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Balzac et le réalisme

Publié le 12/01/2022

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Les paysans Dans ce roman, le plus important qu'il ait publié vers la fin de sa vie, Balzac, voulait décrire 1a—tragédie de la grande propriété aristocratique en train. de mourir. Le roman est conçu comme clef de voûte de cette série d'œuvres dans lesquelles Balzac dépeint la désagrégation de la culture aristocratique française par les progrès du capitalisme. Il est réellement la conclusion de cette série, car il met en scène les causes économiques directes du naufrage de l'aristocratie. Auparavant, Balzac avait donné l'image de l'aristocratie mourante à Paris ou bien dans des villes de Provence éloignées. Ici, il nous conduit sur le champ_ de bataille économique lui-même : sur le champ de bataille entre la grande propriété aristocratique et les paysans. Balzac a considéré ce livre comme l'une de ses œuvres essentielles. Il déclare à ce propos : « ... j'ai, pendant huit ans, cent fois quitté, cent fois repris ce livre, le plus considérable de ceux que j'ai résolu d'écrire... ». Et cependant, malgré cette préparation extrêmement soigneuse, malgré cette réflexion approfondie sur la conception de base, ce que Balzac a représenté en fait est diamétralement opposé à son projet initial : il a écrit la tragédie de la parcelle paysanne. C'est précisément dans la contradiction entre conception et réalisation, dans la contradiction entre le penseur, le politicien Balzac et l'auteur de la Comédie humaine que réside sa grandeur historique, cette grandeur que Engels a analysée et expliquée de façon déterminante dans sa lettre sur Balzac. La préparation idéologique de ce roman remonte beaucoup plus loin que ces travaux préliminaires immédiats évoqués par Balzac lui-même. Dès sa prime jeunesse, Balzac a pris position dans une brochure contre le partage de la grande propriété foncière et pour le maintien du droit d'aînesse. Et bien avant de terminer Les Paysans (1844) il a tenté dans deux romans utopiques (Le Médecin de campagne en 1833, et Le Curé de village en 1839) de donner forme à sa conception économico-sociale de la fonction de la grande propriété et des devoirs des 19 grands propriétaires. Aux deux utopies succèdent maintenant comme conclusion la désagrégation de l'utopie par la réalité sociale, l'échec des idées utopiques au contact des réalités de l'économie. La grandeur de Balzac réside précisément, dans cette, autocritique sans indulgence de ses conceptions, de ses vœux les plus chers et de ses convictions les plus profondes par la description inexorablement exacte de la réalité. Si Balzac avait réussi à s'abuser lui-même sur la caducité de ses rêves utopiques, s'il avait seulement représenté comme réalité ce qu'il souhaitait, il n'intéresserait plus personne aujourd'hui, il serait aussi justement oublié que les innombrables publicistes légitimistes et chantres de l'époque féodale qui fleurirent dans ces années-là. Certes, comme penseur et politicien également, Balzac n'a jamais été quelque vulgaire et fade légitimiste dépourvu d'idées. Son utopie ne réclame pas non plus le retour sous une forme quelconque au Moyen Age féodal, mais elle veut au contraire orienter l'évolution du capitalisme français, surtout dans le domaine agricole, vers une voie anglaise. L'idéal social de Balzac est ce compromis de classes entre la grande propriété et le capitalisme qui fut réalisé dès 1688 en Angleterre lors de la .« Glorieuse Révolution », et devint ensuite le fondement et le trait particulier de l'évolution anglaise. Lorsque Balzac, par exemple dans son Essai sur la situation du parti royaliste (écrit en 1840, donc à l'époque de la préparation de notre roman), critique sévèrement l'aristocratie française ; il le fait en partant d'une idéalisation de l'aristocratie conservatrice anglaise, des tories. Il reproche aux aristocrates français d'avoir, en 1789, au lieu de sauver la monarchie et la continuité de l'évolution par de sages réformes, ourdi « de petites intrigues contre une grande révolution » de ne pas être devenus, dans le présent, même après les enseignements de la Révolution, des tories, des chefs de la paysannerie, de ne pas avoir organisé de gestion autonome sur le modèle anglais. C'est pour cela que, d'après lui, il n'existe pas d'alliance, pas de communauté d'intérêts, entre l'aristocratie et la masse paysanne ; c'est pour cela que la Révolution a pu triompher à Paris. « Car, dit Balzac, pour aller prendre un fusil, comme l'ont fait les ouvriers de Paris, il faut se croire menacé dans ses intérêts. » Cette utopie, estimant que l'on peut transposer les 20 lois de l'évolution bourgeoise de l'Angleterre en France, n'est nullement une idée singulière, tout à fait isolée, de Balzac. Immédiatement après la Révolution de 1848, le célèbre homme politique et historien Guizot, par exemple, a publié une brochure orientée de façon semblable et dont le caractère utopique fut critiqué sans ménagement par Marx. Marx ironise sur « la grande énigme pour Monsieur Guizot qu'il ne parvient à s'expliquer que par l'intelligence supérieure des Anglais ». Et dans les lignes suivantes Marx résout alors cette énigme de l'évolution différente de la révolution bourgeoise en Angleterre et en France : « Cette classe de grands propriétaires alliée à la bourgeoisie... ne se trouvait pas, comme la grande propriété féodale française de 1789, en contradiction, mais au contraire en accord parfait avec les conditions de vie de la bourgeoisie. Leur grande propriété n'était pas en effet une propriété féodale, mais une propriété bourgeoise. Ils mettaient d'une part à la disposition de la bourgeoisie industrielle la population nécessaire au fonctionnement des manufactures et étaient d'autre part en mesure de donner à l'agriculture un niveau de développement correspondant à l'état de l'industrie et du commerce. D'où leurs intérêts communs avec la bourgeoisie, d'où leur alliance avec elle. » L'utopie anglaise de Balzac repose sur l'illusion qu'un « domptage » du capitalisme et des antagonismes de classes qu'il produit serait possible de la part d'une direction traditionnelle et cependant progressiste. D'après Balzac, seuls le roi et l'Église peuvent assurer cette direction. Mais la grande propriété aristocratique de type anglais est le maillon intermédiaire le plus important dans un tel système. Balzac voit les oppositions de classes de la société capitaliste en France avec beaucoup de clarté. Il voit que l'ère des révolutions n'est nullement achevée avec juillet 1830. Son utopie, son idéalisation de la situation anglaise, son invention romantique d'une harmonie entre grande propriété et paysans en Angleterre, etc., résultent de ce désespoir quant à l'avenir de la société bourgeoise, dont Balzac observe les mouvements réels dans tous les détails avec un réalisme incorruptible. Précisément parce qu'il estime que la poursuite conséquente du développement du capitalisme, la poursuite conséquente du développement parallèle de la démocratie doivent conduire inévitablement à des révolutions dans lesquelles la société bourgeoise sombre 2 1 nécessairement à plus ou moins long terme, son admiration s'accroche à toutes les figures historiques qui ont fait une tentative pour arrêter- ce processus révolutionnaire, pour le diriger vers des € voies ordonnées ». L'admiration de Balzac pour Napoléon est certes par maint côté en contradiction avec son utopie anglaise, mais elle est, précisément avec son aspect contradictoire, un complément nécessaire dans la vision historique du monde de l'auteur. Les deux romans utopiques veulent surtout prouver la supériorité économique de la grande propriété sur la parcelle. Balzac