien fous !
Valère
Ho çà n'ai−je pas lieu de me plaindre de vous ?
Et pour n'en point mentir, n'êtes vous pas méchante
De vous plaire à me dire une chose affligeante ?
Mariane
Mais vous, n'êtes−vous pas l'homme le plus ingrat... ?
Dorine
Pour une autre saison laissons tout ce débat,
Et songeons à parer ce fâcheux mariage.
Mariane
Dis−nous donc quels ressorts il faut mettre en usage.
Dorine
Nous en ferons agir de toutes les façons.
Votre père se moque, et ce sont des chansons ;
Mais pour vous, il vaut mieux qu'à son extravagance
D'un doux consentement vous prêtiez l'apparence,
Afin qu'en cas d'alarme il vous soit plus aisé
De tirer en longueur cet hymen proposé.
En attrapant du temps, à tout on remédie.
Tantôt vous payerez de quelque maladie,
Qui viendra tout à coup et voudra des délais ;
Tantôt vous payerez de présages mauvais :
Vous aurez fait d'un mort la rencontre fâcheuse,
Cassé quelque miroir, ou songé d'eau bourbeuse.
Enfin le bon de tout, c'est qu'à d'autres qu'à lui
On ne vous peut lier, que vous ne disiez "oui".
Mais pour mieux réussir, il est bon, ce me semble,
Qu'on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble.
(A Valère.)
Scène IV

829

Oeuvres complètes . 1
Sortez, et sans tarder employez vos amis,
Pour vous faire tenir ce qu'on vous a promis.
Nous allons réveiller les efforts de son frère,
Et dans notre parti jeter la belle−mère.
Adieu.
Valère, à Mariane.
Quelques efforts que nous préparions tous,
Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous.
Mariane, à Valère.
Je ne vous réponds pas des volontés d'un père ;
Mais je ne serai point à d'autre qu'à Valère.
Valère
Que vous me comblez d'aise ! Et quoi que puisse oser...
Dorine
Ah ! jamais les amants ne sont las de jaser.
Sortez, vous dis−je.
Valère. Il fait un pas et revient.
Enfin...
Dorine
Quel caquet est le vôtre !
Tirez de cette part ; et vous, tirez de l'autre.
(Les poussant chacun par l'épaule.)

Scène IV

830

Oeuvres complètes . 1
Acte III

Acte III

831

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Damis, Dorine

Damis
Que la foudre sur l'heure achève mes destins,
Qu'on me traite partout du plus grand des faquins,
S'il est aucun respect ni pouvoir qui m'arrête,
Et si je ne fais pas quelque coup de ma tête !
Dorine
De grâce, modérez un tel emportement :
Votre père n'a fait qu'en parler simplement.
On n'exécute pas tout ce qui se propose,
Et le chemin est long du projet à la chose.
Damis
Il faut que de ce fat j'arrête les complots,
Et qu'à l'oreille un peu je lui dise deux mots.
Dorine
Ha ! tout doux ! Envers lui, comme envers votre père,
Laissez agir les soins de votre belle−mère.
Sur l'esprit de Tartuffe elle a quelque crédit ;
Il se rend complaisant à tout ce qu'elle dit,
Et pourroit bien avoir douceur de coeur pour elle.
Plût à Dieu qu'il fût vrai ! la chose seroit belle.
Enfin votre intérêt l'oblige à le mander ;
Sur l'hymen qui vous trouble elle veut le sonder,
Savoir ses sentiments, et lui faire connaître
Quels fâcheux démêlés il pourra faire naître,
S'il faut qu'à ce dessein il prête quelque espoir.
Son valet dit qu'il prie, et je n'ai pu le voir ;
Mais ce valet m'a dit qu'il s'en alloit descendre.
Sortez donc, je vous prie, et me laissez l'attendre.
Damis
Je puis être présent à tout cet entretien.
Dorine
Point. Il faut qu'ils soient seuls.
Damis
Je ne lui dirai rien.
Dorine
Vous vous moquez : on sait vos transports ordinaires,
Et c'est le vrai moyen de gâter les affaires.
Scène I

832

Oeuvres complètes . 1
Sortez.
Damis
Non : je veux voir, sans me mettre en courroux.
Dorine
Que vous êtes fâcheux ! Il vient. Retirez−vous.

Scène I

833

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Tartuffe, Laurent, Dorine

Tartuffe, apercevant Dorine.
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
Et priez que toujours le Ciel vous illumine.
Si l'on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j'ai partager les deniers.
Dorine
Que d'affectation et de forfanterie !
Tartuffe
Que voulez−vous ?
Dorine
Vous dire...
Tartuffe. Il tire un mouchoir de sa poche.
Ah ! mon Dieu, je vous prie,
Avant que de parler prenez−moi ce mouchoir.
Dorine
Comment ?
Tartuffe
Couvrez ce sein que je ne saurois voir :
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.
Dorine
Vous êtes donc bien tendre à la tentation,
Et la chair sur vos sens fait grande impression ?
Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte,
Et je vous verrois nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenteroit pas.
Tartuffe
Mettez dans vos discours un peu de modestie,
Ou je vais sur−le−champ vous quitter la partie.
Dorine
Non, non, c'est moi qui vais vous laisser en repos,
Et je n'ai seulement qu'à vous dire deux mots.
Madame va venir dans cette salle basse,
Et d'un mot d'entretien vous demande la grâce.

Scène II

834

Oeuvres complètes . 1
Tartuffe
Hélas ! très−volontiers.
Dorine, en soi−même.
Comme il se radoucit !
Ma foi, je suis toujours pour ce que j'en ai dit.
Tartuffe
Viendra−t−elle bientôt ?
Dorine
Je l'entends, ce me semble.
Oui, c'est elle en personne, et je vous laisse ensemble.

Scène II

835

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Elmire, Tartuffe

Tartuffe
Que le Ciel à jamais par sa toute bonté
Et de l'âme et du corps vous donne la santé,
Et bénisse vos jours autant que le desire
Le plus humble de ceux que son amour inspire.
Elmire
Je suis fort obligée à ce souhait pieux.
Mais prenons une chaise, afin d'être un peu mieux.
Tartuffe
Comment de votre mal vous sentez−vous remise ?
Elmire
Fort bien ; et cette fièvre a bientôt quitté prise.
Tartuffe
Mes prières n'ont pas le mérite qu'il faut
Pour avoir attiré cette grâce d'en haut ;
Mais je n'ai fait au Ciel nulle dévote instance
Qui n'ait eu pour objet votre convalescence.
Elmire
Votre zèle pour moi s'est trop inquiété.
Tartuffe
On ne peut trop chérir votre chère santé,
Et pour la rétablir j'aurois donné la mienne.
Elmire
C'est pousser bien avant la charité chrétienne,
Et je vous dois beaucoup pour toutes ces bontés.
Tartuffe
Je fais bien moins pour vous que vous ne méritez.
Elmire
J'ai voulu vous parler en secret d'une affaire,
Et suis bien aise ici qu'aucun ne nous éclaire.
Tartuffe
J'en suis ravi de même, et sans doute il m'est doux,
Madame, de me voir seul à seul avec vous :
C'est une occasion qu'au Ciel j'ai demandée,
Scène III

836

Oeuvres complètes . 1
Sans que jusqu'à cette heure il me l'ait accordée.
Elmire
Pour moi, ce que je veux, c'est un mot d'entretien,
Où tout votre coeur s'ouvre et ne me cache rien.
Tartuffe
Et je ne veux aussi pour grâce singulière
Que montrer à vos yeux mon âme tout entière,
Et vous faire serment que les bruits que j'ai faits
Des visites qu'ici reçoivent vos attraits
Ne sont pas envers vous l'effet d'aucune haine,
Mais plutôt d'un transport de zèle qui m'entraîne,
Et d'un pur mouvement...
Elmire
Je le prends bien aussi,
Et crois que mon salut vous donne ce souci.
Tartuffe. Il lui serre le bout des doigts.
Oui, Madame, sans doute, et ma ferveur est telle...
Elmire
Ouf ! vous me serrez trop.
Tartuffe
C'est par excès de zèle.
De vous faire autre mal je n'eus jamais dessein,
Et j'aurois bien plutôt...
(Il lui met la main sur le genou.)
Elmire
Que fait là votre main ?
Tartuffe
Je tâte votre habit : l'étoffe en est moelleuse.
Elmire
Ah ! de grâce, laissez, je suis fort chatouilleuse.
(Elle recule sa chaise, et Tartuffe rapproche la sienne.)
Tartuffe
Mon Dieu ! que de ce point l'ouvrage est merveilleux !
On travaille aujourd'hui d'un air miraculeux ;
Jamais, en toute chose, on n'a vu si bien faire.
Elmire
Il est vrai. Mais parlons un peu de notre affaire.
On tient que mon mari veut dégager sa foi,
Et vous donner sa fille. Est−il vrai, dites−moi ?
Tartuffe
Scène III

837

Oeuvres complètes . 1
Il m'en a dit deux mots ; mais, Madame, à vrai dire,
Ce n'est pas le bonheur après quoi je soupire ;
Et je vois autre part les merveilleux attraits
De la félicité qui fait tous mes souhaits.
Elmire
C'est que vous n'aimez rien des choses de la terre.
Tartuffe
Mon sein n'enferme pas un coeur qui soit de pierre.
Elmire
Pour moi, je crois qu'au Ciel tendent tous vos soupirs,
Et que rien ici−bas n'arrête vos desirs.
Tartuffe
L'amour qui nous attache aux beautés éternelles
N'étouffe pas en nous l'amour des temporelles ;
Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le Ciel a formés.
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles :
Il a sur votre face épanché des beautés
Dont les yeux sont surpris, et les coeurs transportés,
Et je n'ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l'auteur de la nature,
Et d'une ardente amour sentir mon coeur atteint,
Au plus beau des portraits où lui−même il s'est peint.
D'abord j'appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit une surprise adroite ;
Et même à fuir vos yeux mon coeur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable,
Que cette passion peut n'être point coupable,
Que je puis l'ajuster avecque la pudeur,
Et c'est ce qui m'y fait abandonner mon coeur.
Ce m'est, je le confesse, une audace bien grande
Que d'oser de ce coeur vous adresser l'offrande ;
Mais j'attends en mes voeux tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité ;
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude,
De vous dépend ma peine ou ma béatitude,
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
Heureux, si vous voulez, malheureux, s'il vous plaît.
Elmire
La déclaration est tout à fait galante,
Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.
Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
Un dévot comme vous, et que partout on nomme...
Scène III

838

Oeuvres complètes . 1

Tartuffe
Ah ! pour être dévot, je n'en suis pas moins homme ;
Et lorsqu'on vient à voir vos célestes appas,
Un coeur se laisse prendre, et ne raisonne pas.
Je sais qu'un tel discours de moi paroît étrange ;
Mais, Madame, après tout, je ne suis pas un ange ;
Et si vous condamnez l'aveu que je vous fais,
Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits.
Dès que j'en vis briller la splendeur plus qu'humaine,
De mon intérieur vous fûtes souveraine ;
De vos regards divins l'ineffable douceur
Força la résistance où s'obstinoit mon coeur ;
Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,
Et tourna tous mes voeux du côté de vos charmes.
Mes yeux et mes soupirs vous l'ont dit mille fois,
Et pour mieux m'expliquer j'emploie ici la voix.
Que si vous contemplez d'une âme un peu bénigne
Les tribulations de votre esclave indigne,
S'il faut que vos bontés veuillent me consoler
Et jusqu'à mon néant daignent se ravaler,
J'aurai toujours pour vous, ô suave merveille,
Une dévotion à nulle autre pareille.
Votre honneur avec moi ne court point de hasard,
Et n'a nulle disgrâce à craindre de ma part.
Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles,
Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles,
De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ;
Ils n'ont point de faveurs qu'ils n'aillent divulguer,
Et leur langue indiscrète, en qui l'on se confie,
Déshonore l'autel où leur coeur sacrifie.
Mais les gens comme nous brûlent d'un feu discret,
Avec qui pour toujours on est sûr du secret :
Le soin que nous prenons de notre renommée
Répond de toute chose à la personne aimée,
Et c'est en nous qu'on trouve, acceptant notre coeur,
De l'amour sans scandale et du plaisir sans peur.
Elmire
Je vous écoute dire, et votre rhétorique
En termes assez forts à mon âme s'explique.
N'appréhendez−vous point que je ne sois d'humeur
A dire à mon mari cette galante ardeur,
Et que le prompt avis d'un amour de la sorte
Ne pût bien altérer l'amitié qu'il vous porte ?
Tartuffe
Je sais que vous avez trop de bénignité,
Et que vous ferez grâce à ma témérité,
Que vous m'excuserez sur l'humaine foiblesse
Des violents transports d'un amour qui vous blesse,
Scène III

839

Oeuvres complètes . 1
Et considérerez, en regardant votre air,
Que l'on n'est pas aveugle, et qu'un homme est de chair.
Elmire
D'autres prendroient cela d'autre façon peut−être ;
Mais ma discrétion se veut faire paroître.
Je ne redirai point l'affaire à mon époux ;
Mais je veux en revanche une chose de vous :
C'est de presser tout franc et sans nulle chicane
L'union de Valère avecque Mariane,
De renoncer vous−même à l'injuste pouvoir
Qui veut du bien d'un autre enrichir votre espoir,
Et...

Scène III

840

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Damis, Elmire, Tartuffe

Damis, sortant du petit cabinet où il s'étoit retiré.
Non, Madame, non : ceci doit se répandre.
J'étois en cet endroit, d'où j'ai pu tout entendre ;
Et la bonté du Ciel m'y semble avoir conduit
Pour confondre l'orgueil d'un traître qui me nuit,
Pour m'ouvrir une voie à prendre la vengeance
De son hypocrisie et de son insolence,
A détromper mon père, et lui mettre en plein jour
L'âme d'un scélérat qui vous parle d'amour.
Elmire
Non, Damis : il suffit qu'il se rende plus sage,
Et tâche à mériter la grâce où je m'engage.
Puisque je l'ai promis, ne m'en dédites pas.
Ce n'est point mon humeur de faire des éclats :
Une femme se rit de sottises pareilles,
Et jamais d'un mari n'en trouble les oreilles.
Damis
Vous avez vos raisons pour en user ainsi,
Et pour faire autrement j'ai les miennes aussi.
Le vouloir épargner est une raillerie ;
Et l'insolent orgueil de sa cagoterie
N'a triomphé que trop de mon juste courroux,
Et que trop excité de désordre chez nous.
Le fourbe trop longtemps a gouverné mon père,
Et desservi mes feux avec ceux de Valère.
Il faut que du perfide il soit désabusé,
Et le Ciel pour cela m'offre un moyen aisé.
De cette occasion je lui suis redevable,
Et pour la négliger, elle est trop favorable :
Ce seroit mériter qu'il me la vînt ravir
Que de l'avoir en main et ne m'en pas servir.
Elmire
Damis...
Damis
Non, s'il vous plaît, il faut que je me croie.
Mon âme est maintenant au comble de sa joie ;
Et vos discours en vain prétendent m'obliger
A quitter le plaisir de me pouvoir venger.
Sans aller plus avant, je vais vuider d'affaire ;
Et voici justement de quoi me satisfaire.
Scène IV

841

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Orgon, Damis, Tartuffe, Elmire

Damis
Nous allons régaler, mon père, votre abord
D'un incident tout frais qui vous surprendra fort.
Vous êtes bien payé de toutes vos caresses,
Et Monsieur d'un beau prix reconnoît vos tendresses.
Son grand zèle pour vous vient de se déclarer :
Il ne va pas à moins qu'à vous déshonorer ;
Et je l'ai surpris là qui faisoit à Madame
L'injurieux aveu d'une coupable flamme,
Elle est d'une humeur douce, et son coeur trop discret
Vouloit à toute force en garder le secret ;
Mais je ne puis flatter une telle impudence,
Et crois que vous la taire est vous faire une offense.
Elmire
Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos
On ne doit d'un mari traverser le repos,
Que ce n'est point de là que l'honneur peut dépendre,
Et qu'il suffit pour nous de savoir nous défendre :
Ce sont mes sentiments ; et vous n'auriez rien dit,
Damis, si j'avois eu sur vous quelque crédit.

Scène V

842

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Orgon, Damis, Tartuffe

Orgon
Ce que je viens d'entendre, ô Ciel ! est−il croyable ?
Tartuffe
Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d'iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été ;
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n'est qu'un amas de crimes et d'ordures ;
Et je vois que le Ciel, pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion.
De quelque grand forfait qu'on me puisse reprendre,
Je n'ai garde d'avoir l'orgueil de m'en défendre.
Croyez ce qu'on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez−moi de chez vous :
Je ne saurois avoir tant de honte en partage,
Que je n'en aie encor mérité davantage.
Orgon, à son fils :
Ah ! traître, oses−tu bien par cette fausseté
Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?
Damis
Quoi ? la feinte douceur de cette âme hypocrite
Vous fera démentir... ?
Orgon
Tais−toi, peste maudite.
Tartuffe
Ah ! laissez−le parler : vous l'accusez à tort,
Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport.
Pourquoi sur un tel fait m'être si favorable ?
Savez−vous, après tout, de quoi je suis capable ?
Vous fiez−vous, mon frère, à mon extérieur ?
Et, pour tout ce qu'on voit, me croyez−vous meilleur ?
Non, non : vous vous laissez tromper à l'apparence,
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu'on pense ;
Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
(S'adressant à Damis.)
Oui, mon cher fils, parlez ; traitez−moi de perfide,
D'infâme, de perdu, de voleur, d'homicide ;
Accablez−moi de noms encor plus détestés :
Scène VI

843

Oeuvres complètes . 1
Je n'y contredis point, je les ai mérités ;
Et j'en veux à genoux souffrir l'ignominie,
Comme une honte due aux crimes de ma vie.
Orgon
(A Tartuffe.)
(A son fils.)
Mon frère, c'en est trop. Ton coeur ne se rend point,
Traître ?
Damis
Quoi ? ses discours vous séduiront au point.
Orgon
(A Tartuffe.)
Tais−toi, pendard. Mon frère, eh ! levez−vous, de grâce !
(A son fils.)
Infâme !
Damis
Il peut...
Orgon
Tais−toi
Damis
J'enrage ! Quoi ? je passe...
Orgon
Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras.
Tartuffe
Mon frère, au nom de Dieu, ne vous emportez pas.
J'aimerois mieux souffrir la peine la plus dure
Qu'il eût reçu pour moi la moindre égratignure.
Orgon
(A son fils.)
Ingrat !
Tartuffe
Laissez−le en paix. S'il faut, à deux genoux,
Vous demander sa grâce...
Orgon, à Tartuffe.
Hélas ! vous moquez−vous ?
(A son fils.)
Coquin ! vois sa bonté.
Damis
Donc...
Scène VI

844

Oeuvres complètes . 1

Orgon
Paix.
Damis
Quoi ? je...
Orgon
Paix, dis−je.
Je sais bien quel motif à l'attaquer t'oblige :
Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd'hui
Femme, enfants et valets déchaînés contre lui ;
On met impudemment toute chose en usage,
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage.
Mais plus on fait d'effort afin de l'en bannir,
Plus j'en veux employer à l'y mieux retenir ;
Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
Pour confondre l'orgueil de toute ma famille.
Damis
A recevoir sa main on pense l'obliger ?
Orgon
Oui, traître, et dès ce soir, pour vous faire enrager.
Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connaître
Qu'il faut qu'on m'obéisse et que je suis le maître.
Allons, qu'on se rétracte, et qu'à l'instant, fripon,
On se jette à ses pieds pour demander pardon.
Damis
Qui, moi ? de ce coquin, qui, par ses impostures...
Orgon
Oh ! tu résistes, gueux, et lui dis des injures ?
(A Tartuffe.)
Un bâton ! un bâton ! Ne me retenez pas.
(A son fils.)
Sus, que de ma maison on sorte de ce pas,
Et que d'y revenir on n'ait jamais l'audace.
Damis
Oui, je sortirai ; mais...
Orgon
Vite, quittons la place.
Je te prive, pendard, de ma succession,
Et te donne de plus ma malédiction.

Scène VI

845

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Orgon, Tartuffe

Orgon
Offenser de la sorte une sainte personne !
Tartuffe
O Ciel, pardonne−lui la douleur qu'il me donne !
(A Orgon.)
Si vous pouviez savoir avec quel déplaisir
Je vois qu'envers mon frère on tâche à me noircir...
Orgon
Hélas !
Tartuffe
Le seul penser de cette ingratitude
Fait souffrir à mon âme un supplice si rude...
L'horreur que j'en conçois... J'ai le coeur si serré,
Que je ne puis parler, et crois que j'en mourrai.
Orgon
(Il court tout en larmes à la porte par où il a chassé son fils.)
Coquin ! je me repens que ma main t'ait fait grâce,
Et ne t'ait pas d'abord assommé sur la place.
Remettez−vous, mon frère, et ne vous fâchez pas.
Tartuffe
Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.
Je regarde céans quels grands troubles j'apporte,
Et crois qu'il est besoin, mon frère, que j'en sorte.
Orgon
Comment ? vous moquez−vous ?
Tartuffe
On m'y hait, et je voi
Qu'on cherche à vous donner des soupçons de ma foi.
Orgon
Qu'importe ? Voyez−vous que mon coeur les écoute ?
Tartuffe
On ne manquera pas de poursuivre, sans doute ;
Et ces mêmes rapports qu'ici vous rejetez
Peut−être une autre fois seront−ils écoutés.

Scène VII

846

Oeuvres complètes . 1
Orgon
Non, mon frère, jamais.
Tartuffe
Ah ! mon frère, une femme
Aisément d'un mari peut bien surprendre l'âme.
Orgon
Non, non.
Tartuffe
Laissez−moi vite, en m'éloignant d'ici,
Leur ôter tout sujet de m'attaquer ainsi.
Orgon
Non, vous demeurerez : il y va de ma vie.
Tartuffe
Hé bien ! il faudra donc que je me mortifie.
Pourtant, si vous vouliez...
Orgon
Ah !
Tartuffe
Soit : n'en parlons plus.
Mais je sais comme il faut en user là−dessus.
L'honneur est délicat ; et l'amitié m'engage
A prévenir les bruits et les sujets d'ombrage.
Je fuirai votre épouse, et vous ne me verrez...
Orgon
Non, en dépit de tous, vous la fréquenterez.
Faire enrager le monde est ma plus grande joie,
Et je veux qu'à toute heure avec elle on vous voie.
Ce n'est pas tout encor : pour les mieux braver tous,
Je ne veux point avoir d'autre héritier que vous,
Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,
Vous faire de mon bien donation entière.
Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
M'est bien plus cher que fils, que femme, et que parents.
N'accepterez−vous pas ce que je vous propose ?
Tartuffe
La volonté du Ciel soit faite en toute chose.
Orgon
Le pauvre homme ! Allons vite en dresser un écrit,
Et que puisse l'envie en crever de dépit !

Scène VII

847

Oeuvres complètes . 1
Acte IV

Acte IV

848

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Cléante, Tartuffe

Cléante
Oui, tout le monde en parle, et vous m'en pouvez croire,
L'éclat que fait ce bruit n'est point à votre gloire ;
Et je vous ai trouvé, Monsieur, fort à propos,
Pour vous en dire net ma pensée en deux mots.
Je n'examine point à fond ce qu'on expose ;
Je passe là−dessus, et prends au pis la chose.
Supposons que Damis n'en ait pas bien usé,
Et que ce soit à tort qu'on vous ait accusé :
N'est−il pas d'un chrétien de pardonner l'offense,
Et d'éteindre en son coeur tout desir de vengeance ?
Et devez−vous souffrir, pour votre démêlé,
Que du logis d'un père un fils soit exilé ?
Je vous le dis encore, et parle avec franchise,
Il n'est petit ni grand qui ne s'en scandalise ;
Et si vous m'en croyez, vous pacifierez tout,
Et ne pousserez point les affaires à bout.
Sacrifiez à Dieu toute votre colère,
Et remettez le fils en grâce avec le père.
Tartuffe
Hélas ! je le voudrois, quant à moi, de bon coeur :
Je ne garde pour lui, Monsieur, aucune aigreur ;
Je lui pardonne tout, de rien je ne le blâme,
Et voudrois le servir du meilleur de mon âme ;
Mais l'intérêt du Ciel n'y sauroit consentir,
Et s'il rentre céans, c'est à moi d'en sortir.
Après son action, qui n'eut jamais d'égale,
Le commerce entre nous porteroit du scandale :
Dieu sait ce que d'abord tout le monde en croiroit !
A pure politique on me l'imputeroit ;
Et l'on diroit partout que, me sentant coupable,
Je feins pour qui m'accuse un zèle charitable,
Que mon coeur l'appréhende et veut le ménager,
Pour le pouvoir sous main au silence engager.
Cléante
Vous nous payez ici d'excuses colorées,
Et toutes vos raisons, Monsieur, sont trop tirées.
Des intérêts du Ciel pourquoi vous chargez−vous ?
Pour punir le coupable a−t−il besoin de nous ?
Laissez−lui, laissez−lui le soin de ses vengeances :
Ne songez qu'au pardon qu'il prescrit des offenses ;
Et ne regardez point aux jugements humains,
Scène I

849

Oeuvres complètes . 1
Quand vous suivez du Ciel les ordres souverains.
Quoi ? le foible intérêt de ce qu'on pourra croire
D'une bonne action empêchera la gloire ?
Non, non : faisons toujours ce que le Ciel prescrit,
Et d'aucun autre soin ne nous brouillons l'esprit.
Tartuffe
Je vous ai déjà dit que mon coeur lui pardonne,
Et c'est faire, Monsieur, ce que le Ciel ordonne ;
Mais après le scandale et l'affront d'aujourd'hui,
Le Ciel n'ordonne pas que je vive avec lui.
Et vous ordonne−t−il, Monsieur, d'ouvrir l'oreille
A ce qu'un pur caprice à son père conseille,
Et d'accepter le don qui vous est fait d'un bien
Où le droit vous oblige à ne prétendre rien ?
Tartuffe
Ceux qui me connoîtront n'auront pas la pensée
Que ce soit un effet d'une âme intéressée.
Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d'appas,
De leur éclat trompeur je ne m'éblouis pas ;
Et si je me résous à recevoir du père
Cette donation qu'il a voulu me faire,
Ce n'est, à dire vrai, que parce que je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains,
Qu'il ne trouve des gens qui, l'ayant en partage,
En fassent dans le monde un criminel usage,
Et ne s'en servent pas, ainsi que j'ai dessein,
Pour la gloire du Ciel et le bien du prochain.
Cléante
Hé, Monsieur, n'ayez point ces délicates craintes,
Qui d'un juste héritier peuvent causer les plaintes ;
Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien,
Qu'il soit à ses périls possesseur de son bien ;
Et songez qu'il vaut mieux encor qu'il en mésuse,
Que si de l'en frustrer il faut qu'on vous accuse.
J'admire seulement que sans confusion
Vous en ayez souffert la proposition ;
Car enfin le vrai zèle a−t−il quelque maxime
Qui montre à dépouiller l'héritier légitime ?
Et s'il faut que le Ciel dans votre coeur ait mis
Un invincible obstacle à vivre avec Damis,
Ne vaudroit−il pas mieux qu'en personne discrète
Vous fissiez de céans une honnête retraite,
Que de souffrir ainsi, contre toute raison,
Qu'on en chasse pour vous le fils de la maison ?
Croyez−moi, c'est donner de votre prud'homie,
Monsieur...
Tartuffe
Scène I

850

Oeuvres complètes . 1
Il est, Monsieur, trois heures et demie :
Certain devoir pieux me demande là−haut,
Et vous m'excuserez de vous quitter sitôt.
Cléante
Ah !

Scène I

851

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Elmire, Mariane, Dorine, Cléante

Dorine
De grâce, avec nous employez−vous pour elle,
Monsieur : son âme souffre une douleur mortelle ;
Et l'accord que son père a conclu pour ce soir
La fait, à tous moments, entrer en désespoir.
Il va venir. Joignons nos efforts, je vous prie,
Et tâchons d'ébranler, de force ou d'industrie,
Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.

Scène II

852

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Orgon, Elmire, Mariane, Cléante, Dorine

Orgon
Ha ! je me réjouis de vous voir assemblés :
(A Mariane.)
Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire,
Et vous savez déjà ce que cela veut dire.
Mariane, à genoux.
Mon père, au nom du Ciel, qui connoît ma douleur,
Et par tout ce qui peut émouvoir votre coeur,
Relâchez−vous un peu des droits de la naissance,
Et dispensez mes voeux de cette obéissance ;
Ne me réduisez point par cette dure loi
Jusqu'à me plaindre au Ciel de ce que je vous doi,
Et cette vie, hélas ! que vous m'avez donnée,
Ne me la rendez pas, mon père, infortunée.
Si, contre un doux espoir que j'avois pu former,
Vous me défendez d'être à ce que j'ose aimer,
Au moins, par vos bontés, qu'à vos genoux j'implore,
Sauvez−moi du tourment d'être à ce que j'abhorre,
Et ne me portez point à quelque désespoir,
En vous servant sur moi de tout votre pouvoir
Orgon, se sentant attendrir.
Allons, ferme, mon coeur, point de foiblesse humaine.
Mariane
Vos tendresses pour lui ne me font point de peine ;
Faites−les éclater, donnez−lui votre bien,
Et, si ce n'est assez, joignez−y tout le mien :
J'y consens de bon coeur, et je vous l'abandonne ;
Mais au moins n'allez pas jusques à ma personne,
Et souffrez qu'un convent dans les austérités
Use les tristes jours que le Ciel m'a comptés.
Orgon
Ah ! voilà justement de mes religieuses,
Lorsqu'un père combat leurs flammes amoureuses !
Debout ! Plus votre coeur répugne à l'accepter,
Plus ce sera pour vous matière à mériter :
Mortifiez vos sens avec ce mariage,
Et ne me rompez pas la tête davantage.
Dorine
Mais quoi... ?
Scène III

853

Oeuvres complètes . 1

Orgon
Taisez−vous, vous ; parlez à votre écot :
Je vous défends tout net d'oser dire un seul mot.
Cléante
Si par quelque conseil vous souffrez qu'on réponde...
Orgon
Mon frère, vos conseils sont les meilleurs du monde,
Ils sont bien raisonnés, et j'en fais un grand cas ;
Mais vous trouverez bon que je n'en use pas.
Elmire, à son mari.
A voir ce que je vois, je ne sais plus que dire,
Et votre aveuglement fait que je vous admire :
C'est être bien coiffé, bien prévenu de lui,
Que de nous démentir sur le fait d'aujourd'hui.
Orgon
Je suis votre valet, et crois les apparences.
Pour mon fripon de fils je sais vos complaisances
Et vous avez eu peur de le désavouer
Du trait qu'à ce pauvre homme il a voulu jouer ;
Vous étiez trop tranquille enfin pour être crue
Et vous auriez paru d'autre manière émue.
Elmire
Est−ce qu'au simple aveu d'un amoureux transport
Il faut que notre honneur se gendarme si fort ?
Et ne peut−on répondre à tout ce qui le touche
Que le feu dans les yeux et l'injure à la bouche ?
Pour moi, de tels propos je me ris simplement,
Et l'éclat là−dessus ne me plaît nullement ;
J'aime qu'avec douceur nous nous montrions sages,
Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages
Dont l'honneur est armé de griffes et de dents,
Et veut au moindre mot dévisager les gens :
Me préserve le Ciel d'une telle sagesse !
Je veux une vertu qui ne soit point diablesse,
Et crois que d'un refus la discrète froideur
N'en est pas moins puissante à rebuter un coeur
Orgon
Enfin je sais l'affaire et ne prends point le change.
Elmire
J'admire, encore un coup, cette foiblesse étrange.
Mais que me répondroit votre incrédulité
Si je vous faisois voir qu'on vous dit vérité ?

Scène III

854

Oeuvres complètes . 1
Orgon
Voir ?
Elmire
Oui.
Orgon
Chansons.
Elmire
Mais quoi ? si je trouvois manière
De vous le faire voir avec pleine lumière ?
Orgon
Contes en l'air.
Elmire
Quel homme ! Au moins répondez−moi.
Je ne vous parle pas de nous ajouter foi ;
Mais supposons ici que, d'un lieu qu'on peut prendre,
On vous fît clairement tout voir et tout entendre,
Que diriez−vous alors de votre homme de bien ?
Orgon
En ce cas, je dirois que... Je ne dirois rien,
Car cela ne se peut.
Elmire
L'erreur trop longtemps dure,
Et c'est trop condamner ma bouche d'imposture.
Il faut que par plaisir, et sans aller plus loin,
De tout ce qu'on vous dit je vous fasse témoin.
Orgon
Soit : je vous prends au mot. Nous verrons votre adresse,
Et comment vous pourrez remplir cette promesse.
Elmire
Faites−le−moi venir.
Dorine
Son esprit est rusé,
Et peut−être à surprendre il sera malaisé.
Elmire
Non ; on est aisément dupé par ce qu'on aime.
Et l'amour−propre engage à se tromper soi−même.
(Parlant à Cléante et à Mariane.)
Faites−le−moi descendre. Et vous, retirez−vous.

Scène III

855

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Elmire, Orgon

Elmire
Approchons cette table, et vous mettez dessous.
Orgon
Comment ?
Elmire
Vous bien cacher est un point nécessaire.
Orgon
Pourquoi sous cette table ?
Elmire
Ah, mon Dieu ! laissez faire :
J'ai mon dessein en tête, et vous en jugerez.
Mettez−vous là, vous dis−je ; et quand vous y serez,
Gardez qu'on ne vous voie et qu'on ne vous entende.
Orgon
Je confesse qu'ici ma complaisance est grande ;
Mais de votre entreprise il vous faut voir sortir.
Elmire
Vous n'aurez, que je crois, rien à me repartir.
(A son mari qui est sous la table.)
Au moins, je vais toucher une étrange matière :
Ne vous scandalisez en aucune manière.
Quoi que je puisse dire, il doit m'être permis,
Et c'est pour vous convaincre, ainsi que j'ai promis.
Je vais par des douceurs, puisque j'y suis réduite,
Faire poser le masque à cette âme hypocrite,
Flatter de son amour les desirs effrontés,
Et donner un champ libre à ses témérités.
Comme c'est pour vous seul, et pour mieux le confondre,
Que mon âme à ses voeux va feindre de répondre,
J'aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,
Et les choses n'iront que jusqu'où vous voudrez.
C'est à vous d'arrêter son ardeur insensée,
Quand vous croirez l'affaire assez avant poussée,
D'épargner votre femme, et de ne m'exposer
Qu'à ce qu'il vous faudra pour vous désabuser :
Ce sont vos intérêts ; vous en serez le maître,
Et... L'on vient. Tenez−vous, et gardez de paraître.

Scène IV

856

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Tartuffe, Elmire, Orgon

Tartuffe
On m'a dit qu'en ce lieu vous me vouliez parler.
Elmire
Oui. L'on a des secrets à vous y révéler.
Mais tirez cette porte avant qu'on vous les dise,
Et regardez partout de crainte de surprise.
Une affaire pareille à celle de tantôt
N'est pas assurément ici ce qu'il nous faut.
Jamais il ne s'est vu de surprise de même ;
Damis m'a fait pour vous une frayeur extrême,
Et vous avez bien vu que j'ai fait mes efforts
Pour rompre son dessein et calmer ses transports.
Mon trouble, il est bien vrai, m'a si fort possédée,
Que de le démentir je n'ai point eu l'idée ;
Mais par là, grâce au Ciel, tout a bien mieux été,
Et les choses en sont dans plus de sûreté.
L'estime où l'on vous tient a dissipé l'orage,
Et mon mari de vous ne peut prendre d'ombrage,
Pour mieux braver l'éclat des mauvais jugements,
Il veut que nous soyons ensemble à tous moments ;
Et c'est par où je puis, sans peur d'être blâmée,
Me trouver ici seule avec vous enfermée,
Et ce qui m'autorise à vous ouvrir un coeur
Un peu trop prompt peut−être à souffrir votre ardeur.
Tartuffe
Ce langage à comprendre est assez difficile,
Madame, et vous parliez tantôt d'un autre style.
Elmire
Ah ! si d'un tel refus vous êtes en courroux,
Que le coeur d'une femme est mal connu de vous !
Et que vous savez peu ce qu'il veut faire entendre
Lorsque si foiblement on le voit se défendre !
Toujours notre pudeur combat dans ces moments
Ce qu'on peut nous donner de tendres sentiments.
Quelque raison qu'on trouve à l'amour qui nous dompte,
On trouve à l'avouer toujours un peu de honte ;
On s'en défend d'abord ; mais de l'air qu'on s'y prend,
On fait connoître assez que notre coeur se rend,
Qu'à nos voeux par honneur notre bouche s'oppose,
Et que de tels refus promettent toute chose.
C'est vous faire sans doute un assez libre aveu,
Scène V

857

Oeuvres complètes . 1
Et sur notre pudeur me ménager bien peu ;
Mais puisque la parole enfin en est lâchée,
A retenir Damis me serois−je attachée,
Aurois−je, je vous prie, avec tant de douceur
Ecouté tout au long l'offre de votre coeur,
Aurois−je pris la chose ainsi qu'on m'a vu faire,
Si l'offre de ce coeur n'eût eu de quoi me plaire ?
Et lorsque j'ai voulu moi−même vous forcer
A refuser l'hymen qu'on venoit d'annoncer,
Qu'est−ce que cette instance a dû vous faire entendre,
Que l'intérêt qu'en vous on s'avise de prendre,
Et l'ennui qu'on auroit que ce noeud qu'on résout
Vînt partager du moins un coeur que l'on veut tout ?
Tartuffe
C'est sans doute, Madame, une douceur extrême
Que d'entendre ces mots d'une bouche qu'on aime :
Leur miel dans tous mes sens fait couler à longs traits
Une suavité qu'on ne goûta jamais :
Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,
Et mon coeur de vos voeux fait sa béatitude ;
Mais ce coeur vous demande ici la liberté
D'oser douter un peu de sa félicité.
Je puis croire ces mots un artifice honnête
Pour m'obliger à rompre un hymen qui s'apprête ;
Et s'il faut librement m'expliquer avec vous,
Je ne me fierai point à des propos si doux,
Qu'un peu de vos faveurs, après quoi je soupire,
Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire,
Et planter dans mon âme une constante foi
Des charmantes bontés que vous avez pour moi.
Elmire. Elle tousse pour avertir son mari.
Quoi ? vous voulez aller avec cette vitesse,
Et d'un coeur tout d'abord épuiser la tendresse ?
On se tue à vous faire un aveu des plus doux ;
Cependant ce n'est pas encore assez pour vous,
Et l'on ne peut aller jusqu'à vous satisfaire,
Qu'aux dernières faveurs on ne pousse l'affaire ?
Tartuffe.
Moins on mérite un bien, moins on l'ose espérer.
Nos voeux sur des discours ont peine à s'assurer.
On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,
Et l'on veut en jouir avant que de le croire.
Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,
Je doute du bonheur de mes témérités ;
Et je ne croirai rien, que vous n'ayez, Madame,
Par des réalités su convaincre ma flamme.
Elmire
Mon Dieu, que votre amour en vrai tyran agit,
Et qu'en un trouble étrange il me jette l'esprit !
Scène V

858

Oeuvres complètes . 1
Que sur les coeurs il prend un furieux empire,
Et qu'avec violence il veut ce qu'il desire !
Quoi ? de votre poursuite on ne peut se parer,
Et vous ne donnez pas le temps de respirer ?
Sied−il bien de tenir une rigueur si grande,
De vouloir sans quartier les choses qu'on demande,
Et d'abuser ainsi par vos efforts pressants
Du foible que pour vous vous voyez qu'ont les gens ?
Tartuffe
Mais si d'un oeil bénin vous voyez mes hommages,
Pourquoi m'en refuser d'assurés témoignages ?
Elmire
Mais comment consentir à ce que vous voulez,
Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez ?
Tartuffe
Si ce n'est que le Ciel qu'à mes voeux on oppose,
Lever un tel obstacle est à moi peu de chose,
Et cela ne doit pas retenir votre coeur.
Elmire
Mais des arrêts du Ciel on nous fait tant de peur !
Tartuffe
Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,
Madame, et je sais l'art de lever les scrupules.
Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ;
(C'est un scélérat qui parle.)
Mais on trouve avec lui accommodements ;
Selon divers besoins, il est une science
D'étendre les liens de notre conscience
Et de rectifier le mal de l'action
Avec la pureté de notre intention.
De ces secrets, Madame, on saura vous instruire ;
Vous n'avez seulement qu'à vous laisser conduire.
Contentez mon desir, et n'ayez point d'effroi :
Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.
Vous toussez fort, Madame.
Elmire
Oui, je suis au supplice.
Tartuffe
Vous plaît−il un morceau de ce jus de réglisse ?
Elmire
C'est un rhume obstiné, sans doute ; et je vois bien
Que tous les jus du monde ici ne feront rien.

