Joseph Turner

« Joseph Turner Joseph Mallord William Turner naquit le 23 avril 1775 et mourut le 19 décembre 1851.

Son père, qu'il aimait profondément et aveclequel il vécut cinquante-cinq ans, était barbier à Londres ; sa mère, qu'il n'aimait pas, était une femme d'un caractère violent et quidevint effectivement folle par la suite.

Turner ne reçut pas d'instruction classique régulière et resta toute sa vie un illettré, ce qui apeut-être aiguisé sa sensibilité visuelle.

A l'âge de neuf ans il manifestait déjà des dispositions remarquables pour le dessin.

Quand ilen eut treize, on s'accordait à dire qu'il serait peintre, et il entreprit auprès de dessinateurs, de graveurs et d'architectes une séried'apprentissages qui, pour être d'une importance secondaire, ne lui assurèrent pas moins une grande et solide connaissance destechniques fondamentales de son métier.

Son talent se manifesta avec une telle précocité que l'on pourrait croire à un génie naturel ;mais Turner ne fut jamais de ces artistes qui comptent sur leur génie.

Il comprenait parfaitement que le génie n'atteint à la grandeurque par la discipline, et qu'en art la discipline consiste à cultiver sa technique, même une fois qu'on l'a bien acquise. Cette aptitude à s'imposer une telle discipline est sans aucun doute une qualité de caractère, une propension naturelle, comme aussi,croirions-nous volontiers, un autre trait de son caractère : sa curiosité insatiable, son empirisme, sa poursuite infatigable des faits de lanature.

Il a bravé en mer les tempêtes les plus tumultueuses, gravi les rochers les moins accessibles, enduré autant d'épreuves que leplus audacieux des explorateurs pour arriver à observer et à fixer les phénomènes naturels les plus rares et les plus fugitifs. Turner était de courte taille, avec un nez en bec d'aigle, les mains et les pieds petits ; il aimait à se comparer à Napoléon ets'enorgueillissait d'être né au cours de la même année.

Sa nature était complexe et, en l'analysant, on devrait garder présente àl'esprit cette pensée profonde d'Acton : "Le bien et le mal sont proches l'un de l'autre.

Ne cherchez pas dans la nature humaine l'unitéd'une œuvre d'art." Ruskin, qui fut l'apôtre inspiré du peintre, comme on lui demandait de décrire les caractéristiques essentielles deTurner, dressa la liste suivante : "Droiture, Générosité, Tendresse de cœur (extrême), Obstination (extrême), Irritabilité, Infidélité."Tout ce que nous savons de la vie de Turner confirme ce diagnostic, mais nous y ajouterons, en y insistant, une certaine réserve, unemisanthropie qui le rendait insociable et excentrique.

Il eut dans sa jeunesse une déception amoureuse et ne se maria jamais.

Il nefréquentait pas la société mondaine, lui préférant celle des marins et de ces femmes que l'époque victorienne appelait les "drabs".

Maisil dissimulait soigneusement tout ce côté de sa vie.

Membre correspondant de l'Académie Royale à l'âge de vingt-quatre ans,académicien quatre ans plus tard, il comprenait que sa réputation et le prix de ses ouvrages dépendaient de sa respectabilitéapparente. C'est son tempérament, sans nul doute, qui le détermina à choisir le paysage comme son objet essentiel, car on peut prouver qu'ilaurait pu réussir dans le portrait s'il y avait été enclin.

Il commença par se perfectionner dans l'art typiquement anglais de l'aquarelleet devint, dans ce genre, le plus grand maître que le monde ait connu.

Mais l'aquarelle resta toujours pour lui un moyen, une méthodede notation et de recherche pour ce qui devait prendre corps dans l'art plus noble de la peinture à l'huile.

Il n'aimait pas et ne savaitpas parler : il ne sut jamais exposer clairement ses ambitions, mais il avait, sans aucun doute possible, l'intention arrêtée de rivaliseravec les peintres tels que Claude et Poussin, et même de les dépasser.