voit de façon claire et exacte certains éléments de la supériorité économique de la grande propriété gérée rationnellement (possibilité d'investissements systématiques, élevage à une grande échelle, exploitation rationnelle de la forêt, irrigation systématique, etc.). Mais il ne voit pas — dans ces deux romans il ne veut pas le voir — que les limites du capitalisme, avec les variantes correspondantes, existent autant pour la rationalité de la grande entreprise agricole que pour la parcelle. Dans Le Curé de village, Balzac crée des conditions totalement artificielles, non typiques, pour montrer à travers une expérience apparemment réelle que son utopie est possible et exemplaire. Cette déformation de certaines déterminations essentielles de la réalité économique jusqu'à l'abandon du typique est extrêmement rare chez Balzac. Mais si Balzac se livre à plusieurs reprises à des déformations justement sut cette question, cela montre que nous touchons là au point central de son désespoir à l'égard de l'avenir de la société bourgeoise, qu'il aperçoit là le problème de l'existence ou de la non-existence de la culture. Car pour Balzac la question de la grande propriété n'est pas seulement la question de la révolution ou de l'é volution, mais en même temps celle de la culture ou de l'inculture. D'une part, Balzac a une Peur panique des dangers que font courir à la 'culture les mouvements révolutionnaires de masse. (Il se rapproche sur ce terrain des visions angoissées de Heinrich Heine, pourtant politiquement plus à gauche.) D'autre part sa dénonciation de la profonde inculture du capitalisme est un élément essentiel de sa description de la France de son temps. Pris au piège de ces contradictions, Balzac est dès lors contraint d'idéaliser la culture aristocratique passée. « Sa grande œuvre, dit Engels, est une lamentation constante sur la ruine inévitable de la bonne société. » Là où Balzac cherche cependant une issue comme penseur et politicien, il le fait dans la direction suivante : il essaie de sauver la grande propriété comme fondement de ces larges possibilités matérielles, de ces loisirs sans nuages qui ont d'après lui produit la culture française du Moyen Age jusqu'à la grande Révolution. Que l'on lise la longue lettre introductive de l'écrivain royaliste Émile Blondet (dans Les Paysans) pour bien saisir ce point de vue. Le fondement théorique de l'utopie balzacienne, comme nous l'avons vu, est fortement contradictoire. Et quelle que soit l'insistance a vec laquelle Balzac, contre son habitude, fait dans ces romans sortir la réalité du cadre typique pour servir des buts pédagogiques et propagandistes, le grand réaliste, l'obser vateur incorruptible, apparaît malgré tout à chaque instant et accentue par là les contradictions déjà existantes. Balzac souligne constamment, et tout particulièrement dans ces œuvres, que la religion, le catholicisme, est la seule base idéologique pour le salut de la 'société. Mais en même temps Balzac reconnaît que la seule base sur laquelle il peut s'appuyer est le capitalisme, a vec toutes ses conséquences. L'in- 1 dustrie ne peut être fondée que sur la concurrence, explique le docteur Bénassis, héros utopique de Balzac (Le Médecin de campagne), et il tire de cette acceptation du capitalisme toutes les conséquences idéologiques : « Maintenant, pour étayer la Société, nous n'a vons d'autre soutien que l'égoïsme. Les individus croient en eux... Le grand homme qui nous sauvera du naufrage vers lequel nous courons se servira sans doute de l'individualisme pour refaire la nation. » Mais tout de suite après cette constatation il oppose radicalement la foi et les intérêts. € Au lieu d'avoir des croyances, nous avons des intérêts. Si chacun ne pense qu'à soi et n'a de foi qu'en lui-même, comment voulezvous rencontrer beaucoup de courage civil, quand la condition de cette vertu consiste dans le renoncement à soi-même ? » Cette contradiction insurmontable, qui apparaît si brutalement chez le porte-parole des conceptions utopiques de Balzac, se manifeste dans l'ensemble de la composition de ces deux romans. Car qui met ces utopies en pratique chez Balzac ? Il ne serait pas tellement surprenant en soi qu'il s'agisse de personnalités isolées, douées d'une compréhension particulière. En effet, nous nous 22 23 trouvons encore dans la période du socialisme utopique et l'on peut bien concéder à Balzac le rêve d'un millionnaire, compréhensif qu'à son contemporain et aîné Fourier. Toutefois il y a une différence décisive dans le fait que les utopies socialistes de Fourier ont vu le jour à une époque où le mouvement ouvrier en était à ses débuts, tandis que les subterfuges utopiques de Balzac pour sauver le capitalisme furent imaginés à l'époque du développement impétueux du capitalisme. Mais de plus Balzac a représenté par ailleurs des millionnaires, et il y était obligé comme écrivain. Et une telle représentation est extrêmement symptomatique du caractère contradictoire de l'utopie balzacienne. Les héros des deux romans, le docteur Bénassis et Véronique Graslin (Le Curé de village), sont des pénitents. Tous deux ont commis dans leur vie une lourde faute, tous deux ont détruit par là leur bonheur personnel ; tous deux considèrent leur vie comme terminée, leur activité comme une pénitence religieuse : c'est seulement sur cette base que le grand réaliste Balzac parvient à se représenter des personnes disposées et propres à donner vie à son utopie. Cette disposition des personnages principaux est déjà une autocritique — inconsciente — de la réalité de la conception. Dans la société capitaliste, seul celui qui renonce, seul celui qui abandonne toute idée de bonheur, personnel, est capable de servir sincèrement et avec abnégation le bien public : voici le contenu non a voué du récit dans les romans utopiques de Balzac. Et Balzac n'est pas le seul parmi les grands noms de la littérature bourgeoise dans la première moitié du XIX° siècle à faire une place à cette idée de renoncement. Goethe lui-même, dans sa vieillesse, considère le renoncement comme la grande loi fondamentale de l'efficacité pour des hommes supérieurs, nobles, au service de la société ; son dernier grand roman, Les Années de voyage de Wilhelm Meister, 1 porte le sous-titre : Les renonçants. Mais Balzac va encore plus loin dans cette autocritique non a vouée de ses conceptions utopiques. Dans Le Curé de campagne, un jeune ingénieur, l'aide de Véronique Graslin, raconte comment il a vécu la Révolution de Juillet : « Il n'y a plus de patriotisme que sous les chemises sales, répliqua Gérard. Là est la perte de la France. Juillet est la défaite volontaire des supériorités de nom, de fortune et de talent. Les masses dévouées ont remporté la victoire sur des 24 classes riches, intelligentes, chez qui le dévouement est antipathique. » Balzac trahit donc par la conception de ses intrigues la conviction désespérée que ces utopies sont dirigées contre les instincts économiquement nécessaires des classes dirigeantes, qu'elles ne peuvent absolument pas devenir des normes typiques pour les activités de ces classes. Ce manque de foi en la réalité sociale de ses rêves se reflète dans l'ensemble de la composition des deux romans. Les héros non typiques et leur carrière non typique occupent fortement le centre de l'œuvre et cachent en même temps de diverses façons l'intention véritable : la description des bienfaits de la grande propriété gérée rationnellement. Et ces descriptions elles-mêmes trahissant une hâte dans l'exécution très inhabituelle chez Balzac, un passage aussi rapide que possible sur certains détails, un choix d'épisodes isolés non typiques pour éclairer l'ensemble : Balzac ne représente pas ici un processus social, les rapports sociaux