Scène V

859

Oeuvres complètes . 1
Tartuffe
Cela certe est fâcheux.
Elmire
Oui, plus qu'on ne peut dire.
Tartuffe
Enfin votre scrupule est facile à détruire :
Vous êtes assurée ici d'un plein secret,
Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait ;
Le scandale du monde est ce qui fait l'offense,
Et ce n'est pas pécher que pécher en silence.
Elmire, après avoir encore toussé.
Enfin je vois qu'il faut se résoudre à céder,
Qu'il faut que je consente à vous tout accorder,
Et qu'à moins de cela je ne dois point prétendre
Qu'on puisse être content, et qu'on veuille se rendre.
Sans doute il est fâcheux d'en venir jusque−là,
Et c'est bien malgré moi que je franchis cela ;
Mais puisque l'on s'obstine à m'y vouloir réduire,
Puisqu'on ne veut point croire à tout ce qu'on peut dire,
Et qu'on veut des témoins qui soient plus convaincants,
Il faut bien s'y résoudre, et contenter les gens.
Si ce consentement porte en soi quelque offense,
Tant pis pour qui me force à cette violence ;
La faute assurément n'en doit pas être à moi.
Tartuffe
Oui, Madame, on s'en charge ; et la chose de soi...
Elmire
Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie,
Si mon mari n'est point dans cette galerie.
Tartuffe
Qu'est−il besoin pour lui du soin que vous prenez ?
C'est un homme, entre nous, à mener par le nez ;
De tous nos entretiens il est pour faire gloire,
Et je l'ai mis au point de voir tout sans rien croire.
Elmire
Il n'importe : sortez, je vous prie, un moment,
Et partout là dehors voyez exactement.

Scène V

860

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Orgon, Elmire

Orgon, sortant de dessous la table.
Voilà, je vous l'avoue, un abominable homme !
Je n'en puis revenir, et tout ceci m'assomme.
Elmire
Quoi ? vous sortez sitôt ? vous vous moquez des gens.
Rentrez sous le tapis, il n'est pas encor temps ;
Attendez jusqu'au bout pour voir les choses sûres,
Et ne vous fiez point aux simples conjectures.
Orgon
Non, rien de plus méchant n'est sorti de l'enfer.
Elmire
Mon Dieu ! l'on ne doit point croire trop de léger.
Laissez−vous bien convaincre avant que de vous rendre,
Et ne vous hâtez point, de peur de vous méprendre.
(Elle fait mettre son mari derrière elle.)

Scène VI

861

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Tartuffe, Elmire, Orgon

Tartuffe
Tout conspire, Madame, à mon contentement :
J'ai visité de l'oeil tout cet appartement ;
Personne ne s'y trouve ; et mon âme ravie...
Orgon, en l'arrêtant.
Tout doux ! vous suivez trop votre amoureuse envie,
Et vous ne devez pas vous tant passionner.
Ah ! ah ! l'homme de bien, vous m'en voulez donner !
Comme aux tentations s'abandonne votre âme !
Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme !
J'ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon,
Et je croyois toujours qu'on changeroit de ton ;
Mais c'est assez avant pousser le témoignage :
Je m'y tiens, et n'en veux, pour moi, pas davantage.
Elmire, à Tartuffe.
C'est contre mon humeur que j'ai fait tout ceci :
Mais on m'a mise au point de vous traiter ainsi.
Tartuffe
Quoi ? vous croyez... ?
Orgon
Allons, point de bruit, je vous prie. Dénichons de céans, et sans cérémonie.
Tartuffe
Mon dessein...
Orgon
Ces discours ne sont plus de saison :
Il faut, tout sur−le−champ, sortir de la maison.
Tartuffe
C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître :
La maison m'appartient, je le ferai connaître,
Et vous montrerai bien qu'en vain on a recours,
Pour me chercher querelle, à ces lâches détours,
Qu'on n'est pas où l'on pense en me faisant injure,
Que j'ai de quoi confondre et punir l'imposture,
Venger le Ciel qu'on blesse, et faire repentir
Ceux qui parlent ici de me faire sortir.

Scène VII

862

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Elmire, Orgon

Elmire
Quel est donc ce langage ? et qu'est−ce qu'il veut dire ?
Orgon
Ma foi, je suis confus, et n'ai pas lieu de rire.
Elmire
Comment ?
Orgon
Je vois ma faute aux choses qu'il me dit,
Et la donation m'embarrasse l'esprit.
Elmire
La donation...
Orgon
Oui, c'est une affaire faite
Mais j'ai quelque autre chose encor qui m'inquiète.
Elmire
Et quoi ?
Orgon
Vous saurez tout. Mais voyons au plus tôt
Si certaine cassette est encore là−haut.

Scène VIII

863

Oeuvres complètes . 1
Acte V

Acte V

864

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Orgon, Cléante

Cléante
Où voulez−vous courir ?
Orgon
Las ! que sais−je ?
Cléante
Il me semble
Que l'on doit commencer par consulter ensemble
Les choses qu'on peut faire en cet événement.
Orgon
Cette cassette−là me trouble entièrement ;
Plus que le reste encore elle me désespère.
Cléante
Cette cassette est donc un important mystère ?
Orgon
C'est un dépôt qu'Argas, cet ami que je plains,
Lui−même, en grand secret, m'a mis entre les mains :
Pour cela, dans sa fuite, il me voulut élire ;
Et ce sont des papiers ; à ce qu'il m'a pu dire,
Où sa vie et ses biens se trouvent attachés.
Cléante
Pourquoi donc les avoir en d'autres mains lâchés ?
Orgon
Ce fut par un motif de cas de conscience :
J'allai droit à mon traître en faire confidence ;
Et son raisonnement me vint persuader
De lui donner plutôt la cassette à garder,
Afin que, pour nier, en cas de quelque enquête,
J'eusse d'un faux−fuyant, la faveur toute prête,
Par où ma conscience eût pleine sûreté
A faire des serments contre la vérité.
Cléante
Vous voilà mal, au moins si j'en crois l'apparence ;
Et la donation, et cette confidence,
Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
Des démarches par vous faites légèrement.
On peut vous mener loin avec de pareils gages ;
Scène I

865

Oeuvres complètes . 1
Et cet homme sur vous ayant ces avantages,
Le pousser est encor grande imprudence à vous,
Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.
Orgon
Quoi ? sous un beau semblant de ferveur si touchante
Cacher un coeur si double, une âme si méchante !
Et moi qui l'ai reçu gueusant et n'ayant rien...
C'en est fait, je renonce à tous les gens de bien :
J'en aurai désormais une horreur effroyable.
Et m'en vais devenir pour eux pire qu'un diable.
Cléante
Hé bien ! ne voilà pas de vos emportements !
Vous ne gardez en rien les doux tempéraments ;
Dans la droite raison jamais n'entre la vôtre,
Et toujours d'un excès vous vous jetez dans l'autre.
Vous voyez votre erreur, et vous avez connu
Que par un zèle feint vous étiez prévenu ;
Mais pour vous corriger, quelle raison demande
Que vous alliez passer dans une erreur plus grande,
Et qu'avecque le coeur d'un perfide vaurien
Vous confondiez les coeurs de tous les gens de bien ?
Quoi ? parce qu'un fripon vous dupe avec audace
Sous le pompeux éclat d'une austère grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
Et qu'aucun vrai dévot ne se trouve aujourd'hui ?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences ;
Démêlez la vertu d'avec ses apparences,
Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,
Et soyez pour cela dans le milieu qu'il faut :
Gardez−vous, s'il se peut, d'honorer l'imposture,
Mais au vrai zèle aussi n'allez pas faire injure ;
Et s'il vous faut tomber dans une extrémité,
Péchez plutôt encor de cet autre côté.

Scène I

866

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Damis, Orgon, Cléante

Damis
Quoi ? mon père, est−il vrai qu'un coquin vous menace ?
Qu'il n'est point de bienfait qu'en son âme il n'efface,
Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux,
Se fait de vos bontés des armes contre vous ?
Orgon
Oui, mon fils, et j'en sens des douleurs non pareilles.
Damis
Laissez−moi, je lui veux couper les deux oreilles :
Contre son insolence on ne doit point gauchir ;
C'est à moi, tout d'un coup, de vous en affranchir,
Et pour sortir d'affaire, il faut que je l'assomme.
Cléante
Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.
Modérez, s'il vous plaît, ces transports éclatants :
Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
Où par la violence on fait mal ses affaires.

Scène II

867

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Madame Pernelle, Mariane, Elmire, Dorine, Damis, Orgon, Cléante

Madame Pernelle
Qu'est−ce ? J'apprends ici de terribles mystères.
Orgon
Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins,
Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
Je recueille avec zèle un homme en sa misère,
Je le loge, et le tiens comme mon propre frère ;
De bienfaits chaque jour il est par moi chargé ;
Je lui donne ma fille et tout le bien que j'ai ;
Et, dans le même temps, le perfide, l'infâme,
Tente le noir dessein de suborner ma femme,
Et non content encor de ces lâches essais,
Il m'ose menacer de mes propres bienfaits,
Et veut, à ma ruine, user des avantages
Dont le viennent d'armer mes bontés trop peu sages,
Me chasser de mes biens, où je l'ai transféré,
Et me réduire au point d'où je l'ai retiré.
Dorine
Le pauvre homme !
Madame Pernelle
Mon fils, je ne puis du tout croire
Qu'il ait voulu commettre une action si noire.
Orgon
Comment ?
Madame Pernelle
Les gens de bien sont enviés toujours.
Orgon
Que voulez−vous donc dire avec votre discours,
Ma mère ?
Madame Pernelle
Que chez vous on vit d'étrange sorte,
Et qu'on ne sait que trop la haine qu'on lui porte.
Orgon
Qu'a cette haine à faire avec ce qu'on vous dit ?
Madame Pernelle
Scène III

868

Oeuvres complètes . 1
Je vous l'ai dit cent fois quand vous étiez petit :
La vertu dans le monde est toujours poursuivie ;
Les envieux mourront, mais non jamais l'envie.
Orgon
Mais que fait ce discours aux choses d'aujourd'hui ?
Madame Pernelle
On vous aura forgé cent sots contes de lui.
Orgon
Je vous ai dit déjà que j'ai vu tout moi−même.
Madame Pernelle
Des esprits médisants la malice est extrême.
Orgon
Vous me feriez damner, ma mère. Je vous di
Que j'ai vu de mes yeux un crime si hardi.
Madame Pernelle
Les langues ont toujours du venin à répandre,
Et rien n'est ici−bas qui s'en puisse défendre.
Orgon
C'est tenir un propos de sens bien dépourvu.
Je l'ai vu, dis−je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu'on appelle vu : faut−il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?
Madame Pernelle
Mon Dieu, le plus souvent l'apparence déçoit :
Il ne faut pas toujours juger sur ce qu'on voit.
Orgon
J'enrage.
Madame Pernelle
Aux faux soupçons la nature est sujette,
Et c'est souvent à mal que le bien s'interprète.
Orgon
Je dois interpréter à charitable soin
Le desir d'embrasser ma femme ?
Madame Pernelle
Il est besoin,
Pour accuser les gens, d'avoir de justes causes ;
Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.
Orgon
Scène III

869

Oeuvres complètes . 1
Hé, diantre ! le moyen de m'en assurer mieux ?
Je devois donc, ma mère, attendre qu'à mes yeux
Il eût... Vous me feriez dire quelque sottise.
Madame Pernelle
Enfin d'un trop pur zèle on voit son âme éprise ;
Et je ne puis du tout me mettre dans l'esprit
Qu'il ait voulu tenter les choses que l'on dit.
Orgon
Allez, je ne sais pas, si vous n'étiez ma mère,
Ce que je vous dirois, tant je suis en colère.
Dorine
Juste retour, Monsieur, des choses d'ici−bas :
Vous ne vouliez point croire, et l'on ne vous croit pas.
Cléante
Nous perdons des moments en bagatelles pures,
Qu'il faudroit employer à prendre des mesures.
Aux menaces du fourbe on doit ne dormir point.
Damis
Quoi ? son effronterie iroit jusqu'à ce point ?
Elmire
Pour moi, je ne crois pas cette instance possible,
Et son ingratitude est ici trop visible.
Cléante
Ne vous y fiez pas : il aura des ressorts
Pour donner contre vous raison à ses efforts ;
Et sur moins que cela, le poids d'une cabale
Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.
Je vous le dis encore : armé de ce qu'il a,
Vous ne deviez jamais le pousser jusque−là.
Orgon
Il est vrai ; mais qu'y faire ? A l'orgueil de ce traître,
De mes ressentiments je n'ai pas été maître.
Cléante
Je voudrois, de bon coeur, qu'on pût entre vous deux
De quelque ombre de paix raccommoder les noeuds.
Elmire
Si j'avois su qu'en main il a de telles armes,
Je n'aurois pas donné matière à tant d'alarmes,
Et mes...
Orgon
Scène III

870

Oeuvres complètes . 1
Que veut cet homme ? Allez tôt le savoir.
Je suis bien en état que l'on me vienne voir !

Scène III

871

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Monsieur Loyal, Madame Pernelle, Orgon, Damis, Mariane, Dorine, Elmire, Cléante

Monsieur Loyal
Bonjour, ma chère soeur ; faites, je vous supplie,
Que je parle à Monsieur.
Dorine
Il est en compagnie,
Et je doute qu'il puisse à présent voir quelqu'un.
Monsieur Loyal
Je ne suis pas pour être en ces lieux importun.
Mon abord n'aura rien, je crois, qui lui déplaise ;
Et je viens pour un fait dont il sera bien aise.
Dorine
Votre nom ?
Monsieur Loyal
Dites−lui seulement que je vien
De la part de Monsieur Tartuffe, pour son bien.
Dorine
C'est un homme qui vient, avec douce manière,
De la part de Monsieur Tartuffe, pour affaire
Dont vous serez, dit−il, bien aise.
Cléante
Il vous faut voir
Ce que c'est que cet homme, et ce qu'il peut vouloir.
Orgon
Pour nous raccommoder il vient ici peut−être :
Quels sentiments aurai−je à lui faire paroître ?
Cléante
Votre ressentiment ne doit point éclater ;
Et s'il parle d'accord, il le faut écouter.
Monsieur Loyal
Salut, Monsieur. Le Ciel perde qui vous veut nuire,
Et vous soit favorable autant que je desire !
Orgon
Ce doux début s'accorde avec mon jugement,
Et présage déjà quelque accommodement.
Scène IV

872

Oeuvres complètes . 1

Monsieur Loyal
Toute votre maison m'a toujours été chère,
Et j'étois serviteur de Monsieur votre père.
Orgon
Monsieur, j'ai grande honte et demande pardon
D'être sans vous connoître ou savoir votre nom.
Monsieur Loyal
Je m'appelle Loyal, natif de Normandie,
Et suis huissier à verge, en dépit de l'envie.
J'ai depuis quarante ans, grâce au Ciel, le bonheur
D'en exercer la charge avec beaucoup d'honneur ;
Et je vous viens, Monsieur, avec votre licence,
Signifier l'exploit de certaine ordonnance...
Orgon
Quoi ? vous êtes ici... ?
Monsieur Loyal
Monsieur, sans passion :
Ce n'est rien seulement qu'une sommation,
Un ordre de vuider d'ici, vous et les vôtres,
Mettre vos meubles hors, et faire place à d'autres,
Sans délai ni remise, ainsi que besoin est...
Orgon
Moi, sortir de céans ?
Monsieur Loyal
Oui, Monsieur, s'il vous plaît.
La maison à présent, comme savez de reste,
Au bon Monsieur Tartuffe appartient sans conteste.
De vos biens désormais il est maître et seigneur,
En vertu d'un contrat duquel je suis porteur :
Il est en bonne forme, et l'on n'y peut rien dire.
Damis
Certes cette impudence est grande, et je l'admire.
Monsieur Loyal
Monsieur, je ne dois point avoir affaire à vous ;
C'est à Monsieur : il est et raisonnable et doux,
Et d'un homme de bien il sait trop bien l'office,
Pour se vouloir du tout opposer à justice.
Orgon
Mais...
Monsieur Loyal
Scène IV

873

Oeuvres complètes . 1
Oui, Monsieur, je sais que pour un million
Vous ne voudriez pas faire rébellion,
Et que vous souffrirez, en honnête personne,
Que j'exécute ici les ordres qu'on me donne.
Damis
Vous pourriez bien ici sur votre noir jupon,
Monsieur l'huissier à verge, attirer le bâton.
Monsieur Loyal
Faites que votre fils se taise ou se retire,
Monsieur. J'aurois regret d'être obligé d'écrire,
Et de vous voir couché dans mon procès−verbal.
Dorine
Ce Monsieur Loyal porte un air bien déloyal !
Monsieur Loyal
Pour tous les gens de bien j'ai de grandes tendresses,
Et ne me suis voulu, Monsieur, charger des pièces
Que pour vous obliger et vous faire plaisir,
Que pour ôter par là le moyen d'en choisir
Qui, n'ayant pas pour vous le zèle qui me pousse,
Auroient pu procéder d'une façon moins douce.
Orgon
Et que peut−on de pis que d'ordonner aux gens
De sortir de chez eux ?
Monsieur Loyal
On vous donne du temps,
Et jusques à demain je ferai surséance
A l'exécution, Monsieur, de l'ordonnance.
Je viendrai seulement passer ici la nuit,
Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit.
Pour la forme, il faudra, s'il vous plaît, qu'on m'apporte,
Avant que se coucher, les clefs de votre porte.
J'aurai soin de ne pas troubler votre repos,
Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos.
Mais demain, du matin, il vous faut être habile
A vuider de céans jusqu'au moindre ustensile :
Mes gens vous aideront, et je les ai pris forts,
Pour vous faire service à tout mettre dehors.
On n'en peut pas user mieux que je fais, je pense ;
Et comme je vous traite avec grande indulgence,
Je vous conjure aussi, Monsieur, d'en user bien,
Et qu'au dû de ma charge on ne me trouble en rien.
Orgon
Du meilleur de mon coeur je donnerois sur l'heure
Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure,
Scène IV

874

Oeuvres complètes . 1
Et pouvoir, à plaisir, sur ce mufle assener
Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.
Cléante
Laissez, ne gâtons rien.
Damis
A cette audace étrange,
J'ai peine à me tenir, et la main me démange.
Dorine
Avec un si bon dos, ma foi, Monsieur Loyal,
Quelques coups de bâton ne vous siéroient pas mal.
Monsieur Loyal
On pourroit bien punir ces paroles infâmes,
Mamie, et l'on décrète aussi contre les femmes.
Cléante
Finissons tout cela, Monsieur : c'en est assez ;
Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez.
Monsieur Loyal
Jusqu'au revoir. Le Ciel vous tienne tous en joie !
Orgon
Puisse−t−il te confondre, et celui qui t'envoie !

Scène IV

875

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Orgon, Cléante, Mariane, Elmire, Madame Pernelle, Dorine, Damis

Orgon
Hé bien, vous le voyez, ma mère, si j'ai droit,
Et vous pouvez juger du reste par l'exploit :
Ses trahisons enfin vous sont−elles connues ?
Madame Pernelle
Je suis toute ébaubie, et je tombe des nues !
Dorine
Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blâmez,
Et ses pieux desseins par là sont confirmés :
Dans l'amour du prochain sa vertu se consomme ;
Il sait que très−souvent les biens corrompent l'homme,
Et, par charité pure, il veut vous enlever
Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver.
Orgon
Taisez−vous : c'est le mot qu'il vous faut toujours dire.
Cléante
Allons voir quel conseil on doit vous faire élire.
Elmire
Allez faire éclater l'audace de l'ingrat.
Ce procédé détruit la vertu du contrat ;
Et sa déloyauté va paroître trop noire,
Pour souffrir qu'il en ait le succès qu'on veut croire.

Scène V

876

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Valère, Orgon, Cléante, Elmire, Mariane, etc.

Valère
Avec regret, Monsieur, je viens vous affliger ;
Mais je m'y vois contraint par le pressant danger.
Un ami, qui m'est joint d'une amitié fort tendre,
Et qui sait l'intérêt qu'en vous j'ai lieu de prendre,
A violé pour moi, par un pas délicat,
Le secret que l'on doit aux affaires d'Etat,
Et me vient d'envoyer un avis dont la suite
Vous réduit au parti d'une soudaine fuite.
Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer
Depuis une heure au Prince a su vous accuser,
Et remettre en ses mains, dans les traits qu'il vous jette,
D'un criminel d'Etat, l'importance cassette,
Dont, au mépris, dit−il, du devoir d'un sujet,
Vous avez conservé le coupable secret.
J'ignore le détail du crime qu'on vous donne ;
Mais un ordre est donné contre votre personne ;
Et lui−même est chargé, pour mieux l'exécuter,
D'accompagner celui qui vous doit arrêter.
Cléante
Voilà ses droits armés ; et c'est par où le traître
De vos biens qu'il prétend cherche à se rendre maître.
Orgon
L'homme, est, je vous l'avoue, un méchant animal !
Valère
Le moindre amusement vous peut être fatal.
J'ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte,
Avec mille louis qu'ici je vous apporte.
Ne perdons point de temps : le trait est foudroyant,
Et ce sont de ces coups que l'on pare en fuyant.
A vous mettre en lieu sûr je m'offre pour conduite,
Et veux accompagner jusqu'au bout votre fuite.
Orgon
Las ! que ne dois−je point à vos soins obligeants !
Pour vous en rendre grâce il faut un autre temps ;
Et je demande au Ciel de m'être assez propice,
Pour reconnoître un jour ce généreux service.
Adieu : prenez le soin, vous autres...
Cléante
Scène VI

877

Oeuvres complètes . 1
Allez tôt :
Nous songerons, mon frère, à faire ce qu'il faut.

Scène VI

878

Oeuvres complètes . 1
Scène dernière

L'exempt, Tartuffe, Valère, Orgon, Elmire, Mariane, etc.

Tartuffe
Tout beau, Monsieur, tout beau, ne courez point si vite :
Vous n'irez pas fort loin pour trouver votre gîte,
Et de la part du Prince on vous fait prisonnier.
Orgon
Traître, tu me gardois ce trait pour le dernier ;
C'est le coup, scélérat, par où tu m'expédies,
Et voilà couronner toutes tes perfidies.
Tartuffe
Vos injures n'ont rien à me pouvoir aigrir,
Et je suis pour le Ciel appris à tout souffrir.
Cléante
La modération est grande, je l'avoue.
Damis
Comme du Ciel l'infâme impudemment se joue !
Tartuffe
Tous vos emportements ne sauroient m'émouvoir,
Et je ne songe à rien qu'à faire mon devoir.
Mariane
Vous avez de ceci grande gloire à prétendre,
Et cet emploi pour vous est fort honnête à prendre.
Tartuffe
Un emploi ne sauroit être que glorieux,
Quand il part du pouvoir qui m'envoie en ces lieux.
Orgon
Mais t'es−tu souvenu que ma main charitable,
Ingrat, t'a retiré d'un état misérable ?
Tartuffe
Oui, je sais quels secours j'en ai pu recevoir ;
Mais l'intérêt du Prince est mon premier devoir ;
De ce devoir sacré la juste violence
Etouffe dans mon coeur toute reconnoissance,
Et je sacrifierois à de si puissants noeuds
Ami, femme, parents, et moi−même avec eux.

Scène dernière

879

Oeuvres complètes . 1
Elmire
L'imposteur !
Dorine
Comme il sait, de traîtresse manière,
Se faire un beau manteau de tout ce qu'on révère !
Cléante
Mais s'il est si parfait que vous le déclarez,
Ce zèle qui vous pousse et dont vous vous parez,
D'où vient que pour paroître il s'avise d'attendre
Qu'à poursuivre sa femme il ait su vous surprendre,
Et que vous ne songez à l'aller dénoncer
Que lorsque son honneur l'oblige à vous chasser ?
Je ne vous parle point, pour devoir en distraire,
Du don de tout son bien qu'il venoit de vous faire ;
Mais le voulant traiter en coupable aujourd'hui,
Pourquoi consentiez−vous à rien prendre de lui ?
Tartuffe, à l'Exempt
Délivrez−moi, Monsieur, de la criaillerie,
Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.
L'exempt
Oui, c'est trop demeurer sans doute à l'accomplir :
Votre bouche à propos m'invite à le remplir ;
Et pour l'exécuter, suivez−moi tout à l'heure
Dans la prison qu'on doit vous donner pour demeure.
Tartuffe
Qui ? moi, Monsieur ?
L'exempt
Oui, vous.
Tartuffe
Pourquoi donc la prison ?
L'exempt
Ce n'est pas vous à qui j'en veux rendre raison.
Remettez−vous, Monsieur, d'une alarme si chaude.
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les coeurs,
Et que ne peut tromper tout l'art des imposteurs.
D'un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d'accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
Il donne aux gens de bien une gloire immortelle ;
Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
Et l'amour pour les vrais ne ferme point son coeur
Scène dernière

880

Oeuvres complètes . 1
A tout ce que les faux doivent donner d'horreur.
Celui−ci n'étoit pas pour le pouvoir surprendre,
Et de pièges plus fins on le voit se défendre.
D'abord il a percé, par ses vives clartés,
Des replis de son coeur toutes les lâchetés.
Venant vous accuser, il s'est trahi lui−même,
Et par un juste trait de l'équité suprême,
S'est découvert au Prince un fourbe renommé,
Dont sous un autre nom il étoit informé ;
Et c'est un long détail d'actions toutes noires
Dont on pourroit former des volumes d'histoires.
Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté
Sa lâche ingratitude et sa déloyauté ;
A ses autres horreurs il a joint cette suite,
Et ne m'a jusqu'ici soumis à sa conduite
Que pour voir l'impudence aller jusques au bout,
Et vous faire par lui faire raison de tout.
Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître,
Il veut qu'entre vos mains je dépouille le traître.
D'un souverain pouvoir, il brise les liens
Du contrat qui lui fait un don tous vos biens,
Et vous pardonne enfin cette offense secrète
Où vous a d'un ami fait tomber la retraite ;
Et c'est le prix qu'il donne au zèle qu'autrefois
On vous vit témoigner en appuyant ses droits,
Pour montrer que son coeur sait, quand moins on y pense,
D'une bonne action verser la récompense,
Que jamais le mérite avec lui ne perd rien,
Et que mieux que du mal il se souvient du bien.
Dorine
Que le Ciel soit loué !
Madame Pernelle
Maintenant je respire.
Elmire
Favorable succès !
Mariane
Qui l'auroit osé dire ?
Orgon, à Tartuffe.
Hé bien ! te voilà, traître...
Cléante
Ah ! mon frère, arrêtez,
Et ne descendez point à des indignités ;
A son mauvais destin laissez un misérable,
Et ne vous joignez point au remords qui l'accable :
Souhaitez bien plutôt que son coeur en ce jour
Au sein de la vertu fasse un heureux retour,
Qu'il corrige sa vie en détestant son vice
Scène dernière

881

Oeuvres complètes . 1
Et puisse du grand Prince adoucir la justice,
Tandis qu'à sa bonté vous irez à genoux
Rendre ce que demande un traitement si doux.
Orgon
Oui, c'est bien dit : allons à ses pieds avec joie
Nous louer des bontés que son coeur nous déploie.
Puis, acquittés un peu de ce premier devoir,
Aux justes soins d'un autre il nous faudra pourvoir,
Et par un doux hymen couronner en Valère
La flamme d'un amant généreux et sincère.

Scène dernière

882

Oeuvres complètes . 1

Dom Juan
ou le festin de Pierre
Comédie
Représentée pour la première fois
le 15 février 1665
sur le Théâtre de la salle du Palais−Royal
par la
Troupe de Monsieur, frère unique du Roi

Dom Juan ou le festin de Pierre

883

Oeuvres complètes . 1
Personnages

Dom Juan, fils de Dom Louis.
Sganarelle, valet de Dom Juan.
Elvire, femme de Dom Juan.
Gusman, écuyer d'Elvire.
Dom Carlos, frère d'Elvire.
Dom Alonse, frère d'Elvire.
Dom Louis, père de Dom Juan.
Franscisque, pauvre.
Charlotte, paysanne.
Mathurine, paysanne.
Pierrot, paysan.
La Statue du Commandeur.
La Violette, laquais de Dom Juan.
Ragotin laquais de Dom Juan.
Monsieur Dimanche, marchand.
La Ramée, spadassin.
Suite de Dom Juan.
Suite de Dom Carlos et de Dom Alonse, frères.
Un spectre.
La scène est en Sicile.

Personnages

884

Oeuvres complètes . 1
Acte I

Acte I

885

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Sganarelle, Gusman

Sganarelle, tenant une tabatière.
Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n'est rien d'égal au tabac : c'est la passion des
honnêtes gens, et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre. Non−seulement il réjouit et purge les cerveaux
humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l'on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne
voyez−vous pas bien, dès qu'on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et
comme on est ravi d'en donner à droit et à gauche, partout où l'on se trouve ? On n'attend pas même qu'on en
demande, et l'on court au−devant du souhait des gens : tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments
d'honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. Mais c'est assez de cette matière. Reprenons un peu notre
discours. Si bien donc, cher Gusman, que Done Elvire, ta maîtresse, surprise de notre départ, s'est mise en
campagne après nous, et son coeur, que mon maître a su toucher trop fortement, n'a pu vivre, dis−tu, sans le
venir chercher ici. Veux−tu qu'entre nous je te dise ma pensée ? J'ai peur qu'elle ne soit mal payée de son
amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.
Gusman
Et la raison encore ? Dis−moi, je te prie, Sganarelle, qui peut t'inspirer une peur d'un si mauvais augure ?
Ton maître t'a−t−il ouvert son coeur là−dessus, et t'a−t−il dit qu'il eût pour nous quelque froideur qui l'ait
obligé à partir ?
Sganarelle
Non pas ; mais, à vue de pays, je connois à peu près le train des choses ; et sans qu'il m'ait encore rien dit, je
gagerois presque que l'affaire va là. Je pourrois peut−être me tromper ; mais enfin, sur de tels sujets,
l'expérience m'a pu donner quelques lumières.
Gusman
Quoi ? ce départ si peu prévu seroit une infidélité de Dom Juan ? Il pourroit faire cette injure aux chastes
feux de Done Elvire ?
Sganarelle
Non, c'est qu'il est jeune encore, et qu'il n'a pas le courage...
Gusman
Un homme de sa qualité feroit une action si lâche ?
Sganarelle
Eh oui, sa qualité ! La raison en est belle, et c'est par là qu'il s'empêcheroit des choses.
Gusman
Mais les saints noeuds du mariage le tiennent engagé.
Sganarelle
Eh ! mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas encore, crois−moi, quel homme est Dom Juan.
Scène I

886

Oeuvres complètes . 1

Gusman
Je ne sais pas, de vrai, quel homme il peut être, s'il faut qu'il nous ait fait cette perfidie ; et je ne comprends
point comme après tant d'amour et tant d'impatience témoignée, tant d'hommages pressants, de voeux, de
soupirs et de larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes et de serments réitérés, tant de
transports enfin et tant d'emportements qu'il a fait paroître, jusqu'à forcer, dans sa passion, l'obstacle sacré
d'un couvent, pour mettre Done Elvire en sa puissance, je ne comprends pas, dis−je, comme, après tout cela,
il auroit le coeur de pouvoir manquer à sa parole.
Sganarelle
Je n'ai pas grande peine à le comprendre, moi ; et si tu connoissois le pèlerin, tu trouverois la chose assez
facile pour lui. Je ne dis pas qu'il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n'en ai point de certitude
encore : tu sais que, par son ordre, je partis avant lui, et depuis son arrivée il ne m'a point entretenu ; mais,
par précaution, je t'apprends, inter nos, que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la
terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni
loup−garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, un pourceau d'Epicure, un vrai Sardanapale, qui ferme
l'oreille à toutes les remontrances [chrétiennes] qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous
croyons. Tu me dis qu'il a épousé ta maîtresse : crois qu'il auroit plus fait pour sa passion, et qu'avec elle il
auroit encore épousé toi, son chien et son chat. Un mariage ne lui coûte rien à contracter ; il ne se sert point
d'autres pièges pour attraper les belles, et c'est un épouseur à toutes mains. Dame, demoiselle, bourgeoise,
paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui ; et si je te disois le nom de toutes celles
qu'il a épousées en divers lieux, ce seroit un chapitre à durer jusques au soir. Tu demeures surpris et changes
de couleur à ce discours ; ce n'est là qu'une ébauche du personnage, et pour en achever le portrait, il faudroit
bien d'autres coups de pinceau. Suffit qu'il faut que le courroux du Ciel l'accable quelque jour ; qu'il me
vaudroit bien mieux d'être au diable que d'être à lui, et qu'il me fait voir tant d'horreurs, que je souhaiterois
qu'il fût déjà je ne sais où. Mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose ; il faut que je lui
sois fidèle, en dépit que j'en aie : la crainte en moi fait l'office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit
d'applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste. Le voilà qui vient se promener dans ce palais :
séparons−nous. Ecoute au moins : je t'ai fait cette confidence avec franchise, et cela m'est sorti un peu bien
vite de la bouche ; mais s'il falloit qu'il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirois hautement que tu aurois
menti.

Scène I

887

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Dom Juan, Sganarelle

Dom Juan
Quel homme te parloit là ? Il a bien de l'air, ce me semble, du bon Gusman de Done Elvire.
Sganarelle
C'est quelque chose aussi à peu près de cela.
Dom Juan
Quoi ? c'est lui ?
Sganarelle
Lui−même.
Dom Juan
Et depuis quand est−il en cette ville ?
Sganarelle
D'hier au soir.
Dom Juan
Et quel sujet l'amène ?
Sganarelle
Je crois que vous jugez assez ce qui le peut inquiéter.
Dom Juan
Notre départ sans doute ?
Sganarelle
Le bonhomme en est tout mortifié, et m'en demandoit le sujet.
Dom Juan
Et quelle réponse as−tu faite ?
Sganarelle
Que vous ne m'en aviez rien dit.
Dom Juan
Mais encore, quelle est ta pensée là−dessus ? Que t'imagines−tu de cette affaire ?
Sganarelle
Moi, je crois, sans vous faire tort, que vous avez quelque nouvel amour en tête.
Dom Juan
Tu le crois ?
Scène II

888

Oeuvres complètes . 1

Sganarelle
Oui.
Dom Juan
Ma foi ! tu ne te trompes pas, et je dois t'avouer qu'un autre objet a chassé Elvire de ma pensée.
Sganarelle
Eh ! mon Dieu ! je sais mon Dom Juan sur le bout du doigt, et connois votre coeur pour le plus grand
coureur du monde : il se plaît à se promener de liens en liens, et n'aime guère demeurer en place.
Dom Juan
Et ne trouves−tu pas, dis−moi, que j'ai raison d'en user de la sorte ?
Sganarelle
Eh ! Monsieur.
Dom Juan
Quoi ? Parle.
Sganarelle
Assurément que vous avez raison, si vous le voulez ; on ne peut pas aller là contre. Mais si vous ne le
vouliez pas, ce seroit peut−être une autre affaire.
Dom Juan
Eh bien ! je te donne la liberté de parler et de me dire tes sentiments.
Sganarelle
En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n'approuve point votre méthode, et que je trouve fort
vilain d'aimer de tous côtés comme vous faites.
Dom Juan
Quoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et
qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de
s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous
peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n'est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont
droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes
prétentions qu'elles ont toutes sur nos coeurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède
facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une
belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes,
et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser
mon coeur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avois dix mille, je
les donnerois tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de
l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le coeur d'une
jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des
larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes
les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener
Scène II

889

Oeuvres complètes . 1
doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire
ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel
amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos desirs, et présenter à notre coeur les charmes attrayants
d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et
j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se
résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes desirs : je me sens un
coeur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterois qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir
étendre mes conquêtes amoureuses.
Sganarelle
Vertu de ma vie, comme vous débitez ! Il semble que vous avez appris cela par coeur, et vous parlez tout
comme un livre.
Dom Juan
Qu'as−tu à dire là−dessus ?
Sganarelle
Ma foi ! j'ai à dire..., je ne sais que dire ; car vous tournez les choses d'une manière, qu'il semble que vous
avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l'avez pas. J'avois les plus belles pensées du monde, et vos
discours m'ont brouillé tout cela. Laissez faire : une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit, pour
disputer avec vous.
Dom Juan
Tu feras bien.
Sganarelle
Mais, Monsieur, cela seroit−il de la permission que vous m'avez donnée, si je vous disois que je suis tant soit
peu scandalisé de la vie que vous menez ?
Dom Juan
Comment ? quelle vie est−ce que je mène ?
Sganarelle
Fort bonne. Mais, par exemple, de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites...
Dom Juan
Y a−t−il rien de plus agréable ?
Sganarelle
Il est vrai, je conçois que cela est fort agréable et fort divertissant, et je m'en accommoderois assez, moi, s'il
n'y avoit point de mal, mais, Monsieur, se jouer ainsi d'un mystère sacré, et...
Dom Juan
Va, va, c'est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble, sans que tu t'en mettes en
peine.
Sganarelle

Scène II

890

Oeuvres complètes . 1
Ma foi ! Monsieur, j'ai toujours ouï dire, que c'est une méchante raillerie que de se railler du Ciel, et que les
libertins ne font jamais une bonne fin.
Dom Juan
Holà ! maître sot, vous savez que je vous ai dit que je n'aime pas les faiseurs de remontrances.
Sganarelle
Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m'en garde. Vous savez ce que vous faites, vous ; et si vous ne croyez rien,
vous avez vos raisons ; mais il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans
savoir pourquoi, qui font les esprits forts, parce qu'ils croient que cela leur sied bien ; et si j'avois un maître
comme cela, je lui dirois fort nettement, le regardant en face : "Osez−vous bien ainsi vous jouer au Ciel, et
ne tremblez−vous point de vous moquer comme vous faites des choses les plus saintes ? C'est bien à vous,
petit ver de terre, petit mirmidon que vous êtes (je parle au maître que j'ai dit), c'est bien à vous à vouloir vous
mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent ? Pensez−vous que pour être de qualité, pour
avoir une perruque blonde et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans
couleur de feu (ce n'est pas à vous que je parle, c'est à l'autre), pensez−vous, dis−je, que vous en soyez plus
habile homme, que tout vous soit permis, et qu'on n'ose vous dire vos vérités ? Apprenez de moi, qui suis
votre valet, que le Ciel punit tôt ou tard les impies, qu'une méchante vie amène une méchante mort, et que..."
Dom Juan
Paix !
Sganarelle
De quoi est−il question ?
Dom Juan
Il est question de te dire qu'une beauté me tient au coeur, et qu'entraîné par ses appas, je l'ai suivie jusques en
cette ville.
Sganarelle
Et n'y craignez−vous rien, Monsieur, de la mort de ce commandeur que vous tuâtes il y a six mois ?
Dom Juan
Et pourquoi craindre ? Ne l'ai−je pas bien tué ?
Sganarelle
Fort bien, le mieux du monde, et il auroit tort de se plaindre.
Dom Juan
J'ai eu ma grâce de cette affaire.
Sganarelle
Oui, mais cette grâce n'éteint pas peut−être le ressentiment des parents et des amis, et...
Dom Juan
Ah ! n'allons point songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui nous peut donner du
plaisir. La personne dont je te parle est une jeune fiancée, la plus agréable du monde, qui a été conduite ici
par celui même qu'elle y vient épouser ; et le hasard me fit voir ce couple d'amants trois ou quatre jours
avant leur voyage. Jamais je n'ai vu deux personnes être si contents l'un de l'autre, et faire éclater plus
Scène II

891

Oeuvres complètes . 1
d'amour. La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l'émotion ; j'en fus frappé au coeur et
mon amour commença par la jalousie. Oui, je ne pus souffrir d'abord de les voir si bien ensemble ; le dépit
alarma mes desirs, et je me figurai un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence, et rompre cet
attachement, dont la délicatesse de mon coeur se tenoit offensée ; mais jusques ici tous mes efforts ont été
inutiles, et j'ai recours au dernier remède. Cet époux prétendu doit aujourd'hui régaler sa maîtresse d'une
promenade sur mer. Sans t'en avoir rien dit, toutes choses sont préparées pour satisfaire mon amour, et j'ai
une petite barque et des gens, avec quoi fort facilement je prétends enlever la belle.
Sganarelle
Ha ! Monsieur...
Dom Juan
Hen ?
Sganarelle
C'est fort bien à vous, et vous le prenez comme il faut. Il n'est rien tel en ce monde que de se contenter.
Dom Juan
Prépare−toi donc à venir avec moi, et prends soin toi−même d'apporter toutes mes armes, afin que... Ah !
rencontre fâcheuse. Traître, tu ne m'avois pas dit qu'elle étoit ici elle−même.
Sganarelle
Monsieur, vous ne me l'avez pas demandé.
Dom Juan
Est−elle folle, de n'avoir pas changé d'habit, et de venir en ce lieu−ci avec son équipage de campagne ?

