Lettres persanesLettre CXLI, Rica à UzbekCharles de MontesquieuDe Paris, le 26 de la lune de Gemmadi 1720J'irai te voir sur la fin de la semaine.
Publié le 23/05/2020
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Lettres persanes
Charles de Montesquieu
Lettre CXLI, Rica à Uzbek
De Paris, le 26 de la lune de Gemmadi 1720
J'irai te voir sur la fin de la semaine.
Que les jours couleront agréablement avec toi ! Je
fus présenté, il y a quelques jours, à une dame de la cour, qui avait quelque envie de
voir ma figure étrangère.
Je la trouvai belle, digne des regards de notre monarque, et
d'un rang auguste dans le lieu sacré où son c œur repose.
Elle me fit mille questions sur les m œurs des Persans, et sur la manière de vivre des
Persanes.
Il me parut que la vie du sérail n'était pas de son goût, et qu'elle trouvait de la
répugnance à voir un homme partagé entre dix ou douze femmes.
Elle ne put voir, sans
envie, le bonheur de l'un ; et sans pitié, la condition des autres.
Comme elle aime la
lecture, surtout celle des poètes et des romans, elle souhaita que je lui parlasse des
nôtres.
Ce que je lui en dis redoubla sa curiosité : elle me pria de lui faire traduire un
fragment de quelques-uns de ceux que j'ai apportés.
Je le fis ; et je lui envoyai, quelques
jours après, un conte persan.
Peut-être seras-tu bien aise de le voir travesti.
Du temps de Cheik-ali-Can, il y avait, en Perse, une femme nommée Zuléma : elle
savait par c œur tout le saint Al Coran ; il n'y avait point de dervis qui entendît mieux
qu'elle les traditions des saints prophètes ; les docteurs arabes n'avaient rien dit de si
mystérieux, qu'elle n'en comprît tous les sens ; et elle joignait, à tant de connaissances,
un certain caractère d'esprit enjoué, qui laissait à peine deviner si elle voulait amuser
ceux à qui elle parlait, ou les instruire.
Un jour qu'elle était avec ses compagnes dans une des salles du sérail, une d'elles lui
demanda ce qu'elle pensait de l'autre vie ; et si elle ajoutait foi à cette ancienne tradition
de nos docteurs, que le paradis n'est fait que pour les hommes.
C'est le sentiment commun, leur dit-elle : il n'y a rien que l'on n'ait fait pour dégrader
notre sexe.
Il y a même une nation répandue par toute la Perse, qu'on appelle la nation
juive, qui soutient, par l'autorité de ses livres sacrés, que nous n'avons point d'âme.
Ces opinions si injurieuses n'ont d'autre origine que l'orgueil des hommes, qui veulent
porter leur supériorité au-delà même de leur vie : et ne pensent pas que dans le grand
jour, toutes les créatures paraîtront devant Dieu comme le néant, sans qu'il y ait entre
elles de prérogatives que celles que la vertu y aura mises.
Dieu ne se bornera point dans ses récompenses : et comme les hommes qui auront bien
vécu, et bien usé de l'empire qu'ils ont ici-bas sur nous, seront dans un paradis plein de
beautés célestes et ravissantes, et telles que, si un mortel les avait vues, il se donnerait.
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