réciproques entre la grande propriété, la paysannerie et les ouvriers agricoles, mais donne une description presque uniquement technologique des grands avantages de ses conceptions économiques. Mais ces avantages s'imposent dans un espace vide, ce qui est à nouveau tout à fait contraire aux habitudes littéraires de Balzac. La population rurale n'est pas du tout décrite. Nous entendons parler de la misère générale avant le début des expériences, puis du bien-être général et de la satisfaction générale après leur réalisation. De même, le succès commercial des entreprises est supposé aller de soi et n'est présenté que comme résultat. Cet écart de Balzac par rapport à sa façon habituelle de créer montre à quel point il avait lui-même peu confiance en ses utopies, bien qu'il les ait défendues conséquemment, en dehors de sa production littéraire, toute sa vie durant. C'est seulement dans le roman Les Paysans que Balzac passe après de longs préparatifs à la description des rapports réciproques vivants entre les classes à la campagne. Ici la population rurale est représentée de manière richement typique, non plus comme l'objet abstrait, passif, d'expériences utopiques, mais comme héros, à la fois actif et passif. Tandis qu'au sommet de sa maturité créatrice il aborde ce problème avec les moyens de représentation qui lui sont propres, Balzac livre comme auteur une critique sans appel de ces conceptions qu'il 25 a défendues toute sa vie comme penseur et politicien. Car là aussi Balzac s'en tient inébranlablement au point de vue de la défense de la grande propriété. La grande • propriété aristocratique du comte de Montcornet, « les Aigues », est aux yeux de Balzac la concentration d'une culture séculaire, de la seule culture possible. Et le combat pour l'existence ou la disparition de cette « base de la culture » forme dès lors le centre de l'action, qui se termine par une défaite complète de la grande propriété, par le partage en petites parcelles paysannes ; c'est comme une étape de cette révolution qui commença en 1789 et s'achèvera, selon la perspective de Balzac, par la ruine de la culture. Cette perspective détermine la dominante pessimiste, tragique et élégiaque de tout le roman. Balzac voulut en effet écrire avec cette œuvre la tragédie de la grande propriété aristocratique et ainsi la tragédie de la culture. Avec une profonde mélancolie Balzac raconte à la fin du roman que le vieux château a été abattu, que le parc a disparu et que seul un petit pavillon est resté de la splendeur passée. « C'était le seul bâtiment resté debout, et qui dominait le paysage, ou, pour mieux dire, la petite culture remplaçant le paysage. Cette construction ressemblait à un château, tant étaient misérables les maisonnettes bâties tout autour, comme bâtissent les paysans. » Mais l'honnêteté littéraire du réaliste Balzac s'exprime même dans cette élégie finale. Il déclare certes avec une haine aristocratique : « La campagne ressemblait à la carte d'échantillons d'un tailleur », mais il ajoute : « Le paysan avait pris possession de la terre en vainqueur et en conquérant. Elle était déjà divisée en plus de mille lots, et la population avait triplé entre Conches et Blangy. » Balzac aborde alors la mise en scène de cette tragédie de la grande propriété aristocratique avec toute la richesse de ses moyens littéraires. Bien qu'il décrive les paysans avides de terre, avec la plus grande haine politique, comme ce « Robespierre à une tête et à vingt millions de bras... », il parvient en tant qu'écrivain réaliste à une représentation ample et aux proportions exactes des forces qui luttent à la campagne, qui luttent pour ou contre la grande propriété. Il énonce clairement ce programme de justice littéraire dans le roman lui-même : « D'ailleurs, l'historien ne doit jamais oublier que sa mission est de 26 faire à chacun sa part : le malheureux et le riche sont égaux devant sa plume ; pour lui, le paysan a la grandeur de ses misères, comme le riche a la petitesse de ses ridicules ; enfin, le riche a des passions, le paysan n'a que des besoins, le paysan est donc doublement pauvre ; et si, politiquement, ses agressions doivent être impitoyablement réprimées, humainement et religieusement, il est sacré. » La richesse et la justesse de la représentation de Balzac apparaissent tout de suite en ceci que dès le début il ne montre pas la lutte pour la grande propriété aristocratique seulement comme la lutte entre le grand propriétaire et les paysans, mais met en scène trois camps antagonistes : à côté du gros propriétaire et des paysans nous trouvons les capitalistes usuriers de la campagne et des petites villes. Les trois camps sont pour vus' de toute la richesse des différents types qui en font partie, qui soutiennent ce combat par des moyens économiques, idéologiques, politiques, etc. Le cercle des relations du grand propriétaire Montcornet s'étend jusqu'aux ministères pari siens, aux préfectures de province, aux hautes sphères de la justice ; il dispose naturellement du soutien de la force armée, du soutien idéologique de l'Église (Abbé Brossette) et de la presse royaliste (Blondet). Balzac présente avec encore plus de richesse et de variété le camp du capitalisme usurier. Il montre d'une part l'usurier koulak de village, qui pille les paysans par de petits prêts et les tient pour la vie dans un état de dépendance (Rigou), d'autre part son allié, le marchand de bois de la petite ville, l'ancien régisseur des Aigues (Gaubertin). Autour de ces deux figures Balzac groupe alors avec un remarquable don d'invention tout le système de la corruption provinciale fondé sur les liens de parenté. Gaubertin et Rigou ont entre leurs mains toute l'administration subalterne, toute la vie financière de la province. En mariant intelligemment leurs fils, filles et parents, en plaçant habilement leurs comparses, ils se créent un réseau de relations qui leur permet aussi bien d'obtenir de l'administration •elle-même tout ce qu'ils désirent, que de dominer également le marché de la province. Par exemple, Montcornet n'est pas en état de vendre le bois de ses forêts sans passer par cette clique ; et même lorsque Montcornet a chassé Gaubertin du poste de régisseur pour malversations, la clique a le pouvoir 2 7 de lui faire engager un nouveau régisseur issu de ses rangs, un espion et un agent de Gaubertin-Rigou. Cette clique trouve sa base matérielle dans le pillage des paysans • par des hypothèques, par le contrôle du marché, par de petits prêts usuraires, par de petits services dans les rapports avec l’administration (libération du service militaire), etc. Et cette puissance est telle que les Gaubertin-Rigou peuvent bien tranquillement faire fi des bonnes, mais lointaines relations de Montcornet a vec les autorités supérieures de l’administration. « Quant au Garde-des-Sceaux, déclare Rigou, on en change assez souvent ; tandis que, nous autres, nous sommes toujours là. » Des deux cliques d’exploiteurs antagonistes, la clique provinciale des usuriers capitalistes est donc la plus puissante sur le champ de bataille actuel. Balzac est profondément indigné de cet état de choses, mais il décrit — comme toujours — le véritable rapport des forces, avec un grand réalisme, en montrant partout ces rapports/et les luttes pour le pouvoir dans leur interaction réelle. Le troisième camp, les paysans, est en lutte contre les deux groupes d’exploiteurs. La nostalgie du politicien Balzac serait précisément d’instaurer une alliance entre la grande propriété et la paysannerie contre le capital usurier. Mais il doit montrer concrètement et avec toute la force du réalisme comment les paysans sont contraints de s’entendre a vec les usuriers, bien qu’ils haïssent cette clique, et de faire cause