Scène II

892

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Done Elvire, Dom Juan, Sganarelle

Done Elvire
Me ferez−vous la grâce, Dom Juan, de vouloir bien me reconnoître ? et puis−je au moins espérer que vous
daigniez tourner le visage de ce côté ?
Dom Juan
Madame, je vous avoue que je suis surpris, et que je ne vous attendois pas ici.
Done Elvire
Oui, je vois bien que vous ne m'y attendiez pas ; et vous êtes surpris, à la vérité, mais tout autrement que je
ne l'espérois ; et la manière dont vous le paroissez me persuade pleinement ce que je refusois de croire.
J'admire ma simplicité et la foiblesse de mon coeur à douter d'une trahison que tant d'apparences me
confirmoient. J'ai été assez bonne, je le confesse, ou plutôt assez sotte pour me vouloir tromper moi−même,
et travailler à démentir mes yeux et mon jugement. J'ai cherché des raisons pour excuser à ma tendresse le
relâchement d'amitié qu'elle voyoit en vous ; et je me suis forgé exprès cent sujets légitimes d'un départ si
précipité, pour vous justifier du crime dont ma raison vous accusoit. Mes justes soupçons chaque jour avoient
beau me parler : j'en rejetois la voix qui vous rendoit criminel à mes yeux, et j'écoutois avec plaisir mille
chimères ridicules qui vous peignoient innocent à mon coeur. Mais enfin cet abord ne me permet plus de
douter, et le coup d'oeil qui m'a reçue m'apprend bien plus de choses que je ne voudrois en savoir. Je serai
bien aise pourtant d'ouïr de votre bouche les raisons de votre départ. Parlez, Dom Juan, je vous prie, et
voyons de quel air vous saurez vous justifier !
Dom Juan
Madame, voilà Sganarelle qui sait pourquoi je suis parti.
Sganarelle
Moi, Monsieur ? Je n'en sais rien, s'il vous plaît.
Done Elvire
Hé bien ! Sganarelle, parlez. Il n'importe de quelle bouche j'entende ces raisons.
Dom Juan, faisant signe d'approcher à Sganarelle.
Allons, parle donc à Madame.
Sganarelle
Que voulez−vous que je dise ?
Done Elvire
Approchez, puisqu'on le veut ainsi, et me dites un peu les causes d'un départ si prompt.
Dom Juan
Tu ne répondras pas ?
Sganarelle
Je n'ai rien à répondre. Vous vous moquez de votre serviteur.
Dom Juan
Veux−tu répondre, te dis−je ?
Scène III

893

Oeuvres complètes . 1

Sganarelle
Madame...
Done Elvire
Quoi ?
Sganarelle, se retournant vers son maître.
Monsieur...
Dom Juan
Si...
Sganarelle
Madame, les conquérants, Alexandre et les autres mondes sont causes de notre départ. Voilà, Monsieur, tout
ce que je puis dire.
Done Elvire
Vous plaît−il, Dom juan, nous éclaircir ces beaux mystères ?
Dom Juan
Madame, à vous dire la vérité...
Done Elvire
Ah ! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour, et qui doit être accoutumé à ces sortes de
choses ! J'ai pitié de vous voir la confusion que vous avez. Que ne vous armez−vous le front d'une noble
effronterie ? Que ne me jurez−vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous
m'aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n'est capable de vous détacher de moi que la mort ?
Que ne me dites−vous que des affaires de la dernière conséquence vous ont obligé à partir sans m'en donner
avis ; qu'il faut que, malgré vous, vous demeuriez ici quelque temps, et que je n'ai qu'à m'en retourner d'où je
viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu'il vous sera possible ; qu'il est certain que vous brûlez
de me rejoindre, et qu'éloigné de moi, vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme ?
Voilà comme il faut vous défendre ; et non pas être interdit comme vous êtes.
Dom Juan
Je vous avoue, Madame, que je n'ai point le talent de dissimuler, et que je porte un coeur sincère. Je ne vous
dirai point que je suis toujours dans les mêmes sentiments pour vous, et que je brûle de vous rejoindre,
puisque enfin il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir ; non point par les raisons que vous pouvez
vous figurer, mais par un pur motif de conscience, et pour ne croire pas qu'avec vous davantage je puisse
vivre sans péché. Il m'est venu des scrupules, Madame, et j'ai ouvert les yeux de l'âme sur ce que je faisois.
J'ai fait réflexion que, pour vous épouser, je vous ai dérobée à la clôture d'un convent, que vous avez rompu
des voeux qui vous engageoient autre part, et que le Ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir
m'a pris, et j'ai craint le courroux céleste ; j'ai cru que notre mariage n'étoit qu'un adultère déguisé, qu'il nous
attireroit quelque disgrâce d'en haut, et qu'enfin je devois tâcher de vous oublier, et vous donner moyen de
retourner à vos premières chaînes. Voudriez−vous, Madame, vous opposer à une si sainte pensée, et que
j'allasse, en vous retenant, me mettre le Ciel sur les bras, que par... ?
Done Elvire
Ah ! scélérat, c'est maintenant que je te connois tout entier ; et pour mon malheur, je te connois lorsqu'il
n'en est plus temps, et qu'une telle connoissance ne peut plus me servir qu'à me désespérer. Mais sache que
ton crime ne demeurera pas impuni, et que le même Ciel dont tu te joues me saura venger de ta perfidie.
Scène III

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Oeuvres complètes . 1
Dom Juan
Sganarelle, le Ciel !
Sganarelle
Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres.
Dom Juan
Madame...
Done Elvire
Il suffit. Je n'en veux pas ouïr davantage, et je m'accuse même d'en avoir trop entendu. C'est une lâcheté que
de se faire expliquer trop sa honte ; et, sur de tels sujets, un noble coeur, au premier mot, doit prendre son
parti. N'attends pas que j'éclate ici en reproches et en injures : non, non, je n'ai point un courroux à exhaler
en paroles vaines, et toute sa chaleur se réserve pour sa vengeance. Je te le dis encore ; le Ciel te punira,
perfide, de l'outrage que tu me fais ; et si le Ciel n'a rien que tu puisses appréhender, appréhende du moins la
colère d'une femme offensée.
Sganarelle
Si le remords le pouvoit prendre !
Dom Juan, après une petite réflexion.
Allons songer à l'exécution de notre entreprise amoureuse.
Sganarelle
Ah ! quel abominable maître me vois−je obligé de servir !

Scène III

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Oeuvres complètes . 1
Acte II

Acte II

896

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Charlotte, Pierrot

Charlotte
Nostre−dinse, Piarrot, tu t'es trouvé là bien à point.
Pierrot
Parquienne, il ne s'en est pas fallu l'époisseur d'une éplinque qu'ils ne se sayant nayés tous deux.
Charlotte
C'est donc le coup de vent da matin qui les avoit renvarsés dans la mar ?
Pierrot
Aga, guien, Charlotte ; je m'en vas te conter tout fin drait comme cela est venu ; car, comme dit l'autre, je
les ai le premier avisés, avisés le premier je les ai. Enfin donc j'estions sur le bord de la mar, moi et le gros
Lucas, et je nous amusions à batifoler avec des mottes de tarre que je nous jesquions à la teste ; car, comme
tu sais bian, le gros Lucas aime à batifoler, et moi par fouas je batifole itou. En batifolant donc, pisque
batifoler y a, j'ai aparçu de tout loin queuque chose qui grouilloit dans gliau, et qui venoit comme envars nous
par secousse. Je voyois cela fixiblement, et pis tout d'un coup je voyois que je ne voyois plus rien. "Eh !
Lucas, ç'ai−je fait, je pense que vlà des hommes qui nageant là−bas. − Voire, ce m'a−t−il fait, t'as esté au
trépassement d'un chat, t'as la vue trouble. − Palsanquienne, ç'ai−je fait, je n'ai point la vue trouble : ce sont
des hommes. − Point du tout, ce m'a−t−il fait, t'as la barlue. − Veux−tu gager, ç'ai−je fait, que je n'ai point la
barlue, c'ai−je fait, et que sont deux hommes, ç'ai−je fait, qui nageant droit ici ? ç'ai−je fait. − Morquenne, ce
m'a−t−il fait, je gage que non. − O ! ça, ç'ai−je fait, veux−tu gager dix sols que si ? − Je le veux bian, ce
m'a−t−il fait ; et pour te montrer, vlà argent su jeu," ce m'a−t−il fait. Moi, je n'ai point esté ni fou, ni
estourdi ; j'ai bravement bouté à tarre quatre pièces tapées et cinq sols en doubles, jergniguenne, aussi
hardiment que si j'avois avalé un varre de vin ; car je ses hasardeux, moi, et je vas à la débandade. Je savois
bian ce que je faisois pourtant. Queuque gniais ! Enfin donc, je n'avons pas putost eu gagé, que j'avons vu les
deux hommes tout à plain, qui nous faisiant signe de les aller querir ; et moi de tirer auparavant les enjeux.
"Allons, Lucas, ç'ai−je dit, tu vois bian qu'ils nous appelont : allons viste à leu secours. − Non, ce m'a−t−il
dit, ils m'ont fait pardre." O ! donc, tanquia qu'à la parfin, pour le faire court, je l'ai tant sarmonné, que je
nous sommes boutés dans une barque, et pis j'avons tant fait cahin caha, que je les avons tirés de gliau, et pis
je les avons menés cheux nous auprès du feu, et pis ils se sant dépouillés tous nus pour se sécher, et pis il y en
est venu encore deux de la mesme bande, qui s'equiant sauvés tout seul, et pis Mathurine est arrivée là, à qui
l'en a fait les doux yeux. Vlà justement, Charlotte, comme tout ça s'est fait.
Charlotte
Ne m'as−tu pas dit, Piarrot, qu'il y en a un qu'est bien pu mieux fait que les autres ?
Pierrot
Oui, c'est le maître. Il faut que ce soit queuque gros, gros Monsieur, car il a du dor à son habit tout depis le
haut jusqu'en bas ; et ceux qui le servont sont des Monsieux eux−mesmes ; et stapandant, tout gros
Monsieur qu'il est, il seroit, par ma fique, nayé, si je naviomme esté là.

Scène I

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Oeuvres complètes . 1
Charlotte
Ardez un peu.
Pierrot
O ! parquenne, sans nous, il en avoit pour sa maine de fèves.
Charlotte
Est−il encore cheux toi tout nu, Piarrot ?
Pierrot
Nannain : ils l'avont rhabillé tout devant nous. Mon quieu, je n'en avois jamais vu s'habiller. Que d'histoires
et d'angigorniaux boutont ces Messieus−là les courtisans ! Je me pardrois là dedans, pour moi, et j'estois tout
ébobi de voir ça. Quien, Charlotte, ils avont des cheveux qui ne tenont point à leu teste ; et ils boutont ça
après tout, comme un gros bonnet de filace. Ils ant des chemises qui ant des manches où j'entrerions tout
brandis, toi et moi. En glieu d'hau−de−chausse, ils portont un garde−robe aussi large que d'ici à Pasque ; en
glieu de pourpoint, de petites brassières, qui ne leu venont pas usqu'au brichet ; et en glieu de rabats, un
grand mouchoir de cou à réziau, aveuc quatre grosses houppes de linge qui leu pendont sur l'estomaque. Ils
avont itou d'autres petits rabats au bout des bras, et de grands entonnois de passement aux jambes, et parmi
tout ça tant de rubans, tant de rubans, que c'est une vraie piquié. Ignia pas jusqu'aux souliers qui n'en soiont
farcis tout depis un bout jusqu'à l'autre ; et ils sont faits d'eune façon que je me romprois le cou aveuc.
Charlotte
Par ma fi, Piarrot, il faut que j'aille voir un peu ça.
Pierrot
O ! acoute un peu auparavant, Charlotte : j'ai queuque autre chose à te dire, moi.
Charlotte
Et bian ! dis, qu'est−ce que c'est ?
Pierrot
Vois−tu, Charlotte, il faut, comme dit l'autre, que je débonde mon coeur. Je t'aime, tu le sais bian, et je
sommes pour estre mariés ensemble ; mais marquenne, je ne suis point satisfait de toi.
Charlotte
Quement ? qu'est−ce que c'est donc qu'iglia ?
Pierrot
Iglia que tu me chagraignes l'esprit, franchement.
Charlotte
Et quement donc ?
Pierrot
Testiguienne, tu ne m'aimes point.
Charlotte
Ah ! ah ! n'est que ça ?

Scène I

898

Oeuvres complètes . 1
Pierrot
Oui, ce n'est que ça, et c'est bian assez.
Charlotte
Mon quieu, Piarrot, tu me viens toujou dire la mesme chose.
Pierrot
Je te dis toujou la mesme chose, parce que c'est toujou la mesme chose ; et si ce n'étoit pas toujou la mesme
chose ; je ne te dirois pas toujou la mesme chose.
Charlotte
Mais qu'est−ce qu'il te faut ? Que veux−tu ?
Pierrot
Jerniquenne ! je veux que tu m'aimes.
Charlotte
Est−ce que je ne t'aime pas ?
Pierrot
Non, tu ne m'aimes pas ; et si, je fais tout ce que je pis pour : ça : je t'achète, sans reproche, des rubans à
tous les marciers qui passont ; je me romps le cou à t'aller denicher des marles ; je fais jouer pour toi les
vielleux quand ce vient ta feste ; et tout ça, comme si je me frappois la teste contre un mur. Vois−tu, ça n'est
ni biau ni honneste de n'aimer pas les gens qui nous aimont.
Charlotte
Mais, mon gnieu, je t'aime aussi.
Pierrot
Oui, tu m'aimes d'une belle deguaine !
Charlotte
Quement veux−tu donc qu'on fasse ?
Pierrot
Je veux que l'en fasse comme l'en fait quand l'en aime comme il faut.
Charlotte
Ne t'aimé−je pas aussi comme il faut ?
Pierrot
Non : quand ça est, ça se voit, et l'en fait mille petites singeries aux personnes quand on les aime du bon du
coeur. Regarde la grosse Thomasse, comme elle est assotée du jeune Robain : alle est toujou autour de li à
l'agacer, et ne le laisse jamais en repos ; toujou al li fait queuque niche ou li baille quelque taloche en
passant ; et l'autre jour qu'il estoit assis sur un escabiau, al fut le tirer de dessous li, et le fit choir tout de son
long par tarre. Jarni ! vlà où l'en voit les gens qui aimont ; mais toi, tu ne me dis jamais mot, t'es toujou là
comme eune vraie souche de bois ; et je passerois vingt fois devant toi, que tu ne te grouillerois pas pour me
bailler le moindre coup, ou me dire la moindre chose. Ventrequenne ! ça n'est pas bian, après tout, et t'es trop
Scène I

899

Oeuvres complètes . 1
froide pour les gens.
Charlotte
Que veux−tu que j'y fasse ? C'est mon himeur, et je ne me pis refondre.
Pierrot
Ignia himeur qui quienne. Quand en a de l'amiquié pour les personnes, l'an en baille toujou queuque petite
signifiance.
Charlotte
Enfin je t'aime tout autant que je pis, et, si tu n'es pas content de ça, tu n'as qu'à en aimer queuque autre.
Pierrot
Eh bien ! vlà pas mon compte. Testigué ! si tu m'aimois, me dirois−tu ça ?
Charlotte
Pourquoi me viens−tu aussi tarabuster l'esprit ?
Pierrot
Morqué ! queu mal te fais−je ! Je ne te demande qu'un peu d'amiquié.
Charlotte
Eh bian ! laisse faire aussi, et ne me presse point tant. Peut−être que ça viendra tout d'un coup sans y songer.
Pierrot
Touche donc là, Charlotte.
Charlotte
Eh bien ! quien.
Pierrot
Promets−moi donc que tu tâcheras de m'aimer davantage.
Charlotte
J'y ferai tout ce que je pourrai, mais il faut que ça vienne de lui−même. Pierrot, est−ce là ce Monsieur ?
Pierrot
Oui, le vlà.
Charlotte
Ah ! mon quieu, qu'il est genti, et que ç'auroit été dommage qu'il eût esté nayé !
Pierrot
Je revians tout à l'heure : je m'en vas boire chopaine, pour me rebouter tant soit peu de la fatigue que j'ais
eue.

Scène I

900

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Dom Juan, Sganarelle, Charlotte

Dom Juan
Nous avons manqué notre coup, Sganarelle, et cette bourrasque imprévue a renversé avec notre barque le
projet que nous avions fait ; mais, à te dire vrai, la paysanne que je viens de quitter répare ce malheur, et je
lui ai trouvé des charmes qui effacent de mon esprit tout le chagrin que me donnoit le mauvais succès de
notre entreprise. Il ne faut pas que ce coeur m'échappe, et j'y ai déjà jeté des dispositions à ne pas me souffrir
longtemps de pousser des soupirs.
Sganarelle
Monsieur, j'avoue que vous m'étonnez. A peine sommes−nous échappés d'un péril de mort, qu'au lieu de
rendre grâce au Ciel de la pitié qu'il a daigné prendre de nous, vous travaillez tout de nouveau à attirer sa
colère par vos fantaisies accoutumées et vos amours cr... Paix ! coquin que vous êtes ; vous ne savez ce que
vous dites, et Monsieur sait ce qu'il fait. Allons.
Dom Juan, apercevant Charlotte.
Ah ! ah ! d'où sort cette autre paysanne, Sganarelle ? As−tu rien vu de plus joli ? et ne trouves−tu pas,
dis−moi, que celle−ci vaut bien l'autre ?
Sganarelle
Assurément. Autre pièce nouvelle.
Dom Juan
D'où me vient, la belle, une rencontre si agréable ? Quoi ? dans ces lieux champêtres, parmi ces arbres et
ces rochers, on trouve des personnes faites comme vous êtes ?
Charlotte
Vous voyez, Monsieur.
Dom Juan
Etes−vous de ce village ?
Charlotte
Oui, Monsieur.
Dom Juan
Et vous y demeurez ?
Charlotte
Oui, Monsieur.
Dom Juan
Scène II

901

Oeuvres complètes . 1
Vous vous appelez ?
Charlotte
Charlotte, pour vous servir.
Dom Juan
Ah ! la belle personne, et que ses yeux sont pénétrants !
Charlotte
Monsieur, vous me rendez toute honteuse.
Dom Juan
Ah ! n'ayez point de honte d'entendre dire vos vérités. Sganarelle, qu'en dis−tu ? Peut−on voir rien de plus
agréable ? Tournez−vous un peu, s'il vous plaît. Ah ! que cette taille est jolie ! Haussez un peu la tête, de
grâce. Ah ! que ce visage est mignon ! Ouvrez vos yeux entièrement. Ah ! qu'ils sont beaux ! Que je voie
un peu vos dents, je vous prie. Ah ! qu'elles sont amoureuses, et ces lèvres appétissantes ! Pour moi, je suis
ravi, et je n'ai jamais vu une si charmante personne.
Charlotte
Monsieur, cela vous plaît à dire, et je ne sais pas si c'est pour vous railler de moi.
Dom Juan
Moi, me railler de vous ? Dieu m'en garde ! Je vous aime trop pour cela, et c'est du fond du coeur que je
vous parle.
Charlotte
Je vous suis bien obligée, si ça est
Dom Juan
Point du tout ; vous ne m'êtes point obligée de tout ce que je dis, et ce n'est qu'à votre beauté que vous en
êtes redevable.
Charlotte
Monsieur, tout ça est trop bien dit pour moi, et je n'ai pas d'esprit pour vous répondre.
Dom Juan
Sganarelle, regarde un peu ses mains.
Charlotte
Fi ! Monsieur, elles sont noires comme je ne sais quoi.
Dom Juan
Ha ! que dites−vous là ? Elles sont les plus belles du monde ; souffrez que je les baise, je vous prie.
Charlotte
Monsieur, c'est trop d'honneur que vous me faites, et si j'avois su ça tantôt, je n'aurois pas manqué de les laver
avec du son.
Dom Juan
Et dites−moi un peu, belle Charlotte, vous n'êtes pas mariée sans doute ?
Scène II

902

Oeuvres complètes . 1

Charlotte
Non, Monsieur ; mais je dois bientôt l'être avec Piarrot, le fils de la voisine Simonette.
Dom Juan
Quoi ? une personne comme vous seroit la femme d'un simple paysan ! Non, non : c'est profaner tant de
beautés, et vous n'êtes pas née pour demeurer dans un village. Vous méritez sans doute une meilleure fortune,
et le Ciel, qui le connoît bien, m'a conduit ici tout exprès pour empêcher ce mariage, et rendre justice à vos
charmes ; car enfin, belle Charlotte, je vous aime de tout mon coeur, et il ne tiendra qu'à vous que je vous
arrache de ce misérable lieu, et ne vous mette dans l'état où vous méritez d'être. Cet amour est bien prompt
sans doute ; mais quoi ? c'est un effet, Charlotte, de votre grande beauté, et l'on vous aime autant en un
quart d'heure qu'on feroit une autre en six mois.
Charlotte
Aussi vrai, Monsieur, je ne sais comment faire quand vous parlez. Ce que vous dites me fait aise, et j'aurois
toutes les envies du monde de vous croire ; mais on m'a toujou dit qu'il ne faut jamais croire les Monsieux, et
que vous autres courtisans êtes des enjoleus, qui ne songez qu'à abuser les filles.
Dom Juan
Je ne suis pas de ces gens−là.
Sganarelle
Il n'a garde.
Charlotte
Voyez−vous, Monsieur, il n'y a pas plaisir à se laisser abuser. Je suis une pauvre paysanne ; mais j'ai
l'honneur en recommandation, et j'aimerois mieux me voir morte, que de me voir déshonorée.
Dom Juan
Moi, j'aurois l'âme assez méchante pour abuser une personne comme vous ? Je serois assez lâche pour vous
déshonorer ? Non, non : j'ai trop de conscience pour cela. Je vous aime, Charlotte, en tout bien et en tout
honneur ; et pour vous montrer que je vous dis vrai, sachez que je n'ai point d'autre dessein que de vous
épouser : en voulez−vous un plus grand témoignage ? M'y voilà prêt quand vous voudrez ; et je prends à
témoin l'homme que voilà de la parole que je vous donne.
Sganarelle
Non, non, ne craignez point : il se mariera avec vous tant que vous voudrez.
Dom Juan
Ah ! Charlotte, je vois bien que vous ne me connoissez pas encore. Vous me faites grand tort de juger de
moi par les autres ; et s'il y a des fourbes dans le monde, des gens qui ne cherchent qu'à abuser des filles,
vous devez me tirer du nombre, et ne pas mettre en doute la sincérité de ma foi. Et puis votre beauté vous
assure de tout. Quand on est faite comme vous, on doit être à couvert de toutes ces sortes de crainte ; vous
n'avez point l'air, croyez−moi, d'une personne qu'on abuse ; et pour moi, je l'avoue, je me percerois le coeur
de mille coups, si j'avois eu la moindre pensée de vous trahir.

Scène II

903

Oeuvres complètes . 1
Charlotte
Mon Dieu ! je ne sais si vous dites vrai, ou non ; mais vous faites que l'on vous croit.
Dom Juan
Lorsque vous me croirez, vous me rendrez justice assurément, et je vous réitère encore la promesse que je
vous ai faite. Ne l'acceptez−vous pas, et ne voulez−vous pas consentir à être ma femme ?
Charlotte
Oui, pourvu que ma tante le veuille.
Dom Juan
Touchez donc là, Charlotte, puisque vous le voulez bien de votre part.
Charlotte
Mais au moins, Monsieur, ne m'allez pas tromper, je vous prie : il y auroit de la conscience à vous, et vous
voyez comme j'y vais à la bonne foi.
Dom Juan
Comment ? Il semble que vous doutiez encore de ma sincérité ! Voulez−vous que je fasse des serments
épouvantables ? Que le Ciel...
Charlotte
Mon Dieu, ne jurez point, je vous crois.
Dom Juan
Donnez−moi donc un petit baiser pour gage de votre parole.
Charlotte
Oh ! Monsieur, attendez que je soyons mariés, je vous prie ; après, ça, je vous baiserai tant que vous
voudrez.
Dom Juan
Eh bien ! belle Charlotte, je veux : tout ce que vous voulez abandonnez−moi seulement votre main, et
souffrez que, par mille baisers, je lui exprime le ravissement où je suis...

Scène II

904

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Dom Juan, Sganarelle, Pierrot, Charlotte

Pierrot, se mettant entre−deux et poussant Dom Juan.
Tout doucement, Monsieur, tenez−vous, s'il vous plaît. Vous vous échauffez trop, et vous pourriez gagner la
Puresie.
Dom Juan, repoussant rudement Pierrot.
Qui m'amène cet impertinent ?
Pierrot
Je vous dis qu'ou vous tegniez, et qu'ou ne caressiais point nos accordées.
Dom Juan continue de le repousser
Ah ! que de bruit !
Pierrot
Jerniquenne ! ce n'est pas comme ça qu'il faut pousser les gens.
Charlotte, prenant Pierrot par le bras.
Et laisse−le faire aussi, Piarrot.
Pierrot
Quement ? que je le laisse faire ? Je ne veux pas, moi.
Dom Juan
Ah !
Pierrot
Testiguenne ! parce qu'ous estes Monsieu, ous viendrez caresser nos femmes à notre barbe ? Allez−v's−en
caresser les vostres.
Dom Juan
Heu ?
Pierrot
Heu. (Dom Juan lui donne un soufflet.) Testigué ! ne me frappez pas. (Autre soufflet.) Oh ! jernigué !
(Autre soufflet.) Ventrequé ! (Autre soufflet.) Palsanqué ! Morquenne ! ça n'est pas bian de battre gens, et
ce n'est pas là la récompense de v's avoir sauvé d'estre nayé.
Charlotte
Piarrot, ne te fâche point.
Pierrot
Je me veux fâcher ; et t'es une vilaine, toi, d'endurer qu'on te cajole.
Charlotte
Scène III

905

Oeuvres complètes . 1
Oh ! Piarrot, ce n'est pas ce que tu penses. Ce Monsieur veut m'épouser, et tu ne dois pas te bouter en colère.
Pierrot
Quement ? Jerni ! tu m'es promise.
Charlotte
Ça n'y fait rien, Piarrot. Si tu m'aimes ne dois−tu pas estre bien aise que je devienne Madame ?
Pierrot
Jerniqué ! non. J'aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre.
Charlotte
Va, va, Piarrot, ne te mets point en peine : si je sis Madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu
apporteras du beurre et du fromage cheux nous.
Pierrot
Ventrequenne ! je gni en porterai jamais, quand tu m'en poyrois deux fois autant. Est−ce donc comme ça que
t'escoutes ce qu'il te dit ? Morquenne ! si j'avois su ça tantost, je me serois bian gardé de le tirer de gliau, et
je gli aurois baillé un bon coup d'aviron sur la teste.
Dom juan, s'approchant de Pierrot pour le frapper.
Qu'est−ce que vous dites ?
Pierrot, s'éloignant derrière Charlotte.
Jerniquenne ! je ne crains personne.
Dom Juan passe du côté où est Pierrot.
Attendez−moi un peu.
Pierrot, repasse de l'autre côté de Charlotte.
Je me moque de tout, moi.
Dom Juan court après Pierrot.
Voyons cela.
Pierrot se sauve encore derrière Charlotte.
J'en avons bien vu d'autres.
Dom Juan
Houais !
Sganarelle
Eh ! Monsieur, laissez là ce pauvre misérable. C'est conscience de le battre. Ecoute, mon pauvre garçon,
retire−toi, et ne lui dis rien.
Pierrot passe devant Sganarelle, et dit fièrement à Dom Juan : Je veux lui dire, moi.
Dom Juan lève la main pour donner un soufflet à Pierrot, qui baisse la tête et Sganarelle reçoit le soufflet.
Ah ! je vous apprendrai.,
Sganarelle, regardant Pierrot qui s'est baissé pour éviter le soufflet.
Peste soit du maroufle !
Dom Juan
Scène III

906

Oeuvres complètes . 1
Te voilà payé de ta charité.
Pierrot
Jarni ! je vas dire à sa tante tout ce ménage−ci.
Dom Juan
Enfin je m'en vais être le plus heureux de tous les hommes, et je ne changerois pas mon bonheur à toutes les
choses du monde. Que de plaisirs quand vous serez ma femme ! et que...

Scène III

907

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Dom Juan, Sganarelle, Charlotte, Mathurine

Sganarelle, apercevant Mathurine.
Ah ! ah !
Mathurine, à Dom Juan.
Monsieur, que faites−vous donc là avec Charlotte ? Est−ce que vous lui parlez d'amour aussi ?
Dom Juan, à Mathurine.
Non, au contraire, c'est elle qui me témoignoit une envie d'être ma femme, et je lui répondois que j'étois
engagé à vous.
Charlotte
Qu'est−ce que c'est donc que vous veut Mathurine ?
Dom Juan, bas, à Charlotte.
Elle est jalouse de me voir vous parler, et voudroit bien que je l'épousasse ; mais je lui dis que c'est vous que
je veux,
Mathurine
Quoi ? Charlotte...
Dom Juan, bas, à Mathurine.
Tout ce que vous lui direz sera inutile ; elle s'est mis cela dans la tête.
Charlotte
Quement donc ! Mathurine...
Dom Juan, bas, à Charlotte.
C'est en vain que vous lui parlerez ; vous ne lui ôterez point cette fantaisie.
Mathurine
Est−ce que... ?
Dom Juan, bas, à Mathurine.
Il n'y a pas moyen de lui faire entendre raison.
Charlotte
Je voudrois...
Dom Juan, bas, à Charlotte.
Elle est obstinée comme tous les diables.
Mathurine
Vraiment...

Scène IV

908

Oeuvres complètes . 1
Dom Juan, bas, à Mathurine.
Ne lui dites rien, c'est une folle.
Charlotte
Je pense...
Dom Juan, bas, à Charlotte.
Laissez−la là, c'est une extravagante.
Mathurine
Non, non : il faut que je lui parle.
Charlotte
Je veux voir un peu ses raisons.
Mathurine
Quoi ? ...
Dom Juan, bas, à Mathurine.
Je gage qu'elle va vous dire que je lui ai promis de l'épouser.
Charlotte
Je...
Dom Juan, bas, à Charlotte.
Gageons qu'elle vous soutiendra que je lui ai donné parole de la prendre pour femme.
Mathurine
Holà ! Charlotte, ça n'est pas bien de courir sur le marché des autres.
Charlotte
Ça n'est pas honnête, Mathurine, d'être jalouse que Monsieur me parle.
Mathurine
C'est moi que Monsieur a vue la première.
Charlotte
S'il vous a vue la première, il m'a vue la seconde, et m'a promis de m'épouser.
Dom Juan, bas, à Mathurine.
Eh bien ! que vous ai−je dit ?
Mathurine
Je vous baise les mains, c'est moi, et non pas vous, qu'il a promis d'épouser.
Dom Juan, bas, à Charlotte.
N'ai−je pas deviné ?
Charlotte
A d'autres, je vous prie ; c'est moi, vous dis−je.

Scène IV

909

Oeuvres complètes . 1
Mathurine
Vous vous moquez des gens ; c'est moi, encore un coup.
Charlotte
Le vlà qui est pour le dire, si je n'ai pas raison.
Mathurine
Le vlà qui est pour me démentir, si je ne dis pas vrai...
Charlotte
Est−ce, Monsieur, que vous lui avez promis de l'épouser ?
Dom Juan, bas, à Charlotte.
Vous vous raillez de moi.
Mathurine
Est−il vrai, Monsieur, que vous lui avez donné parole d'être son mari ?
Dom Juan, bas, à Mathurine.
Pouvez−vous avoir cette pensée ?
Charlotte
Vous voyez qu'al le soutient.
Dom Juan, bas, à Charlotte.
Laissez−la faire.
Mathurine
Vous êtes témoin comme al l'assure.
Dom Juan, bas, à Mathurine.
Laissez−la dire.
Charlotte
Non, non : il faut savoir la vérité.
Mathurine
Il est question de juger ça.
Charlotte
Oui, Mathurine, je veux que Monsieur vous montre votre bec jaune.
Mathurine
Oui, Charlotte, je veux que Monsieur vous rende un peu camuse.
Charlotte
Monsieur, vuidez la querelle, s'il vous plaît.
Mathurine
Mettez−nous d'accord, Monsieur.

Scène IV

910

Oeuvres complètes . 1
Charlotte, à Mathurine.
Vous allez voir.
Mathurine, à Charlotte.
Vous allez voir vous−même.
Charlotte, à Dom Juan.
Dites.
Mathurine, à Dom Juan.
Parlez.
Dom Juan, embarrassé, leur dit à toutes deux.
Que voulez−vous que je dise ? Vous soutenez également toutes deux que je vous ai promis de vous prendre
pour femmes. Est−ce chacune de vous ne sait pas ce qui en est, sans qu'il soit nécessaire que je m'explique
davantage ? Pourquoi m'obliger là−dessus à des redites ? Celle à qui j'ai promis effectivement n'a−t−elle
pas en elle même de quoi se moquer des discours de l'autre, et doit−elle se mettre en peine, pourvu que
j'accomplisse ma promesse ? Tous les discours n'avancent point les choses ; il faut faire et non pas dire, et
les effets décident mieux que les paroles. Aussi n'est−ce rien que par là que je vous veux mettre d'accord, et
l'on verra, quand je me marierai, laquelle des deux a mon coeur. (Bas, à Mathurine : ) Laissez−lui croire ce
qu'elle voudra. (Bas, à Charlotte : ) Laissez−la se flatter dans son imagination. (Bas, à Mathurine : ) Je vous
adore. (Bas, à Charlotte.) Je suis tout à vous. (Bas, à Mathurine : ) Tous les visages sont laids auprès du
vôtre. (Bas, à Charlotte : ) On ne peut plus souffrir les autres quand on vous a vue. J'ai un petit ordre à
donner ; je viens vous retrouver dans un quart d'heure.
Charlotte, à Mathurine.
Je suis celle qu'il aime, au moins.
Mathurine
C'est moi qu'il épousera.
Sganarelle
Ah ! pauvres filles que vous êtes, j'ai pitié de votre innocence, et je ne puis souffrir de vous voir courir à
votre malheur. Croyez−moi l'une et l'autre : ne vous amusez point à tous les contes qu'on vous fait, et
demeurez dans votre village.
Dom Juan, revenant.
Je voudrois bien savoir pourquoi Sganarelle ne me suit pas.
Sganarelle
Mon maître est un fourbe ; il n'a dessein que de vous abuser, et en a bien abusé d'autres ; c'est l'épouseur du
genre humain, et... (Il aperçoit Dom Juan.) Cela est faux ; et quiconque vous dira cela, vous lui devez dire
qu'il en a menti. Mon maître n'est point l'épouseur du genre humain, il n'est point fourbe, il n'a pas dessein de
vous tromper, et n'en a point abusé d'autres. Ah ! tenez, le voilà ; demandez le plutôt à lui−même.
Dom Juan
Oui.

Scène IV

911

Oeuvres complètes . 1
Sganarelle
Monsieur, comme le monde est plein de médisants, je vais au−devant des choses ; et je leur disois que, si
quelqu'un leur venoit dire du mal de vous, elles se gardassent bien de le croire, et ne manquassent pas de lui
dire qu'il en auroit menti.
Dom Juan
Sganarelle.
Sganarelle
Oui, Monsieur est homme d'honneur, je le garantis tel.
Dom Juan
Hon !
Sganarelle
Ce sont des impertinents.

Scène IV

912

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Dom Juan, La Ramée, Charlotte, Mathurine, Sganarelle

La Ramée
Monsieur, je viens vous avertir qu'il ne fait pas bon ici pour vous.
Dom Juan
Comment ?
La Ramée
Douze hommes à cheval vous cherchent, qui doivent arriver ici dans un moment ; je ne sais pas par quel
moyen ils peuvent vous avoir suivi ; mais j'ai appris cette nouvelle d'un paysan qu'ils ont interrogé, et auquel
ils vous ont dépeint. L'affaire presse, et le plus tôt que vous pourrez sortir d'ici sera le meilleur.
Dom Juan, à Charlotte et Mathurine
Une affaire pressante m'oblige de partir d'ici ; mais je vous prie de vous ressouvenir de la parole que je vous
ai donnée, et de croire que vous aurez de mes nouvelles avant qu'il soit demain au soir. Comme la partie n'est
pas égale, il faut user dé stratagème, et éluder adroitement le malheur qui me cherche. Je veux que Sganarelle
se revête de mes habits, et moi...
Sganarelle
Monsieur, vous vous moquez. M'exposer à être tué sous vos habits, et...
Dom Juan
Allons vite, c'est trop d'honneur que je vous fais, et bien heureux est le valet qui peut avoir la gloire de mourir
pour son maître.
Sganarelle
Je vous remercie d'un tel honneur. O Ciel, puisqu'il s'agit de mort, fais−moi la grâce de n'être point pris pour
un autre !

Scène V

913

Oeuvres complètes . 1
Acte III

Acte III

914

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Dom Juan, en habit de campagne, Sganarelle, en médecin.

Sganarelle
Ma foi, Monsieur, avouez que j'ai eu raison, et que nous voilà l'un et l'autre déguisés à merveille. Votre
premier dessein n'étoit point du tout à propos, et ceci nous cache bien mieux que tout ce que vous vouliez
faire.
Dom Juan
Il est vrai que te voilà bien, et je ne sais où tu as été déterrer cet attirail ridicule.
Sganarelle
Oui ? C'est l'habit d'un vieux médecin, qui a été laissé en gage au lieu où je l'ai pris, et il m'en a coûté de
l'argent pour l'avoir. Mais savez−vous, Monsieur, que cet habit me met déjà en considération, que je suis
salué des gens que je rencontre, et que l'on me vient consulter ainsi qu'un habile homme ?
Dom Juan
Comment donc ?
Sganarelle
Cinq ou six paysans et paysannes, en me voyant passer, me sont venus demander mon avis sur différentes
maladies.
Dom Juan
Tu leur as répondu que tu n'y entendois rien ?
Sganarelle
Moi ? Point du tout. J'ai voulu soutenir l'honneur de mon habit : j'ai raisonné sur le mal, et leur ai fait des
ordonnances à chacun.
Dom Juan
Et quels remèdes encore leur as−tu ordonnés ?
Sganarelle
Ma foi ! Monsieur, j'en ai pris par où j'en ai pu attraper ; j'ai fait mes ordonnances à l'aventure, et ce seroit
une chose plaisante si les malades guérissoient, et qu'on m'en vînt remercier.
Dom Juan
Et pourquoi non ? Par quelle raison n'aurois−tu pas les mêmes privilèges qu'ont tous les autres médecins ?
Ils n'ont pas plus de part que toi aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace. Ils ne font rien
que recevoir la gloire des heureux succès, et tu peux profiter comme eux du bonheur du malade, et voir
attribuer à tes remèdes tout ce qui peut venir des faveurs du hasard et des forces de la nature.

Scène I

915

Oeuvres complètes . 1
Sganarelle
Comment, Monsieur, vous êtes aussi impie en médecine ?
Dom Juan
C'est une des grandes erreurs qui soit parmi les hommes.
Sganarelle
Quoi ? vous ne croyez pas au séné, ni à la casse, ni au vin émétique ?
Dom Juan
Et pourquoi veux−tu que j'y croie ?
Sganarelle
Vous avez l'âme bien mécréante. Cependant vous voyez, depuis un temps, que le vin émétique fait bruire ses
fuseaux. Ses miracles ont converti les plus incrédules esprits, et il n'y a pas trois semaines que j'en ai vu, moi
qui vous parle, un effet merveilleux.
Dom Juan
Et quel ?
Sganarelle
Il y avoit un homme qui, depuis six jours, étoit à l'agonie ; on ne savoit plus que lui ordonner, et tous les
remèdes ne faisoient rien ; on s'avisa à la fin de lui donner de l'émétique.
Dom Juan
Il réchappa, n'est−ce pas ?
Sganarelle
Non, il mourut.
Dom Juan
L'effet est admirable.
Sganarelle
Comment ? il y avoit six jours entiers qu'il ne pouvoit mourir, et cela le fit mourir tout d'un coup.
Voulez−vous rien de plus efficace ?
Dom Juan
Tu as raison.
Sganarelle
Mais laissons là la médecine, où vous ne croyez point, et parlons des autres choses, car cet habit me donne de
l'esprit, et je me sens en humeur de disputer contre vous : vous savez bien que vous me permettez les
disputes, et que vous ne me défendez que les remontrances.
Dom Juan
Eh bien ?

Scène I

916

Oeuvres complètes . 1
Sganarelle
Je veux savoir un peu vos pensées à fond. Est−il possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel ?
Dom Juan
Laissons cela.
Sganarelle
C'est à dire que non. Et à l'Enfer ?
Dom Juan
Eh !
Sganarelle
Tout de même. Et au diable, s'il vous plaît ?
Dom Juan
Oui, oui.
Sganarelle
Aussi peu. Ne croyez−vous point l'autre vie ?
Dom Juan
Ah ! ah ! ah !
Sganarelle
Voilà un homme que j'aurai bien de la peine à convertir. Et dites−moi un peu, [le Moine bourru, qu'en
croyez−vous, eh !
Dom Juan
La peste soit du fat !
Sganarelle
Et voilà ce que je ne puis souffrir, car il n'y a rien de plus vrai que le Moine bourru, et je me ferais pendre
pour celui−là. Mais] encore faut−il croire quelque chose [dans le monde] : qu'est−ce [donc] que vous
croyez ?
Dom Juan
Ce que je crois ?
Sganarelle
Oui.
Dom Juan
Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.
Sganarelle
La belle croyance [et les beaux articles de foi] que voilà ! Votre religion, à ce que je vois, est donc
l'arithmétique ? Il faut avouer qu'il se met d'étranges folies dans la tête des hommes, et que pour avoir bien
étudié on est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, Monsieur, je n'ai point étudié comme vous. Dieu
Scène I

917

Oeuvres complètes . 1
merci, et personne ne saurait se vanter de m'avoir jamais rien appris ; mais avec mon petit sens, mon petit
jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous
voyons n'est pas un champignon, qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a
fait ces arbres−là, ces rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là−haut, et si tout cela s'est bâti de lui−même.
Vous voilà vous, par exemple, vous êtes là : est−ce que vous vous êtes fait tout seul, et n'a−t−il pas fallu que
votre père ait engrossé votre mère pour vous faire ? Pouvez−vous voir toutes les inventions dont la machine
de l'homme est composée sans admirer de quelle façon cela est agencé l'un dans l'autre : ces nerfs, ces os,
ces veines, ces artères, ces... ce poumon, ce coeur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là, et qui...
Oh ! dame, interrompez−moi donc si vous voulez : je ne saurais disputer si l'on ne m'interrompt ; vous
vous taisez exprès et me laissez parler par belle malice.
Dom Juan
J'attends que ton raisonnement soit fini.
Sganarelle
Mon raisonnement est qu'il y a quelque chose d'admirable dans l'homme, quoi que vous puissiez dire, que
tous les savants ne sauroient expliquer. Cela n'est−il pas merveilleux que me voilà ici, et que j'aie quelque
chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu'elle veut ?
Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à
droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner...
(Il se laisse tomber en tournant.)
Dom Juan
Bon ! voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.
Sganarelle
Morbleu ! je suis bien sot de m'amuser à raisonner avec vous. Croyez ce que vous voudrez : il m'importe
bien que vous soyez damné !
Dom Juan
Mais tout en raisonnant, je crois que nous sommes égarés. Appelle un peu cet homme que voilà là−bas, pour
lui demander le chemin.
Sganarelle
Holà, ho, l'homme ! ho, mon compère ! ho, l'ami ! un petit mot s'il vous plaît.