Une de ses œuvres les plus proches de Claude a été léguéepar lui à la National Gallery, à la condition expresse qu'elle soit toujours exposée à côté d'un Claude : il ne craignait pas lacomparaison. Bien qu'illettré, Turner fut essentiellement un peintre "poétique", non seulement parce qu'il aimait à interpréter certains thèmes inspirésde la mythologie classique, mais parce qu'il avait totalement accepté cette conception romantique de la nature, et du paysage enparticulier, qui caractérise son époque, et dont l'expression suprême, dans la littérature anglaise, est la poésie de son contemporainWilliam Wordsworth.

On trouve la justification théorique et même métaphysique de cette conception romantique dans l'œuvre splendidede John Ruskin, tout spécialement dans ce long ouvrage, Les Peintres modernes, qui est un système d'esthétique complet issu del'œuvre de Turner, et qui en explique la portée.

Le romantisme en question n'est pas, comme on le suppose trop souvent, unmouvement d'ordre idéologique ou conceptuel ; au contraire, il est fondé sur une observation exacte, presque scientifique et, enAngleterre du moins, a des liens très étroits avec un empirisme inné.

Mais les fruits de cette observation sont ensuite transposés parles facultés de l'imagination, et le résultat en est la poésie dans ce qu'elle a de plus vaste et de plus profond.

Ruskin décrit ceprocessus dans les termes suivants : "Tel est toujours le mode suivant lequel la faculté d'imaginer la plus haute s'empare de ses matériaux.

Elle ne s'arrête jamais à lacroûte ou à la cendre, aux images extérieures quelles qu'elles soient ; elle creuse et les rejette et plonge au cœur même ; rien d'autrene peut satisfaire son aspiration ; quels que soient les apparences, les aspects ou les métamorphoses extérieures que présente sonsujet, elle ne s'en soucie pas ; elle traverse toutes les barrières, pénètre jusqu'aux racines et boit à la sève même de son objet ; unefois là, elle a toute liberté de lancer des pousses nouvelles, pourvu que toujours la vraie sève soit en elles, de les tailler et de lesenrouler à son gré, et de leur faire rendre des fruits plus beaux que ceux de l'arbre originel ; mais tous ces élagages et cesenroulements ne sont pas un travail qu'elle aime, et elle le fait souvent mal ; sa fonction, son destin est d'atteindre jusqu'à la racine, savéritable nature, sa dignité tiennent à ce fait : tenir les choses par le cœur même". Il y a un siècle que ces mots ont été écrits (1846) ; on n'a pas compris à l'époque, on ne s'est jamais suffisamment rendu compte que,dans des passages de ce genre, Ruskin présentait au monde une nouvelle théorie de l'art, une théorie qui devait devenir la base detout le mouvement moderne.

Turner a été appelé "le père de l'impressionnisme" ; on serait tout aussi fondé à l'appeler le père del'expressionnisme.

Nous n'aimons plus autant, peut-être, ce mot : imagination, "cette faculté de pénétrer et de prendre possession" quiétait pour Ruskin "le pouvoir intellectuel le plus haut chez un homme".

Mais de là vient notre timidité et notre impuissance à atteindre,en quelque maître que ce soit, à la vérité, à l'autorité, à la nécessité d'un artiste comme Turner. Dans le genre qu'il a choisi, l'œuvre de Turner est d'une étendue et d'une variété immenses, et sa production est comparable à celledes peintres les plus prolifiques.

Bien qu'il ait influencé profondément les impressionnistes français et les expressionnistes allemands, iln'est pas d'une façon générale aussi largement apprécié qu'il devrait l'être, ce qui s'explique par le fait que ses œuvres sont réuniespresque toutes dans quelques galeries de Grande-Bretagne et des États-Unis.

L'œuvre de Turner, qui est peut-être la révélation la plusgrande que nous ayons de la puissance et de la majesté de la nature, reste encore, pour sa part la plus importante, inconnue dans lemonde.. »