commune avec eux contre la grande propriété. Le combat des paysans contre les séquelles de l’exploitation féodale, le combat pour un morceau de terre à soi, pour sa propre parcelle, en fait des appendices, des hommes de peine du capitalisme usurier. La tragédie de la disparition de la grande propriété aristocratique se transforme ainsi en tragédie de la parcelle : on voit comment la libération des paysans de l’exploitation féodale est tragiquement annulée par l’exploitation capitaliste. Le triangle formé par ces camps, dans lequel chaque partie combat les deux autres, fournit la base de la composition de Balzac. Et la nécessité de ce double combat des trois côtés avec chaque fois la domination économique nécessaire d’un des côtés du combat, donne à cette composition toute sa richesse et toute sa variété. L’action oscille entre le château et la taverne paysanne, entre l’habitation des koulaks et le café de la petite 28 ville, etc., mais précisément ce déplacement constant du théâtre de l’action et des personnages agissants est ce qui permet de refléter avec richesse et précision les facteurs essentiels du combat de classe dans le village français. Balzac lui-même se range inconditionnellement aux côtés de la noblesse. Mais l’écrivain Balzac laisse les forces de tous les participants se développer librement et entièrement. Quand il représente dans toutes ses ramifications la dépendance absolue des paysans à l’égard de Rigou-Gaubertin et compagnie, quand il décrit plein de haine le capital usurier comme l’ennemi mortel de la noblesse, cette haine — découlant d’une source fausse, politiquement erronée — touche littérairement au cœur de la tragédie de la parcelle paysanne dans les années quarante. D’après les conceptions de Balzac, c’est la Révolution française de 1789 qui a causé tous ces maux, aussi bien là parcellisation de la grande propriété que la croissance du capital, que Balzac — ce qui se justifie à cette époque et pour la France — considère surtout comme le capital usurier. La naissance des fortunes bourgeoises dans la tempête de la Révolution française par l’appropriation de biens nationaux, par la spéculation sur l’argent dévalué, par la mise à profit usuraire du manque de marchandises, de la faim, par des livraisons plus ou moins frauduleuses à l’armée, etc., voilà pour Balzac un problème central dans l’histoire de la société française. Que l’on songe seulement à la façon dont est née la fortune de Goriot, de Rouget (La Rabouilleuse), de Nucingen, etc. Ici aussi les figures centrales, le koulak usurier Rigou comme le commerçant de la petite ville Gaubertin, ont acquis leur grande fortune en tirant profit de telles possibilités pendant la Révolution et la période napoléonienne. C’est surtout en racontant la genèse de la fortune de Gaubertin que Balzac décrit avec beaucoup de finesse comment la vieille escroquerie du grand propriétaire noble par les machinations d’un régisseur capitaliste se développe pour prendre la forme nouvelle de la spéculation frauduleuse et usuraire, comment ce serviteur de la noblesse, qui accumule de l’argent, escroque et flatte bassement, devient un spéculateur indépendant et qui triomphe de la noblesse. Balzac décrit la corruption et la pseudo-culture de cette nouvelle richesse avec une amère ironie, mais pour cette raison même avec une grande vérité. 29 Il décrit en même temps avec un grand amour de la vérité ces éléments économiques et sociaux réels qui rendent inévitable la victoire de ces usuriers sur les nobles du genre Montcornet. Comme toujours, Balzac ne représente pas seulement la défaite de la noblesse, mais en même temps le caractère inévitable de cette défaite. L'enjeu du combat est le suivant : Montcornet conservera-t-il sa grande propriété, ou bien l'énorme spéculation sur la parcellisation des Gaubertin-Rigou réussira-t-elle ? Le succès de ces derniers est inévitable parce que l'aristocratie ne souhaite que le maintien, la consommation paisible de ses rentes, tandis que dans la bourgeoisie une- accumulation impét ueuse du capital est en cours. Certes, le pillage usuraire des paysans forme la base économique de cette accumulation ; il se traduit par l'endettement croissant des parcelles déjà existantes (Rigou a placé- 150 00Ô francs dans de telles hypothèques), par la spéculation sur l'expronation future des parcelles de la Propriété M'ontcornet, la montée nécessairement usuraire des prix pour les petites parcelles, ce qui met tout de suite les petits paysans à la merci des Rigou-Gaubertin. Les paysans sont donc pris entre deux feux. Le polit icien Balzac aimerait bien voir ce combat de la façon suivante ; les paysans seraient séduits par la démagogie et les intrigues du groupe Gaubertin-Rigou, des « mauv ais sujets » au sein de la paysannerie (Tonsard, Four; chon) les pousseraient à mener ce combat. Mais en réalité Balzac montre toute la dialectique de la nécessaire dépendance des paysans vis-à-vis du capital usurier des koulak vivant dans la petite ville, montre comment les paysans, malgré leur opposition pleine de haine aux usuriers. sont nécessairement entraînés par les lois de l'économicien à se charger des affaires, de ces mêmes usuriers. Balzac décrit par exemple un paysan qui a acquis une parcelle avec « l'aide » de Rigou. « En effet, Courte cuisse et", achetant le domaine de la Bachelière, avait voulu passer bourgeois, il s'en était vanté. Sa femme allait ramassant des fumiers ! Elle et Courte cuisse se levaient avant le jour, piochaient leur jardin richement fumé, lui faisaient rapporter plusieurs moissons, sans parvenir à payer autre chose que les intérêts dus à Rigou pour le restant du prix... Le bonhomme avait amendé, fertilisé les trolls arpents de terre vendus par Rigou, le jardin attenant e 30 la maison commençait à produire, et il craignait d'être exproprié 1... Ce souci rongeur donnait 'à ce gros petit homme, à sa figure autrefois rieuse, un air sombre et abruti qui le faisait ressembler à un malade dévoré par un poison ou par une affection chronique. » Cette dépendance à l'égard de l'usurier, dont la base économique est précisément « l'indépendance » de la parcelle, le désir du paysan sans terre de devenir un propriétaire, un « bourgeois », se manifeste également dans toute série de travaux non rémunérés que les paysans sont obligés d'exécuter pour leurs exploiteurs. Comme Marx l'écrit, Balzac' représente remarquablement comment le petit paysan, pour conserver la bienveillance de son usurier, exécute gratuitement pour celui-ci toute sorte de travaux et croit ne lui faire ainsi aucun cadeau, puisque son propre travail ne lui coûte aucun débours d'argent. Usurier de son côté fait ainsi d'une pierre deux coups. Il épargne le débours en argent du salaire et empêtre de plus en plus le paysan, qui en retirant son travail de son propre champ se ruine progressivement, dans la toile de l'araignée usurière ». Naturellement, il naît sur cette base une profonde haine des paysans contre ceux qui les pillent. Mais cette haine est inopérante, non seulement à cause de le_ dépendance_ économique, mais aussi à cause de l'appétit de :terré d'es paysans, à cause de l'exploitation directement oppressive de la grande propriété. Les paysans deviennent de ce fait, malgré leur haine contre les koulaks usuriers, les hommes de peine et les alliés de ceux-ci contre la grande propriété. Balzac rapporte une conversation très intéressante à ce sujet. « Vous croyez donc que les Aigues seront vendus en détail pour votre fichu nez ? répondit Fourchon. Comment, depuis trente ans que le père Rigou vous suce la moelle des os vous n'avez pas encore vu que les bourgeois seront pires que les seigneurs ?... Le paysan sera toujours le paysan ! ne croyez-vous pas (mais vous ne