Scène I

918

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Dom Juan, Sganarelle, un pauvre

Sganarelle
Enseignez−nous un peu le chemin qui mène à la ville.
Le pauvre.
Vous n'avez qu'à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la
forêt. Mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que depuis quelque temps il y a
des voleurs ici autour.
Dom Juan
Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon coeur.
Le pauvre
Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône ?
Dom Juan
Ah ! ah ! ton avis est intéressé, à ce que je vois.
Le pauvre
Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de
prier le Ciel qu'il vous donne toute sorte de biens.
Dom Juan
Eh ! prie−le qu'il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.
Sganarelle
Vous ne connaissez pas Monsieur, bonhomme ; il ne croit qu'en deux et deux sont quatre et en quatre et
quatre sont huit.
Dom Juan
Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?
Le pauvre
De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.
Dom Juan
Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?
Le pauvre
Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.
Dom Juan
Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer d'être bien dans ses affaires.
Le pauvre
Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n'ai pas un morceau de pain à me mettre sous les dents.
Dom Juan

Scène II

919

Oeuvres complètes . 1
[Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! ah ! ] je m'en vais te donner un louis d'or
[tout à l'heure, pourvu que tu veuilles jurer.
Le pauvre
Ah ! Monsieur, voudriez−vous que je commisse un tel péché ?
Dom Juan
Tu n'as qu'à voir si tu veux gagner un louis d'or ou non. En voici un que je te donne, si tu jures ; tiens, il faut
jurer.
Le pauvre
Monsieur !
Dom Juan
A moins de cela, tu ne l'auras pas.
Sganarelle
Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal.
Dom Juan
Prends, le voilà ; prends, te dis−je, mais jure donc.
Le pauvre !
Non, Monsieur, j'aime mieux mourir de faim.
Dom Juan
Va, va,] je te le donne pour l'amour de l'humanité. Mais que vois−je là ? un homme attaqué par trois
autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.
(Il court au lieu du combat.)

Scène II

920

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Dom Juan, Dom Carlos, Sganarelle

Sganarelle
Mon maître est un vrai enragé d'aller se présenter à un péril qui ne le cherche pas ; mais, ma foi ! le secours
a servi, et les deux ont fait fuir les trois.
Dom Carlos, l'épée à la main.
On voit, par la fuite de ces voleurs, de quel secours est votre bras. Souffrez, Monsieur, que je vous rende
grâce d'une action si généreuse, et que...
Dom Juan, revenant l'épée à la main.
Je n'ai rien fait, Monsieur, que vous n'eussiez fait en ma place. Notre propre honneur est intéressé dans de
pareilles aventures, et l'action de ces coquins étoit si lâche que c'eût été y prendre part que de ne s'y pas
opposer. Mais par quelle rencontre vous êtes−vous trouvé entre leurs mains ?
Dom Carlos
Je m'étois par hasard égaré d'un frère et de tous ceux de notre suite ; et comme je cherchois à les rejoindre,
j'ai fait rencontre de ces voleurs, qui d'abord ont tué mon cheval ; et qui, sans votre valeur, en auroient fait
autant de moi.
Dom Juan
Votre dessein est−il d'aller du côté de la ville ?
Dom Carlos
Oui, mais sans y vouloir entrer ; et nous nous voyons obligés, mon frère et moi, à tenir la campagne pour une
de ces fâcheuses affaires qui réduisent les gentilshommes à se sacrifier, eux et leur famille, à la sévérité de
leur honneur, puisque enfin le plus doux succès en est toujours funeste, et que, si l'on ne quitte pas la vie, on
est contraint de quitter le Royaume ; et c'est en quoi je trouve la condition d'un gentilhomme malheureuse,
de ne pouvoir point s'assurer sur toute la prudence et toute l'honnêteté de sa conduite, d'être asservi par les
lois de l'honneur au déréglement de la conduite d'autrui, et de voir sa vie, son repos et ses biens dépendre de
la fantaisie du premier téméraire qui s'avisera de lui faire une de ces injures pour qui un honnête homme doit
périr.
Dom Juan
On a cet avantage, qu'on fait courir le même risque et passer mal aussi le temps à ceux qui prennent fantaisie
de nous venir faire une offense de gaieté de coeur. Mais ne seroit−ce point une indiscrétion que de vous
demander quelle peut être votre affaire ?
Dom Carlos

Scène III

921

Oeuvres complètes . 1
La chose en est aux termes de n'en plus faire de secret, et lorsque l'injure a une fois éclaté, notre honneur ne
va point à vouloir cacher notre honte, mais à faire éclater notre vengeance, et à publier même le dessein que
nous en avons. Ainsi, Monsieur, je ne feindrai point de vous dire que l'offense que nous cherchons à venger
est une soeur séduite et enlevée d'un convent ; et que l'auteur de cette offense est un Dom Juan Tenorio, fils
de Dom Louis Tenorio. Nous le cherchons depuis quelques jours, et nous l'avons suivi ce matin sur le rapport
d'un valet qui nous a dit qu'il sortoit à cheval, accompagné de quatre ou cinq, et qu'il avoit pris le long de
cette côte ; mais tous nos soins ont été inutiles, et nous n'avons pu découvrir ce qu'il est devenu.
Dom Juan
Le connoissez−vous, Monsieur, ce Dom Juan dont vous parlez ?
Dom Carlos
Non, quant à moi. Je ne l'ai jamais vu, et je l'ai seulement ouï dépeindre à mon frère ; mais la renommée n'en
dit pas force bien, et c'est un homme dont la vie...
Dom Juan
Arrêtez, Monsieur, s'il vous plaît. Il est un peu de mes amis, et ce seroit à moi une espèce de lâcheté, que d'en
ouïr dire du mal.
Dom Carlos
Pour l'amour de vous, Monsieur, je n'en dirai rien du tout, et c'est bien la moindre chose que je vous doive,
après m'avoir sauvé la vie, que de me taire devant vous d'une personne que vous connoissez, lorsque je ne
puis en parler sans en dire du mal ; mais, quelque ami que vous lui soyez, j'ose espérer que vous
n'approuverez pas son action, et ne trouverez pas étrange que nous cherchions d'en prendre la vengeance.
Dom Juan
Au contraire, je vous y veux servir, et vous épargner des soins inutiles. Je suis ami de Dom Juan, je ne puis
pas m'en empêcher ; mais il n'est pas raisonnable qu'il offense impunément des gentilshommes, et je
m'engage à vous faire faire raison par lui.
Dom Carlos
Et quelle raison peut−on faire à ces sortes d'injures ?
Dom Juan
Toute celle que votre honneur et souhaiter ; et, sans vous donner la peine de chercher Dom Juan davantage,
je m'oblige à le faire trouver au lieu que vous voudrez, et quand il vous plaira.
Dom Carlos
Cet espoir est bien doux, Monsieur, à des coeurs offensés ; mais, après ce que je vous dois, ce me seroit une
trop sensible douleur que vous fussiez de la partie.
Dom Juan
Je suis si attaché à Dom Juan qu'il ne sauroit se battre que je ne me batte aussi ; mais enfin j'en réponds
comme de moi−même, et vous n'avez qu'à dire quand vous voulez qu'il paroisse et vous donne satisfaction.

Scène III

922

Oeuvres complètes . 1
Dom Carlos
Que ma destinée est cruelle ! Faut−il que je vous doive la vie, et que Dom Juan soit de vos amis ?

Scène III

923

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Dom Alonse, et trois Suivants, Dom Carlos, Dom Juan, Sganarelle

Dom Alonse
Faites boire là mes chevaux, et qu'on les amène après nous ; je veux un peu marcher à pied. O Ciel ! que
vois−je ici ! Quoi ? mon frère, vous voilà avec notre ennemi mortel ?
Dom Carlos
Notre ennemi mortel ?
Dom Juan ; se reculant de trois pas et mettant fièrement la main sur la garde de son épée.
Oui, je suis Dom Juan moi−même, et l'avantage du nombre ne m'obligea pas à vouloir déguiser mon nom.
Dom Alonse
Ah ! traître, il faut que tu périsses, et...
Dom Carlos
Ah ! mon frère, arrêtez. Je lui suis redevable de la vie ; et sans le secours de son bras, j'aurois été tué par des
voleurs que j'ai trouvés !
Dom Alonse
Et voulez−vous que cette considération empêche notre vengeance ? Tous les services que nous rend une
main ennemie ne sont d'aucun mérite pour engager notre âme ; et s'il faut mesurer l'obligation à l'injure,
votre reconnoissance, mon frère, est ici ridicule ; et comme l'honneur est infiniment plus précieux que la vie,
c'est ne devoir rien proprement que d'être redevable de la vie à qui nous a ôté l'honneur.
Dom Carlos
Je sais la différence, mon frère, qu'un gentilhomme doit toujours mettre entre l'un et l'autre, et la
reconnoissance de l'obligation n'efface point en moi le ressentiment de l'injure ; mais souffrez que je lui
rende ici ce qu'il m'a prêté, que je m'acquitte sur−le−champ de la vie que je lui dois, par un délai de notre
vengeance, et lui laisse la liberté de jouir, durant quelques jours, du fruit de son bienfait.
Dom Alonse
Non, non, c'est hasarder notre vengeance que de la reculer et l'occasion de la prendre peut ne plus revenir. Le
Ciel nous l'offre ici, c'est à nous d'en profiter. Lorsque l'honneur est blessé mortellement, on ne doit point
songer à garder aucunes mesures ; et si vous répugnez à prêter votre bras à cette action, vous n'avez qu'a
vous retirer et laisser à ma main la gloire d'un tel sacrifice.
Dom Carlos
De grâce, mon frère...
Dom Alonse
Tous ces discours sont superflus : il faut qu'il meure.
Scène IV

924

Oeuvres complètes . 1

Dom Carlos
Arrêtez−vous, dis−je, mon frère. Je ne souffrirai point du tout qu'on attaque ses jours, et je jure le Ciel que je
le défendrai ici contre qui que ce soit, et je saurai lui faire un rempart de cette même vie qu'il a sauvée ; et
pour adresser vos coups, il faudra que vous me perciez.
Dom Alonse
Quoi ? vous prenez le parti de notre ennemi contre moi ; et loin d'être saisi à son aspect des mêmes
transports que je sens, vous faites voir pour lui des sentiments pleins de douceur ?
Dom Carlos
Mon frère, montrons de la modération dans une action légitime, et ne vengeons point notre honneur avec cet
emportement que vous témoignez. Ayons du coeur dont nous soyons les maîtres, une valeur qui n'ait rien de
farouche, et qui se porte aux choses par une pure délibération de notre raison, et non point par le mouvement
d'une aveugle colère. Je ne veux point, mon frère, demeurer redevable à mon ennemi, et je lui ai une
obligation dont il faut que je m'acquitte avant toute chose. Notre vengeance, pour être différée, n'en sera pas
moins éclatante : au contraire, elle en tirera de l'avantage ; et cette occasion de l'avoir pu prendre la fera
paroître plus juste aux yeux de tout le monde.
Dom Alonse
O l'étrange foiblesse, et l'aveuglement effroyable d'hasarder ainsi les intérêts de son honneur pour la ridicule
pensée d'une obligation chimérique !
Dom Carlos
Non, mon frère, ne vous mettez pas en peine. Si je fais une faute, je saurai bien la réparer, et je me charge de
tout le soin de notre honneur ; je sais à quoi il nous oblige, et cette suspension d'un jour, que ma
reconnoissance lui demande, ne fera qu'augmenter l'ardeur que j'ai de le satisfaire. Dom Juan, vous voyez que
j'ai soin de vous rendre le bien que j'ai reçu de vous, et vous devez par là juger du reste, croire que je
m'acquitte avec même chaleur de ce que je dois, et que je ne serai pas moins exact à vous payer l'injure que le
bienfait. Je ne veux point vous obliger ici à expliquer vos sentiments, et je vous donne la liberté de penser à
loisir aux résolutions que vous avez à prendre. Vous connoissez assez la grandeur de l'offense que vous nous
avez faite, et je vous fais juge vous−même des réparations qu'elle demande. Il est des moyens doux pour nous
satisfaire ; il en est de violents et de sanglants ; mais enfin, quelque choix que vous fassiez, vous m'avez
donné parole de me faire faire raison par Dom Juan : songez à me la faire, je vous prie, et vous ressouvenez
que, hors d'ici, je ne dois plus qu'à mon honneur.
Dom Juan
Je n'ai rien exigé de vous, et vous tiendrai ce que j'ai promis.
Dom Carlos
Allons, mon frère : un moment de douceur ne fait aucune injure à la sévérité de notre devoir.

Scène IV

925

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Dom Juan, Sganarelle

Dom Juan.
Holà, hé, Sganarelle !
Sganarelle
Plaît−il ?
Dom Juan
Comment ? coquin, tu fuis quand on m'attaque ?
Sganarelle
Pardonnez−moi, Monsieur ; je viens seulement d'ici près. Je crois que cet habit est purgatif, et que c'est
prendre médecine que de le porter.
Dom Juan
Peste soit l'insolent ! Couvre au moins ta poltronnerie d'un voile plus honnête. Sais−tu bien qui est celui à
qui j'ai sauvé la vie ?
Sganarelle
Moi ? Non.
Dom Juan
C'est un frère d'Elvire.
Sganarelle
Un...
Dom Juan
Il est assez honnête homme, il en a bien usé, et j'ai regret d'avoir démêlé avec lui.
Sganarelle
Il vous seroit aisé de pacifier toutes choses.
Dom Juan
Oui ; mais ma passion est usée pour Done Elvire, et l'engagement ne compatit point avec mon humeur.
J'aime la liberté en amour, tu le sais, et je ne saurois me résoudre à renfermer mon coeur entre quatre
murailles. Je te l'ai dit vingt fois, j'ai une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m'attire. Mon coeur est
à toutes les belles, et c'est à elles à le prendre tour à tour et à le garder tant qu'elles le pourront. Mais quel est
le superbe édifice que je vois entre ces arbres ?
Sganarelle
Vous ne le savez pas ?
Dom Juan
Non, vraiment.
Scène V

926

Oeuvres complètes . 1
Sganarelle.
Bon ! c'est le tombeau que le Commandeur faisoit faire lorsque vous le tuâtes.
Dom Juan
Ah ! tu as raison. Je ne savois pas que c'étoit de ce côté−ci qu'il étoit. Tout le monde m'a dit des merveilles
de cet ouvrage, aussi bien que de la statue du Commandeur, et j'ai envie de l'aller voir.
Sganarelle
Monsieur, n'allez point là.
Dom Juan
Pourquoi ?
Sganarelle
Cela n'est pas civil, d'aller voir un homme que vous avez tué.
Dom Juan
Au contraire, c'est une visite dont je lui veux faire civilité, et qu'il doit recevoir de bonne grâce, s'il est galant
homme. Allons, entrons dedans.
(Le tombeau s'ouvre, où l'on voit un superbe mausolée et la statue du Commandeur.)
Sganarelle
Ah ! que cela est beau ! Les belles statues ! le beau marbre ! les beaux piliers ! Ah ! que cela est beau !
Qu'en dites−vous, Monsieur ?
Dom Juan
Qu'on ne peut voir aller plus loin l'ambition d'un homme mort ; et ce que je trouve admirable, c'est qu'un
homme qui s'est passé, durant sa vie, d'une assez simple demeure, en veuille avoir une si magnifique pour
quand il n'en a plus que faire.
Sganarelle
Voici la statue du Commandeur.
Dom Juan
Parbleu ! le voilà bon, avec son habit d'empereur romain !
Sganarelle
Ma foi, Monsieur, voilà qui est bien fait. Il semble qu'il est en vie, et qu'il s'en va parler. Il jette des regards
sur nous qui me feroient peur, si j'étois tout seul, et je pense qu'il ne prend pas plaisir de nous voir.
Dom Juan
Il auroit tort, et ce seroit mal recevoir l'honneur que je lui fais. Demande−lui s'il veut venir souper avec moi.
Sganarelle
C'est une chose dont il n'a pas besoin, je crois.
Dom Juan
Scène V

927

Oeuvres complètes . 1
Demande−lui, te dis−je.
Sganarelle
Vous moquez−vous ? Ce seroit être fou que d'aller parler à une statue.
Dom Juan
Fais ce que je te dis.
Sganarelle
Quelle bizarrerie ! Seigneur Commandeur... je ris de ma sottise, mais c'est mon maître qui me la fait faire.
Seigneur Commandeur, mon maître Dom Juan vous demande si vous voulez lui faire l'honneur de venir
souper avec lui. (La Statue baisse la tête.) Ha !
Dom Juan
Qu'est−ce ? qu'as−tu ? Dis donc, veux−tu parler ?
Sganarelle fait le même signe que lui a fait la Statue et baisse la tête.
La Statue...
Dom Juan
Eh bien ! que veux−tu dire, traître ?
Sganarelle
Je vous dis que la Statue...
Dom Juan
Eh bien ! La Statue ? je t'assomme, si tu ne parles.
Sganarelle
La Statue m'a fait signe.
Dom Juan
La peste le coquin !
Sganarelle
Elle m'a fait signe, vous dis−je : il n'est rien de plus vrai. Allez−vous−en lui parler vous−même pour voir.
Peut−être...
Dom Juan
Viens, maraud, viens, je te veux bien faire toucher au doigt ta poltronnerie. Prends garde. Le Seigneur
Commandeur voudroit−il venir souper avec moi ?
(La Statue baisse encore la tête.)
Sganarelle
Je ne voudrois pas en tenir dix pistoles. Eh bien ! Monsieur ?
Dom Juan
Allons, sortons d'ici.

Scène V

928

Oeuvres complètes . 1
Sganarelle
Voilà de mes esprits forts, qui ne veulent rien croire.

Scène V

929

Oeuvres complètes . 1
Acte IV

Acte IV

930

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Dom Juan, Sganarelle

Dom Juan
Quoi qu'il en soit, laissons cela : c'est une bagatelle, et nous pouvons avoir été trompés par un faux jour, ou
surpris de quelque vapeur qui nous ait troublé la vue.
Sganarelle
Eh ! Monsieur, ne cherchez point à démentir ce que nous avons vu des yeux que voilà. Il n'est rien de plus
véritable que ce signe de tête ; et je ne doute point que le Ciel, scandalisé de votre vie, n'ait produit ce
miracle pour vous convaincre, et pour vous retirer de...
Dom Juan
Ecoute. Si tu m'importunes davantage de tes sottes moralités, si tu me dis encore le moindre mot là−dessus, je
vais appeler quelqu'un, demander un nerf de boeuf, te faire tenir par trois ou quatre, et te rouer de mille
coups. M'entends−tu bien ?
Sganarelle
Fort bien, Monsieur, le mieux du monde. Vous vous expliquez clairement ; c'est ce qu'il y a de bon en vous,
que vous n'allez point chercher de détours : vous dites les choses avec une netteté admirable.
Dom Juan
Allons, qu'on me fasse souper le plus tôt que l'on pourra. Une chaise, petit garçon.

Scène I

931

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Dom Juan, La Violette, Sganarelle

La Violette
Monsieur, voilà votre marchand, M. Dimanche, qui demande à vous parler.
Sganarelle
Bon, voilà ce qu'il nous faut, qu'un compliment de créancier. De quoi s'avise−t−il de nous venir demander de
l'argent, et que ne lui disois−tu que Monsieur n'y est pas ?
La Violette
Il y a trois quarts d'heure que je lui dis ; mais il ne veut pas le croire, et s'est assis là dedans pour attendre.
Sganarelle
Qu'il attende, tant qu'il voudra.
Dom Juan
Non, au contraire, faites−le entrer. C'est une fort mauvaise politique que de se faire celer aux créanciers. Il est
bon de les payer de quelque chose, et j'ai le secret de les renvoyer satisfaits sans leur donner un double.

Scène II

932

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Dom Juan, M. Dimanche, Sganarelle, Suite

Dom Juan, faisant de grandes civilités.
Ah ! Monsieur Dimanche, approchez. Que je suis ravi de vous voir, et que je veux de mal à mes gens de ne
vous pas faire entrer d'abord ! J'avois donné ordre qu'on ne me fît parler personne ; mais cet ordre n'est pas
pour vous, et vous êtes en droit de ne trouver jamais de porte fermée chez moi.
M. Dimanche
Monsieur, je vous suis fort obligé.
Dom Juan, parlant à ses laquais.
Parbleu ! coquins, je vous apprendrai à laisser M. Dimanche dans une antichambre, et je vous ferai connoître
les gens.
M. Dimanche
Monsieur, cela n'est rien.
Dom Juan
Comment ? vous dire que je n'y suis pas, à M. Dimanche, au meilleur de mes amis ?
M. Dimanche
Monsieur, je suis votre serviteur : J'étois venu...
Dom Juan
Allons vite, un siége pour M. Dimanche.
M. Dimanche
Monsieur, je suis bien comme cela.
Dom Juan
Point, point, je veux que vous soyez assis contre moi.
M. Dimanche.
Cela n'est point nécessaire.
Dom Juan
Otez ce pliant, et apportez un fauteuil.
M. Dimanche
Monsieur, vous vous moquez, et...
Dom Juan
Non, non, je sais ce que je vous dois, et je ne veux point qu'on mette de différence entre nous deux.
M. Dimanche
Monsieur...
Scène III

933

Oeuvres complètes . 1

Dom Juan
Allons, asseyez−vous.
M. Dimanche
Il n'est pas besoin, Monsieur, et je n'ai qu'un mot à vous dire. J'étois...
Dom Juan
Mettez−vous là, vous dis−je.

M. Dimanche
Non, Monsieur, je suis bien. Je viens pour...
Dom Juan
Non, je ne vous écoute point si vous n'êtes assis.
M. Dimanche
Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je...
Dom Juan
Parbleu ! Monsieur Dimanche, vous vous portez bien.
M. Dimanche
Oui, Monsieur, pour vous rendre service. Je suis venu...
Dom Juan
Vous avez un fonds de santé admirable, des lèvres fraîches, un teint vermeil, et des yeux vifs.
M. Dimanche
Je voudrois bien...
Dom Juan
Comment se porte Madame Dimanche, votre épouse ?
M. Dimanche
Fort bien, Monsieur, Dieu merci.
Dom Juan
C'est une brave femme.
M. Dimanche
Elle est votre servante, Monsieur. Je venois...
Dom Juan
Et votre petite fille Claudine, comment se porte−t−elle ?
M. Dimanche
Le mieux du monde.
Dom Juan
Scène III

934

Oeuvres complètes . 1
La jolie petite fille que c'est ! je l'aime de tout mon coeur.
M. Dimanche
C'est trop d'honneur que vous lui faites, Monsieur. Je vous...
Dom Juan
Et le petit Colin, fait−il toujours bien du bruit avec son tambour ?
M. Dimanche
Toujours de même, Monsieur. Je...
Dom Juan
Et votre petit chien Brusquet ? gronde−t−il toujours aussi fort, et mord−il toujours bien aux jambes les gens
qui vont chez vous ?
M. Dimanche
Plus que jamais, Monsieur, et nous ne saurions en chevir.
Dom Juan
Ne vous étonnez pas si je m'informe des nouvelles de toute la famille, car j'y prends beaucoup d'intérêt.
M. Dimanche
Nous vous sommes, Monsieur, infiniment obligés. Je...
Dom Juan, lui tendant la main.
Touchez donc là, Monsieur Dimanche. Etes−vous bien de mes amis ?
M. Dimanche
Monsieur, je suis votre serviteur.
Dom Juan
Parbleu ! je suis à vous de tout mon coeur.
M. Dimanche
Vous m'honorez trop. Je...
Dom Juan
Il n'y a rien que je ne fisse pour vous.
M. Dimanche
Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.
Dom Juan
Et cela sans intérêt, je vous prie de le croire.
M. Dimanche
Je n'ai point mérité cette grâce assurément. Mais, Monsieur...
Dom Juan
Oh ! çà, Monsieur Dimanche, sans façon, voulez−vous souper avec moi ?

Scène III

935

Oeuvres complètes . 1
M. Dimanche
Non, Monsieur, il faut que je m'en retourne tout à l'heure. Je...
Dom Juan, se levant.
Allons, vite un flambeau pour conduire M. Dimanche et que quatre ou cinq de mes gens prennent des
mousquetons pour l'escorter.
M. Dimanche, se levant de même.
Monsieur, il n'est pas nécessaire, et je m'en irai bien tout seul. Mais...
(Sganarelle ôte les sièges promptement.)
Dom Juan
Comment ? Je veux qu'on vous escorte, et je m'intéresse trop à votre personne. Je suis votre serviteur, et de
plus votre débiteur.
M. Dimanche
Ah ! Monsieur...
Dom Juan
C'est une chose que je ne cache pas, et je le dis à tout le monde.
M. Dimanche
Si...
Dom Juan
Voulez−vous que je vous reconduise ?
M. Dimanche
Ah ! Monsieur, vous vous moquez, Monsieur...
Dom Juan
Embrassez−moi donc, s'il vous plaît. Je vous prie encore une fois d'être persuadé que je suis tout à vous, et
qu'il n'y a rien au monde que je ne fisse pour votre service. (Il sort.)
Sganarelle
Il faut avouer que vous avez en Monsieur un homme qui vous aime bien.
M. Dimanche
Il est vrai ; il me fait tant de civilités et tant de compliments que je ne saurois jamais lui demander de l'argent.
Sganarelle
Je vous assure que toute sa maison périroit pour vous ; et je voudrois qu'il vous arrivât quelque chose, que
quelqu'un s'avisât de vous donner des coups de bâton ; vous verriez de quelle manière...
M. Dimanche
Je le crois ; mais, Sganarelle, je vous prie de lui dire un petit mot de mon argent.
Sganarelle
Oh ! ne vous mettez pas en peine, il vous payera le mieux du monde.
Scène III

936

Oeuvres complètes . 1

M. Dimanche
Mais vous, Sganarelle, vous me devez quelque chose en votre particulier.
Sganarelle
Fi ! ne parlez pas de cela.
M. Dimanche
Comment ? Je...
Sganarelle
Ne sais−je pas bien que je vous dois ?
M. Dimanche
Oui, mais...
Sganarelle
Allons, Monsieur Dimanche, je vais vous éclairer.
M. Dimanche
Mais mon argent...
Sganarelle, prenant M. Dimanche par le bras.
Vous moquez−vous ?
M. Dimanche
Je veux...
Sganarelle, le tirant.
Eh !
M. Dimanche
J'entends...
Sganarelle, le poussant.
Bagatelles.
M. Dimanche
Mais...
Sganarelle, le poussant.
Fi !
M. Dimanche
Je...
Sganarelle, le poussant tout à fait hors du théâtre.
Fi ! vous dis−je.

Scène III

937

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Dom Louis, Dom Juan, La Violette, Sganarelle

La Violette
Monsieur, voilà Monsieur votre père.
Dom Juan
Ah ! me voici bien : il me falloit cette visite pour me faire enrager.
Dom Louis
Je vois bien que je vous embarrasse et que vous vous passeriez fort aisément de ma venue. A dire vrai, nous
nous incommodons étrangement l'un et l'autre ; et si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de vos
déportements. Hélas ! que nous savons peu ce que nous faisons quand nous ne laissons pas au Ciel le soin
des choses qu'il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons à l'importuner par
nos souhaits aveugles et nos demandes inconsidérées ! J'ai souhaité un fils avec des ardeurs nompareilles ;
je l'ai demandé sans relâche avec des transports incroyables ; et ce fils, que j'obtiens en fatiguant le Ciel de
voeux, est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyois qu'il devoit être la joie et la consolation.
De quel oeil, à votre avis, pensez−vous que je puisse voir cet amas d'actions indignes, dont on a peine, aux
yeux du monde, d'adoucir le mauvais visage, cette suite continuelle de méchantes affaires, qui nous réduisent,
à toutes heures, à lasser les bontés du Souverain, et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services et le
crédit de mes amis ? Ah ! quelle bassesse est la vôtre ! Ne rougissez−vous point de mériter si peu votre
naissance ? Etes−vous en droit, dites−moi, d'en tirer quelque vanité ? Et qu'avez−vous fait dans le monde
pour être gentilhomme ? Croyez−vous qu'il suffise d'en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une
gloire d'être sorti d'un sang noble lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n'est rien où la
vertu n'est pas. Aussi nous n'avons part à la gloire de nos ancêtres qu'autant que nous nous efforçons de leur
ressembler ; et cet éclat de leurs actions qu'ils répandent sur nous, nous impose un engagement de leur faire
le même honneur, de suivre les pas qu'ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leurs vertus, si nous
voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né :
ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu'ils ont fait d'illustre ne vous donne aucun avantage ; au
contraire, l'éclat n'en rejaillit sur vous qu'à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux
yeux d'un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu'un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans
la nature, que la vertu est le premier titre de noblesse, que je regarde bien moins au nom qu'on signe qu'aux
actions qu'on fait, et que je ferois plus d'état du fils d'un crocheteur qui seroit honnête homme, que du fils
d'un monarque qui vivroit comme vous.
Dom Juan
Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler.
Dom Louis
Non, insolent, je ne veux point m'asseoir, ni parler davantage, et je vois bien que toutes mes paroles ne font
rien sur ton âme. Mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions, que je
saurai, plus tôt que tu ne penses, mettre une borne à tes déréglements, prévenir sur toi le courroux du Ciel, et
laver par ta punition la honte de t'avoir fait naître. (Il sort.)

Scène IV

938

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Dom Juan, Sganarelle

Dom Juan
Eh ! mourez le plus tôt que vous pourrez, c'est le mieux que vous puissiez faire. Il faut que chacun ait son
tour, et j'enrage de voir des pères qui vivent autant que leurs fils. (Il se met dans son fauteuil.)
Sganarelle
Ah ! Monsieur, vous avez tort.
Dom Juan
J'ai tort ?
Sganarelle.
Monsieur...
Dom Juan se lève de son siège.
J'ai tort ?
Sganarelle
Oui, Monsieur, vous avez tort d'avoir souffert ce qu'il vous a dit, et vous le deviez mettre dehors par les
épaules. A−t−on jamais rien vu de plus impertinent ? Un père venir faire des remontrances à son fils, et lui
dire de corriger ses actions, de se ressouvenir de sa naissance, de mener une vie d'honnête homme, et cent
autres sottises de pareille nature ! Cela se peut−il souffrir à un homme comme vous, qui savez comme il faut
vivre ? J'admire votre patience ; et si j'avois été en votre place, je l'aurois envoyé promener. O complaisance
maudite ! à quoi me réduis−tu ?
Dom Juan
Me fera−t−on souper bientôt ?

Scène V

939

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Dom Juan, Done Elvire, Ragotin, Sganarelle

Ragotin
Monsieur, voici une dame voilée qui vient vous parler.
Dom Juan
Que pourroit−ce être ?
Sganarelle
Il faut voir.
Done Elvire
Ne soyez point surpris, Dom Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage. C'est un motif pressant qui
m'oblige à cette visite, et ce que j'ai à vous dire ne veut point du tout de retardement. Je ne viens point ici
pleine de ce courroux que j'ai tantôt fait éclater, et vous me voyez bien changée de ce que j'étois ce marin. Ce
n'est plus cette Done Elvire qui faisoit des voeux contre vous, et dont l'âme irritée ne jetoit que menaces et ne
respiroit que vengeance. Le Ciel a banni de mon âme toutes ces insignes ardeurs que je sentois pour vous,
tous ces transports tumultueux d'un attachement criminel, tous ces honteux emportements d'un amour
terrestre et grossier ; et il n'a laissé dans mon coeur pour vous qu'une flamme épurée de tout le commerce
des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n'agit point pour soi, et ne se met en peine
que de votre intérêt.
Dom Juan, à Sganarelle.
Tu pleures, je pense.
Sganarelle
Pardonnez−moi.
Done Elvire
C'est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour vous faire part d'un avis du Ciel, et
tâcher de vous retirer du précipice où vous courez. Oui, Dom Juan, je sais tous les déréglements de votre vie,
et ce même Ciel, qui m'a touché le coeur et fait jeter les yeux sur les égarements de ma conduite, m'a inspiré
de vous venir trouver, et de vous dire, de sa part, que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère
redoutable est prête de tomber sur vous, qu'il est en vous de l'éviter par un prompt repentir, et que peut−être
vous n'avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne
tiens plus à vous par aucun attachement du monde ; je suis revenue, grâces au Ciel, de toutes mes folles
pensées ; ma retraite est résolue, et je ne demande qu'assez de vie pour pouvoir expier la faute que j'ai faite,
et mériter, par une austère pénitence, le pardon de l'aveuglement où m'ont plongée les transports d'une
passion condamnable. Mais, dans cette retraite, j'aurois une douleur extrême qu'une personne que j'ai chérie
tendrement devînt un exemple funeste de la justice du Ciel ; et ce me sera une joie incroyable si je puis vous
porter à détourner de dessus votre tête l'épouvantable coup qui vous menace. De grâce, Dom Juan,
accordez−moi, pour dernière faveur, cette douce consolation ; ne me refusez point votre salut, que je vous
demande avec larmes ; et si vous n'êtes point touché de votre intérêt, soyez−le au moins de mes prières, et
m'épargnez le cruel déplaisir de vous voir condamner à des supplices éternels.

Scène VI

940

Oeuvres complètes . 1
Sganarelle
Pauvre femme !
Done Elvire
Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m'a été si cher que vous ; j'ai oublié mon
devoir pour vous, j'ai fait toutes choses pour vous ; et toute la récompense que je vous en demande, c'est de
corriger votre vie, et de prévenir votre perte. Sauvez−vous, je vous prie, ou pour l'amour de vous, ou pour
l'amour de moi. Encore une fois, Dom Juan, je vous le demande avec larmes ; et si ce n'est assez des larmes
d'une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher.
Sganarelle
Coeur de tigre !
Done Elvire
Je m'en vais, après ce discours, et voilà tout ce que j'avois à vous dire.
Dom Juan.
Madame, il est tard, demeurez ici : on vous y logera le mieux qu'on pourra.
Done Elvire
Non, Dom Juan, ne me retenez pas davantage.
Dom Juan
Madame, vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure.
Done Elvire
Non, vous dis−je, ne perdons point de temps en discours superflus. Laissez−moi vite aller, ne faites aucune
instance pour me conduire, et songez seulement à profiter de mon avis.

Scène VI

941

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Dom Juan, Sganarelle, suite.

Dom Juan
Sais−tu bien que j'ai encore senti quelque peu d'émotion pour elle, que j'ai trouvé de l'agrément dans cette
nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques
petits restes d'un feu éteint ?
Sganarelle
C'est−à−dire que ses paroles n'ont fait aucun effet sur vous.
Dom Juan
Vite à souper.
Sganarelle
Fort bien.
Dom Juan, se mettant à table.
Sganarelle, il faut songer à s'amender pourtant.
Sganarelle
Oui−da !
Dom Juan
Oui, ma foi ! il faut s'amender ; encore vingt ou trente ans de cette vie−ci, et puis nous songerons à nous.
Sganarelle
Oh !
Dom Juan
Qu'en dis−tu ?
Sganarelle
Rien. Voilà le soupé.
(Il prend un morceau d'un des plats qu'on apporte et le met dans sa bouche.)
Dom Juan
Il me semble que tu as la joue enflée ; qu'est−ce que c'est ? Parle donc, qu'as−tu là ?
Sganarelle
Rien.
Dom Juan
Montre un peu. Parbleu ! c'est une fluxion qui lui est tombée sur la joue. Vite une lancette pour percer cela.
Le pauvre garçon n'en peut plus, et cet abcès le pourroit étouffer. Attends : voyez comme il étoit mûr. Ah !
Scène VII

942

Oeuvres complètes . 1
coquin que vous êtes !
Sganarelle
Ma foi ! Monsieur, je voulois voir si votre cuisinier n'avoit point mis trop de sel ou trop de poivre.
Dom Juan
Allons, mets−toi là, et mange. J'ai affaire de toi quand j'aurai soupé. Tu as faim, à ce que je vois.
Sganarelle se met à table.
Je le crois bien, Monsieur : je n'ai point mangé depuis ce matin. Tâtez de cela, voilà qui est le meilleur du
monde.
(Un laquais ôte les assiettes de Sganarelle d'abord qu'il y a dessus à manger.)
Mon assiette, mon assiette ! tout doux, s'il vous plaît, Vertubleu ! petit compère, que vous êtes habile à
donner des assiettes nettes ! et vous, petit la Violette, que vous savez présenter à boire à propos !
(Pendant qu'un laquais donne à boire à Sganarelle, l'autre laquais ôte encore son assiette.)
Dom Juan
Qui peut frapper de cette sorte ?
Sganarelle
Qui diable nous vient troubler dans notre repas ?
Dom Juan
Je veux souper en repos au moins, et qu'on ne laisse entrer personne.
Sganarelle
Laissez−moi faire, je m'y en vais moi−même.
Dom Juan
Qu'est−ce donc ? Qu'y a−t−il ?
Sganarelle, baissant la tête comme a fait la Statue.
Le... qui est là !
Dom Juan
Allons voir, et montrons que rien ne me sauroit ébranler.
Sganarelle
Ah ! pauvre Sganarelle, ou te cacheras−tu ?

Scène VII

943

Oeuvres complètes . 1
Scène VIII

Dom Juan, la statue du Commandeur, qui vient se mettre à table, Sganarelle, Suite.

Dom Juan
Une chaise et un couvert, vite donc. (A Sganarelle.) Allons, mets−toi à table.
Sganarelle
Monsieur, je n'ai plus de faim.
Dom Juan
Mets−toi là, te dis−je. A boire. A la santé du Commandeur : je te la porte, Sganarelle. Qu'on lui donne du vin.
Sganarelle
Monsieur, je n'ai pas soif.
Dom Juan
Bois, et chante ta chanson, pour régaler le Commandeur.
Sganarelle
Je suis enrhumé, Monsieur.
Dom Juan
Il n'importe. Allons. Vous autres, venez, accompagnez sa voix.
La statue
Dom Juan, c'est assez. Je vous invite à venir demain souper avec moi. En aurez−vous le courage ?
Dom Juan
Oui, j'irai, accompagné du seul Sganarelle.
Sganarelle
Je vous rends grâce, il est demain jeûne pour moi.
Dom Juan, à Sganarelle.
Prends ce flambeau.
La statue
On n'a pas besoin de lumière, quand on est conduit par le Ciel.

Scène VIII

944

Oeuvres complètes . 1
Acte V

Acte V

945

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Dom Louis, Dom Juan, Sganarelle

Dom Louis
Quoi ? mon fils, seroit−il possible que la bonté du Ciel eût exaucé mes voeux ? Ce que vous me dites est−il
bien vrai ? ne m'abusez−vous point d'un faux espoir, et puis−je prendre quelque assurance sur la nouveauté
surprenante d'une telle conversion ?
Dom Juan, faisant l'hypocrite.
Oui, vous me voyez revenu de toutes mes erreurs ; je ne suis plus le même d'hier au soir, et le Ciel tout d'un
coup a fait en moi un changement qui va surprendre tout le monde : il a touché mon âme et dessillé mes
yeux, et je regarde avec horreur le long aveuglement où j'ai été, et les désordres criminels de la vie que j'ai
menée. J'en repasse dans mon esprit toutes les abominations, et m'étonne comme le Ciel les a pu souffrir si
longtemps, et n'a pas vingt fois sur ma tête laissé tomber les coups de sa justice redoutable. Je vois les grâces
que sa bonté m'a faites en ne me punissant point de mes crimes ; et je prétends en profiter comme je dois,
faire éclater aux yeux du monde un soudain changement de vie, réparer par là le scandale de mes actions
passées, et m'efforcer d'en obtenir du Ciel une pleine rémission. C'est à quoi je vais travailler ; et je vous
prie, Monsieur, de vouloir bien contribuer à ce dessein, et de m'aider vous−même à faire choix d'une
personne qui me serve de guide, et sous la conduite de qui je puisse marcher sûrement dans le chemin où je
m'en vais entrer.
Dom Louis
Ah ! mon fils, que la tendresse d'un père est aisément rappelée, et que les offenses d'un fils s'évanouissent
vite au moindre mot de repentir ! Je ne me souviens plus déjà de tous les déplaisirs que vous m'avez donnés,
et tout est effacé par les paroles que vous venez de me faire entendre. Je ne me sens pas, je l'avoue ; je jette
des larmes de joie ; tous mes voeux sont satisfaits, et je n'ai plus rien désormais à demander au Ciel.
Embrassez−moi, mon fils, et persistez, je vous conjure, dans cette louable pensée. Pour moi, j'en vais tout de
ce pas porter l'heureuse nouvelle à votre mère, partager avec elle les doux transports du ravissement où je
suis, et rendre grâce au Ciel des saintes résolutions qu'il a daigné vous inspirer.