connaissez rien à la politique !...) que le Gouvernement n'a tant mis de droits sur le vin que pour nous repincer notre qui bus, et nous maintenir dans la misère ! Les bourgeois et le Gouvernement, c'est tout un. Qué-qu'ils deviendraient si nous étions tous riches ?... Laboureraient-ils leurs champs, feraient-ils la moisson ? Il leur faut des malheureux !... Faut tout de même chasser avec eux, répondit Tonsard, puisqu'ils veulent allotir les grandes 31 terres... Et après, nous nous retournerons contre les Rigou. » Et étant donné les rapports de classes en France, Tonsard a raison, et son point de vue doit s'imposer dans la réalité. Certes, quelques paysans agitent des idées révolutionnaires : une répétition et une exécution radicale du partage des terres comme le fit la Révolution française de 1793. Le fils de Tonsard lui-même exprime des conceptions ré volutionnaires analogues : « Je dis que vous jouez le jeu des bourgeois. Effrayez les gens des Aigues pour maintenir vos droits, bien ! mais les pousser hors du pays et faire vendre les Aigues, comme le veulent les bourgeois de la vallée, c'est contre nos intérêts. Si vous aidez à partager les grandes terres, où donc qu'on prendra des biens à vendre à la prochaine révolution ?... Vous aurez alors les terres pour rien, comme les a eues Rigou ; tandis que si vous les mettez dans la gueule des bourgeois, les bourgeois vous les recracheront bien amaigries et renchéries, vous tra vaillerez pour eux, comme tous ceux qui tra vaillent pour Rigou. » La tragédie de ces paysans réside en ceci que la bourgeoisie ré volutionnaire de 1789 a déjà donné naissance à l'engeance des Gaubertin-Rigou, alors que le prolétariat français n'est pas encore suffisamment développé pour agir de façon révolutionnaire en commun avec les paysans. Cet isolement social du paysan en rébellion se reflète dans la confusion sectaire, dans la tactique de temporisation apparemment radicale de ses conceptions. Au cours de cette période le mouvement réel des forces économiques contraint les paysans à se charger des affaires des Rigou, même si c'est en critiquant des dents et avec une babine tenace. Les conséquences politiques les plus diverses de cette situation économique font de Rigou, « que les paysans détestaient à cause de ses combinaisons usuraires », le représentant de « leurs intérêts politiques et financiers... Pour lui, comme pour certains banquiers à Paris, la politique couvrit de la pourpre populaire des déprédations honteuses ». Il est le représentant économique et politique de l'appétit de terre des paysans, et cependant « on devine pourquoi l'usurier, toujours prudent, ne passait jamais par-là de nuit... jamais place plus favorable ne s'est rencontrée pour une vengeance ou pour un assassinat... » Mais la tragédie est toujours la rencontre de deux 32 nécessités, et pour les paysans la parcelle reçue des mains de Rigou, avec toutes ses charges horribles, devait cependant sembler meilleure que pas de parcelle du tout et seulement du travail agricole sur la propriété de Montcornet. De même qu'il tentait de se convaincre que les paysans avaient seulement été « montés » contre la grande propriété, Balzac aimerait bien admettre d'autre part la possibilité d'un rapport patriarcal « bienfaisant » entre la grande propriété et la paysannerie. Comment la vérité se présente dans le premier cas, c'est ce que nous avons déjà montré. Quant à la deuxième illusion, Balzac la détruit aussi impitoyablement. Certes, il affirme une fois que la comtesse de Montcornet en particulier est devenue • bienfaitrice » de la région, mais — et ceci est toujours Ubez Balzac un signe de mauvaise conscience et de manque de fol en sa propre affirmation — il ne montre pas en quoi cette « bienfaisance » consiste. Et dans une conmoellon avec l'abbé Brossette, dans laquelle l'abbé attire l'attention de la comtesse mir les devoirs des riches à l'égard des pauvres, e la comtesse répondit par le fatal Nous verrons ! des riches, qui contient assez de promesses pour qu'ils puissent se débarrasser d'un appel à leur bourse, et qui leur permet plus tard de rester les bras croisés devant tout malheur, sous prétexte qu'il est accompli ». Cet abbé Brossette défend, comme les prêtres dans lem romans utopiques de Balzac, un « christianisme social », proche de celui de Lamennais. Ici cependant, où Balzac ne prêche pas seulement mais met en scène, le prêtre prend aussi conscience que cette idéologie est sans espoir. Le festin de Balthazar sera donc le symbole éternel des derniers jours d'une caste, 'd'une oligarchie, d'une domination L. se dit-il quand il fut à dix pas. Mon Dieu 1 si votre volonté sainte est de déchaîner les pauvres comme un torrent pour transformer les sociétés, je comprends que vous aveugliez les riches !... » Comment se présentent les « bienfaits » des grands propriétaires, c'est ce que montre Balzac à l'aide de quelques exemples. L'ancienne propriétaire du domaine, une actrice célèbre de cette époque dorée de l'ancien régime vantée par Balzac, exauça un jour la prière d'un paysan. r Cette bonne fille, habituée à faire des heureux, lui donna cet arpent de vignes en avant de la porte de Blangy, contre cent journées... » Et le politicien Balzac 3 3 ajoute e ... délicatesse peu comprise ! ». Mais il montre en même temps ce que le paysan « gratifié » pense de cette délicatesse : « Je l'ai parbleu bien acheté et bien payé. Est-ce que les bourgeois nous donnent jamais quelque chose ? est-ce donc rien que cent journées ? Ça me coûte trois cents francs, et c'est tout cailloux ! Et Balzac résume ainsi l'entretien : « Ce fut le mot de tout le monde. » Mais Montcornet n'est pas un aristocrate d'ancien style ordinaire. Il a été général de Napoléon et a pris part au pillage organisé de l'Europe par les armées de l'Empereur. Il s'y connaît donc en affaires de ce type. Balzac insiste particulièrement sur ce trait, lorsqu'il raconte le conflit entre Montcornet et Gaubertin, qui se termine par le renvoi du régisseur malhonnête. « Or, l'Empereur avait jadis permis, par calcul, à Montcornet . d'être en Poméranie ce que Gaubertin était aux Aigues, le général se connaissait donc en fourrage d'intendance. » Et à cet endroit Balzac ne montre pas seulement la profonde parenté — capitaliste — entre Gaubertin et Montcornet, ne montre pas seulement que Gaubertin et Montcornet représentent deux fractions du même capital, que leur lutte est un affrontement pour le partage de la plus-value extorquée aux paysans, mais il montre également le caractère capitaliste de la gestion du domaine par Montcornet. (C'est une ironie particulièrement profonde du grand réaliste Balzac, que ces mesures d'oppression capitaliste reçoivent l'entière approbation de l'abbé Brossette.) Il s'agit ici de la lutte de Montcornet contre les vieux « droits coutumiers des pauvres » (Marx), contre le droit de ramasser du bois dans la forêt, le droit de glaner après' la moisson. La liquidation de ces vieux droits coutumiers est une conséquence nécessaire de la capitalisation de la grande propriété. Quelques années avant la parution des Paysans, le jeune Marx mena dans la Rhei-nische Zeitung 1 un combat acharné contre l'adoption par la Diète de Rhénanie d'une loi sur le vol du _bois, loi qui était elle aussi destinée à liquider ces vieux droits coutumiers. Sur cette question, Balzac est résolument du côté de Montcornet. Pour défendre les droits de Mont- (1) Le Journal Rhénan, et auquel Marx collabora. N. d. T. 34 cornet il rapporte même des cas où du bois vert est coupé, où des arbres sont intentionnellement endommagés. Mais il est évident qu'il ne s'agit pas dans ce combat de l'abus des droits anciens, mais des droits anciens eux-mêmes. La décision, que seuls auront le droit de