Scène I

946

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Dom Juan, Sganarelle

Sganarelle
Ah ! Monsieur, que j'ai de joie de vous voir converti ! Il y a longtemps que j'attendois cela, et voilà, grâce
au Ciel, tous mes souhaits accomplis.
Dom Juan
La peste le benêt !
Sganarelle
Comment, le benêt ?
Dom Juan
Quoi ? tu prends pour de bon argent ce que je viens de dire, et tu crois que ma bouche étoit d'accord avec
mon coeur ?
Sganarelle
Quoi ? ce n'est pas... Vous ne... Votre... Oh ! quel homme ! quel homme ! quel homme !
Dom Juan
Non, non, je ne suis point changé, et mes sentiments sont toujours les mêmes.
Sganarelle
Vous ne vous rendez pas à la surprenante merveille de cette statue mouvante et parlante ?
Dom Juan
Il y a bien quelque chose là dedans que je ne comprends pas ; mais quoi que ce puisse être, cela n'est pas
capable ni de convaincre mon esprit, ni d'ébranler mon âme ; et si j'ai dit que je voulois corriger ma conduite
et me jeter dans un train de vie exemplaire, c'est un dessein que j'ai formé par pure politique, un stratagème
utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre, pour ménager un père dont j'ai besoin, et me mettre à
couvert, du côté des hommes, de cent fâcheuses aventures qui pourroient m'arriver. Je veux bien, Sganarelle,
t'en faire confidence, et je suis bien aise d'avoir un témoin du fond de mon âme et des véritables motifs qui
m'obligent à faire les choses.
Sganarelle
Quoi ? vous ne croyez rien du tout, et vous voulez cependant vous ériger en homme de bien ?
Dom Juan
Et pourquoi non ? Il y en a tant d'autres comme moi, qui se mêlent de ce métier, et qui se servent du même
masque pour abuser le monde !
Sganarelle
Ah ! quel homme ! quel homme !

Scène II

947

Oeuvres complètes . 1
Dom Juan
Il n'y a plus de honte maintenant à cela : l'hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode
passent pour vertus. Le personnage d'homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu'on puisse
jouer aujourd'hui, et la profession d'hypocrite a de merveilleux avantages. C'est un art de qui l'imposture est
toujours respectée ; et quoiqu'on la découvre, on n'ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des
hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l'hypocrisie est un
vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d'une impunité souveraine.
On lie, à force de grimaces ; une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette
tous sur les bras ; et ceux que l'on sait même agir de bonne foi là−dessus, et que chacun connoît pour être
véritablement touchés ; ceux−là, dis−je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le
panneau des grimaciers et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois−tu que j'en
connoisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un
bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d'être les plus méchants
hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connoître pour ce qu'ils sont, ils ne laissent pas
pour cela d'être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux
roulements d'yeux rajustent dans le monde tout ce qu'ils peuvent faire. C'est sous cet abri favorable que je
veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j'aurai
soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer,
prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c'est là le vrai
moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m'érigerai en censeur des actions d'autrui, jugerai mal
de tout le monde, et n'aurai bonne opinion que de moi. Dès qu'une fois on m'aura choqué tant soit peu, je ne
pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du
Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d'impiété, et saurai déchaîner
contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connoissance de cause, crieront en public contre eux, qui les
accableront d'injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C'est ainsi qu'il faut profiter des
foiblesses des hommes, et qu'un sage esprit s'accommode aux vices de son siècle.
Sganarelle
O Ciel ! qu'entends−je ici ? Il ne vous manquoit plus que d'être hypocrite pour vous achever de tout point,
et voilà le comble des abominations. Monsieur, cette dernière−ci m'emporte et je ne puis m'empêcher de
parler. Faites−moi tout ce qu'il vous plaira, battez−moi, assommez−moi de coups, tuez−moi, si vous voulez :
il faut que je décharge mon coeur, et qu'en valet fidèle je vous dise ce que je dois. Sachez, Monsieur, que tant
va la cruche à l'eau, qu'enfin elle se brise ; et comme dit fort bien cet auteur que je ne connois pas, l'homme
est en ce monde ainsi que l'oiseau sur la branche ; la branche est attachée à l'arbre ; qui s'attache à l'arbre,
suit de bons préceptes ; les bons préceptes valent mieux que les belles paroles ; les belles paroles se
trouvent à la cour ; à la cour sont les courtisans ; les courtisans suivent la mode ; la mode vient de la
fantaisie ; la fantaisie est une faculté de l'âme ; l'âme est ce qui nous donne la vie ; la vie finit par la mort ;
la mort nous fait penser au Ciel ; le Ciel est au−dessus de la terre ; la terre n'est point la mer ; la mer est
sujette aux orages ; les orages tourmentent les vaisseaux ; les vaisseaux ont besoin d'un bon pilote ; un bon
pilote a de la prudence ; la prudence n'est point dans les jeunes gens ; les jeunes gens doivent obéissance
aux vieux ; les vieux aiment les richesses ; les richesses font les riches ; les riches ne sont pas pauvres ; les
pauvres ont de la nécessité, nécessité n'a point de loi ; qui n'a point de loi vit en bête brute ; et par
conséquent, vous serez damné à tous les diables.
Dom Juan
O beau raisonnement !
Sganarelle
Après cela, si vous ne vous rendez, tant pis pour vous.
Scène II

948

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Dom Carlos, Dom Juan, Sganarelle

Dom Carlos
Dom Juan, je vous trouve à propos, et suis bien aise de vous parler ici plutôt que chez vous, pour vous
demander vos résolutions. Vous savez que ce soin me regarde, et que je me suis en votre présence chargé de
cette affaire. Pour moi je ne le cèle point, je souhaite fort que les choses aillent dans la douceur ; et il n'y a
rien que je ne fasse pour porter votre esprit à vouloir prendre cette voie, et pour vous voir publiquement
confirmer à ma soeur le nom de votre femme.
Dom Juan, d'un ton hypocrite.
Hélas ! je voudrois bien, de tout mon coeur, vous donner la satisfaction que vous souhaitez ; mais le Ciel s'y
oppose directement : il a inspiré à mon âme le dessein de changer de vie, et je n'ai point d'autres pensées
maintenant que de quitter entièrement tous les attachements du monde, de me dépouiller au plus tôt de toutes
sortes de vanités, et de corriger désormais par une austère conduite tous les dérèglements criminels où m'a
porté le feu d'une aveugle jeunesse.
Dom Carlos.
Ce dessein, Dom Juan, ne choque point ce que je dis ; et la compagnie d'une femme légitime peut bien
s'accommoder avec les louables pensées que le Ciel vous inspire.
Dom Juan
Hélas ! point du tout. C'est un dessein que votre soeur elle−même a pris : elle a résolu sa retraite, et nous
avons été touchés tous deux en même temps.
Dom Carlos
Sa retraite ne peut nous satisfaire, pouvant être imputée au mépris que vous feriez d'elle et de notre famille ;
et notre honneur demande qu'elle vive avec vous.
Dom Juan
Je vous assure que cela ne se peut. J'en avois, pour moi, toutes les envies du monde, et je me suis même
encore aujourd'hui conseillé au Ciel pour cela ; mais, lorsque je l'ai consulté j'ai entendu une voix qui m'a dit
que je ne devois point songer à votre soeur, et qu'avec elle assurément je ne ferois point mon salut.
Dom Carlos
Croyez−vous, Dom Juan, nous éblouir par ces belles excuses ?
Dom Juan
J'obéis à la voix du Ciel.
Dom Carlos
Scène III

949

Oeuvres complètes . 1
Quoi ? vous voulez que je me paye d'un semblable discours ?
Dom Juan
C'est le Ciel qui le veut ainsi.
Dom Carlos
Vous aurez fait sortir ma soeur d'un convent, pour la laisser ensuite ?
Dom Juan
Le Ciel l'ordonne de la sorte.
Dom Carlos
Nous souffrirons cette tache en notre famille ?
Dom Juan
Prenez−vous−en au Ciel.
Dom Carlos
Et quoi ? toujours le Ciel ?
Dom Juan
Le Ciel le souhaite comme cela.
Dom Carlos
Il suffit, Dom Juan, je vous entends. Ce n'est pas ici que je veux vous prendre, et le lieu ne le souffre pas ;
mais, avant qu'il soit peu, je saurai vous trouver.
Dom Juan
Vous ferez ce que vous voudrez ; vous savez que je ne manque point de coeur, et que je sais me servir de
mon épée quand il le faut. Je m'en vais passer tout à l'heure dans cette petite rue écartée qui mène au grand
convent ; mais je vous déclare, pour moi, que ce n'est point moi qui me veux battre : le Ciel m'en défend la
pensée ; et si vous m'attaquez, nous verrons ce qui en arrivera
Dom Carlos
Nous verrons, de vrai, nous verrons.

Scène III

950

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Dom Juan, Sganarelle

Sganarelle
Monsieur, quel diable de style prenez−vous là ? Ceci est bien pis que le reste, et je vous aimerois bien mieux
encore comme vous étiez auparavant. J'espérois toujours de votre salut ; mais c'est maintenant que j'en
désespère ; et je crois que le Ciel, qui vous a souffert jusques ici, ne pourra souffrir du tout cette dernière
horreur.
Dom Juan
Va, va, le Ciel n'est pas si exact que tu penses ; et si toutes les fois que les hommes...
Sganarelle
Ah ! Monsieur, c'est le Ciel qui vous parle, et c'est un avis qu'il vous donne.
Dom Juan
Si le Ciel me donne un avis, il faut qu'il parle un peu plus clairement, s'il veut que je l'entende.

Scène IV

951

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Dom Juan, un Spectre, en femme voilée, Sganarelle

Le Spectre
Dom Juan n'a plus qu'un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel ; et s'il ne se repent ici, sa
perte est résolue.
Sganarelle
Entendez−vous, Monsieur ?
Dom Juan
Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connoître cette voix.
Sganarelle
Ah ! Monsieur, c'est un spectre : je le reconnois au marcher.
Dom Juan
Spectre, fantôme ; ou diable, je veux voir ce que c'est.
(Le Spectre change de figure et représente le Temps avec sa faux à la main.)
Sganarelle
O ciel ! voyez−vous, Monsieur, ce changement de figure ?
Dom Juan
Non, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si c'est un corps
ou un esprit.
(Le Spectre s'envole dans le temps que Dom Juan le veut frapper.)
Sganarelle
Ah ! Monsieur, rendez−vous à tant de preuves, et jetez−vous vite dans le repentir.
Dom Juan
Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir. Allons, suis−moi.

Scène V

952

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

La Statue, Dom Juan, Sganarelle

La Statue
Arrêtez, Dom Juan : vous m'avez hier donné parole de venir manger avec moi.
Dom Juan
Oui. Où faut−il aller ?
La Statue
Donnez−moi la main.
Dom Juan
La voilà.
La Statue
Dom Juan, l'endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l'on renvoie ouvrent
un chemin à sa foudre.
Dom Juan
O Ciel ! que sens−je ? un feu invisible me brûle, je n'en puis plus, et tout mon corps devient un brasier
ardent. Ah !
(Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur dom Juan ; la terre s'ouvre et l'abîme ; et il
sort de grands feux de l'endroit où il est tombé.)
Sganarelle
[Ah ! mes gages ! mes gages ! ] Voilà par sa mort un chacun satisfait. Ciel offensé, lois violées, filles
séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est
content ; il n'y a que moi seul de malheureux, qui, après tant d'années de service, n'ai point d'autre
récompense que de voir à mes yeux l'impiété de mon maître punie par le plus épouvantable châtiment du
monde. [Mes gages ! mes gages ! mes gages ! ]

Scène VI

953

Oeuvres complètes . 1

L'Amour médecin
Comédie
Représentée pour la première fois à Versailles
par ordre du roi
le 15e septembre 1665
et donnée depuis au public
à Paris sur le théâtre du Palais−Royal
le 22e du même mois de septembre 1665
par la
Troupe du Roi

L'Amour médecin

954

Oeuvres complètes . 1
Personnages

Personnages du Prologue
La Comédie.
La Musique.
Le Ballet.

Personnages de la Comédie
Sganarelle, père de Lucinde.
Lucinde, fille de Sganarelle.
Clitandre, amant de Lucinde
Aminte, voisine de Sganarelle.
Lucrèce, nièce de Sganarelle.
Lisette, suivante de Lucinde.
M. Guillaume, vendeur de tapisseries.
M. Josse, orfèvre.
M. Tomès, Médecin
M. des Fonandrès, Médecin
M. Macroton, Médecin
M. Bahys, Médecin
M. Filerin, Médecin
Un Notaire.
Champagne, valet de Sganarelle.

Personnages du Ballet
Première entrée.
Champagne, Quatre Médecins.
Deuxième entrée.
Un Opérateur, Trivelins et Scaramouches.
Troisième entrée.
La Comédie, La Musique, Le Ballet, Jeux, Ris, Plaisirs.
(La scène est à Paris dans une salle de la maison de Sganarelle.)

Personnages

955

Oeuvres complètes . 1
Prologue

La Comédie, la Musique et le Ballet

La Comédie
Quittons, quittons notre vaine querelle,
Ne nous disputons point nos talents tour à tour,
Et d'une gloire plus belle
Piquons−nous en ce jour :
Unissons−nous tous trois d'une ardeur sans seconde,
Pour donner du plaisir au plus grand roi du monde.
Tous Trois
Unissons−nous...
La Comédie
De ses travaux, plus grands qu'on ne peut croire,
Il se vient quelquefois délasser parmi nous :
Est−il de plus grande gloire,
Est−il bonheur plus doux ?
Unissons−nous tous trois...
Tous Trois
Unissons−nous...

Prologue

956

Oeuvres complètes . 1
Acte I

Acte I

957

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Sganarelle, Aminte, Lucrèce, M. Guillaume, M. Josse

Sganarelle
Ah ! l'étrange chose que la vie ! et que je puis bien dire, avec ce grand philosophe de l'antiquité, que qui
terre a, guerre a, et qu'un malheur ne vient jamais sans l'autre ! Je n'avois qu'une seule femme, qui est morte.

M. Guillaume
Et combien donc en voulez−vous avoir ?
Sganarelle
Elle est morte, Monsieur mon ami. Cette perte m'est très−sensible, et je ne puis m'en ressouvenir sans pleurer.
Je n'étois pas fort satisfait de sa conduite, et nous avions le plus souvent dispute ensemble ; mais enfin la
mort rajuste toutes choses. Elle est morte : je la pleure. Si elle étoit en vie, nous nous querellerions. De tous
les enfants que le Ciel m'avoit donnés, il ne m'a laissé qu'une fille, et cette fille est toute ma peine. Car enfin
je la vois dans une mélancolie la plus sombre du monde, dans une tristesse épouvantable, dont il n'y a pas
moyen de la retirer, et dont je ne saurois même apprendre la cause. Pour moi, j'en perds l'esprit, et j'aurois
besoin d'un bon conseil sur cette matière. Vous êtes ma nièce ; vous, ma voisine ; et vous, mes compères et
mes amis : je vous prie de me conseiller tous ce que je dois faire.

M. Josse
Pour moi, je tiens que la braverie et l'ajustement est la chose qui réjouit le plus les filles ; et si j'étois que de
vous, je lui achèterois, dès aujourd'hui, une belle garniture de diamants, ou de rubis, ou d'émeraudes.

M. Guillaume
Et moi, si j'étois en votre place, j'achèterois une belle tenture de tapisserie de verdure, ou à personnages, que
je ferois mettre à sa chambre, pour lui réjouit l'esprit et la vue.

Aminte
Pour moi, je ne ferois point tant de façon ; et je la marierois fort bien, et le plus tôt que je pourrois, avec cette
personne qui vous la fit, dit−on, demander il y a quelque temps.

Lucrèce
Et moi, je tiens que votre fille n'est point du tout propre pour le mariage. Elle est d'une complexion trop
délicate et trop peu saine, et c'est la vouloir envoyer bientôt en l'autre monde, que de l'exposer, comme elle
est, à faire des enfants. Le monde n'est point du tout son fait, et je vous conseille de la mettre dans un
convent, où elle trouvera des divertissements qui seront mieux de son humeur.
Scène I

958

Oeuvres complètes . 1

Sganarelle
Tous ces conseils sont admirables assurément ; mais je les tiens un peu intéressés, et trouve que vous me
conseillez fort bien pour vous. Vous êtes orfèvre, Monsieur Josse, et votre conseil sent son homme qui a
envie de se défaire de sa marchandise. Vous vendez des tapisseries, Monsieur Guillaume, et vous avez la
mine d'avoir quelque tenture qui vous incommode. Celui que vous aimez, ma voisine, a, dit−on, quelque
inclination pour ma fille, et vous ne seriez pas fâchée de la voir la femme d'un autre. Et quant à vous, ma
chère nièce, ce n'est pas mon dessein, comme on sait, de marier ma fille avec qui que ce soit, et j'ai mes
raisons pour cela ; mais le conseil que vous me donnez de la faire religieuse est d'une femme qui pourroit
bien souhaiter charitablement d'être mon héritière universelle. Ainsi, Messieurs et Mesdames, quoique tous
vos conseils soient les meilleurs du monde, vous trouverez bon, s'il vous plaît, que je n'en suive aucun. Voilà
de mes donneurs de conseils à la mode.

Scène I

959

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Lucinde, Sganarelle

Sganarelle
Ah ! voilà ma fille qui prend l'air. Elle ne me voit pas ; elle soupire ; elle lève les yeux au ciel. Dieu vous
gard ! Bon jour, ma mie. Hé bien ! qu'est−ce ? Comme vous en va ? Hé ! quoi ? toujours triste et
mélancolique comme cela, et tu ne veux pas me dire ce que tu as. Allons donc, découvre−moi ton petit coeur.
Là, ma pauvre mie, dis ; dis ; dis tes petites pensées à ton petit papa mignon. Courage ! Veux−tu que je te
baise ? Viens.
J'enrage de la voir de cette humeur−là. Mais, dis−moi, me veux−tu faire mourir de déplaisir, et ne puis−je
savoir d'où vient cette grande langueur ? Découvre−m'en la cause, et je te promets que je ferai toutes choses
pour toi. Oui, tu n'as qu'à me dire le sujet de ta tristesse ; je t'assure ici, et te fais serment qu'il n'y a rien que
je ne fasse pour te satisfaire : c'est tout dire. Est−ce que tu es jalouse de quelqu'une de tes compagnes que tu
voies plus brave que toi ? et seroit−il quelque étoffe nouvelle dont tu voulusses avoir un habit ? Non.
Est−ce que ta chambre ne te semble pas assez parée, et que tu souhaiterois quelque cabinet de la foire
Saint−Laurent ? Ce n'est pas cela. Aurois−tu envie d'apprendre quelque chose ? et veux−tu que je te donne
un maître pour te montrer à jouer du clavecin ? Nenni. Aimerois−tu quelqu'un, et souhaiterois−tu d'être
mariée ?
(Lucinde lui fait signe que c'est cela.)

Scène II

960

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Lisette, Sganarelle, Lucinde

Lisette
Hé bien ! Monsieur, vous venez d'entretenir votre fille. Avez−vous su la cause de sa mélancolie ?
Sganarelle
Non. C'est une coquine, qui me fait enrager.
Lisette
Monsieur, laissez−moi faire, je m'en vais la sonder un peu.
Sganarelle
Il n'est pas nécessaire ; et puisqu'elle veut être de cette humeur, je suis d'avis qu'on l'y laisse.
Lisette
Laissez−moi faire, vous dis−je. Peut−être qu'elle se découvrira plus librement à moi qu'à vous. Quoi ?
Madame, vous ne nous direz point ce que vous avez, et vous voulez affliger ainsi tout le monde ? Il me
semble qu'on n'agit point comme vous faites, et que, si vous avez quelque répugnance à vous expliquer à un
père, vous n'en devez avoir aucune à me découvrir votre coeur. Dites−moi, souhaitez−vous quelque chose de
lui ? Il nous a dit plus d'une fois qu'il n'épargneroit rien pour vous contenter. Est−ce qu'il ne vous donne pas
toute la liberté que vous souhaiteriez, et les promenades et les cadeaux ne tenteroient−ils point votre âme ?
Heu. Avez−vous reçu quelque déplaisir de quelqu'un ? Heu. N'auriez−vous point quelque secrète inclination,
avec qui vous souhaiteriez que votre père vous mariât ? Ah ! je vous entends. Voilà l'affaire. Que diable ?
pourquoi tant de façons ? Monsieur, le mystère est découvert ; et...

Sganarelle, l'interrompant.
Va, fille ingrate, je ne te veux plus parler, et je te laisse dans ton obstination.
Lucinde
Mon père, puisque vous voulez que je vous dise la chose...
Sganarelle
Oui, je perds toute l'amitié que j'avois pour toi.
Lisette
Monsieur, sa tristesse...
Sganarelle
C'est une coquine qui me veut faire mourir.
Lucinde
Mon père, je veux bien...
Sganarelle
Ce n'est pas la récompense de t'avoir élevée comme j'ai fait.
Scène III

961

Oeuvres complètes . 1

Lisette
Mais, monsieur...
Sganarelle,
Non, je suis contre elle dans une colère épouvantable.
Lucinde
Mais, mon père...
Sganarelle
Je n'ai plus aucune tendresse pour toi.
Lisette
Mais...
Sganarelle
C'est une friponne.
Lucinde
Mais...
Sganarelle
Une ingrate.
Lisette
Mais...
Sganarelle
Une coquine, qui ne me veut pas dire ce qu'elle a.
Lisette.
C'est un mari qu'elle veut.
Sganarelle, faisant semblant de ne pas entendre.
Je l'abandonne.
Lisette
Un mari.
Sganarelle
Je la déteste.
Lisette
Un mari.
Sganarelle
Et la renonce pour ma fille.
Lisette
Un mari.
Scène III

962

Oeuvres complètes . 1

Sganarelle
Non, ne m'en parlez point.
Lisette
Un mari.
Sganarelle
Ne m'en parlez point.
Lisette
Un mari.
Sganarelle
Ne m'en parlez point.
Lisette
Un mari, un mari, un mari.

Scène III

963

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Lisette, Lucinde

Lisette
On dit bien vrai : qu'il n'y a point de pires sourds que ceux qui ne veulent point entendre.
Lucinde
Hé bien ! Lisette, j'avois tort de cacher mon déplaisir, et je n'avois qu'à parler pour avoir tout ce que je
souhaitois de mon père ! Tu le vois.

Lisette
Par ma foi ! voilà un vilain homme ; et je vous avoue que j'aurois un plaisir extrême à lui jouer quelque
tour. Mais d'où vient donc, Madame, que jusqu'ici vous m'avez caché votre mal ?

Lucinde
Hélas ! de quoi m'auroit servi de te le découvrir plus tôt ? et n'aurois−je pas autant gagné à le tenir caché
toute ma vie ? Crois−tu que je n'aie pas bien prévu tout ce que tu vois maintenant ; que je ne susse pas à
fond tous les sentiments de mon père, et que le refus qu'il a fait porter à celui qui m'a demandée par un ami
n'ait pas étouffé dans mon âme toute sorte d'espoir ?

Lisette
Quoi ? c'est cet inconnu qui vous a fait demander, pour qui vous...
Lucinde
Peut−être n'est−il pas honnête à une fille de s'expliquer si librement ; mais enfin je t'avoue que, s'il m'étoit
permis de vouloir quelque chose, ce seroit lui que je voudrois. Nous n'avons eu ensemble aucune
conversation, et sa bouche ne m'a point déclaré la passion qu'il a pour moi ; mais, dans tous les lieux où il
m'a pu voir, ses regards et ses actions m'ont toujours parlé si tendrement, et la demande qu'il a fait faire de
moi m'a paru d'un si honnête homme, que mon coeur n'a pu s'empêcher d'être sensible à ses ardeurs ; et
cependant tu vois où la dureté de mon père réduit toute cette tendresse.

Lisette
Allez, laissez−moi faire. Quelque sujet que j'aie de me plaindre de vous du secret que vous m'avez fait, je ne
veux pas laisser de servir votre amour ; et pourvu que vous ayez assez de résolution...

Lucinde
Mais que veux−tu que je fasse contre l'autorité d'un père ? Et s'il est inexorable à mes voeux...

Scène IV

964

Oeuvres complètes . 1
Lisette
Allez, allez, il ne faut pas se laisser mener comme un oison ; et pourvu que l'honneur n'y soit pas offensé, on
peut se libérer un peu de la tyrannie d'un père. Que prétend−il que vous fassiez ? N'êtes−vous pas en âge
d'être mariée ? et croit−il que vous soyez de marbre ? Allez, encore un coup, je veux servir votre passion ;
je prends, dès à présent, sur moi tout le soin de ses intérêts, et vous verrez que je sais des détours.... Mais je
vois votre père. Rentrons, et me laissez agir.

Scène IV

965

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Sganarelle

Il est bon quelquefois de ne point faire semblant d'entendre les choses qu'on n'entend que trop bien ; et j'ai
fait sagement de parer la déclaration d'un desir que je ne suis pas résolu de contenter. A−t−on jamais rien vu
de plus tyrannique que cette coutume où l'on veut assujettir les pères ? rien de plus impertinent et de plus
ridicule que d'amasser du bien avec de grands travaux, et élever une fille avec beaucoup de soin et de
tendresse, pour se dépouiller de l'un et de l'autre entre les mains d'un homme qui ne nous touche de rien ?
Non, non : je me moque de cet usage, et je veux garder mon bien et ma fille pour moi.

Scène V

966

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Lisette, Sganarelle

Lisette (faisant semblant de ne pas voir Sganarelle.)
Ah ! malheur ! Ah ! disgrâce ! Ah ! pauvre seigneur Sganarelle ! où pourrai−je te rencontrer ?
Sganarelle
Que dit−elle là ?
Lisette
Ah ! misérable père ! que feras−tu, quand tu sauras cette nouvelle ?
Sganarelle
Que sera−ce ?
Lisette
Ma pauvre maîtresse !
Sganarelle
Je suis perdu.
Lisette
Ah !
Sganarelle
Lisette.
Lisette
Quelle infortune !
Sganarelle
Lisette.
Lisette
Quel accident !
Sganarelle
Lisette.
Lisette
Quelle fatalité !
Sganarelle
Lisette.
Lisette
Ah ! Monsieur !

Scène VI

967

Oeuvres complètes . 1
Sganarelle
Qu'est−ce ?
Lisette
Monsieur.
Sganarelle
Qu'y a−t−il ?
Lisette
Votre fille.
Sganarelle
Ah ! ah !
Lisette
Monsieur, ne pleurez donc point comme cela ; car vous me feriez rire.
Sganarelle
Dis donc vite.
Lisette
Votre fille, toute saisie des paroles que vous lui avez dites et de la colère effroyable où elle vous a vu contre
elle, est montée vite dans sa chambre, et, pleine de désespoir, a ouvert la fenêtre qui regarde sur la rivière.

Sganarelle
Hé bien ?
Lisette
Alors, levant les yeux au ciel, : "Non, a−t−elle dit, il m'est impossible de vivre avec le courroux de mon
père, et puisqu'il me renonce pour sa fille, je veux mourir."

Sganarelle
Elle s'est jetée.
Lisette
Non, Monsieur : elle a fermé tout doucement la fenêtre, et s'est allée mettre sur son lit. Là elle s'est prise à
pleurer amèrement ; et tout d'un coup son visage a pâli, ses yeux se sont tournés, le coeur lui a manqué, et
elle m'est demeurée entre les bras.

Sganarelle
Ah ! ma fille !
Lisette
A force de la tourmenter, je l'ai fait revenir ; mais cela lui reprend de moment en moment, et je crois qu'elle
Scène VI

968

Oeuvres complètes . 1
ne passera pas la journée.
Sganarelle
Champagne, Champagne, Champagne, vite, qu'on m'aille querir des médecins, et en quantité : on n'en eut
trop avoir dans une pareille aventure. Ah ! ma fille ! ma pauvre fille !

Premier Entracte
Champagne, en dansant, frappe aux portes de quatre médecins, qui dansent et entrent avec cérémonie chez le
père de la malade.

Scène VI

969

Oeuvres complètes . 1
Acte II

Acte II

970

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Sganarelle, Lisette

Lisette
Que voulez−vous donc faire, Monsieur, de quatre médecins ? N'est−ce pas assez d'un pour tuer une
personne ?
Sganarelle
Taisez−vous. Quatre conseils valent mieux qu'un.
Lisette
Est−ce que votre fille ne peut pas bien mourir sans le secours de ces Messieurs−là ?
Sganarelle
Est−ce que les médecins font mourir ?
Lisette
Sans doute ; et j'ai connu un homme qui prouvoit, par bonnes raisons, qu'il ne faut jamais dire : "Une telle
personne est morte d'une fièvre et d'une fluxion sur la poitrine" ; mais : "Elle est morte de quatre médecins
et de deux apothicaires."

Sganarelle
Chut. N'offensez pas ces Messieurs−là.
Lisette
Ma foi ! Monsieur, notre chat est réchappé depuis peu d'un saut qu'il fit du haut de la maison dans la rue ; et
il fut trois jours sans manger, et sans pouvoir remuer ni pied ni patte ; mais il est bien heureux de ce qu'il n'y
a point de chats médecins, car ses affaires étoient faites, et il n'auroient pas manqué de le purger et de le
saigner.

Sganarelle
Voulez−vous vous taire ? vous dis−je. Mais voyez quelle impertinence ! Les voici.
Lisette
Prenez garde, vous allez être bien édifié : ils vous diront en latin que votre fille est malade.

Scène I

971

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Messieurs Tomes, des Fonandrès, Macroton et Bahys, Médecins, Sganarelle, Lisette

Sganarelle
Hé bien ! Messieurs.
M. Tomès
Nous avons vu suffisamment la malade, et sans doute qu'il y a beaucoup d'impuretés en elle.
Sganarelle
Ma fille est impure ?
M. Tomès
Je veux dire qu'il y a beaucoup d'impuretés dans son corps, quantité d'humeurs corrompues.
Sganarelle
Ah ! je vous entends.
M. Tomès
Mais... Nous allons consulter ensemble.
Sganarelle
Allons, faites donner des siéges.
Lisette
Ah ! Monsieur, vous en êtes ?
Sganarelle
De quoi donc connoissez−vous Monsieur ?
Lisette
De l'avoir vu l'autre jour chez la bonne amie de Madame votre nièce.
M. Tomès
Comment se porte son cocher ?
Lisette
Fort bien : il est mort.
M. Tomès
Mort !
Lisette
Oui.
M. Tomès
Cela ne se peut.

Scène II

972

Oeuvres complètes . 1
Lisette
Je ne sais si cela se peut ; mais je sais bien que cela est.
M. Tomès
Il ne peut pas être mort, vous dis−je.
Lisette
Et moi je vous dis qu'il est mort et enterré.
M. Tomès
Vous vous trompez.
Lisette
Je l'ai vu.
M. Tomès
Cela est impossible. Hippocrate dit que ces sortes de maladie ne se terminent qu'au quatorze, ou au
vingt−un ; et il n'y a que six jours qu'il est tombé malade.

Lisette
Hippocrate dira ce qu'il lui plaira ; mais le cocher est mort.
Sganarelle
Paix ! discoureuse ; allons, sortons d'ici. Messieurs, je vous supplie de consulter de la bonne manière.
Quoique ce ne soit pas la coutume de payer auparavant, toutefois, de peur que je l'oublie, et afin que ce soit
une affaire faite, voici...
(Il les paye, et chacun, en recevant l'argent, fait un geste différent.)

Scène II

973

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Messieurs des Fonandrès, Tomès, Macroton et Bahys

(Ils s'asseyent et tossent.)
M. des Fonandrès
Paris est étrangement grand, et il faut faire de longs trajets quand la pratique donne un peu.
M. Tomès
Il faut avouer que j'ai une mule admirable pour cela, et qu'on a peine à croire le chemin que je lui fais faire
tous les jours.
M. des Fonandrès
J'ai un cheval merveilleux, et c'est un animal infatigable.
M. Tomès
Savez−vous le chemin que ma mule a fait aujourd'hui ? J'ai été premièrement tout contre l'Arsenal ; de
l'Arsenal, au bout du faubourg Saint−Germain ; du faubourg Saint−Germain, au fond du Marais ; du fond
du Marais, à la porte Saint−Honoré ; de la porte Saint−Honoré, au faubourg Saint−Jacques, du faubourg
Saint Jacques, à la porte de Richelieu, de la porte de Richelieu, ici ; et d'ici, je dois aller encore à la place
Royale.

M. des Fonandrès.
Mon cheval a fait tout cela aujourd'hui ; et de plus, j'ai été à Ruel voir un malade.
M. Tomès
Mais à repos, quel parti prenez−vous dans la querelle des deux médecins Théophraste et Artémius ? car c'est
une affaire qui partage tout notre corps.

M. des Fonandrès
Moi, je suis pour Artémius.
M. Tomès
Et moi aussi. Ce n'est pas que son avis, comme on a vu, n'ait tué le malade, et que celui de Théophraste ne fût
beaucoup meilleur assurément ; mais enfin il a tort dans les circonstances, et il ne devoit pas être d'un autre
avis que son ancien. Qu'en dites−vous ?

M. des Fonandrès
Sans doute. Il faut toujours garder les formalités, quoi qu'il puisse arriver.
M. Tomès

Scène III

974

Oeuvres complètes . 1
Pour moi, j'y suis sévère en diable, à moins que ce soit entre amis ; et l'on nous assembla un jour, trois de
nous autres, avec un médecin de dehors, pour une consultation, où j'arrêtai toute l'affaire, et ne voulus point
endurer qu'on opinât, si les choses n'alloient dans l'ordre. Les gens de la maison faisoient ce qu'ils pouvoient
et la maladie pressoit ; mais je n'en voulus point démordre, et la malade mourut bravement pendant cette
contestation.

M. des Fonandrès
C'est fort bien fait d'apprendre aux gens à vivre, et de leur montrer leur bec jaune.
M. Tomès
Un homme mort n'est qu'un homme mort, et ne fait point de conséquence ; mais une formalité négligée porte
un notable préjudice à tout le corps des médecins.

Scène III

975

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Sganarelle, Messieurs Tomès, des Fonandrès, Macroton et Bahys

Sganarelle
Messieurs, l'oppression de ma fille augmente : je vous prie de me dire vite ce que vous avez résolu.
M. Tomès
Allons, Monsieur.
M. des Fonandrès
Non, Monsieur, parlez, s'il vous plaît.
M. Tomès
Vous vous moquez.
M. des Fonandrès
Je ne parlerai pas le premier.
M. Tomès
Monsieur.
M. des Fonandrès
Monsieur.
Sganarelle
Hé ! de grâce, Messieurs, laissez toutes ces cérémonies, et songez que les choses pressent.
M. Tomès
(Ils parlent tous quatre ensemble.)
La maladie de votre fille...
M. des Fonandrès
L'avis de tous ces Messieurs tous ensemble...
M. Macroton
Après avoir bien consulté...
M. Bahys
Pour raisonner...
Sganarelle'
Hé ! Messieurs, parlez l'un après l'autre, de grâce.
M. Tomès
Monsieur, nous avons raisonné sur la maladie de votre fille, et mon avis, à moi, est que cela procède d'une
grande chaleur de sang : ainsi je conclus à la saigner le plus tôt que vous pourrez.

Scène IV

976

Oeuvres complètes . 1

M. des Fonandrès
Et moi, je dis que sa maladie est une pourriture d'humeurs, causée par une trop grande réplétion : ainsi je
conclus à lui donner de l'émétique.
M. Tomès
Je soutiens que l'émétique la tuera.
M. des Fonandrès
Et moi, que la saignée la fera mourir.
M. Tomès
C'est bien à vous de faire l'habile homme.
M. des Fonandrès
Oui, c'est à moi ; et je vous prêterai le collet en tout genre d'érudition.
M. Tomès
Souvenez−vous de l'homme que vous fîtes crever ces jours passés.
M. des Fonandrès
Souvenez−vous de la dame que vous avez envoyée en l'autre monde, il y a trois jours.
M. Tomès
Je vous ai dit mon avis.
M. des Fonandrès
Je vous ai dit ma pensée.
M. Tomès
Si vous ne faites saigner tout à l'heure votre fille, c'est une personne morte.
M. des Fonandrès
Si vous la faites saigner, elle ne sera pas en vie dans un quart d'heure.

Scène IV

977

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Sganarelle, Messieurs Macroton et Bahys, médecins

Sganarelle
A qui croire des deux ? et quelle résolution prendre, sur des avis si opposés ? Messieurs, je vous conjure de
déterminer mon esprit, et de me dire, sans passion, ce que vous croyez le plus propre à soulager ma fille.

M. Macroton. Il parle en allongeant ses mots.
Mon−si−eur. dans. ces. ma−ti−è−res−là. il. faut. pro−cé−der. a−vec−que. cir−con−spec−tion. et. ne. ri−en.
fai−re. com−me. on. dit. à. la. vo−lé−e. d'au−tant. que. les. fau−tes. qu'on. y. peut. fai−re. sont. se−lon.
no−tre. maî−tre. Hip−po−cra−te. d'u−ne. dan−ge−reu−se. con−sé−quen−ce.

M. Bahys. Celui−ci parle toujours en bredouillant.
Il est vrai, il faut bien prendre garde à ce qu'on fait ; car ce ne sont pas ici des jeux d'enfant, et quand on a
failli, il n'est pas aisé de réparer le manquement et de rétablir ce qu'on a gâté : experimentum periculosum.
C'est pourquoi il s'agit de raisonner auparavant comme il faut, de peser mûrement les choses, de regarder le
tempérament des gens, d'examiner les causes de la maladie, et de voir les remèdes qu'on y doit apporter.

Sganarelle
L'un va en tortue, et l'autre court la poste.
M. Macroton
Or. Mon−si−eur. pour. ve−nir. au. fait. je. trou−ve. que. vo−tre. fil−le. a. u−ne. ma−la−die. chro−ni−que. et.
qu'el−le. peut. pé−ri−cli−ter. si. on. ne. lui. don−ne. du. se−cours. d'au−tant. que. les. sym−ptô−mes. qu'el−le.
a. sont. in−di−ca−tifs. d'u−ne. va−peur. fu−li−gi−neu−se. et. mor−di−can−te. qui. lui. pi−co−te. les.
mem−bra−nes. du. cer−veau. Or. cet−te. va−peur. que. nous. nom−mons. en. grec. at−mos. est. causé−e. par.
des. hu−meurs. pu−tri−des. te−na−ces. et. con−glu−ti−neu−ses. qui. sont. con−te−nues. dans. le. bas. ven−tre.

M. Bahys
Et comme ces humeurs ont été là engendrées par une longue succession de temps, elles s'y sont recuites et ont
acquis cette malignité qui fume vers la région du cerveau.

M. Macroton
Si. bi−en. donc. que. pour. ti−rer. dé−ta−cher. ar−ra−cher. ex−pul−ser. é−va−cu−er. les−di−tes. hu−meurs. il.
fau−dra. u−ne. pur−ga−tion. vi−gou−reu−se. Mais. au. pré−a−la−ble. je. trou−ve. à. pro−pos. et. il. n'y. a.
pas. d'in−con−vé−nient. d'u−ser. de. pe−tits. re−mè−des. a−no−dins. c'est.à.dire. de. pe−tits. la−ve−ments.
ré−mol−li−ents. et. dé−ter−sifs. de. ju−leps. et. de. si−rops. ra−fraî−chis−sants. qu'on. mé−le−ra. dans. sa.
Scène V

978

Oeuvres complètes . 1
pti−san−ne.

M. Bahys
Après, nous en viendrons à la purgation, et à la saignée que nous réitérerons, s'il en est besoin.
M. Macroton
Ce. n'est. pas. qu'a−vec. tout. ce−la. vo−tre. fil−le. ne. puis−se. mou−rir. mais. au. moins. vous. au−rez. fait.
quel−que. cho−se. et. vous. au−rez. la. con−so−la−tion. qu'el−le. se−ra. mor−te. dans. les. for−mes.

M. Bahys
Il vaut mieux mourir selon les règles, que de réchapper contre les règles.
M. Macroton
Nous. vous. di−sons. sin−cè−re−ment. no−tre pen−sée.
M. Bahys
Et vous avons parlé comme nous parlerions à notre propre frère.
Sganarelle, à M. Macroton.
Je. vous. rends. très−hum−bles. grâ−ces. (A. M. Bahys.) Et vous suis infiniment obligé de la peine que vous
avez prise.

Scène V

979

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Sganarelle

Me voilà justement un peu plus incertain que je n'étois auparavant. Morbleu ! il me vient une fantaisie. Il
faut que j'aille acheter de l'orviétan, et que je lui en fasse prendre ; l'orviétan est un remède dont beaucoup de
gens se sont bien trouvés.

Scène VI

980

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

L'Opérateur, Sganarelle

Sganarelle
Holà ! Monsieur, je vous prie de me donner une boîte de votre orviétan, que je m'en vais vous payer.
L'Opérateur, chantant.
L'or de tous les climats qu'entoure l'Océan
Peut−il jamais payer ce secret d'importance ?
Mon remède guérit, par sa rare excellence,
Plus de maux qu'on n'en peut nombrer dans tout un an :
La gale,
La rogne,
La tigne
La fièvre,
La peste,
La goutte,
Vérole,
Descente,
Rougeole.
O grande puissance de l'orviétan !
Sganarelle
Monsieur, je crois que tout l'or du monde n'est pas capable de payer votre remède ; mais pourtant voici une
pièce de trente sols que vous prendrez, s'il vous plaît.