participer au glanage les paysans qui peuvent prouver leur indigence par une attestation administrative, la décision de prendre toutes les mesures pour rendre le glanage aussi maigre que possible, tout cela montre que Montcornet, avec l'entraînement qu'il a acquis en Poméranie, a la ferme intention de liquider de telles survivances féodales. Les paysans de son domaine se trouvent donc dans une situation « qui allie toute la rudesse des formes de sociétés primitives avec tous les tourments et toute la misère des pays civilisés » (Marx) ; ils sont poussés au désespoir et ce désespoir doit exploser dans des actions désespérément terroristes qui conduisent finalement à la victoire de la spéculation de Rigou sur les parcelles. -- Balzac a ainsi dépeint de façon magistrale cette tra- gédie de la parcelle. Il décrit ce que Marx, dans Le Dix- huit Brumaire formule théoriquement comme l'essence de l'évolution de la parcelle après la Révolution française. < Mais au cours du xix° siècle l'usurier de la ville prit la place des féodaux, l'hypothèque prit la place des redevances féodales sur le sol, le capital bourgeois prit la place de la propriété foncière aristocratique. » Et Engels concrétise plus tard cette situation généralement tragique des paysans lors de l'implantation et du développement de l'organisation capitaliste de la société. Il écrit : e La bourgeoisie des villes la déclencha et les paysans moyens (yeomanry) des districts ruraux remportèrent la victoire. C'est une situation curieuse : dans les trois grandes révolutions bourgeoises les paysans fournissent l'armée qui vaincra, et la classe paysanne est celle qui après la " victoire sera la plus sûrement ruinée par les conséquences économiques de la victoire. Cent ans après Cromwell la yeomanry anglaise avait pour ainsi dire disparu. » Naturellement le royaliste aristocrate Balzac ne peut avoir aucune idée exacte de ce processus. Mais quelques- uns de ses personnages ont un sentiment vague dans lequel le même état de choses, le même processus d'évo- lution de la paysannerie, se reflète, bien que de façon très confuse. Le vieux Fourchon déclare : « J'ai vu l'an3 5 cien temps et je vois le nouveau, mon cher savant mon- sieur, répondit Fourchon, l'enseigne est changée, c'est vrai, mais le vin est toujours le même ! Aujourd'hui n'est • que le cadet d'hier. Allez ! mettez ça dans vout' journiau ! (Il parle avec le journaliste Blondet, G. L.). Est- ce que nous sommes affranchis ? Nous appartenons toujours au même village, et le seigneur est toujours là, je l'appelle Travail. La houe qui est toute notre chevance n'a pas quitté nos mains. Que ce soit pour un seigneur ou pour l'impôt qui prend le plus clair de nos labeurs, faut toujours dépenser not' vie en sueurs... » Nous avons déjà fait connaissance avec l'utopie tory idéalisée de Balzac, utopie grâce à laquelle il pense pouvoir échapper aux conséquences néfastes de la Révo- lution française. Comme peintre de l'évolution de la société française dans la période allant de 1789 à 1848 Balzac a une vision beaucoup plus profonde des choses. Il montre à plusieurs reprises le caractère inévitable de la capitalisation générale de la France en se fondant sur cette évolution. Il fait par exemple dire à l'abbé Brossette : « Historiquement, les paysans sont encore au lendemain de la Jacquerie, leur défaite est restée inscrite dans leur cervelle. Ils ne se souviennent plus du fait, il est passé à l'état d'idée instinctive. Cette idée est dans le sang paysan comme l'idée de la supériorité fut jadis dans le sang noble. La Révolution de 1789 a été la revanche des vaincus. Les paysans ont mis le pied dans la possession du sol que la loi féodale leur interdisait depuis douze cents ans. De là leur amour pour la terre qu'ils partagent entre eux jusqu'à couper un sillon en deux parts... » Et Balzac voit assez clairement que la popularité encore intacte à l'époque — et même croissante — de Napoléon auprès des masses paysannes vient du fait que Napoléon acheva et garantit le partage des terres par la Révolution française. L'abbé Bros-sette poursuit ainsi ses réflexions : « Aux yeux du Peuple, Napoléon, sans cesse uni au Peuple par son million de soldats, est encore le roi sorti des flancs de la Révo- lution, l'homme qui lui assurait la possession des biens nationaux. Son sacre fut trempé dans cette idée... » Et la seule scène véritablement vivante du roman utopique Le Médecin de campagne est peut-être celle où Balzac montre ce profond attachement des paysans qui furent autrefois soldats de Napoléon. Car les idées politiques 36 de Napoléon, que le Second Empire a si misérablement parodiées par la suite, sont des « idées de la parcelle toute récente, non développée » (Marx). Mais la compréhension de l'historien et écrivain Balzac dépasse cette intelligence de la période napoléonienne. Malgré son aversion royaliste pour la Révolution, Balzac discerne constamment le grand essor humain et moral que la Révolution a entraîné dans la société française. Déjà dans son roman de jeunesse Les Chouans il est frappant de constater quelle grandeur simple et humaine, quel héroïsme Balzac attribue à ses officiers et soldats républicains. Et depuis il n'y a pratiquement aucun roman qui ne montre justement les représentants des conceptions républicaines comme des modèles de correction morale, de pureté et de fermeté humaines. (Que l'on pense à Pillerault dans César Birotteau). Cette peinture du républicain honnête et héroïque atteint son sommet avec le personnage de Michel Chrestien, un des héros victimes de l'insurrection du Cloître Saint-Merry. Et il est très caractéristique que Balzac ait ressenti son personnage comme insuffisant, comme ne correspondant pas à la grandeur du modèle. Dans sa critique de La Chartreuse de Parme de Stendhal il loue le personnage du républicain révolutionnaire Ferrante Palla en termes extrêmement chaleureux, souligne que Stendhal a voulu représenter là le type d'homme qu'il avait lui-même campé en Michel Chrestien, mais que Stendhal l'avait largement dépassé dans la représentation de la grandeur. Dans notre roman, ce type d'homme apparaît égale- ment, en la personne du vieux Niseron, un pionnier honnête et inébranlable de la Révolution qui, non seu- lement, ne s'est pas enrichi pendant cette période, mais a renoncé stoïquement à tous les avantages qui lui reve- naient légalement, et qui vit maintenant dans une pau- vreté supportée avec droiture et courage. Certes, Balzac représente ici en même temps l'absence de perspectives de la tradition jacobine dans cette France où le capita- lisme se développe : Niseron hait les riches, et c'est pour- quoi les paysans le comptent parmi les leurs, il hait le capitalisme qui s'implante de plus en plus, avec son appétit de profit dénué de scrupule, et sans lequel il serait en mesure de trouver quelque issue à la situation qui lui semble désespérée. Il est intéressant d'observer avec quelle profondeur et 3 7 quelle justesse Balzac voit les conséquences humaines de l'évolution capitaliste de la France, depuis les tendances essentielles de cette évolution jusqu'aux nuances les plus fines — et ceci sans préjudice de sa position réactionnaire, politiquement fausse, à l'égard de ces mêmes tendances. Il représente ainsi le républicain jacobin d'après la Révolution en rendant exactement compte des transformations qui se sont opérées, mais sans voir comment ce jacobinisme, ainsi que tous les idéaux antiques, est lié à la parcelle indépendante. Dans son analyse de la propriété parcellaire Marx constate qu'elle forme a la base économique de la société aux meilleures époques de l'antiquité classique », donc dans ces périodes que Rousseau et les Jacobins prennent comme modèle idéologique. Certes