L'Opérateur chantant.
Admirez mes bontés, et le peu qu'on vous vend
Ce trésor merveilleux que ma main vous dispense.
Vous pouvez avec lui braver en assurance
Tous les maux que sur nous l'ire du Ciel répand :
La gale,
La rogne,
La tigne,
La fièvre,
La peste,
La goutte,
Vérole.
Descente,
Rougeole.
O grande puissance de l'orviétan !
Deuxième Entr'acte.
Plusieurs Trivelins et Scaramouches, valets de l'opérateur, se réjouissent en dansant.

Scène VII

981

Oeuvres complètes . 1
Acte III

Acte III

982

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Messieurs Filerin, Tomès et des Fonandrès

M. Filerin
N'avez−vous point de honte, Messieurs, de montrer si peu de prudence, pour des gens de votre âge, et de vous
être querellés comme de jeunes étourdis ? Ne voyez−vous pas bien quel tort ces sortes de querelles nous font
parmi le monde ? et n'est−ce pas assez que les savants voient les contrariétés et les dissensions qui sont entre
nos auteurs et nos anciens maîtres, sans découvrir encore au peuple, par nos débats et nos querelles, la
forfanterie de notre art ? Pour moi, je ne comprends rien du tout à cette méchante politique de quelques−uns
de nos gens ; et il faut confesser que toutes ces contestations nous ont décriés, depuis peu, d'une étrange
manière, et que, si nous n'y prenons garde, nous allons nous ruiner nous−mêmes. Je n'en parle pas pour mon
intérêt ; car, Dieu merci, j'ai déjà établi mes petites affaires. Qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il grêle, ceux qui
sont morts sont morts, et j'ai de quoi me passer des vivants ; mais enfin toutes ces disputes ne valent rien
pour la médecine. Puisque le Ciel nous fait la grâce que, depuis tant de siècles, on demeure infatué de nous,
ne désabusons point les hommes avec nos cabales extravagantes, et profitons de leur sottise le plus
doucement que nous pourrons. Nous ne sommes pas les seuls, comme vous savez, qui tâchons à nous
prévaloir de la foiblesse humaine. C'est là que va l'étude de la plupart du monde, et chacun s'efforce de
prendre les hommes par leur foible, pour en tirer quelque profit. Les flatteurs, par exemple, cherchent à
profiter de l'amour que les hommes ont pour les louanges, en leur donnant tout le vain encens qu'ils
souhaitent ; et c'est un art où l'on fait, comme on voit, des fortunes considérables. Les alchimistes tâchent à
profiter de la passion qu'on a pour les richesses, en promettant des montagnes d'or à ceux qui les écoutent ; et
les diseurs d'horoscope, par leurs prédictions trompeuses, profitent de la vanité et de l'ambition des crédules
esprits. Mais le plus grand foible des hommes, c'est l'amour qu'ils ont pour la vie ; et nous en profitons, nous
autres, par notre pompeux galimatias, et savons prendre nos avantages de cette vénération que la peur de
mourir leur donne pour notre métier. Conservons−nous donc dans le degré d'estime où leur foiblesse nous a
mis, et soyons de concert auprès des malades pour nous attribuer les heureux succès de la maladie, et rejeter
sur la nature toutes les bévues de notre art. N'allons point, dis−je, détruire sottement les heureuses
préventions d'une erreur qui donne du pain à tant de personnes.

M. Tomès
Vous avez raison en tout ce que vous dites ; mais ce sont chaleurs de sang, dont parfois on n'est pas le maître.
M. Filerin
Allons donc, Messieurs, mettez bas toute rancune, et faisons ici votre accommodement.
M. des Fonandrès
J'y consens. Qu'il me passe mon émétique pour la malade dont il s'agit, et je lui passerai tout ce qu'il voudra
pour le premier malade dont il sera question.

M. Filerin
On ne peut pas mieux dire, et voilà se mettre à la raison.
M. des Fonandrès
Cela est fait.
Scène I

983

Oeuvres complètes . 1

M. Filerin
Touchez donc là. Adieu. Une autre fois, montrez plus de prudence.

Scène I

984

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Messieurs Tomès, des Fonandrès, Lisette

Lisette
Quoi ? Messieurs, vous voilà, et vous ne songez pas à réparer le tort qu'on vient de faire à la médecine ?
M. Tomès
Comment ? Qu'est−ce ?
Lisette
Un insolent qui a eu l'effronterie d'entreprendre sur votre métier, et qui, sans votre ordonnance, vient de tuer
un homme d'un grand coup d'épée au travers du corps.

M. Tomès
Ecoutez, vous faites la railleuse ; mais vous passerez par nos mains quelque jour.
Lisette
Je vous permets de me tuer, lorsque j'aurai recours à vous.

Scène II

985

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Lisette, Clitandre

Clitandre
Hé bien ! Lisette, me trouves−tu bien ainsi ?
Lisette
Le mieux du monde ; et je vous attendois avec impatience. Enfin le Ciel m'a faite d'un naturel le plus humain
du monde, et je ne puis voir deux amants soupirer l'un pour l'autre, qu'il ne me prenne une tendresse
charitable, et un desir ardent de soulager les maux qu'ils souffrent. Je veux, à quelque prix que ce soit, tirer
Lucinde de la tyrannie où elle est, et la mettre en votre pouvoir. Vous m'avez plu d'abord ; je me connois en
gens, et elle ne peut pas mieux choisir. L'amour risque des choses extraordinaires ; et nous avons concerté
ensemble une manière de stratagème, qui pourra peut−être nous réussir. Toutes nos mesures sont déjà
prises : l'homme à qui nous avons affaire n'est pas des plus fins de ce monde ; et si cette aventure nous
manque, nous trouverons mille autres voies pour arriver à notre but. Attendez−moi là seulement, je reviens
vous querir.

Scène III

986

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Sganarelle, Lisette

Lisette
Monsieur, allégresse ! allégresse !
Sganarelle
Qu'est−ce ?
Lisette
Réjouissez−vous.
Sganarelle
De quoi ?
Lisette
Réjouissez−vous, vous dis−je.
Sganarelle
Dis−moi donc ce que c'est, et puis je me réjouirai peut−être.
Lisette
Non : je veux que vous vous réjouissiez auparavant, que vous chantiez, que vous dansiez.
Sganarelle
Sur quoi ?
Lisette
Sur ma parole.
Sganarelle
Allons donc, la lera la la, la lera la. Que diable !
Lisette
Monsieur, votre fille est guérie.
Sganarelle
Ma fille est guérie !
Lisette
Oui, je vous amène un médecin, mais un médecin d'importance, qui fait des cures merveilleuses, et qui se
moque des autres médecins...
Sganarelle
Où est−il ?
Lisette
Je vais le faire entrer.
Scène IV

987

Oeuvres complètes . 1

Sganarelle
Il faut voir si celui−ci fera plus que les autres.

Scène IV

988

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Clitandre, en habit de médecin, Sganarelle, Lisette

Lisette
Le voici.
Sganarelle
Voilà un médecin qui a la barbe bien jeune.
Lisette
La science ne se mesure pas à la barbe, et ce n'est pas par le menton qu'il est habile.
Sganarelle
Monsieur, on m'a dit que vous aviez des remèdes admirables pour faire aller à la selle.
Clitandre
Monsieur, mes remèdes sont différents de ceux des autres : ils ont l'émétique, les saignées, les médecines et
les lavements ; mais moi, je guéris par des paroles, par des sons, par des lettres, par des talismans et par des
anneaux constellés.

Lisette
Que vous ai−je dit ?
Sganarelle
Voilà un grand homme.
Lisette
Monsieur, comme votre fille est là toute habillée dans une chaise, je vais la faire passer ici.
Sganarelle
Oui, fais.
Clitandre, tâtant le pouls à Sganarelle.
Votre fille est bien malade.
Sganarelle
Vous connoissez cela ici ?
Clitandre
Oui, par la sympathie qu'il y a entre le père et la fille.

Scène V

989

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Lucinde, Lisette, Sganarelle, Clitandre

Lisette
Tenez, Monsieur, voilà une chaise auprès d'elle. Allons laissez−les là tous deux.
Sganarelle
Pourquoi ? Je veux demeurer là.
Lisette
Vous moquez−vous ? Il faut s'éloigner : un médecin a cent choses à demander qu'il n'est pas honnête qu'un
homme entende.
Clitandre, parlant à Lucinde à part.
Ah ! Madame, que le ravissement où je me trouve est grand ! et que je sais peu par où vous commencer
mon discours ! Tant que je ne vous ai parlé que des yeux, j'avois, ce me sembloit, cent choses à vous dire ;
et maintenant que j'ai la liberté de vous parler de la façon que je souhaitois je demeure interdit ; et la grande
joie où je suis étouffe toutes mes paroles.

Lucinde
Je puis vous dire la même chose, et je sens, comme vous, des mouvements de joie qui m'empêchent de
pouvoir parler.
Clitandre
Ah ! Madame, que je serois heureux s'il étoit vrai que vous sentissiez tout ce que je sens, et qu'il me fût
permis de juger de votre âme par la mienne ! Mais, Madame, puis−je au moins croire que ce soit à vous à qui
je doive la pensée de cet heureux stratagème qui me fait jouir de votre présence ?

Lucinde
Si vous ne m'en devez pas la pensée, vous m'êtes redevable au moins d'en avoir approuvé la proposition avec
beaucoup de joie.
Sganarelle, à Lisette.
Il me semble qu'il lui parle de bien près.
Lisette, à Sganarelle.
C'est qu'il observe sa physionomie et tous les traits de son visage.
Clitandre, à Lucinde.
Serez−vous constante, Madame, dans ces bontés que vous me témoignez ?
Lucinde
Mais vous, serez−vous ferme dans les résolutions que vous avez montrées ?

Scène VI

990

Oeuvres complètes . 1
Clitandre
Ah ! Madame, jusqu'à la mort. Je n'ai point de plus forte envie que d'être à vous, et je vais le faire paroître
dans ce que vous m'allez voir faire.

Sganarelle
Hé bien ! notre malade, elle me semble un peu plus gaie.
Clitandre
C'est que j'ai déjà fait agir sur elle un de ces remèdes que mon art m'enseigne. Comme l'esprit a grand empire
sur le corps, et que c'est de lui bien souvent que procèdent les maladies, ma coutume est de courir à guérir les
esprits, avant que de venir au corps. J'ai donc observé ses regards, les traits de son visage, et les lignes de ses
deux mains ; et par la science que le Ciel m'a donnée, j'ai reconnu que c'étoit de l'esprit qu'elle étoit malade,
et que tout son mal ne venoit que d'une imagination déréglée, d'un desir dépravé de vouloir être mariée. Pour
moi, je ne vois rien de plus extravagant et de plus ridicule que cette envie qu'on a du mariage.

Sganarelle
Voilà un habile homme !
Clitandre
Et j'ai eu, et aurai pour lui, toute ma vie, une aversion effroyable.
Sganarelle
Voilà un grand médecin !
Clitandre
Mais, comme il faut flatter l'imagination des malades, et que j'ai vu en elle de l'aliénation d'esprit, et même
qu'il y avoit du péril à ne lui pas donner un prompt secours, je l'ai prise par son foible, et lui ai dit que j'étois
venu ici pour vous la demander en mariage. Soudain son visage a changé, son teint s'est éclairci, ses yeux se
sont animés ; et si vous voulez, pour quelques jours, l'entretenir dans cette erreur, vous verrez que nous la
tirerons d'où elle est.

Sganarelle
Oui−da, je le veux bien.
Clitandre
Après nous ferons agir d'autres remèdes pour la guérir entièrement de cette fantaisie.
Sganarelle
Oui, cela est le mieux du monde. Hé bien ! ma fille, voilà Monsieur qui a envie de t'épouser, et je lui ai dit
que je le voulois bien.
Lucinde
Hélas ! est−il possible ?
Sganarelle
Scène VI

991

Oeuvres complètes . 1
Oui.
Lucinde
Mais tout de bon ?
Sganarelle
Oui, oui.
Lucinde
Quoi ? vous êtes dans les sentiments d'être mon mari ?
Clitandre
Oui, Madame.
Lucinde
Et mon père y consent ?
Sganarelle
Oui, ma fille.
Lucinde
Ah ! que je suis heureuse, si cela est véritable !
Clitandre
N'en doutez point, Madame. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je vous aime, et que je brûle de me voir votre
mari. Je ne suis venu ici que pour cela ; et si vous voulez que je vous dise nettement les choses comme elles
sont, cet habit n'est qu'un pur prétexte inventé, et je n'ai fait le médecin que pour m'approcher de vous et
obtenir ce que je souhaite.

Lucinde
C'est me donner des marques d'un amour bien tendre, et j'y suis sensible autant que je puis.
Sganarelle
Oh ! la folle ! Oh ! la folle ! Oh ! la folle !
Lucinde
Vous voulez donc bien, mon père, me donner Monsieur pour époux ?
Sganarelle
Oui. Çà, donne−moi ta main. Donnez−moi un peu aussi la vôtre, pour voir.
Clitandre
Mais, Monsieur...
Sganarelle, s'étouffant de rire.
Non, non : c'est pour... pour lui contenter l'esprit. Touchez là. Voilà qui est fait.
Clitandre
Acceptez, pour gage de ma foi, cet anneau que je vous donne. C'est un anneau constellé, qui guérit les
Scène VI

992

Oeuvres complètes . 1
égarements d'esprit.
Lucinde
Faisons donc le contrat, afin que rien n'y manque.
Clitandre
Hélas ! je le veux bien, Madame. (A Sganarelle.) Je vais faire monter l'homme qui écrit mes remèdes, et lui
faire croire que c'est un notaire.
Sganarelle
Fort bien.
Clitandre
Holà ! faites monter le notaire que j'ai amené avec moi.
Lucinde
Quoi ? vous aviez amené un notaire ?
Clitandre
Oui, Madame.
Lucinde
J'en suis ravie.
Sganarelle
Oh ! la folle ! Oh ! la folle !

Scène VI

993

Oeuvres complètes . 1
Scène VII

Le Notaire, Clitandre, Sganarelle, Lucinde, Lisette

Clitandre parle au Notaire à l'oreille.
Sganarelle
Oui, Monsieur, il faut faire un contrat pour ces deux personnes−là. Ecrivez. (Le Notaire écrit.) Voilà le
contrat qu'on fait : je lui donne vingt mille écus en mariage. Ecrivez.

Lucinde
Je vous suis bien obligée, mon père.
Le notaire
Voilà qui est fait : vous n'avez qu'à venir signer.
Sganarelle
Voilà un contrat bientôt bâti.
Clitandre
Au moins...
Sganarelle
Hé ! non, vous dis−je. Sait−on pas bien ? Allons, donnez−lui la plume pour signer. Allons, signé, signé,
signé. Va, va, je signerai tantôt, moi.

Lucinde
Non, non : je veux avoir le contrat entre mes mains.
Sganarelle
Hé bien ! tiens. Es−tu contente ?
Lucinde
Plus qu'on ne peut s'imaginer.
Sganarelle
Voilà qui est bien, voilà qui est bien.
Clitandre
Au reste, je n'ai pas eu seulement la précaution d'amener un notaire ; j'ai eu celle encore de faire venir des
voix et des instruments pour célébrer la fête et pour nous réjouir. Qu'on les fasse venir. Ce sont des gens que
je mène avec moi, et dont je me sers tous les jours pour pacifier avec leur harmonie les troubles de l'esprit.

Scène VII

994

Oeuvres complètes . 1
Scène dernière

La Comédie, le Ballet et la Musique

Tous trois ensemble.
Sans nous tous les hommes
Deviendroient mal sains,
Et c'est nous qui sommes
Leurs grands médecins.
La comédie
Veut−on qu'on rabatte,
Par des moyens doux,
Les vapeurs de rate
Qui vous minent tous ?
Qu'on laisse Hippocrate,
Et qu'on vienne à nous.
Tous trois ensemble.
Sans nous...
(Durant qu'ils chantent, et que les Jeux, les Ris et les Plaisirs dansent, Clitandre emmène Lucinde.)
Sganarelle
Voilà une plaisante façon de guérir. Où est donc ma fille et le Médecin ?
Lisette
Ils sont allés achever le reste du mariage.
Sganarelle
Comment, le mariage ?
Lisette
Ma foi ! Monsieur, la bécasse est bridée, et vous avez cru faire un jeu, qui demeure une vérité.
Sganarelle
(Les danseurs le retiennent et veulent le faire danser de force.)
Comment, diable ! Laissez−moi aller, laissez−moi aller, vous dis−je. Encore ? Peste des gens !

Scène dernière

995

Oeuvres complètes . 1

Le Misanthrope
Comédie
Représentée pour la première fois à Paris
sur le théâtre du Palais−Royal
le 4e du mois de juin 1666
par la
Troupe du Roi

Le Misanthrope

996

Oeuvres complètes . 1
Personnages

Alceste : amant de Célimène.
Philinte : ami d'Alceste.
Oronte : amant de Célimène.
Célimène : amante d'Alceste.
Eliante : cousine de Célimène.
Arsinoé : amie de Célimène.
Acaste : marquis.
Clitandre : marquis.
Basque : valet de Célimène.
Un garde de la maréchaussée de France.
Du Bois : valet d'Alceste.
La scène est à Paris.

Personnages

997

Oeuvres complètes . 1
Acte I

Acte I

998

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Philinte, Alceste

Philinte
Qu'est−ce donc ? Qu'avez−vous ?
Alceste
Laissez−moi, je vous prie.
Philinte
Mais encor dites−moi quelle bizarrerie...
Alceste
Laissez−moi là, vous dis−je, et courez vous cacher.
Philinte
Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher.
Alceste
Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.
Philinte
Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre,
Et quoique amis enfin, je suis tout des premiers...
Alceste
Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.
J'ai fait jusques ici profession de l'être ;
Mais après ce qu'en vous je viens de voir paroître,
Je vous déclare net que je ne le suis plus,
Et ne veux nulle place en des coeurs corrompus.
Philinte
Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte ?
Alceste
Allez, vous devriez mourir de pure honte ;
Une telle action ne sauroit s'excuser,
Et tout homme d'honneur s'en doit scandaliser.
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner pour lui les dernières tendresses ;
De protestations, d'offres et de serments,
Vous chargez la fureur de vos embrassements ;
Et quand je vous demande après quel est cet homme,
A peine pouvez−vous dire comme il se nomme ;
Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent.
Scène I

999

Oeuvres complètes . 1
Morbleu ! c'est une chose indigne ; lâche, infâme,
De s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son âme ;
Et si, par un malheur, j'en avois fait autant,
Je m'irois, de regret, pendre tout à l'instant.
Philinte
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable,
Et je vous supplierai d'avoir pour agréable
Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
Et ne me pende pas pour cela, s'il vous plaît.
Alceste
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !
Philinte
Mais, sérieusement, que voulez−vous qu'on fasse ?
Alceste
Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur,
On ne lâche aucun mot qui ne parte du coeur.
Philinte
Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnoie,
Répondre, comme on peut, à ses empressements,
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.
Alceste
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l'honnête homme et le fat.
Quel avantage a−t−on qu'un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsque au premier faquin il court en faire autant ?
Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située
Qui veuille d'une estime ainsi prostituée ;
Et la plus glorieuse a des régals peu chers,
Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers :
Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,
Morbleu ! vous n'êtes pas pour être de mes gens ;
Je refuse d'un coeur la vaste complaisance
Qui ne fait de mérite aucune différence ;
Je veux qu'on me distingue ; et pour le trancher net,
Scène I

1000

Oeuvres complètes . 1
L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait.
Philinte
Mais quand on est du monde, il faut bien que l'on rende
Quelques dehors civils que l'usage demande.
Alceste
Non, vous dis−je, on devroit châtier, sans pitié,
Ce commerce honteux de semblants d'amitié.
Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre
Le fond de notre coeur dans nos discours se montre,
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais sous de vains compliments.
Philinte
Il est bien des endroits où la pleine franchise
Deviendroit ridicule et seroit peu permise ;
Et parfois, n'en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce qu'on a dans le coeur.
Seroit−il à propos et de la bienséance
De dire à mille gens tout ce que d'eux on pense ?
Et quand on a quelqu'un qu'on hait ou qui déplaît,
Lui doit−on déclarer la chose comme elle est ?
Alceste
Oui.
Philinte
Quoi ? vous iriez dire à la vieille Emilie
Qu'à son âge il sied mal de faire la jolie,
Et que le blanc qu'elle a scandalise chacun ?
Alceste
Sans doute.
Philinte
A Dorilas, qu'il est trop importun,
Et qu'il n'est, à la cour, oreille qu'il ne lasse
A conter sa bravoure et l'éclat de sa race ?
Alceste
Fort bien.
Philinte
Vous vous moquez.
Alceste
Je ne me moque point,
Et je vais n'épargner personne sur ce point.
Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
Ne m'offrent rien qu'objets à m'échauffer la bile :
Scène I

1001

Oeuvres complètes . 1
J'entre en une humeur noire, et un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
Je ne trouve partout que lâche flatterie,
Qu'injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
Je n'y puis plus tenir, j'enrage, et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.
Philinte
Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage,
Je ris des noirs accès où je vous envisage,
Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,
Ces deux frères que peint l'Ecole des maris,
Dont...
Alceste
Mon Dieu ! laissons là vos comparaisons fades.
Philinte
Non : tout de bon, quittez toutes ces incartades.
Le monde par vos soins ne se changera pas ;
Et puisque la franchise a pour vous tant d'appas,
Je vous dirai tout franc que cette maladie,
Partout où vous allez, donne la comédie,
Et qu'un si grand courroux contre les moeurs du temps
Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.
Alceste
Tant mieux, morbleu ! tant mieux, c'est ce que je demande,
Ce m'est un fort bon signe, et ma joie en est grande :
Tous les hommes me sont à tel point odieux,
Que je serois fâché d'être sage à leurs yeux.
Philinte
Vous voulez un grand mal à la nature humaine !
Alceste
Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine.
Philinte
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,
Seront enveloppés dans cette aversion ?
Encore en est−il bien, dans le siècle où nous sommes...
Alceste
Non : elle est générale, et je hais tous les hommes :
Les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants,
Et les autres, pour être aux méchants complaisants,
Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
De cette complaisance on voit l'injuste excès
Pour le franc scélérat avec qui j'ai procès :
Scène I

1002

Oeuvres complètes . 1
Au travers de son masque on voit à plein le traître ;
Partout il est connu pour tout ce qu'il peut être ;
Et ses roulements d'yeux et son ton radouci
N'imposent qu'à des gens qui ne sont point d'ici.
On sait que ce pied plat, digne qu'on le confonde,
Par de sales emplois s'est poussé dans le monde,
Et que par eux son sort de splendeur revêtu
Fait gronder le mérite et rougir la vertu.
Quelques titres honteux qu'en tous lieux on lui donne,
Son misérable honneur ne voit pour lui personne ;
Nommez−le fourbe, infâme, et scélérat maudit,
Tout le monde en convient, et nul n'y contredit.
Cependant sa grimace est partout bienvenue :
On l'accueille, on lui rit, partout il s'insinue ;
Et s'il est, par la brigue, un rang à disputer,
Sur le plus honnête homme on le voit l'emporter.
Têtebleu ! ce me sont de mortelles blessures,
De voir qu'avec le vice on garde des mesures ;
Et parfois il me prend des mouvements soudains
De fuir dans un désert l'approche des humains.
Philinte
Mon Dieu, des moeurs du temps mettons−nous, moins en peine,
Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
Ne l'examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
A force de sagesse, on peut être blâmable ;
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l'on soit sage avec sobriété.
Cette grande roideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siècle et les communs usages ;
Elle veut aux mortels trop de perfection :
Il faut fléchir au temps sans obstination ;
Et c'est une folie à nulle autre seconde
De vouloir se mêler de corriger le monde.
J'observe, comme vous, cent choses tous les jours,
Qui pourroient mieux aller, prenant un autre cours ;
Mais quoi qu'à chaque pas je puisse voir paroître,
En courroux, comme vous, on ne me voit point être ;
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
J'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font ;
Et je crois qu'à la cour, de même qu'à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.
Alceste
Mais ce flegme, Monsieur, qui raisonne si bien,
Ce flegme pourra−t−il ne s'échauffer de rien ?
Et s'il faut, par hasard, qu'un ami vous trahisse,
Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,
Ou qu'on tâche à semer de méchants bruits de vous,
Scène I

1003

Oeuvres complètes . 1
Verrez−vous tout cela sans vous mettre en courroux ?
Philinte
Oui, je vois ces défauts dont votre âme murmure
Comme vices unis à l'humaine nature ;
Et mon esprit enfin n'est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.
Alceste
Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler,
Sans que je sois... Morbleu ! je ne veux point parler,
Tant ce raisonnement est plein d'impertinence.
Philinte
Ma foi ! vous ferez bien de garder le silence.
Contre votre partie éclatez un peu moins,
Et donnez au procès une part de vos soins.
Alceste
Je n'en donnerai point, c'est une chose dite.
Philinte
Mais qui voulez−vous donc qui pour vous sollicite ?
Alceste
Qui je veux ? La raison, mon bon droit, l'équité.
Philinte
Aucun juge par vous ne sera visité ?
Alceste
Non. Est−ce que ma cause est injuste ou douteuse ?
Philinte
J'en demeure d'accord ; mais la brigue est fâcheuse,
Et...
Alceste
Non ; j'ai résolu de n'en pas faire un pas.
J'ai tort, ou j'ai raison.
Philinte
Ne vous y fiez pas.
Alceste
Je ne remuerai point.
Philinte
Votre partie est forte,
Scène I

1004

Oeuvres complètes . 1
Et peut, par sa cabale, entraîner...
Alceste
Il n'importe.
Philinte
Vous vous tromperez.
Alceste
Soit. J'en veux voir le succès.
Philinte
Mais...
Alceste
J'aurai le plaisir de perdre mon procès.
Philinte
Mais enfin...
Alceste
Je verrai, dans cette plaiderie,
Si les hommes auront assez d'effronterie,
Seront assez méchants, scélérats et pervers,
Pour me faire injustice aux yeux de l'univers.
Philinte
Quel homme !
Alceste
Je voudrois, m'en coûtât−il grand'chose
Pour la beauté du fait avoir perdu ma cause.
Philinte
On se riroit de vous, Alceste, tout de bon,
Si l'on vous entendoit parler de la façon.
Alceste
Tant pis pour qui riroit.
Philinte
Mais cette rectitude
Que vous voulez en tout avec exactitude,
Cette pleine droiture, où vous vous renfermez,
La trouvez−vous ici dans ce que vous aimez ?
Je m'étonne, pour moi, qu'étant, comme il le semble,
Vous et le genre humain si fort brouillés ensemble,
Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux ;
Et ce qui me surprend encore davantage,
C'est cet étrange choix où votre coeur s'engage.
Scène I

1005

Oeuvres complètes . 1
La sincère Eliante a du penchant pour vous,
La prude Arsinoé vous voit d'un oeil fort doux :
Cependant à leurs voeux votre âme se refuse,
Tandis qu'en ses liens Célimène l'amuse,
De qui l'humeur coquette et l'esprit médisant
Semble si fort donner dans les moeurs d'à présent.
D'où vient que, leur portant une haine mortelle,
Vous pouvez bien souffrir ce qu'en tient cette belle ?
Ne sont−ce plus défauts dans un objet si doux ?
Ne les voyez−vous pas ? ou les excusez−vous ?
Alceste
Non, l'amour que je sens pour cette jeune veuve
Ne ferme point mes yeux aux défauts qu'on lui treuve,
Et je suis, quelque ardeur qu'elle m'ait pu donner,
Le premier à les voir ; comme à les condamner.
Mais, avec tout cela, quoi que je puisse faire,
Je confesse mon foible, elle a l'art de me plaire :
J'ai beau voir ses défauts, et j'ai beau l'en blâmer,
En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer ;
Sa grâce est la plus forte ; et sans doute ma flamme
De ces vices du temps pourra purger son âme.
Philinte
Si vous faites cela, vous ne ferez pas peu.
Vous croyez être donc aimé d'elle ?
Alceste
Oui, parbleu !
Je ne l'aimerois pas, si je ne croyois l'être.
Philinte
Mais si son amitié pour vous se fait paroître,
D'où vient que vos rivaux vous causent de l'ennui ?
Alceste
C'est qu'un coeur bien atteint veut qu'on soit tout à lui,
Et je ne viens ici qu'à dessein de lui dire
Tout ce que là−dessus ma passion m'inspire.
Philinte
Pour moi, si je n'avois qu'à former des desirs,
La cousine Eliante auroit tous mes soupirs ;
Son cur, qui vous estime, est solide et sincère,
Et ce choix plus conforme étoit mieux votre affaire.
Alceste
Il est vrai : ma raison me le dit chaque jour ;
Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour.
Philinte
Scène I

1006

Oeuvres complètes . 1
Je crains fort pour vos feux ; et l'espoir où vous êtes Pourroit...

Scène I

1007

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Oronte, Alceste, Philinte

Oronte
J'ai su là−bas que, pour quelques emplettes,
Eliante est sortie, et Célimène aussi ;
Mais comme l'on m'a dit que vous étiez ici,
J'ai monté pour vous dire, et d'un coeur véritable,
Que j'ai conçu pour vous une estime incroyable,
Et que, depuis longtemps, cette estime m'a mis
Dans un ardent desir d'être de vos amis.
Oui, mon coeur au mérite aime à rendre justice,
Et je brûle qu'un noeud d'amitié nous unisse :
Je crois qu'un ami chaud, et de ma qualité,
N'est pas assurément pour être rejeté.
(En cet endroit Alceste paroît tout rêveur, et semble n'entendre pas qu'Oronte lui parle.)
C'est à vous, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse.
Alceste
A moi, Monsieur ?
Oronte
A vous. Trouvez−vous qu'il vous blesse ?
Alceste
Non pas ; mais la surprise est fort grande pour moi,
Et je n'attendois pas l'honneur que je reçoi.
Oronte
L'estime où je vous tiens ne doit point vous surprendre,
Et de tout l'univers vous la pouvez prétendre.
Alceste
Monsieur...
Oronte
L'Etat n'a rien qui ne soit au−dessous
Du mérite éclatant que l'on découvre en vous.
Alceste
Monsieur...
Oronte
Oui, de ma part, je vous tiens préférable,
A tout ce que j'y vois de plus considérable.
Alceste
Scène II

1008

Oeuvres complètes . 1
Monsieur...
Oronte
Sois−je du ciel écrasé, si je mens !
Et pour vous confirmer ici mes sentiments,
Souffrez qu'à coeur ouvert, Monsieur, je vous embrasse,
Et qu'en votre amitié je vous demande place.
Touchez là, s'il vous plaît. Vous me la promettez.
Votre amitié ?
Alceste
Monsieur...
Oronte
Quoi ? vous y résistez ?
Alceste
Monsieur, c'est trop d'honneur que vous me voulez faire ;
Mais l'amitié demande un peu plus de mystère,
Et c'est assurément en profaner le nom
Que de vouloir le mettre à toute occasion.
Avec lumière et choix cette union veut naître ;
Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître ;
Et nous pourrions avoir telles complexions,
Que tous deux du marché nous nous repentirions.
Oronte
Parbleu ? c'est là−dessus parler en homme sage,
Et je vous en estime encore davantage :
Souffrons donc que le temps forme des noeuds si doux ;
Mais, cependant, je m'offre entièrement à vous ;
S'il faut faire à la cour pour vous quelque ouverture,
On sait qu'auprès du Roi je fais quelque figure ;
Il m'écoute ; et dans tout, il en use, ma foi !
Le plus honnêtement du monde avecque moi.
Enfin je suis à vous de toutes les manières ;
Et comme votre esprit a de grandes lumières,
Je viens, pour commencer entre nous ce beau noeud,
Vous montrer un sonnet que j'ai fait depuis peu,
Et savoir s'il est bon qu'au public je l'expose.
Alceste
Monsieur, je suis mal propre à décider la chose ;
Veuillez m'en dispenser.
Oronte
Pourquoi ?
Alceste
J'ai le défaut
D'être un peu plus sincère en cela qu'il ne faut.
Scène II

1009

Oeuvres complètes . 1

Oronte
C'est ce que je demande, et j'aurois lieu de plainte,
Si, m'exposant à vous pour me parler sans feinte,
Vous alliez me trahir, et me déguiser rien.
Alceste
Puisqu'il vous plaît ainsi, Monsieur, je le veux bien.
Oronte
Sonnet... C'est un sonnet. L'espoir... C'est une dame
Qui de quelque espérance avoit flatté ma flamme.
L'espoir... Ce ne sont point de ces grands vers pompeux,
Mais de petits vers doux, tendres et langoureux.
(A toutes ces interruptions il regarde Alceste.)
Alceste
Nous verrons bien.
Oronte
L'espoir... Je ne sais si le style
Pourra vous en paroître assez net et facile,
Et si du choix des mots vous vous contenterez.
Alceste
Nous allons voir, Monsieur.
Oronte
Au reste, vous saurez
Que je n'ai demeuré qu'un quart d'heure à le faire.
Alceste
Voyons, Monsieur ; le temps ne fait rien à l'affaire.
Oronte
L'espoir, il est vrai, nous soulage,
Et nous berce un temps notre ennui ;
Mais, Philis, le triste avantage,
Lorsque rien ne marche après lui !
Philinte
Je suis déjà charmé de ce petit morceau.
Alceste
Quoi ? vous avez le front de trouver cela beau ?
Oronte
Vous eûtes de la complaisance ;
Mais vous en deviez moins avoir,
Et ne vous pas mettre en dépense
Pour ne me donner que l'espoir.
Scène II

1010

Oeuvres complètes . 1

Philinte
Ah ! qu'en termes galants ces choses−là sont mises !
Alceste, bas.
Morbleu ! vil complaisant, vous louez des sottises ?
Oronte
S'il faut qu'une attente éternelle
Pousse à bout l'ardeur de mon zèle,
Le trépas sera mon recours.
Vos soins ne m'en peuvent distraire :
Belle Philis, on désespère,
Alors qu'on espère toujours.
Philinte
La chute en est jolie, amoureuse, admirable.
Alceste, bas.
La peste de ta chute ! Empoisonneur au diable,
En eusses−tu fait une à te casser le nez !
Philinte
Je n'ai jamais ouï de vers si bien tournés.
Alceste
Morbleu ! ...
Oronte
Vous me flattez, et vous croyez peut−être...
Philinte
Non, je ne flatte point.
Alceste, bas.
Et que fais−tu donc, traître ?
Oronte
Mais, pour vous, vous savez quel est notre traité :
Parlez−moi, je vous prie, avec sincérité.
Alceste
Monsieur, cette matière est toujours délicate,
Et sur le bel esprit nous aimons qu'on nous flatte.
Mais un jour, à quelqu'un, dont je tairai le nom,
Je disois, en voyant des vers de sa façon,
Qu'il faut qu'un galant homme ait toujours grand empire
Sur les démangeaisons qui nous prennent d'écrire ;
Qu'il doit tenir la bride aux grands empressements
Qu'on a de faire éclat de tels amusements ;
Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages,
Scène II

1011

Oeuvres complètes . 1
On s'expose à jouer de mauvais personnages.
Oronte
Est−ce que vous voulez me déclarer par là
Que j'ai tort de vouloir... ?
Alceste
Je ne dis pas cela.
Mais je lui disois, moi, qu'un froid écrit assomme,
Qu'il ne faut que ce foible à décrier un homme,
Et qu'eût−on, d'autre part, cent belles qualités,
On regarde les gens par leurs méchants côtés.
Oronte
Est−ce qu'à mon sonnet vous trouvez à redire ?
Alceste
Je ne dis pas cela ; mais, pour ne point écrire,
Je lui mettois aux yeux comme, dans notre temps,
Cette soif a gâté de fort honnêtes gens.
Oronte
Est−ce que j'écris mal ? et leur ressemblerois−je ?
Alceste
Je ne dis pas cela ; mais enfin, lui disois−je,
Quel besoin si pressant avez−vous de rimer ?
Et qui diantre vous pousse à vous faire imprimer ?
Si l'on peut pardonner l'essor d'un mauvais livre,
Ce n'est qu'aux malheureux qui composent pour vivre.
Croyez−moi, résistez à vos tentations,
Dérobez au public ces occupations ;
Et n'allez point quitter, de quoi que l'on vous somme,
Le nom que dans la cour vous avez d'honnête homme,
Pour prendre, de la main d'un avide imprimeur,
Celui de ridicule et misérable auteur.
C'est ce que je tâchai de lui faire comprendre.
Oronte
Voilà qui va fort bien, et je crois vous entendre.
Mais ne puis−je savoir ce que dans mon sonnet... ?
Alceste
Franchement, il est bon à mettre au cabinet.
Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles,
Et vos expressions ne sont point naturelles.
Qu'est−ce que Nous berce un temps notre ennui ?
Et que Rien ne marche après lui ?
Que Ne vous pas mettre en dépense,
Pour ne me donner que l'espoir ?
Et que Philis, on désespère,
Scène II

1012

Oeuvres complètes . 1
Alors qu'on espère toujours ?
Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité :
Ce n'est que jeu de mots, qu'affectation pure,
Et ce n'est point ainsi que parle la nature.
Le méchant goût du siècle, en cela, me fait peur.
Nos pères, tous grossiers, l'avoient beaucoup meilleur,
Et je prise bien moins tout ce que l'on admire,
Qu'une vieille chanson que je m'en vais vous dire :
Si le Roi m'avoit donné
Paris, sa grand'ville,
Et qu'il me fallût quitter
L'amour de ma mie,
Je dirois au roi Henri :
"Reprenez votre Paris :
J'aime mieux ma mie, au gué !
J'aime mieux ma mie."
La rime n'est pas riche, et le style en est vieux :
Mais ne voyez−vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets, dont le bon sens murmure,
Et que la passion parle là toute pure ?
Si le Roi m'avoit donné
Paris ; sa grand'ville,
Et qu'il me fallût quitter
L'amour de ma mie,
Je dirois au roi Henri :
"Reprenez votre Paris :
J'aime mieux ma mie, au gué !
J'aime mieux ma mie."
Voilà ce que peut dire un coeur vraiment épris.
(A Philinte.)
Oui, Monsieur le rieur, malgré vos beaux esprits,
J'estime plus cela que la pompe fleurie
De tous ces faux brillants, où chacun se récrie.
Oronte
Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons.
Alceste
Pour les trouver ainsi vous avez vos raisons ;
Mais vous trouverez bon que j'en puisse avoir d'autres,
Qui se dispenseront de se soumettre aux vôtres.
Oronte
Il me suffit de voir que d'autres en font cas.
Alceste
C'est qu'ils ont l'art de feindre ; et moi, je ne l'ai pas.
Oronte
Croyez−vous donc avoir tant d'esprit en partage ?
Scène II

1013

Oeuvres complètes . 1

Alceste
Si je louois vos vers, j'en aurois davantage.
Oronte
Je me passerai bien que vous les approuviez.
Alceste
Il faut bien, s'il vous plaît, que vous vous en passiez.
Oronte
Je voudrois bien, pour voir, que, de votre manière ;
Vous en composassiez sur la même matière.
Alceste
J'en pourrois, par malheur, faire d'aussi méchants ;
Mais je me garderois de les montrer aux gens.
Oronte
Vous me parlez bien ferme, et cette suffisance...
Alceste
Autre part que chez moi cherchez qui vous encense.
Oronte
Mais, mon petit Monsieur, prenez−le un peu moins haut.
Alceste
Ma foi ! mon grand Monsieur, je le prends comme il faut.
Philinte, se mettant entre−deux.
Eh ! Messieurs, c'en est trop ; laissez cela, de grâce.
Oronte
Ah ! j'ai tort, je l'avoue, et je quitte la place.
Je suis votre valet, Monsieur, de tout mon coeur.
Alceste
Et moi, je suis, Monsieur, votre humble serviteur.

Scène II

1014

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Philinte, Alceste

Philinte
Hé bien ! vous le voyez : pour être trop sincère,
Vous voilà sur les bras une fâcheuse affaire ;
Et j'ai bien vu qu'Oronte, afin d'être flatté...
Alceste
Ne me parlez pas.
Philinte
Mais...
Alceste
Plus de société.
Philinte
C'est trop...
Alceste
Laissez−moi là.
Philinte
Si je...
Alceste
Point de langage.
Philinte
Mais quoi... ?
Alceste
Je n'entends rien.
Philinte
Mais...
Alceste,
Encore ?
Philinte
On outrage...
Alceste
Ah ! parbleu ! c'en est trop ; ne suivez point mes pas.
Philinte
Scène III

1015

Oeuvres complètes . 1
Vous vous moquez de moi, je ne vous quitte pas.

Scène III

1016

Oeuvres complètes . 1
Acte II

Acte II

1017

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Alceste, Célimène

Alceste
Madame, voulez−vous que je vous parle net ?
De vos façons d'agir je suis mal satisfait ;
Contre elles dans mon coeur trop de bile s'assemble,
Et je sens qu'il faudra que nous rompions ensemble.
Oui, je vous tromperois de parler autrement ;
Tôt ou tard nous romprons indubitablement ;
Et je vous promettrois mille fois le contraire,
Que je ne serois pas en pouvoir de le faire.
Célimène
C'est pour me quereller donc, à ce que je voi,
Que vous avez voulu me ramener chez moi ?
Alceste
Je ne querelle point ; mais votre humeur, Madame,
Ouvre au premier venu trop d'accès dans votre âme :
Vous avez trop d'amants qu'on voit vous obséder,
Et mon coeur de cela ne peut s'accommoder.
Célimène
Des amants que je fais me rendez−vous coupable ?
Puis−je empêcher les gens de me trouver aimable ?
Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts,
Dois−je prendre un bâton pour les mettre dehors ?
Alceste
Non, ce n'est pas, Madame, un bâton qu'il faut prendre,
Mais un coeur à leurs voeux moins facile et moins tendre.
Je sais que vos appas vous suivent en tous lieux ;
Mais votre accueil retient ceux qu'attirent vos yeux ;
Et sa douceur offerte à qui vous rend les armes
Achève sur les coeurs l'ouvrage de vos charmes.
Le trop riant espoir que vous leur présentez
Attache autour de vous leurs assiduités ;
Et votre complaisance un peu moins étendue
De tant de soupirants chasseroit la cohue.
Mais au moins dites−moi, Madame, par quel sort
Votre Clitandre a l'heur de vous plaire si fort ?
Sur quel fonds de mérite et de vertu sublime
Appuyez−vous en lui l'honneur de votre estime ?
Est−ce par l'ongle long qu'il porte au petit doigt
Qu'il s'est acquis chez vous l'estime où l'on le voit ?
Vous êtes−vous rendue, avec tout le beau monde,
Scène I

1018

Oeuvres complètes . 1
Au mérite éclatant de sa perruque blonde ?
Sont−ce ses grands canons qui vous le font aimer ?
L'amas de ses rubans a−t−il su vous charmer ?
Est−ce par les appas de sa vaste rhingrave
Qu'il a gagné votre âme en faisant votre esclave ?
Ou sa façon de rire et son ton de fausset
Ont−ils de vous toucher su trouver le secret ?
Célimène
Qu'injustement de lui vous prenez de l'ombrage !
Ne savez−vous pas bien pourquoi je le ménage,
Et que dans mon procès, ainsi qu'il m'a promis,
Il peut intéresser tout ce qu'il a d'amis ?
Alceste
Perdez votre procès, Madame, avec constance,
Et ne ménagez point un rival qui m'offense.
Célimène
Mais de tout l'univers vous devenez jaloux.
Alceste
C'est que tout l'univers est bien reçu de vous.
Célimène
C'est ce qui doit rasseoir votre âme effarouchée,
Puisque ma complaisance est sur tous épanchée ;
Et vous auriez plus lieu de vous en offenser,
Si vous me la voyiez sur un seul ramasser.
Alceste
Mais moi, que vous blâmez de trop de jalousie,
Qu'ai−je de plus qu'eux tous, Madame, je vous prie ?
Célimène
Le bonheur de savoir que vous êtes aimé.
Alceste
Et quel lieu de le croire a mon coeur enflammé ?
Célimène
Je pense qu'ayant pris le soin de vous le dire,
Un aveu de la sorte a de quoi vous suffire.
Alceste
Mais qui m'assurera que, dans le même instant,
Vous n'en disiez peut−être aux autres tout autant ?
Célimène
Certes, pour un amant, la fleurette est mignonne,
Et vous me traitez là de gentille personne.
Scène I

1019

Oeuvres complètes . 1
Hé bien ! pour vous ôter d'un semblable souci,
De tout ce que j'ai dit je me dédis ici,
Et rien ne sauroit plus vous tromper que vous−même :
Soyez content.
Alceste
Morbleu ! faut−il que je vous aime !
Ah ! que si de vos mains je rattrape mon coeur,
Je bénirai le Ciel de ce rare bonheur !
Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible
A rompre de ce coeur l'attachement terrible ;
Mais mes plus grands efforts n'ont rien fait jusqu'ici,
Et c'est pour mes péchés que je vous aime ainsi.
Célimène
Il est vrai, votre ardeur est pour moi sans seconde.
Alceste
Oui, je puis là−dessus défier tout le monde.
Mon amour ne se peut concevoir, et jamais
Personne n'a, Madame, aimé comme je fais.
Célimène
En effet, la méthode en est toute nouvelle,
Car vous aimez les gens pour leur faire querelle ;
Ce n'est qu'en mots fâcheux qu'éclate votre ardeur,
Et l'on n'a vu jamais un amour si grondeur.
Alceste
Mais il ne tient qu'à vous que son chagrin ne passe.
A tous nos démêlés coupons chemin, de grâce,
Parlons à coeur ouvert, et voyons d'arrêter...

Scène I

1020

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Célimène, Alceste, Basque

Célimène
Qu'est−ce ?
Basque
Acaste est là−bas.
Célimène
Hé bien ! faites monter.
Alceste
Quoi ? l'on ne peut jamais vous parler tête à tête ?
A recevoir le monde on vous voit toujours prête ?
Et vous ne pouvez pas, un seul moment de tous,
Vous résoudre à souffrir de n'être pas chez vous ?
Célimène
Voulez−vous qu'avec lui je me fasse une affaire ?
Alceste
Vous avez des regards qui ne sauroient me plaire.
Célimène
C'est un homme à jamais ne me le pardonner,
S'il savoit que sa vue eût pu m'importuner.
Alceste
Et que vous fait cela, pour vous gêner de sorte... ?
Célimène
Mon Dieu ! de ses pareils la bienveillance importe ;
Et ce sont de ces gens qui, je ne sais comment,
Ont gagné dans la cour de parler hautement.
Dans tous les entretiens on les voit s'introduire ;
Ils ne sauroient servir, mais ils peuvent vous nuire ;
Et jamais, quelque appui qu'on puisse avoir d'ailleurs,
On ne doit se brouiller avec ces grands brailleurs.
Alceste
Enfin, quoi qu'il en soit, et sur quoi qu'on se fonde,
Vous trouvez des raisons pour souffrir tout le monde ;
Et les précautions de votre jugement...

Scène II

1021

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Basque, Alceste, Célimène

Basque
Voici Clitandre encor, Madame.
Alceste. Il témoigne s'en vouloir aller. Justement.
Célimène
Où courez−vous ?
Alceste
Je sors.
Célimène
Demeurez.
Alceste
Pourquoi faire ?
Célimène
Demeurez.
Alceste
Je ne puis.
Célimène
Je le veux.
Alceste
Point d'affaire.
Ces conversations ne font que m'ennuyer,
Et c'est trop que vouloir me les faire essuyer.
Célimène
Je le veux, je le veux.
Alceste
Non, il m'est impossible.
Célimène
Hé bien ! allez, sortez, il vous est tout loisible.

Scène III

1022

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Eliante, Philinte, Acaste, Clitandre, Alceste, Célimène, Basque

Eliante
Voici les deux marquis qui montent avec nous :
Vous l'est−on venu dire ?
Célimène
Oui. Des sièges pour tous.
(A Alceste.)
Vous n'êtes pas sorti ?
Alceste
Non ; mais je veux, Madame,
Ou pour eux, ou pour moi, faire expliquer votre âme.
Célimène
Taisez−vous.
Alceste
Aujourd'hui vous vous expliquerez.
Célimène
Vous perdez le sens.
Alceste
Point. Vous vous déclarerez.
Célimène
Ah !
Alceste
Vous prendrez parti.
Célimène
Vous vous moquez, je pense.
Alceste
Non ; mais vous choisirez ; c'est trop de patience.
Clitandre
Parbleu ! je viens du Louvre, où Cléonte, au levé,
Madame, a bien paru ridicule achevé.
N'a−t−il point quelque ami qui pût, sur ses manières,
D'un charitable avis lui prêter les lumières ?
Célimène
Scène IV

1023

Oeuvres complètes . 1
Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort,
Partout il porte un air qui saute aux yeux d'abord ;
Et lorsqu'on le revoit après. un peu d'absence,
On le retrouve encor plus plein d'extravagance.
Acaste
Parbleu ! s'il faut parler de gens extravagants,
Je viens d'en essuyer un des plus fatigants :
Damon, le raisonneur, qui m'a, ne vous déplaise,
Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.
Célimène
C'est un parleur étrange, et qui trouve toujours
L'art de ne vous rien dire avec de grands discours ;
Dans les propos qu'il tient, on ne voit jamais goutte,
Et ce n'est que du bruit que tout ce qu'on écoute.
Eliante, à Philinte.
Ce début n'est pas mal ; et contre le prochain
La conversation prend un assez bon train.
Clitandre
Timante encor, Madame, est un bon caractère.
Célimène
C'est de la tête aux pieds un homme tout mystère,
Qui vous jette en passant un coup d'oeil égaré,
Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
Tout ce qu'il vous débite en grimaces abonde ;
A force de façons, il assomme de monde ;
Sans cesse, il a, tout bas, pour rompre l'entretien
Un secret à vous dire, et ce secret n'est rien ;
De la moindre vétille il fait une merveille,
Et jusques au bonjour, il dit tout à l'oreille ;
Acaste
Et Géralde, Madame ?
Célimène
O l'ennuyeux conteur !
Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur ;
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
Et ne cite jamais que duc, prince ou princesse :
La qualité l'entête ; et tous ses entretiens
Ne sont que de chevaux, d'équipage et de chiens ;
Il tutaye en parlant ceux du plus haut étage,
Et le nom de Monsieur est chez lui hors d'usage.
Clitandre
On dit qu'avec Bélise il est du dernier bien.
Célimène.
Scène IV

1024

Oeuvres complètes . 1
Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien !
Lorsqu'elle vient me voir, je souffre le martyre :
Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire,
Et la stérilité de son expression
Fait mourir à tous coups la conversation.
En vain, pour attaquer son stupide silence,
De tous les lieux communs vous prenez l'assistance :
Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud
Sont des fonds qu'avec elle on épuise bientôt.
Cependant sa visite, assez insupportable,
Traîne en une longueur encore épouvantable ;
Et l'on demande l'heure, et l'on bâille vingt fois,
Qu'elle grouille aussi peu qu'une pièce de bois.
Acaste
Que vous semble d'Adraste ?
Célimène
Ah ! quel orgueil extrême !
C'est un homme gonflé de l'amour de soi−même.
Son mérite jamais n'est content de la cour :
Contre elle il fait métier de pester chaque jour,
Et l'on ne donne emploi, charge ni bénéfice,
Qu'à tout ce qu'il se croit on ne fasse injustice.
Clitandre
Mais le jeune Cléon, chez qui vont aujourd'hui
Nos plus honnêtes gens, que dites−vous de lui ?
Célimène
Que de son cuisinier il s'est fait un mérite,
Et que c'est à sa table à qui l'on rend visite.
Eliante
Il prend soin d'y servir des mets fort délicats.
Célimène
Oui ; mais je voudrois bien qu'il ne s'y servît pas :
C'est un fort méchant plat que sa sotte personne,
Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu'il donne.
Philinte
On fait assez de cas de son oncle Damis :
Qu'en dites−vous, Madame ?
Célimène
Il est de mes amis.
Philinte
Je le trouve honnête homme, et d'un air assez sage.

Scène IV

1025

Oeuvres complètes . 1
Célimène
Oui ; mais il veut avoir trop d'esprit, dont j'enrage ;
Il est guindé sans cesse ; et dans tous ses propos,
On voit qu'il se travaille à dire de bons mots.
Depuis que dans la tête il s'est mis d'être habile,
Rien ne touche son goût, tant il est difficile ;
Il veut voir des défauts à tout ce qu'on écrit,
Et pense que louer n'est pas d'un bel esprit,
Que c'est être savant que trouver à redire,
Qu'il n'appartient qu'aux sots d'admirer et de rire,
Et qu'en n'approuvant rien des ouvrages du temps,
Il se met au−dessus de tous les autres gens ;
Aux conversations même il trouve à reprendre :
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre ;
Et les deux bras croisés, du haut de son esprit
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.
Acaste
Dieu me damne, voilà son portrait véritable.
Clitandre
Pour bien peindre les gens vous êtes admirable.
Alceste
Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour ;
Vous n'en épargnez point, et chacun a son tour ;
Cependant aucun d'eux à vos yeux ne se montre,
Qu'on ne vous voie, en hâte, aller à sa rencontre,
Lui présenter la main, et d'un baiser flatteur
Appuyer les serments d'être son serviteur.
Clitandre
Pourquoi s'en prendre à nous ? Si ce qu'on dit vous blesse,
Il faut que le reproche à Madame s'adresse.
Alceste
Non, morbleu ! c'est à vous ; et vos ris complaisants
Tirent de son esprit tous ces traits médisants.
Son humeur satirique est sans cesse nourrie
Par le coupable encens de votre flatterie ;
Et son coeur à railler trouveroit moins d'appas,
S'il avoit observé qu'on ne l'applaudît pas.
C'est ainsi qu'aux flatteurs on doit partout se prendre
Des vices où l'on voit les humains se répandre.
Philinte
Mais pourquoi pour ces gens un intérêt si grand,
Vous qui condamneriez ce qu'en eux on reprend ?
Célimène
Et ne faut−il pas bien que Monsieur contredise ?
Scène IV

1026

Oeuvres complètes . 1
A la commune voix veut−on qu'il se réduise,
Et qu'il ne fasse pas éclater en tous lieux
L'esprit contrariant qu'il a reçu des cieux ?
Le sentiment d'autrui n'est jamais pour lui plaire ;
Il prend toujours en main l'opinion contraire,
Et penseroit paroître un homme du commun,
Si l'on voyoit qu'il fût de l'avis de quelqu'un.
L'honneur de contredire a pour lui tant de charmes,
Qu'il prend contre lui−même assez souvent les armes ;
Et ses vrais sentiments sont combattus par lui,
Aussitôt qu'il les voit dans la bouche d'autrui.
Alceste
Les rieurs sont pour vous, Madame, c'est tout dire,
Et vous pouvez pousser contre moi la satire.
Philinte
Mais il est véritable aussi que votre esprit
Se gendarme toujours contre tout ce qu'on dit,
Et que, par un chagrin que lui−même il avoue,
Il ne sauroit souffrir qu'on blâme, ni qu'on loue.
Alceste
C'est que jamais, morbleu ! les hommes n'ont raison,
Que le chagrin contre eux est toujours de saison,
Et que je vois qu'ils sont, sur toutes les affaires,
Loueurs impertinents, ou censeurs téméraires.
Célimène
Mais...
Alceste
Non, Madame, non : quand j'en devrois mourir,
Vous avez des plaisirs que je ne puis souffrir ;
Et l'on a tort ici de nourrir dans votre âme
Ce grand attachement aux défauts qu'on y blâme.
Clitandre
Pour moi, je ne sais pas, mais j'avouerai tout haut
Que j'ai cru jusqu'ici Madame sans défaut.
Acaste
De grâces et d'attraits je vois qu'elle est pourvue ;
Mais les défauts qu'elle a ne frappent point ma vue.
Alceste
Ils frappent tous la mienne ; et loin de m'en cacher,
Elle sait que j'ai soin de les lui reprocher.
Plus on aime quelqu'un, moins il faut qu'on le flatte ;
A ne rien pardonner le pur amour éclate ;
Et je bannirois, moi, tous ces lâches amants
Scène IV

1027

Oeuvres complètes . 1
Que je verrois soumis à tous mes sentiments,
Et dont, à tous propos, les molles complaisances
Donneroient de l'encens à mes extravagances.
Célimène
Enfin, s'il faut qu'à vous s'en rapportent les coeurs,
On doit, pour bien aimer, renoncer aux douceurs,
Et du parfait amour mettre l'honneur suprême
A bien injurier les personnes qu'on aime.
Eliante
L'amour, pour l'ordinaire, est peu fait à ces lois,
Et l'on voit les amants vanter toujours leur choix ;
Jamais leur passion n'y voit rien de blâmable,
Et dans l'objet aimé tout leur devient aimable :
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable ;
La noire à faire peur, une brune adorable ;
La maigre a de la taille et de la liberté ;
La grasse est dans son port pleine de majesté ;
La malpropre sur soi, de peu d'attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée ;
La géante paroît une déesse aux yeux ;
La naine, un abrégé des merveilles des cieux ;
L'orgueilleuse a le coeur digne d'une couronne ;
La fourbe a de l'esprit ; la sotte est toute bonne ;
La trop grande parleuse est d'agréable humeur ;
Et la muette garde une honnête pudeur.
C'est ainsi qu'un amant dont l'ardeur est extrême
Aime jusqu'aux défauts des personnes qu'il aime.
Alceste
Et moi, je soutiens, moi...
Célimène
Brisons là ce discours,
Et dans la galerie allons faire deux tours.
Quoi ? vous vous en allez, Messieurs ?
Clitandre et Acaste
Non pas, Madame.
Alceste
La peur de leur départ occupe fort votre âme.
Sortez quand vous voudrez, Messieurs ; mais j'avertis
Que je ne sors qu'après que vous serez sortis.
Acaste
A moins de voir Madame en être importunée,
Rien ne m'appelle ailleurs de toute la journée.

Scène IV

1028

Oeuvres complètes . 1
Clitandre
Moi, pourvu que je puisse être au petit couché,
Je n'ai point d'autre affaire où je sois attaché.
Célimène
C'est pour rire, je crois.
Alceste
Non, en aucune sorte :
Nous verrons si c'est moi que vous voudrez qui sorte.

Scène IV

1029

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Basque, Alceste, Célimène, Eliante, Acaste, Philinte, Clitandre

Basque
Monsieur, un homme est là qui voudroit vous parler,
Pour affaire, dit−il, qu'on ne peut reculer.
Alceste
Dis−lui que je n'ai point d'affaires si pressées.
Basque
Il porte une jaquette à grand'basques plissées,
Avec du dor dessus.
Célimène
Allez voir ce que c'est,
Ou bien faites−le entrer.
Alceste
Qu'est−ce donc qu'il vous plaît ?
Venez, Monsieur.

Scène V

1030

Oeuvres complètes . 1
Scène VI

Garde, Alceste, Célimène, Eliante, Acaste, Philinte, Clitandre

Garde
Monsieur, j'ai deux mots à vous dire.
Alceste
Vous pouvez parler haut, Monsieur, pour m'en instruire.
Garde
Messieurs les Maréchaux, dont j'ai commandement,
Vous mandent de venir les trouver promptement,
Monsieur.
Alceste
Qui ? moi, Monsieur ?
Garde
Vous−même.
Alceste
Et pourquoi faire ?
Philinte
C'est d'Oronte et de vous la ridicule affaire.
Célimène
Comment ?
Philinte
Oronte et lui se sont tantôt bravés
Sur certains petits vers, qu'il n'a pas approuvés ;
Et l'on veut assoupir la chose en sa naissance.
Alceste
Moi, je n'aurai jamais de lâche complaisance.
Philinte
Mais il faut suivre l'ordre : allons, disposez−vous...
Alceste
Quel accommodement veut−on faire entre nous ?
La voix de ces Messieurs me condamnera−t−elle
A trouver bons les vers qui font notre querelle ?
Je ne me dédis point de ce que j'en ai dit,
Je les trouve méchants.

Scène VI

1031

Oeuvres complètes . 1
Philinte
Mais, d'un plus doux esprit...
Alceste
Je n'en démordrai point : les vers sont exécrables.
Philinte
Vous devez faire voir des sentiments traitables.
Allons, venez.
Alceste
J'irai ; mais rien n'aura pouvoir
De me faire dédire.
Philinte
Allons vous faire voir.
Alceste
Hors qu'un commandement exprès du Roi me vienne
De trouver bons les vers dont on se met en peine,
Je soutiendrai toujours, morbleu ! qu'ils sont mauvais,
Et qu'un homme est pendable après les avoir faits.
(A Clitandre et Acaste, qui rient.)
Par la sangbleu ! Messieurs, je ne croyois pas être
Si plaisant que je suis.
Célimène
Allez vite paroître
Où vous devez.
Alceste
J'y vais, Madame, et sur mes pas
Je reviens en ce lieu, pour vuider nos débats.

Scène VI

1032

Oeuvres complètes . 1
Acte III

Acte III

1033

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Clitandre, Acaste

Clitandre
Cher Marquis, je te vois l'âme bien satisfaite :
Toute chose t'égaye, et rien ne t'inquiète.
En bonne foi, crois−tu, sans t'éblouir les yeux,
Avoir de grands sujets de paroître joyeux ?
Acaste
Parbleu ! je ne vois pas, lorsque je m'examine,
Où prendre aucun sujet d'avoir l'âme chagrine.
J'ai du bien, je suis jeune, et sors d'une maison
Qui se peut dire noble avec quelque raison ;
Et je crois, par le rang que me donne ma race,
Qu'il est fort peu d'emplois dont je ne sois en passe
Pour le coeur, dont sur tout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je n'en manque pas,
Et l'on m'a vu pousser, dans le monde, une affaire
D'une assez vigoureuse et gaillarde manière.
Pour de l'esprit, j'en ai sans doute, et du bon goût
A juger sans étude et raisonner de tout,
A faire aux nouveautés, dont je suis idolâtre,
Figure de savant sur les bancs du théâtre,
Y décider en chef, et faire du fracas
A tous les beaux endroits qui méritent des has.
Je suis assez adroit ; j'ai bon air, bonne mine,
Les dents belles surtout, et la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
Qu'on seroit mal venu de me le disputer.
Je me vois dans l'estime autant qu'on y puisse être,
Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître.
Je crois qu'avec cela, mon cher Marquis, je croi
Qu'on peut, par tout pays, être content de soi.
Clitandre
Oui ; mais, trouvant ailleurs des conquêtes faciles,
Pourquoi pousser ici des soupirs inutiles ?
Acaste
Moi ? Parbleu ! je ne suis de taille ni d'humeur
A pouvoir d'une belle essuyer la froideur.
C'est aux gens mal tournés, aux mérites vulgaires,
A brûler constamment pour des beautés sévères,
A languir à leurs pieds et souffrir leurs rigueurs,
A chercher le secours des soupirs et des pleurs,
Et tâcher, par des soins d'une très−longue suite,
Scène I

1034

Oeuvres complètes . 1
D'obtenir ce qu'on nie à leur peu de mérite.
Mais les gens de mon air, Marquis, ne sont pas faits
Pour aimer, à crédit, et faire tous les frais.
Quelque rare que soit le mérite des belles,
Je pense, Dieu merci ! qu'on vaut son prix comme elles ;
Que pour se faire honneur d'un coeur comme le mien,
Ce n'est pas la raison qu'il ne leur coûte rien.
Et qu'au moins, à tout mettre en de justes balances,
Il faut qu'à frais communs se fassent les avances.
Clitandre
Tu penses donc, Marquis, être fort bien ici ?
Acaste
J'ai quelque lieu, Marquis, de le penser ainsi.
Clitandre
Crois−moi, détache−toi de cette erreur extrême ;
Tu te flattes, mon cher, et t'aveugles toi−même.
Acaste
Il est vrai, je me flatte et m'aveugle en effet.
Clitandre
Mais qui te fait juger ton bonheur si parfait ?
Acaste
Je me flatte.
Clitandre
Sur quoi fonder tes conjectures ?
Acaste
Je m'aveugle.
Clitandre
En as−tu des preuves qui soient sûres ?
Acaste
Je m'abuse, te dis−je.
Clitandre
Est−ce que de ses voeux
Célimène t'a fait quelques secrets aveux ?
Acaste
Non, je suis maltraité.
Clitandre
Réponds−moi, je te prie.

Scène I

1035

Oeuvres complètes . 1
Acaste
Je n'ai que des rebuts.
Clitandre
Laissons la raillerie,
Et me dis quel espoir on peut t'avoir donné.
Acaste
Je suis le misérable, et toi le fortuné :
On a pour ma personne une aversion grande,
Et quelqu'un de ces jours il faut que je me pende.
Clitandre
O çà, veux−tu, Marquis, pour ajuster nos voeux,
Que nous tombions d'accord d'une chose tous deux ?
Que qui pourra montrer une marque certaine
D'avoir meilleure part au coeur de Célimène,
L'autre ici fera place au vainqueur prétendu,
Et le délivrera d'un rival assidu ?
Acaste
Ah ! parbleu ! tu me plais avec un tel langage,
Et du bon de mon coeur à cela je m'engage.
Mais, chut !

Scène I

1036

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Célimène, Acaste, Clitandre

Célimène
Encore ici ?
Clitandre
L'amour retient nos pas.
Célimène
Je viens d'ouïr entrer un carrosse là−bas :
Savez−vous qui c'est ?
Clitandre
Non.

Scène II

1037

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Basque. Célimène, Acaste, Clitandre

Basque
Arsinoé, Madame,
Monte ici pour vous voir.
Célimène
Que me veut cette femme ?
Basque
Éliante là−bas, est à l'entretenir.
Célimène
De quoi s'avise−t−elle et qui la fait venir ?
Acaste
Pour prude consommée en tous lieux elle passe,
Et l'ardeur de son zèle...
Célimène
Oui, oui, franche grimace :
Dans l'âme elle est du monde, et ses soins tentent tout
Pour accrocher quelqu'un, sans en venir à bout.
Elle ne sauroit voir qu'avec un oeil d'envie
Les amants déclarés dont une autre est suivie ;
Et son triste mérite, abandonné de tous,
Contre le siècle aveugle est toujours en courroux.
Elle tâche à couvrir d'un faux voile de prude
Ce que chez elle on voit d'affreuse solitude ;
Et pour sauver l'honneur de ses foibles appas,
Elle attache du crime au pouvoir qu'ils n'ont pas.
Cependant un amant plairoit fort à la dame,
Et même pour Alceste elle a tendresse d'âme.
Ce qu'il me rend de soins outrage ses attraits,
Elle veut que ce soit un vol que je lui fais ;
Et son jaloux dépit, qu'avec peine elle cache,
En tous endroits, sous main, contre moi se détache.
Enfin je n'ai rien vu de si sot à mon gré,
Elle est impertinente au suprême degré,
Et...

Scène III

1038

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Arsinoé, Célimène

Célimène
Ah ! quel heureux sort en ce lieu vous amène ?
Madame, sans mentir, j'étois de vous en peine.
Arsinoé
Je viens pour quelque avis que j'ai cru vous devoir.
Célimène.
Ah ! mon Dieu ! que je suis, contente de vous voir !
Arsinoé,
Leur départ ne pouvoit plus à propos se faire
Célimène
Voulons−nous nous asseoir ?
Arsinoé
Il n'est pas nécessaire,
Madame. L'amitié doit surtout éclater
Aux choses qui le plus nous peuvent importer ;
Et comme il n'en est point de plus grande importance
Que celles de l'honneur et de la bienséance,
Je viens, par un avis qui touche votre honneur,
Témoigner l'amitié que pour vous a mon coeur.
Hier j'étois chez des gens de vertu singulière,
Où sur vous du discours on tourna la matière ;
Et là, votre conduite, avec ses grands éclats,
Madame, eut le malheur qu'on ne la loua pas.
Cette foule de gens dont vous souffrez visite,
Votre galanterie ; et les bruits qu'elle excite
Trouvèrent des censeurs plus qu'il n'auroit fallu,
Et bien plus rigoureux que je n'eusse voulu.
Vous pouvez bien penser quel parti je sus prendre :
Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre,
Je vous excusai fort sur votre intention,
Et voulus de votre âme être la caution.
Mais vous savez qu'il est des choses dans la vie
Qu'on ne peut excuser, quoiqu'on en ait envie ;
Et je me vis contrainte à demeurer d'accord
Que l'air dont vous viviez vous faisoit un peu tort,
Qu'il prenoit dans le monde une méchante face,
Qu'il n'est conte fâcheux que partout on n'en fasse,
Et que, si vous vouliez, tous vos déportements
Pourroient moins donner prise aux mauvais jugements.
Non que j'y croie, au fond, l'honnêteté blessée :
Me préserve le Ciel d'en avoir la pensée !
Scène IV

1039

Oeuvres complètes . 1
Mais aux ombres du crime on prête aisément foi,
Et ce n'est pas assez de bien vivre pour soi.
Madame, je vous crois l'âme trop raisonnable,
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour l'attribuer qu'aux mouvements secrets
D'un zèle qui m'attache à tous vos intérêts.
Célimène
Madame, j'ai beaucoup de grâces à vous rendre :
Un tel avis m'oblige, et loin de le mal prendre,
J'en prétends reconnoître, à l'instant, la faveur,
Pour un avis aussi qui touche votre honneur ;
Et comme je vous vois vous montrer mon amie
En m'apprenant les bruits que de moi l'on publie,
Je veux suivre, à mon tour, un exemple si doux,
En vous avertissant de ce qu'on dit de vous.
En un lieu, l'autre jour ; où je faisois visite,
Je trouvai quelques gens d'un très−rare mérite,
Qui, parlant des vrais soins d'une âme qui vit bien,
Firent tomber sur vous, Madame, l'entretien.
Là, votre pruderie et vos éclats de zèle
Ne furent pas cités comme un fort bon modèle :
Cette affectation d'un grave extérieur,
Vos discours éternels de sagesse et d'honneur,
Vos mines et vos cris aux ombres d'indécence
Que d'un mot ambigu peut avoir l'innocence,
Cette hauteur d'estime où vous êtes de vous,
Et ces yeux de pitié que vous jetez sur tous,
Vos fréquentes leçons, et vos aigres censures
Sur des choses qui sont innocentes et pures,
Tout cela, si je puis vous parler franchement,
Madame, fut blâmé d'un commun sentiment.
A quoi bon, disoient−ils, cette mine modeste,
Et ce sage dehors que dément tout le reste ?
Elle est à bien prier exacte au dernier point ;
Mais elle bat ses gens, et ne les paye point.
Dans tous les lieux dévots elle étale un grand zèle :
Mais elle met du blanc et veut paroître belle.
Elle fait des tableaux couvrir les nudités ;
Mais elle a de l'amour pour les réalités.
Pour moi, contre chacun je pris votre défense,
Et leur assurai fort que c'étoit médisance ;
Mais tous les sentiments combattirent le mien ;
Et leur conclusion fut que vous feriez bien
De prendre moins de soin des actions des autres,
Et de vous mettre un peu plus en peine des vôtres ;
Qu'on doit se regarder soi−même un fort long temps,
Avant que de songer à condamner les gens ;
Qu'il faut mettre le poids d'une vie exemplaire
Dans les corrections qu'aux autres on veut faire ;
Et qu'encor vaut−il mieux s'en remettre, au besoin,
Scène IV

1040

Oeuvres complètes . 1
A ceux à qui le Ciel en a commis le soin.
Madame, je vous crois aussi trop raisonnable,
Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
Et pour l'attribuer qu'aux mouvements secrets
D'un zèle qui m'attache à tous vos intérêts.
Arsinoé,
A quoi qu'en reprenant on soit assujettie,
Je ne m'attendois pas à cette repartie,
Madame, et je vois bien, par ce qu'elle a d'aigreur,
Que mon sincère avis vous a blessée au coeur.
Célimène
Au contraire, Madame ; et si l'on étoit sage,
Ces avis mutuels seroient mis en usage :
On détruiroit par là, traitant de bonne foi,
Ce grand aveuglement où chacun est pour soi.
Il ne tiendra qu'à vous qu'avec le même zèle
Nous ne continuions cet office fidèle,
Et ne prenions grand soin de nous dire, entre nous,
Ce que nous entendrons, vous de moi, moi de vous.
Arsinoé
Ah ! Madame, de vous je ne puis rien entendre :
C'est en moi que l'on peut trouver fort à reprendre.
Célimène
Madame, on peut, je crois, louer et blâmer tout,
Et chacun a raison suivant l'âge et le goût.
Il est une saison pour la galanterie ;
Il en est une aussi propre à la pruderie.
On peut, par politique, en prendre le parti,
Quand de nos jeunes ans l'éclat est amorti :
Cela sert à couvrir de fâcheuses disgrâces.
Je ne dis pas qu'un jour je ne suive vos traces :
L'âge amènera tout, et ce n'est pas le temps,
Madame, comme on sait, d'être prude à vingt ans
Arsinoé
Certes, vous vous targuez d'un bien foible avantage,
Et vous faites sonner terriblement votre âge.
Ce que de plus que vous on en pourroit avoir
N'est pas un si grand cas pour s'en tant prévaloir ;
Et je ne sais pourquoi votre âme ainsi s'emporte,
Madame, à me pousser de cette étrange sorte.
Célimène
Et moi, je ne sais pas, Madame, aussi pourquoi
On vous voit, en tous lieux, vous déchaîner sur moi.
Faut−il de vos chagrins, sans cesse, à moi vous prendre ?
Et puis−je mais des soins qu'on ne va pas vous rendre ?
Si ma personne aux gens inspire de l'amour,
Scène IV

1041

Oeuvres complètes . 1
Et si l'on continue à m'offrir chaque jour
Des voeux que votre coeur peut souhaiter qu'on m'ôte,
Je n'y saurois que faire, et ce n'est pas ma faute :
Vous avez le champ libre, et je n'empêche pas
Que pour les attirer vous n'ayez des appas.
Arsinoé
Hélas ! et croyez−vous que l'on se mette en peine
De ce nombre d'amants dont vous faites la vaine,
Et qu'il ne nous soit pas fort aisé de juger
A quel prix aujourd'hui l'on peut les engager ?
Pensez−vous faire croire, à voir comme tout roule,
Que votre seul mérite attire cette foule ?
Qu'ils ne brûlent pour vous que d'un honnête amour,
Et que pour vos vertus ils vous font tous la cour ?
On ne s'aveugle point par de vaines défaites,
Le monde n'est point dupe ; et j'en vois qui sont faites
A pouvoir inspirer de tendres sentiments,
Qui chez elles pourtant ne fixent point d'amants ;
Et de là nous pouvons tirer des conséquences,
Qu'on n'acquiert point les coeurs sans de grandes avances
Qu'aucun pour nos beaux yeux n'est notre soupirant,
Et qu'il faut acheter tous les soins qu'on nous rend.
Ne vous enflez donc point d'une si grande gloire
Pour les petits brillants d'une foible victoire ;
Et corrigez un peu l'orgueil de vos appas,
De traiter pour cela les gens de haut en bas.
Si nos yeux envioient les conquêtes des vôtres,
Je pense qu'on pourroit faire comme les autres,
Ne se point ménager, et vous faire bien voir
Que l'on a des amants quand on en veut avoir.
Célimène
Ayez−en donc, Madame, et voyons cette affaire :
Par ce rare secret efforcez−vous de plaire ;
Et sans...
Arsinoé
Brisons, Madame, un pareil entretien :
Il pousseroit trop loin votre esprit et le mien ;
Et j'aurois pris déjà le congé qu'il faut prendre,
Si mon carrosse encor ne m'obligeoit d'attendre.
Célimène
Autant qu'il vous plaira vous pouvez arrêter.
Madame, et là−dessus rien ne doit vous hâter ;
Mais, sans vous fatiguer de ma cérémonie,
Je m'en vais vous donner meilleure compagnie ;
Et Monsieur, qu'à propos le hasard fait venir,
Remplira mieux ma place à vous entretenir.
Alceste, il faut que j'aille écrire un mot de lettre,
Scène IV

1042

Oeuvres complètes . 1
Que, sans me faire tort, je ne saurois remettre.
Soyez avec Madame : elle aura la bonté
D'excuser aisément mon incivilité.

Scène IV

1043

Oeuvres complètes . 1
Scène V

Alceste, Arsinoé

Arsinoé
Vous voyez, elle veut que je vous entretienne,
Attendant un moment que mon carrosse vienne ;
Et jamais tous ses soins ne pouvoient m'offrir rien
Qui me fût plus charmant qu'un pareil entretien.
En vérité, les gens d'un mérite sublime
Entraînent de chacun et l'amour et l'estime ;
Et le vôtre, sans doute, a des charmes secrets
Qui font entrer mon coeur dans tous vos intérêts.
Je voudrois que la cour, par un regard propice,
A ce que vous valez rendît plus de justice :
Vous avez à vous plaindre, et je suis en courroux,
Quand je vois chaque jour qu'on ne fait rien pour vous.
Alceste
Moi, Madame ! Et sur quoi pourrois−je en rien prétendre ?
Quel service à l'Etat est−ce qu'on m'a vu rendre ?
Qu'ai−je fait, s'il vous plaît, de si brillant de soi,
Pour me plaindre à la cour qu'on ne fait rien pour moi ?
Arsinoé
Tous ceux sur qui la cour jette des yeux propices
N'ont a toujours rendu de ces fameux services.
Il faut l'occasion, ainsi que le pouvoir ;
Et le mérite enfin que vous nous faites voir
Devroit...
Alceste
Mon Dieu ! laissons mon mérite, de grâce ;
De quoi voulez−vous là que la cour s'embarrasse ?
Elle auroit fort à faire, et ses soins seroient grands
D'avoir à déterrer le mérite des gens.
Arsinoé
Un mérite éclatant se déterre lui−même ;
Du vôtre, en bien des lieux, on fait un cas extrême ;
Et vous saurez de moi qu'en deux fort bons endroits
Vous fûtes hier loué par des gens d'un grand poids.
Alceste
Eh ! Madame, l'on loue aujourd'hui tout le monde,
Et le siècle par là n'a rien qu'on ne confonde :
Tout est d'un grand mérite également doué,
Ce n'est plus un honneur que de se voir loué ;
Scène V

1044

Oeuvres complètes . 1
D'éloges on regorge, à la tête on les jette,
Et mon valet de chambre est mis dans la Gazette.
Arsinoé
Pour moi, je voudrois bien que, pour vous montrer mieux,
Une charge à la cour vous pût frapper les yeux.
Pour peu que d'y songer vous nous fassiez les mines,
On peut pour vous servir remuer des machines,
Et j'ai des gens en main que j'emploierai pour vous,
Qui vous feront à tout un chemin assez doux.
Alceste
Et que voudriez−vous, Madame, que j'y fisse ?
L'humeur dont je me sens veut que je m'en bannisse.
Le Ciel ne m'a point fait, en me donnant le jour,
Une âme compatible avec l'air de la cour ;
Je ne me trouve point les vertus nécessaires
Pour y bien réussir et faire mes affaires.
Etre franc et sincère est mon plus grand talent ;
Je ne sais point jouer les hommes en parlant ;
Et qui n'a pas le don de cacher ce qu'il pense
Doit faire en ce pays fort peu de résidence.
Hors de la cour, sans doute, on n'a pas cet appui,
Et ces titres d'honneur qu'elle donne aujourd'hui ;
Mais on n'a pas aussi, perdant ces avantages,
Le chagrin de jouer de fort sots personnages :
On n'a point à souffrir mille rebuts cruels,
On n'a point à louer les vers de Messieurs tels,
A donner de l'encens à Madame une telle,
Et de nos francs marquis essuyer la cervelle
Arsinoé
Laissons, puisqu'il vous plaît, ce chapitre de cour ;
Mais il faut que mon coeur vous plaigne en votre amour,
Et pour vous découvrir là−dessus mes pensées,
Je souhaiterois fort vos ardeurs mieux placées.
Vous méritez, sans doute, un sort beaucoup plus doux,
Et celle qui vous charme est indigne de vous.
Alceste
Mais, disant cela, songez−vous, je vous prie,
Que cette personne est, Madame, votre amie ?
Arsinoé
Oui ; mais ma conscience est blessée en effet
De souffrir plus longtemps le tort que l'on vous fait ;
L'état où je vous vois afflige trop mon âme,
Et je vous donne avis qu'on trahit votre flamme.
Alceste
C'est me montrer, Madame, un tendre mouvement,
Scène V

1045

Oeuvres complètes . 1
Et de pareils avis obligent un amant !
Arsinoé
Oui, toute mon amie, elle est et je la nomme
Indigne d'asservir le coeur d'un galant homme ;
Et le sien n'a pour vous que de feintes douceurs.
Alceste
Cela se peut, Madame : on ne voit pas les coeurs ;
Mais votre charité se seroit bien passée
De jeter dans le mien une telle pensée.
Arsinoé
Si vous ne voulez pas être désabusé.
Il faut ne vous rien dire, il est assez aisé.
Alceste
Non ; mais sur ce sujet quoi que l'on nous expose,
Les doutes sont fâcheux plus que toute autre chose ;
Et je voudrois, pour moi, qu'on ne me fît savoir
Que ce qu'avec clarté l'on peut me faire voir.
Arsinoé
Hé bien ! C'est assez dit ; et sur cette matière
Vous allez recevoir une pleine lumière.
Oui, je veux que de tout vos yeux vous fassent foi :
Donnez−moi seulement la main jusque chez moi ;
Là je vous ferai voir une preuve fidèle
De l'infidélité du coeur de votre belle ;
Et si pour d'autres yeux le vôtre peut brûler,
On pourra vous offrir de quoi vous consoler.

Scène V

1046

Oeuvres complètes . 1
Acte IV

Acte IV

1047

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Eliante, Philinte

Philinte
Non, l'on n'a point vu d'âme à manier si dure,
Ni d'accommodement plus pénible à conclure :
En vain de tous côtés on l'a voulu tourner,
Hors de son sentiment on n'a pu l'entraîner ;
Et jamais différend si bizarre, je pense,
N'avoit de ces Messieurs occupé la prudence.
"Non, Messieurs, disoit−il, je ne me dédis point,
Et tomberai d'accord de tout, hors de ce point.
De quoi s'offense−t−il ? et que veut−il me dire ?
Y va−t−il de sa gloire a ne pas bien écrire ?
Que lui fait mon avis, qu'il a pris de travers ?
On peut être honnête homme et faire mal des vers :
Ce n'est point à l'honneur que touchent ces matières ;
Je le tiens galant homme en toutes les manières,
Homme de qualité, de mérite et de coeur,
Tout ce qu'il vous plaira, mais fort méchant auteur.
Je louerai, si l'on veut, son train et sa dépense,
Son adresse à cheval, aux armes, à la danse ;
Mais pour louer ses vers, je suis son serviteur ;
Et lorsque d'en mieux faire on n'a pas le bonheur,
On ne doit de rimer avoir aucune envie,
Qu'on n'y soit condamné sur peine de la vie."
Enfin toute la grâce et l'accommodement
Où s'est, avec effort ,plié son sentiment,
C'est de dire, croyant adoucir bien son style :
"Monsieur, je suis fâché d'être si difficile,
Et pour l'amour de vous, je voudrois, de bon coeur,
Avoir trouvé tantôt votre sonnet meilleur."
Et dans une embrassade, on leur a, pour conclure,
Fait vite envelopper toute la procédure.
Eliante
Dans ses façons d'agir, il est fort singulier ;
Mais j'en fais, je l'avoue ,un cas particulier,
Et la sincérité dont son âme se pique
A quelque chose, en soi, de noble et d'héroïque.
C'est une vertu rare au siècle d'aujourd'hui,
Et je la voudrois voir partout comme chez lui.
Philinte
Pour moi, plus je le vois, plus surtout je m'étonne
De cette passion où son coeur s'abandonne :
De l'humeur dont le Ciel a voulu le former,
Scène I

1048

Oeuvres complètes . 1
Je ne sais pas comment il s'avise d'aimer ;
Et je sais moins encor comment votre cousine
Peut être la personne où son penchant l'incline.
Eliante
Cela fait assez voir que l'amour, dans les coeurs,
N'est pas toujours produit par un rapport d'humeurs :
Et toutes ces raisons de douces sympathies
Dans cet exemple−ci se trouvent démenties.
Philinte
Mais croyez−vous qu'on l'aime, aux choses qu'on peut voir ?
Eliante
C'est un point qu'il n'est pas fort aisé de savoir.
Comment pouvoir juger s'il est vrai qu'elle l'aime ?
Son coeur de ce qu'il sent n'est pas bien sûr lui−même ;
Il aime quelquefois sans qu'il le sache bien,
Et croit aimer aussi parfois qu'il n'en est rien.
Philinte
Je crois que notre ami, près de cette cousine,
Trouvera des chagrins plus qu'il ne s'imagine ;
Et S'il avoit mon coeur, à dire vérité,
Il tourneroit ses voeux tout d'un autre côté,
Et par un choix plus juste, on le verroit, Madame,
Profiter des bontés que lui montre votre âme.
Eliante
Pour moi, je n'en fais point de façons, et je croi
Qu'on doit, sur de tels points, être de bonne foi :
Je ne m'oppose point à toute sa, tendresse ;
Au contraire, mon coeur pour elle s'intéresse ;
Et si c'étoit qu'à moi la chose pût tenir,
Moi−même à ce qu'il aime on me verroit l'unir.
Mais si dans un tel choix, comme tout se peut faire,
Son amour éprouvoit quelque destin contraire,
S'il falloit que d'un autre on couronnât les feux,
Je pourrois me résoudre à recevoir ses voeux ;
Et le refus souffert, en pareille occurrence,
Ne m'y feroit trouver aucune répugnance.
Philinte
Et moi, de mon côté, je ne m'oppose pas,
Madame, à ces bontés qu'ont pour lui vos appas ;
Et lui−même, s'il veut, il peut bien vous instruire
De ce que là−dessus j'ai pris soin de lui dire.
Mais si, par un hymen qui les joindroit eux deux,
Vous étiez hors d'état de recevoir ses voeux,
Tous les miens tenteroient la faveur éclatante
Qu'avec tant de bonté votre âme lui présente :
Scène I

1049

Oeuvres complètes . 1
Heureux si, quand son coeur s'y pourra dérober,
Elle pouvoit sur moi, Madame, retomber.
Eliante
Vous vous divertissez, Philinte.
Philinte
Non, Madame,
Et je vous parle ici du meilleur de mon âme,
J'attends l'occasion de m'offrir hautement,
Et de tous mes souhaits j'en presse le moment.

Scène I

1050

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Alceste, Eliante, Philinte

Alceste
Ah ! faites−moi raison, Madame, d'une offense
Qui vient de triompher de toute ma constance.
Eliante
Qu'est−ce donc ? Qu'avez−vous qui vous puisse émouvoir ?
Alceste
J'ai que sans mourir je ne puis concevoir ;
Et le déchaînement de toute la nature
Ne m'accableroit pas comme cette aventure.
C'en est fait... Mon amour... Je ne saurois parler.
Eliante
Que votre esprit un peu tâche à se rappeler.
Alceste
O juste Ciel ! faut−il qu'on joigne à tant de grâces
Les vices odieux des âmes les plus basses ?
Eliante
Mais encor qui vous peut... ?
Alceste
Ah ! tout est ruiné ;
Je suis, je suis trahi, je suis assassiné :
Célimène... Eût−on pu croire cette nouvelle ?
Célimène me trompe et n'est qu'une infidèle.
Eliante
Avez−vous, pour le croire, un juste fondement ?
Philinte
Peut−être est−ce un soupçon conçu légèrement,
Et votre esprit jaloux prend parfois des, chimères...
Alceste
Ah, morbleu ! mêlez−vous, Monsieur, de vos affaires.
C'est de sa trahison n'être que trop certain,
Que l'avoir, dans ma poche, écrite de sa main.
Oui, Madame, une lettre écrite pour Oronte
A produit à mes yeux ma disgrâce et sa honte :
Oronte, dont j'ai cru qu'elle fuyoit les soins,
Et que de mes rivaux je redoutois le moins.
Scène II

1051

Oeuvres complètes . 1

Philinte
Une lettre peut bien tromper par l'apparence,
Et n'est pas quelquefois si coupable qu'on pense.
Alceste
Monsieur, encore un coup, laissez−moi, s'il vous plaît,
Et ne prenez souci que de votre intérêt.
Eliante
Vous devez modérer vos transports, et l'outrage...
Alceste
Madame, c'est à vous qu'appartient cet ouvrage ;
C'est à vous que mon coeur a recours aujourd'hui
Pour pouvoir s'affranchir de son cuisant ennui.
Vengez−moi d'une ingrate et perfide parente,
Qui trahit lâchement une ardeur si constante ;
Vengez−moi de ce trait qui doit vous faire horreur.
Eliante
Moi, vous venger ! Comment ?
Alceste
En recevant mon coeur.
Acceptez−le, Madame, au lieu de l'infidèle :
C'est par là que je puis prendre vengeance d'elle ;
Et je la veux punir par les sincères voeux,
Par le profond amour, les soins respectueux,
Les devoirs empressés et l'assidu service
Dont ce coeur va vous faire un ardent sacrifice.
Eliante
Je compatis, sans doute, à ce que vous souffrez,
Et ne méprise point le coeur que vous m'offrez ;
Mais peut−être le mal n'est pas si grand qu'on pense,
Et vous pourrez quitter ce désir de vengeance.
Lorsque l'injure part d'un objet plein d'appas,
On fait force desseins qu'on n'exécute pas :
On a beau voir, pour rompre, une raison puissante,
Une coupable aimée est bientôt innocente ;
Tout le mal, qu'on lui veut se dissipe aisément,
Et l'on sait ce que c'est qu'un courroux d'un amant.
Alceste
Non, non, Madame, non : l'offense est trop mortelle,
Il n'est point de retour, et romps avec elle ;
Rien ne sauroit changer le dessein que j'en fais,
Et je me punirois de l'estimer jamais.
La voici. Mon courroux redouble à cette approche ;
Je vais de sa noirceur lui faire un vif reproche,
Scène II

1052

Oeuvres complètes . 1
Pleinement la confondre, et vous porter après
Un coeur tout dégagé de ses trompeurs attraits.

Scène II

1053

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Célimène, Alceste

Alceste
O Ciel ! de mes transports puis−je être ici le maître ?
Célimène
Ouais ! Quel est donc le trouble où je vous vois paraître ?
Et que me veulent dire et ces soupirs poussés,
Et ces sombres regards que sur moi vous lancez ?
Alceste
Que toutes les horreurs dont une âme est capable
A vos déloyautés n'ont rien de comparable ;
Que le sort, les démons, et le Ciel en courroux
N'ont jamais rien produit de si méchant que vous.
Célimène
Voilà certainement des douceurs que j'admire.
Alceste
Ah ! ne plaisantez point, il n'est pas temps de rire :
Rougissez bien plutôt, vous en avez raison ;
Et j'ai de sûrs témoins de votre trahison.
Voilà ce que marquoient les troubles de mon âme :
Ce n'étoit pas en vain que s'alarmoit ma flamme ;
Par ces fréquents soupçons, qu'on trouvoit odieux,
Je cherchois le malheur qu'ont rencontré mes yeux ;
Et malgré tous vos soins et votre adresse à feindre,
Mon astre me disoit ce que j'avois à craindre.
Mais ne présumez pas que, sans être vengé,
Je souffre le dépit de me voir outragé.
Je sais que sur les voeux on n'a point de puissance,
Que l'amour veut partout naître sans dépendance,
Que jamais par la force on n'entra dans un coeur,
Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur.
Aussi ne trouverois−je aucun sujet de plainte,
Si pour moi votre bouche avoit parlé sans feinte ;
Et, rejetant mes voeux dès le premier abord,
Mon coeur n'auroit eu droit de s'en prendre qu'au sort.
Mais d'un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
C'est une trahison, c'est une perfidie,
Qui ne sauroit trouver de trop grands châtiments,
Et je puis tout permettre à mes ressentiments.
Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage ;
Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage :
Percé du coup mortel dont, vous m'assassinez,
Scène III

1054

Oeuvres complètes . 1
Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés,
Je cède aux mouvements d'une juste colère,
Et je ne réponds pas de ce que je puis faire.
Célimène
D'où vient donc, je vous prie, un tel emportement ?
Avez−vous, dites−moi, perdu le jugement ?
Alceste
Oui, oui, je l'ai perdu, lorsque dans votre vue
J'ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue,
Et que j'ai cru trouver quelque sincérité
Dans les traîtres appas dont je fus enchanté.
Célimène
De quelle trahison pouvez−vous donc vous plaindre ?
Alceste
Ah ! que ce coeur est double et sait bien l'art de feindre !
Mais pour le mettre à bout, j'ai des moyens tous prêts ;
Jetez ici les yeux, et connoissez vos traits ;
Ce billet, découvert suffit pour vous, confondre,
Et contre, ce témoin, on n a rien, à répondre.
Célimène
Voilà donc le sujet qui vous ; trouble l'esprit ?
Alceste
Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit ?
Célimène
Et par quelle raison faut−il que j'en rougisse ?
Alceste
Quoi ? vous joignez ici l'audace à l'artifice ?
Le désavouerez−vous, pour n'avoir point de seing ?
Célimène
Pourquoi désavouer un billet de ma main ?
Alceste
Et vous pouvez le voir sans demeurer confuse
Du crime dont vers moi son style vous accuse ?
Célimène
Vous êtes, sans mentir, un, grand extravagant.
Alceste
Quoi ? vous bravez ainsi ce témoin convaincant ?
Et ce qu'il m'a fait voir de douceur pour Oronte
N'a donc rien qui m'outrage, et qui vous fasse honte ?
Scène III

1055

Oeuvres complètes . 1

Célimène
Oronte ! Qui vous dit que la lettre est pour lui ?
Alceste
Les gens qui dans mes mains l'ont remise aujourd'hui.
Mais je veux consentir qu'elle soit pour un autre :
Mon coeur en a−t−il moins à se plaindre du vôtre ?
En serez−vous vers moi moins coupable en effet ?
Célimène
Mais si c'est une femme à qui va ce billet,
En quoi vous blesse−t−il ? et qu'a−t−il de coupable ?
Alceste
Ah ! le détour est bon, et l'excuse admirable.
Je ne m'attendois pas, je l'avoue, à ce trait,
Et me voilà, par là, convaincu tout à fait.
Osez−vous recourir à ces ruses grossières ?
Et croyez−vous les gens si privés de lumières ?
Voyons, voyons un peu par quel biais, de quel air,
Vous voulez soutenir un mensonge si clair,
Et comment vous pourrez tourner pour une femme
Tous les mots d'un billet qui montre tant de flamme ?
Ajustez, pour couvrir un manquement de foi,
Ce que je m'en vais lire...
Célimène
Il ne me plaît pas ; moi.
Je vous trouve plaisant d'user d'un tel empire,
Et de me dire au nez ce que vous m'osez dire.
Alceste
Non, non : sans s'emporter, prenez un peu souci
De me justifier les termes que voici.
Célimène
Non, je n'en veux rien faire ; et dans cette occurrence,
Tout ce que vous croirez m'est de peu d'importance.
Alceste
De grâce, montrez−moi, je serai satisfait,
Qu'on peut pour une femme expliquer ce billet.
Célimène
Non, il est pour Oronte, et je veux qu'on le croie ;
Je reçois tous ses soins avec beaucoup de joie ;
J'admire ce qu'il dit ; j'estime ce qu'il est,
Et je tombe d'accord de tout ce qu'il vous plaît.
Faites, prenez parti, que rien ne vous arrête,
Et ne me rompez pas davantage la tête.
Scène III

1056

Oeuvres complètes . 1

Alceste
Ciel ! rien de plus cruel peut−il être inventé ?
Et jamais coeur fut−il de la sorte traité ?
Quoi ? d'un juste courroux je suis ému contre elle,
C'est moi qui me viens plaindre, et c'est moi qu'on querelle !
On pousse ma douleur et mes soupçons à bout,
On me laisse tout croire, on fait gloire de tout ;
Et cependant mon coeur est encore assez lâche
Pour ne pouvoir briser la chaîne qui l'attache,
Et pour ne pas s'armer d'un généreux mépris
Contre l'ingrat objet dont il est trop épris !
Ah ! que vous savez bien ici, contre moi−même,
Perfide, vous servir de ma foiblesse extrême,
Et ménager pour vous l'excès prodigieux
De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !
Défendez−vous au moins d'un crime qui m'accable,
Et cessez d'affecter d'être envers moi coupable ;
Rendez−moi, s'il se peut, ce billet innocent :
A vous prêter les mains ma tendresse consent ;
Efforcez−vous ici de paroître fidèle,
Et je m'efforcerai, moi, de vous croire telle.
Célimène
Allez, vous êtes fou, dans vos transports jaloux,
Et ne méritez pas l'amour qu'on a pour vous.
Je voudrois bien savoir qui pourroit me contraindre
A descendre pour vous aux bassesses de feindre,
Et Pourquoi, si mon coeur penchoit d'autre côté,
Je ne le dirois pas avec sincérité.
Quoi ? de mes sentiments l'obligeante assurance
Contre tous vos soupçons ne prend pas ma défense ?
Auprès d'un tel garant, sont−ils, de quelque poids ?
N'est−ce pas m'outrager que d'écouter leur voix ?
Et puisque notre coeur fait un effort extrême
Lorsqu'il peut se résoudre à confesser qu'il aime,
Puisque l'honneur du sexe, ennemi de nos feux,
S'oppose fortement à de pareils aveux,
L'amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle
Doit−il impunément douter de cet oracle ?
Et n'est−il pas coupable en ne s'assurant pas
A ce qu'on ne dit point qu'après de grands combats ?
Allez, de tels soupçons méritent ma colère,
Et vous ne valez pas que l'on vous considère ;
Je suis sotte, et veux mal à ma simplicité
De conserver encor pour vous quelque bonté ;
Je devrois autre part attacher mon estime,
Et vous faire un sujet de plainte légitime.
Alceste
Ah ! traîtresse, mon foible est étrange pour vous !
Scène III

1057

Oeuvres complètes . 1
Vous me trompez sans doute avec des mots si doux ;
Mais il n'importe, il faut suivre ma destinée :
A votre foi mon âme est toute abandonnée ;
Je veux voir, jusqu'au bout, quel sera votre coeur,
Et si de me trahir il aura la noirceur.
Célimène
Non, vous ne m'aimez point comme il faut que l'on aime.
Alceste
Ah ! rien n'est comparable à mon amour extrême ;
Et dans l'ardeur qu'il a de se montrer à tous,
Il va jusqu'à former des souhaits contre vous.
Oui, je voudrois qu'aucun ne vous trouvât aimable,
Que vous fussiez réduite en un sort misérable,
Que le Ciel, en naissant, ne vous eût donné rien,
Que vous n'eussiez ni rang, ni naissance, ni bien,
Afin que de mon coeur l'éclatant sacrifice
Vous pût d'un pareil sort réparer l'injustice,
Et que j'eusse la joie et la gloire, en ce jour,
De vous voir tenir tout des mains de mon amour.
Célimène
C'est me vouloir du bien d'une étrange manière !
Me préserve le Ciel que vous ayez matière... !
Voici Monsieur Du Bois, plaisamment figuré.

Scène III

1058

Oeuvres complètes . 1
Scène IV

Du Bois, Célimène, Alceste

Alceste
Que veut cet équipage, et cet air effaré ?
Qu'as−tu ?
Du Bois
Monsieur...
Alceste
Hé bien !
Du Bois
Voici bien des mystères.
Alceste
Qu'est−ce ?
Du Bois
Nous sommes mal, Monsieur, dans nos affaires.
Alceste
Quoi ?
Du Bois
Parlerai−je haut !
Alceste
Oui, parle, et promptement.
Du Bois
N'est−il point là quelqu'un... ?
Alceste
Ah ! que d'amusement !
Veux−tu parler ?
Du Bois
Monsieur, il faut faire retraite.
Alceste
Comment ?
Du Bois
Il faut d'ici déloger sans trompette.

Scène IV

1059

Oeuvres complètes . 1
Alceste
Et pourquoi ?
Du Bois
Je vous dis qu'il faut quitter ce lieu.
Alceste
La cause ?
Du Bois
Il faut partir, Monsieur, sans dire adieu.
Alceste
Mais par quelle raison me tiens−tu ce langage ?
Du Bois
Par la raison, Monsieur, qu'il faut plier bagage.
Alceste
Ah ! je te casserai la tête assurément,
Si tu ne veux, maraud, t'expliquer autrement.
Du Bois
Monsieur, un homme noir et d'habit et de mine
Est venu nous laisser, jusque dans la cuisine,
Un papier griffonné d'une telle façon,
Qu'il faudroit, pour le lire, être pis que démon.
C'est de votre procès, je n'en fais aucun doute ;
Mais le diable, je crois, n'y verroit goutte.
Alceste
Hé bien ? quoi ? ce papier, qu'a−t−il à démêler,
Traître, avec le départ dont tu viens me parler ?
Du Bois
C'est pour vous dire ici, Monsieur, qu'une heure ensuite,
Un homme qui souvent vous vient rendre visite
Est venu vous chercher avec empressement,
Et ne vous trouvant pas, m'a chargé doucement,
Sachant que je vous sers avec beaucoup de zèle,
De vous dire... Attendez, comme est−ce qu'il s'appelle ?
Alceste
Laisse là son nom, traître, et dis ce qu'il t'a dit.
Du Bois
C'est un de vos amis enfin, cela suffit.
Il m'a dit que d'ici votre péril vous chasse,
Et que d'être arrêté le sort vous y menace.
Alceste
Scène IV

1060

Oeuvres complètes . 1
Mais quoi ? n'a−t−il voulu te rien spécifier ?
Du Bois
Non : il m'a demandé de l'encre et du papier,
Et vous a fait un mot, où vous pourrez, je pense,
Du fond de ce mystère avoir la connoissance.
Alceste
Donne−le donc.
Célimène
Que peut envelopper ceci ?
Alceste
Je ne sais ; mais j'aspire à m'en voir éclairci.
Auras−tu bientôt fait, impertinent au diable.
Du Bois, après l'avoir longtemps cherché.
Ma foi ! je l'ai, Monsieur, laissé sur votre table.
Alceste
Je ne sais qui me tient...
Célimène
Ne vous emportez pas,
Et courez démêler un pareil embarras.
Alceste
Il semble que le sort, quelque soin que je prenne,
Ait juré d'empêcher que je vous entretienne ;
Mais pour en triompher, souffrez à mon amour
De vous revoir, Madame, avant la fin du jour.

Scène IV

1061

Oeuvres complètes . 1
Acte V

Acte V

1062

Oeuvres complètes . 1
Scène I

Alceste, Philinte

Alceste
La résolution est prise, vous dis−je.
Philinte
Mais, quel que soit ce coup, faut−il qu'il vous oblige... ?
Alceste
Non : vous avez beau faire et beau me raisonner,
Rien de ce que je dis ne me petit détourner :
Trop de perversité règne au siècle où nous sommes,
Et je veux me tirer du commerce des hommes.
Quoi ? contre ma partie on voit tout à la fois
L'honneur, la probité, la pudeur, et les lois ;
On publie en tous lieux l'équité de ma cause ;
Sur la foi de mon droit mon âme se repose :
Cependant je me vois trompé par le succès ;
J'ai pour moi la justice, et je perds mon procès !
Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire,
Est sorti triomphant d'une fausseté noire !
Toute la bonne foi cède à sa trahison !
Il trouve, en m'égorgeant, moyen d'avoir raison !
Le poids de sa grimace, où brille l'artifice,
Renverse le bon droit, et tourne la justice !
Il fait par un arrêt couronner son forfait !
Et non content encor du tort que l'on me fait,
Il court parmi le monde un livre abominable,
Et de qui la lecture est même condamnable,
Un livre à mériter la dernière rigueur,
Dont le fourbe a le front de me faire l'auteur !
Et là−dessus, on voit Oronte qui murmure,
Et tâche méchamment d'appuyer l'imposture !
Lui, qui d'un honnête homme à la cour tient le rang,
A qui je n'ai rien fait qu'être sincère et franc,
Qui me vient, malgré moi, d'une ardeur empressée,
Sur des vers qu'il a faits demander ma pensée ;
Et parce que j'en use avec honnêteté,
Et ne le veux trahir, lui ni la vérité,
Il aide à m'accabler d'un crime imaginaire !
Le voilà devenu mon plus grand adversaire !
Et jamais de son coeur je n'aurai de pardon,
Pour n'avoir pas trouvé que son sonnet fût bon !
Et les hommes, morbleu ! sont faits de cette sorte !
C'est à ces actions que la gloire les porte !
Voilà la bonne foi, le zèle vertueux,
Scène I

1063

Oeuvres complètes . 1
La justice et l'honneur que l'on trouve chez eux !
Allons, c'est trop souffrir les chagrins qu'on nous forge :
Tirons−nous de ce bois et de ce coupe−gorge.
Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
Traîtres, vous ne m'aurez de ma vie avec vous.
Philinte
Je trouve un peu bien prompt le dessein où vous êtes,
Et tout le mal n'est pas si grand que vous le faites :
Ce que votre partie ose vous imputer
N'a point eu le crédit de vous faire arrêter ;
On voit son faux rapport lui−même se détruire,
Et c'est une action qui pourroit bien lui nuire.
Alceste
Lui ? De semblables tours il ne craint point l'éclat,
Il a permission d'être franc scélérat ;
Et loin qu'à son crédit nuise cette aventure,
On l'en verra demain en meilleure posture.
Philinte
Enfin il est constant qu'on n'a point trop donné
Au bruit que contre vous sa malice a tourné :
De ce côté déjà vous n'avez rien à craindre ;
Et pour votre procès, dont vous pouvez vous plaindre,
Il vous est en justice aisé d'y revenir,
Et contre cet arrêt...
Alceste
Non : je veux m'y tenir.
Quelque sensible tort qu'un tel arrêt me fasse,
Je me garderai bien de vouloir qu'on le casse :
On y voit trop à plein le bon droit maltraité,
Et je veux qu'il demeure à la postérité
Comme une marque insigne, un fameux témoignage
De la méchanceté des hommes de notre âge.
Ce sont vingt mille francs qu'il m'en pourra coûter ;
Mais, pour vingt mille francs, j'aurai droit de pester
Contre l'iniquité de la nature humaine,
Et de nourrir pour elle une immortelle haine.
Philinte
Mais enfin...
Alceste
Mais enfin, vos soins sont superflus :
Que pouvez−vous, Monsieur, me dire là−dessus ?
Aurez−vous bien le front de me vouloir en face
Excuser les horreurs de tout ce qui se passe ?
Philinte
Scène I

1064

Oeuvres complètes . 1
Non, je tombe d'accord de tout ce qu'il vous plaît :
Tout marche par cabale et par pur intérêt ;
Ce n'est plus que la ruse aujourd'hui qui l'emporte,
Et les hommes devroient être faits d'autre sorte.
Mais est−ce une raison que leur peu d'équité
Pour vouloir se tirer de leur société ?
Tous ces défauts humains nous donnent dans la vie
Des moyens d'exercer notre philosophie :
C'est le plus bel emploi que trouve la vertu ;
Et si de probité tout étoit revêtu,
Si tous les coeurs étoient francs, justes et dociles,
La plupart des vertus nous seroient inutiles,
Puisqu'on en met l'usage à pouvoir sans ennui
Supporter, dans nos droits, l'injustice d'autrui ;
Et de même qu'un coeur d'une vertu profonde...
Alceste
Je sais que vous parlez, Monsieur, le mieux du monde ;
En beaux raisonnements vous abondez toujours ;
Mais vous perdez le temps et tous vos beaux discours.
La raison, pour mon bien, veut que je me retire :
Je n'ai point sur ma langue un assez grand empire ;
De ce que je dirois je ne répondrois pas,
Et je me jetterois cent choses sur les bras.
Laissez−moi, sans dispute, attendre Célimène :
Il faut qu'elle consente au dessein qui m'amène ;
Je vais voir si son cur a de l'amour pour moi,
Et c'est ce moment−ci qui doit m'en faire foi.
Philinte
Montons chez Eliante, attendant sa venue.
Alceste
Non : de trop de souci je me sens l'âme émue.
Allez−vous−en la voir, et me laissez enfin
Dans ce petit coin sombre, avec mon noir chagrin.
Philinte
C'est une compagnie étrange pour attendre,
Et je vais obliger Eliante à descendre.

Scène I

1065

Oeuvres complètes . 1
Scène II

Oronte, Célimène, Alceste

Oronte
Oui, c'est à vous de voir si par des noeuds si doux,
Madame, vous voulez m'attacher tout à vous.
Il me faut de votre âme une pleine assurance :
Un amant là−dessus n'aime point qu'on balance.
Si l'ardeur de mes feux a pu vous émouvoir,
Vous ne devez point feindre à me le faire voir ;
Et la preuve, après tout, que je vous en demande,
C'est de ne plus souffrir qu'Alceste vous prétende,
De le sacrifier, Madame, à mon amour,
Et de chez vous enfin le bannir dès ce jour.
Célimène
Mais quel sujet si grand contre lui vous irrite,
Vous à qui j'ai tant vu parler de son mérite ?
Oronte
Madame, il ne faut point ces éclaircissements ;
Il s'agit de savoir quels sont vos sentiments.
Choisissez, s'il vous plaît, de garder l'un ou l'autre :
Ma résolution n'attend rien que la vôtre.
Alceste, sortant du coin où il s'étoit retiré.
Oui, Monsieur a raison : Madame, il faut choisir,
Et sa demande ici s'accorde à mon desir.
Pareille ardeur me presse, et même soin m'amène ;
Mon amour veut du vôtre une marque certaine,
Les choses ne sont plus pour traîner en longueur,
Et voici le moment d'expliquer votre coeur.
Oronte
Je ne veux point, Monsieur, d'une flamme importune
Troubler aucunement votre bonne fortune.
Alceste
Je ne veux point, Monsieur, jaloux ou non jaloux,
Partager de son coeur rien du tout avec vous.
Oronte
Si votre amour au mien lui semble préférable...
Alceste
Si du moindre penchant elle est pour vous capable...

Scène II

1066

Oeuvres complètes . 1
Oronte
Je jure de n'y rien prétendre désormais.
Alceste
Je jure hautement de ne la voir jamais.
Oronte
Madame, c'est à vous de parler sans contrainte.
Alceste
Madame, vous pouvez vous expliquer sans crainte.
Oronte
Vous n'avez qu'à nous dire où s'attachent vos voeux.
Alceste
Vous n'avez qu'à trancher, et choisir de nous deux.
Oronte
Quoi ? sur un pareil choix vous semblez être en peine !
Alceste
Quoi ? votre âme balance et paroît incertaine !
Célimène
Mon Dieu ! que cette instance est là hors de saison,
Et que vous témoignez, tous deux, peu de raison !
Je sais prendre parti sur cette préférence,
Et ce n'est pas mon coeur maintenant qui balance :
Il n'est point suspendu, sans doute, entre vous deux,
Et rien n'est si tôt fait que le choix de nos voeux.
Mais je souffre, à vrai dire, une gêne trop forte
A prononcer en face un aveu de la sorte :
Je trouve que ces mots qui sont désobligeants
Ne se doivent point dire en présence des gens ;
Qu'un coeur de son penchant donne assez de lumière,
Sans qu'on nous fasse aller jusqu'à rompre en visière ;
Et qu'il suffit enfin que de plus doux témoins
Instruisent un amant du malheur de ses soins.
Oronte
Non, non, un franc aveu n'a rien que j'appréhende :
J'y consens pour ma part.
Alceste
Et moi, je le demande :
C'est son éclat surtout qu'ici j'ose exiger,
Et je ne prétends point vous voir rien ménager.
Conserver tout le monde est votre grande étude ;
Mais plus d'amusement, et plus d'incertitude :
Il faut vous expliquer nettement là−dessus,
Scène II

1067

Oeuvres complètes . 1
Ou bien pour un arrêt je prends votre refus ;
Je saurai, de ma part, expliquer ce silence,
Et me tiendrai pour dit tout le mal que j'en pense.
Oronte
Je vous sais fort bon gré, Monsieur, de ce courroux,
Et je lui dis ici même chose que vous.
Célimène
Que vous me fatiguez avec un tel caprice !
Ce que vous demandez a−t−il de la justice ?
Et ne vous dis−je pas quel motif me retient ?
J'en vais prendre pour juge Eliante qui vient.

Scène II

1068

Oeuvres complètes . 1
Scène III

Eliante, Philinte, Célimène, Oronte, Alceste

Célimène.
Je me vois, ma cousine, ici persécutée
Par des gens dont l'humeur y paroît concertée.
Ils veulent l'un et l'autre, avec même chaleur,
Que je prononce entre eux le choix que fait mon coeur,
Et que, par un arrêt qu'en face il me faut rendre,
Je défende à l'un d'eux tous les soins qu'il peut prendre.
Dites−moi si jamais cela se fait ainsi.
Eliante
N'allez point là−dessus me consulter ici :
Peut−être y pourriez−vous être mal adressée,
Et je suis pour les gens qui disent leur pensée.
Oronte
Madame, c'est en vain que vous vous défendez.
Alceste
Tous vos détours ici seront mal secondés.
Oronte
Il faut, il faut parler, et lâcher la balance.
Alceste
Il ne faut que poursuivre à garder le silence.
Oronte
Je ne veux qu'un seul mot pour finir nos débats.
Alceste
Et moi, je vous entends si vous ne parlez pas.

Scène III

1069

Oeuvres complètes . 1
Scène dernière

Acaste, Clitandre, Arsinoé, Philinte, Éliante, Oronte, Célimène, Alceste

Acaste
Madame, nous venons tous deux, sans vous déplaire,
Eclaircir avec vous une petite affaire.
Clitandre
Fort à propos, Messieurs, vous vous trouvez ici,
Et vous êtes mêlés dans cette affaire aussi.
Arsinoé
Madame, vous serez surprise de ma vue ;
Mais ce sont ces Messieurs qui causent ma venue :
Tous deux ils m'ont trouvée, et se sont plaints à moi,
D'un trait à qui mon coeur ne sautoir prêter foi.
J'ai du fond de votre âme une trop haute estime,
Pour vous croire jamais capable d'un tel crime :
Mes yeux ont démenti leurs témoins les plus forts ;
Et l'amitié passant sur de petits discords,
J'ai bien voulu chez vous leur faire compagnie,
Pour vous voir vous laver de cette calomnie.
Acaste
Oui, madame, voyons, d'un esprit adouci,
Comment vous vous prendrez à soutenir ceci.
Cette lettre par vous est écrite à Clitandre ?
Clitandre
Vous avez pour Acaste écrit ce billet tendre ?
Acaste
Messieurs, ces traits pour vous n'ont point d'obscurité,
Et je ne doute pas que sa civilité
A connoître sa main n'ait trop su vous instruire ;
Mais ceci vaut assez la peine de le lire.
Vous êtes un étrange homme de condamner mon enjouement, et de me reprocher que je n'ai jamais tant de
joie que lorsque je ne suis pas avec vous. Il n'y a rien de plus injuste ; et si vous ne venez vite me demander
pardon de cette offense, je ne vous la pardonnerai de ma vie. Notre grand flandrin de Vicomte...
Il devroit être ici.
Notre grand flandrin de Vicomte, par qui vous commencez vos plaintes, est un homme qui ne sauroit me
revenir ; et depuis que je l'ai vu, trois quarts d'heure durant, cracher dans un puits pour faire des ronds, je n'ai
pu jamais prendre bonne opinion de lui. Pour le petit marquis...

Scène dernière

1070

Oeuvres complètes . 1
C'est moi−même, messieurs, sans nulle vanité.
Pour le petit Marquis, qui me tint hier longtemps la main, je trouve qu'il n'y a rien de si mince que toute sa
personne ; et ce sont de ces mérites qui n'ont que la cape et l'épée. Pour l'homme aux rubans verts...
A vous le dé, Monsieur.
Pour l'homme aux rubans verts, il me divertit quelquefois avec ses brusqueries et son chagrin bourru ; mais il
est cent moments où je le trouve le plus fâcheux du monde. Et pour l'homme à la veste...
Voici votre paquet.
Et pour l'homme à la veste, qui s'est jeté dans le bel esprit et veut être auteur malgré tout le monde, je ne puis
me donner la peine d'écouter ce qu'il dit ; et sa prose me fatigue autant que ses vers. Mettez−vous donc en
tête que je ne me divertis pas toujours si bien que vous pensez ; que je vous trouve à dire plus que je ne
voudrois, dans toutes les parties où l'on m'entraîne ; et que c'est un merveilleux assaisonnement aux plaisirs
qu'on goûte que la présence des gens qu'on aime.
Clitandre
Me voici maintenant moi.
Votre Clitandre dont vous me parlez, et qui fait tant le doucereux, est le dernier des hommes pour qui j'aurois
de l'amitié. Il est extravagant de se persuader qu'on l'aime ; et vous l'êtes de croire qu'on ne vous aime pas.
Changez, pour être raisonnable, vos sentiments contre les siens ; et voyez−moi le plus que vous pourrez pour
m'aider à porter le chagrin d'en être obsédée.
D'un fort beau caractère on voit là le modèle,
Madame, et vous savez comment cela s'appelle ?
Il suffit : nous allons l'un et l'autre en tous lieux
Montrer de votre coeur le portrait glorieux.
Acaste
J'aurois de quoi vous dire, et belle est la matière ;
Mais je ne vous tiens pas digne de ma colère ;
Et je vous ferai voir que les petits marquis
Ont, pour se consoler, des coeurs du plus haut prix.
Oronte
Quoi ? De cette façon je vois qu'on me déchire,
Après tout ce qu'à moi je vous ai vu m'écrire !
Et votre coeur, paré de beaux semblants d'amour,
A tout le genre humain se promet tour à tour !
Allez, j'étois trop dupe, et je vais ne plus l'être.
Vous me faites un bien, me faisant vous connoître :
J'y profite d'un coeur qu'ainsi vous me rendez,
Et trouve ma vengeance en ce que vous perdez.
(A Alceste.)
Monsieur, je ne fais plus d'obstacle à votre flamme,
Et vous pouvez conclure affaire avec Madame.
Arsinoé
Scène dernière

1071

Oeuvres complètes . 1
Certes, voilà le trait du monde le plus noir ;
Je ne m'en saurois taire, et me sens émouvoir.
Voit−on des procédés qui soient pareils aux vôtres ?
Je ne prends point de part aux intérêts des autres ;
Mais Monsieur, que chez vous fixoit votre bonheur,
Un homme comme lui, de mérite et d'honneur,
Et qui vous chérissoit avec idolâtrie,
Devoit−il... ?
Alceste
Laissez−moi, Madame, je vous prie,
Vuider mes intérêts moi−même là−dessus,
Et ne vous chargez point de ces soins superflus.
Mon cur a beau vous voir prendre ici sa querelle,
Il n'est point en état de payer ce grand zèle :
Et ce n'est pas à vous que je pourrai songer,
Si par un autre choix je cherche à me venger,
Arsinoé
Hé ! croyez−vous, monsieur, qu'on ait cette pensée,
Et que de vous avoir on soit tant empressée ?
Je vous trouve un esprit bien plein de vanité,
Si de cette créance il peut s'être flatté,
Le rebut de Madame est une marchandise
Dont on auroit grand tort d'être si fort éprise.
Détrompez−vous, de grâce, et portez−le moins haut :
Ce ne sont pas des gens comme moi qu'il vous faut ;
Vous ferez bien encor de soupirer pour elle,
Et je brûle de voir une union si belle.
(Elle se retire.)
Alceste
Hé bien ! je me suis tu, malgré ce que je voi.
Et j'ai laissé parler tout le monde avant moi :
Ai−je pris sur moi−même un assez long empire,
Et puis−je maintenant... ?
Célimène
Oui, vous pouvez tout dire :
Vous en êtes en droit, lorsque vous vous plaindrez,
Et de me reprocher tout ce que vous voudrez,
J'ai tort, je le confesse, et mon âme confuse
Ne cherche à vous payer d'aucune vaine excuse.
J'ai des autres ici méprisé le courroux,
Mais je tombe d'accord de mon crime envers vous
Votre ressentiment, sans doute, est raisonnable :
Je sais combien je dois vous paroître coupable,
Que toute chose dit que j'ai pu vous trahir,
Et qu'enfin vous avez sujet de me haïr.
Faites−le, j'y consens.

Scène dernière

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Oeuvres complètes . 1
Alceste
Hé ! le puis−je, traîtresse ?
Puis−je ainsi triompher de toute ma tendresse ?
Et quoique avec ardeur je veuille vous haïr,
Trouvé−je un coeur en moi tout prêt à m'obéir ?
(A Eliante et Philinte.)
Vous voyez ce que peut une indigne tendresse,
Et je vous fais tous deux témoins de ma foiblesse.
Mais, à vous dire vrai, ce n'est pas encor tout,
Et vous allez me voir la pousser jusqu'au bout,
Montrer que c'est à tort que sages on nous nomme,
Et que dans tous les coeurs il est toujours de l'homme.
Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits ;
J'en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits,
Et me les couvrirai du nom d'une foiblesse
Où le vice du temps porte votre jeunesse,
Pourvu que votre coeur veuille donner les mains
Au dessein que j'ai fait de fuir tous les humains,
Et que dans mon désert, où j'ai fait voeu de vivre,
Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre :
C'est par là seulement que, dans tous les esprits,
Vous pouvez réparer le mal de vos écrits,
Et qu'après cet éclat, qu'un noble coeur abhorre,
Il peut m'être permis de vous aimer encore.
Célimène
Moi, renoncer au monde avant que de vieillir,
Et dans votre désert aller m'ensevelir !
Alceste
Et s'il faut qu'à mes feux votre flamme réponde,
Que vous doit importer tout le reste du monde ?
Vos desirs avec moi ne sont−ils pas contents ?
Célimène
La solitude effraye une âme de vingt ans :
Je ne sens point la mienne assez grande, assez forte,
Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte...
Si le don de ma main peut contenter vos voeux,
Je pourrai me résoudre à serrer de tels noeuds :
Et l'hymen...
Alceste
Non : mon cur à présent vous déteste,
Et ce refus lui seul fait plus que tout le reste.
Puisque vous n'êtes point, en des liens si doux,
Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous,
Allez, je vous refuse, et ce sensible outrage
De vos indignes fers pour jamais me dégage.
(Célimène se retire, et Alceste parle à Eliante).
Madame, cent vertus ornent votre beauté,
Et je n'ai vu qu'en vous de la sincérité ;
Scène dernière

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Oeuvres complètes . 1
De vous, depuis longtemps, je fais un cas extrême ;
Mais laissez−moi toujours vous estimer de même ;
Et souffrez que mon coeur, dans ses troubles divers,
Ne se présente point à l'honneur de vos fers :
Je m'en sens trop indigne, et commence à connaître
Que le ciel pour ce noeud ne m'avoir point fait naître ;
Que ce seroit out vous un hommage trop bas
Que le rebut d'un coeur qui ne vous valoit pas ;
Et qu'enfin...
Eliante
Vous pouvez suivre cette pensée :
Ma main de se donner n'est pas embarrassée ;
Et voilà votre ami, sans trop m'inquiéter,
Qui, si je l'en priois, la pourroit accepter.
Philinte
Ah ! cet honneur, Madame, est toute mon envie,
Et j'y sacrifierois et mon sang et ma vie.
Alceste
Puissiez−vous, pour goûter de vrais contentements,
L'un pour l'autre à jamais garder ces sentiments !
Trahi de toutes parts, accablé d'injustices,
Je vais sortir d'un gouffre où triomphent les vices,
Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d'être homme d'honneur on ait la liberté.
Philinte
Allons, Madame, allons employer toute chose,
Pour rompre le dessein que son coeur se propose.

Scène dernière

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Oeuvres complètes . 1

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Octobre 2000

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