Marx voit avec une clarté beaucoup plus grande la différence entre la démocratie antique de la cité et le rêve de sa restauration, l'illusion héroïque des Jacobins. Et dans ses oeuvres historiques sur la Révolution française de 1848 et plus tard dans Le Capital il analyse avec une grande ampleur de vue toutes les causes qui condamnent la propriété parcellaire à être au sein du capitalisme un esclavage opprimant à cause des usuriers et des taxes, les causes qui contraignent le paysan à être un commerçant et un industriel « sans les conditions dans lesquelles il peut transformer son produit en marchandise... Les inconvénients du mode de production capitaliste, avec sa dépendance du producteur à l'égard du prix de son produit, s'ajoutent donc ici aux inconvénients résultant du développement incomplet du mode de production capitaliste. » Et en partant de ces éléments fondamentaux Marx montre la situation nécessairement contradictoire des paysans dans le mouvement révolutionnaire• pendant la première moitié du siècle ; il montre comment ce désespoir et les illusions nécessaires qu'il suscite purent fournir la base sociale au régime de Napoléon III. Balzac ne voit pas cette dialectique du développement objectif de l'économie. En tant que glorificateur légitimiste de la grande propriété aristocratique, il lui est impossible de la voir. Mais, en tant qu'observateur inexorable de l'histoire de la société française, il voit une grande partie des mouvements sociaux et directions sociales d'évolution que cette dialectique économique de la parcelle engendre. Sa grandeur consiste précisément en ceci 38 que — sans préjudice de son parti pris politique et philosophique — il observe et représente sans se laisser corrompre toutes les contradictions qui se manifestent. Certes, il voit dans ces contradictions une fin du monde, la fin de la culture et de la civilisation. Mais il voit et représente malgré tout ces contradictions et par vient sur cette voie jusqu'à des pré visions à long terme. Contre sa volonté, il a mis en scène la tragédie économique de la parcelle ; il a également montré en même temps, et incarné dans des personnages vivants, les bases sociales qui ont nécessairement conduit à la piètre caricature jacobine de 1848, à la caricature de la période napoléonienne par le Second Empire. La vision d'une fin du monde, de la fin de la culture, est toujours la forme amplifiée par idéalisme du pressentiment de la fin d'une classe. Balzac chante constamment l'élégie du déclin de l'aristocratie française. Même dans ce roman cette forme élégiaque détermine la composition. Balzac commence par la description enthousiaste de Blondet où celui-ci vante la perfection artistique du château Les Aigues. Il termine, comme nous l'avons vu, par la méditation mélancolique sur la disparition de cette splendeur à la suite de la parcellisation. Mais la mélancolie de cette fin va encore plus loin. Le publiciste royaliste Blondet qui, au début du roman, séjourne au château comme amant de la comtesse Montcornet (qui, à l'opposé de son mari, est issue d'une très ancienne famille aristocratique), échoue dans toutes ses aspirations, est anéanti matériellement et moralement, songe au suicide, lorsque la mort du général Montcornet permet le mariage avec la comtesse devenue veuve. Ce naufrage de Blondet devait être particulièrement souligné, car ce personnage, en tant que représentant des conceptions de Balzac, joue dans la Comédie humaine un rôle extrêmement important et positif. Cet aspect positif n'est dépassé que par l'auto-portrait littéraire de Balzac (Daniel d'Arthez). Le fait que Balzac ait montré l'échec de ce personnage est, dans une composition aussi soignée, un symptôme profond du désespoir avec lequel Balzac considérait son propre légitimisme royaliste. Et une fois de plus l'authenticité inexorable avec laquelle il voit et dépeint non seulement le déclin, mais aussi l'aspect misérable des formes de ce déclin, est très caractéristique de Balzac. Tandis que le républicain Michel Chres39 tien tombe héroïquement sur les barricades, Blondet trouve son salut dans une existence parasitaire de rentier, affublé d'un poste de préfet obtenu par protection. Ce • parasitisme s'exprime ironiquement dans les derniers mots du roman. A la vue des parcelles, qui occupent la place du château disparu, Blondet énonce quelques idées royalistes, dirigées contre Rousseau, sur le destin de la royauté. « Tu m'aimes, tu es à côté de moi ; je trouve le présent bien beau, et ne me soucie guère d'un avenir si lointain », lui répondit sa femme, « Auprès de toi, vive le présent ! dit gaiement l'amoureux Blondet, et au diable l'avenir. » La grandeur de la représentation de Balzac repose, comme Marx le dit, sur « la profonde compréhension de la situation réelle », c'est-à-dire de la situation de l'évolution capitaliste en France. Nous avons montré avec quelle profondeur Balzac dépeint les traits spécifiques des trois camps antagonistes, avec quelle profondeur il décèle les particularités de l'évolution de chaque classe depuis la Révolution de 1789. Mais ces constatations sont incomplètes si nous ne considérons pas l'autre aspect de la dialectique de l'évolution des classes, à savoir l'unité de cette évolution depuis la Révolution française, ou, plus exactement, depuis l'apparition de la classe bourgeoise en France, depuis le début du combat entre le féodalisme et la royauté absolue. La compréhension profonde de l'unité de cette évolution fournit la base à la grandeur de la conception de la Comédie humaine. Balzac voit la Révolution, Napoléon, la Restauration, la Monarchie de Juillet comme de simples étapes du grand processus à la fois contradictoire et unitaire de la capitalisation de la France, avec son mélange indissoluble de nécessité et d'horreur. Le point de départ idéologique et politique de Balzac, le déclin de la noblesse, n'est qu'un élément de ce processus d'ensemble. Et malgré son parti pris pour la noblesse, Balzac distingue l'aspect inévitable de ce déclin, la dégradation interne de la noblesse dans ce processus. Balzac suit dans des études historiques particulières la pré- paration de cette décadence ; il reconnaît la transformation de la noblesse féodale en noblesse de cour, la trans- formation en une couche parasitaire à la fonction sociale de moins en moins nécessaire, comme raison sociale de cette décadence. La Révolution française et le capitalisme, 40 auquel elle donne libre cours, marquent le terme de cette évolution. Les représentants intelligents de la noblesse voient que ce déclin est irréversible. A la fin du roman Le Cabinet des antiques, la duchesse de Maufrigneuse, personnage cynique, corrompu mais perspicace, déclare à des représentants des vieilles conceptions nobiliaires : « Vous êtes donc fous, ici ?... Vous voulez donc rester au XV° siècle quand nous sommes au 'me ? Mes chers enfants, il n'y a plus de noblesse, il n'y a plus que de l'aristocratie. » C'est dans toutes les classes de la société française que Balzac représente cet élément de l'unité historique du pro- cessus de développement capitaliste. De même qu'il relève les différences spécifiques entre les marchands et manufacturiers de l'époque pré-révolutionnaire et de l'époque du capitalisme en pleine croissance sous la Restauration et la Monarchie de Juillet (avec des types comme Ragon, Birotteau, Popinot, Crevel, etc.), il se livre à la même analyse pour toutes les classes sociales. Balzac montre partout comment s'impose la mécanique du capitalisme, le « règne animal intellectuel » du capitalisme, « homo homini lupus » capitaliste. Ici Balzac est aussi cynique que Ricardo, mais chez lui aussi « le cynisme réside dans la chose et non dans les mots qui désignent la chose » (Marx). Grâce à cette conception unitaire du processus de développement capitaliste, Balzac révèle les grandes forces sociales de l'évolution historique, les fondements écono- miques de cette évolution. Mais il ne fait jamais cela directement. Les forces sociales n'apparaissent jamais chez Balzac comme des monstres romantiques et fantastiques, comme des symboles surhumains, tels que Zola les représentera. Au contraire, Balzac décompose toute institution sociale en un réseau de luttes personnelles d'intérêts, d'oppositions concrètes entre des personnes, d'intrigues, etc. Chez Balzac, par exemple, jamais la juridiction, le tribunal ne sont présentés comme une insti- tution placée au-dessus de la société et indépendante d'elle. Les tribunaux évoqués par Balzac sont toujours composés de juges dont il nous décrit précisément l'origine sociale et les perspectives de carrière. Toute personne participant à un jugement est dès lors mêlée aux luttes d'intérêts réelles qui entourent le procès, et toute prise de position des membres du Tribunal dépend de leur propre position dans ce réseau de luttes d'intérêts. (Que 41 à Fourchon s'il élève son petit-fils dans la crainte de Dieu. Celui-ci répond : « Oh ! non, non m'sieur le curé, je ne lui disons pas de craindre Dieu, mais l'z' houmes L. Je lui dis : « Mouche ! crains la prison, c'est par-là qu'on sort pour aller à l'échafaud. Ne vole rien, fais-toi donner ! Le vol mène à l'assassinat, et l'assassinat appelle la justice e'd'z' hommes. E'l' rasoir de la justice, v'là ce qu'il faut craindre, il garantit le sommeil des riches contre les insomnies des pauvres. Apprends à lire. Avec de l'instruction, tu trouveras des moyens d'amasser de l'argent à couvert de la loi, comme ce brave monsieur Gaubertin... Le fin est d'être à côté des riches, il y a des miettes sous la table !... » V'là ce que j'appelle eune fière éducation et solide. Aussi le petit mâtin est-il toujours du côté de la loi... Ce sera ein bon sujet, il aura soin de moi... » Naturellement un vieux paysan français ne se serait jamais exprimé sous cette forme en 1844. Mais cependant le personnage, et tout ce que Balzac lui fait dire, sont tout à fait fidèles à la réalité, et justement par suite de ce dépassement des limites quotidiennes. Car Balzac ne fait qu'éle ver tout ce que des paysans du type de Fourchon ressentent confusément sur leur condition sociale, mais sont incapables d'exprimer clairement, au plus haut niveau de l'expression claire ; Balzac fait s'exprimer ce qui est muet et qui lutte dans le silence —il accomplit la mission poétique au sens de Goethe : « Et lorsque l'homme se tait dans son tourment, un Dieu m'a chargé de dire comment je souffre » — mais il ne traduit que ce qui lutte réellement pour s'exprimer selon une nécessité à la fois sociale et individuelle. Cette expression qui dépasse toujours les limites du quotidien, mais reste toujours vraie quant à son contenu social, est le trait spécifique du grand réalisme traditionnel, du réalisme de Diderot ou Balzac, par opposition à leurs successeurs modernes qui sont de plus en plus petits. Malgré la richesse extensive énorme des personnages et des destins de La Comédie humaine, la représentation ampli-, totale de la société capitaliste française eût été impossible si Balzac n'a vait pas constamment cherché et trouvé cette expression fortement intensifiée de tous les tenants et aboutissants. Le réalisme de Balzac repose sur l'élaboration aussi poussée des traits spécifiquement individuels et des traits 4 3 l'on songe aux intrigues judiciaires dans Splendeurs et misères des courtisanes ou dans Le Cabinet des antiques). C'est seulement sur cette base que Balzac fait apparaître de manière plastique l'activité des grandes forces sociales. Car chaque personnage qui participe à de tels conflits d'intérêts est, tout en défendant ses intérêts personnels, le représentant d'une classe précise. Dans ses intérêts personnels, et inséparable de ceux-ci, s'exprime le fondement social, le fondement de classes de ces intérêts. En dépouillant les institutions sociales de leur objectivité apparente et en semblant les réduire à des rapports personnels, Balzac exprime précisément ce qu'il y a en elles d'objectivité réelle, de nécessité sociale réelle : la fonction apparaît comme le support et le levier des intérêts de classe. La base du réalisme balzacien est la révélation constante de la réalité sociale comme fondement de la conscience sociale de chacun, et cela justement dans et à travers ces contradictions qui se manifestent nécessairement entre réalité et conscience sociales dans les différentes classes. C'est pourquoi Balzac déclare avec raison dans le roman Les Paysans : c Dis-moi ce que tu as, et je te dirai ce que tu penses. » Ce réalisme profond de Balzac détermine sa façon d'écrire jusque dans les détails. Nous ne pouvons relever ici que quelques points principaux. Mais surtout, Balzac dépasse constamment les limites du naturalisme étroit, photographique. Dans les questions essentielles, il est toujours profondément vrai. C'est-à-dire qu'il ne fait jamais dire ou penser, sentir ou faire à ses personnages quelque chose qui ne résulterait pas nécessairement de leur nature sociale, qui ne serait pas parfaitement en accord avec cette nature sociale aussi bien quant aux déterminations abstraites que quant aux déterminations spécifiques. Mais dans l'expression de cette pensée ou de ces sentiments au contenu exact, il ne se laisse pas arrêter par les limites des possibilités d'expression moyennes des hommes d'une classe particulière. Il cherche et trouve toujours pour le contenu socialement exact et profondément compris l'expression la plus claire, la plus aiguë (impossible dans le cadre du naturalisme). Nous avons déjà donné au cours de notre analyse quelques exemples de ce mode d'expression. Citons encore comme exemple le fragment d'une conversation entre le paysan Fourchon et l'abbé Brossette. L'abbé demande 42 typiquement liés à une classe chez chacun de ses per- sonnages. Mais au-delà Balzac souligne constamment avec la plus grande insistance cet aspect capitaliste commun ' qui se manifeste chez les différentes personnes des différentes couches de la société bourgeoise. L'accentuation de ces traits capitalistes généraux, que Balzac utilise d'ailleurs avec parcimonie et seulement aux endroits décisifs, met clairement en évidence l'unité interne du processus social d'évolution, l'affinité sociale objective de types apparemment très éloignés les uns des autres. Au cours de cette analyse nous avons déjà vu comment Balzac souligne ce qu'il y a de commun, ce qui n'est que quantitativement différent chez Gaubertin et chez Montcornet ; les deux éléments sont aussi importants : par ce qui leur est commun ils apparaissent tous deux comme des produits du capitalisme français d'après Ther- midor ; ce qu'il y a de quantitativement différent fait ressortir la différence qualitative, à savoir que, malgré leurs traits communs, l'un est un glorieux général d'Em- pire, un comte et un grand propriétaire foncier, et l'autre seulement un petit escroc de province, même s'il est en pleine ascension. La représentation concrète des rapports sociaux est seulement possible du fait que celle-ci est élevée à un niveau d'abstraction tel que depuis cette hauteur d'abstraction le concret est recherché et trouvé comme « unité de la multiplicité » (Marx). Les réalistes modernes, qui ont perdu cette profondeur de compré- hension des rapports sociaux, et ainsi la profondeur de la véritable capacité d'abstraction (à la suite de la décadence idéologique de la bourgeoisie), cherchent en vain à atteindre par la concrétisation des détails à une certaine concrétisation de l'ensemble et de ses composantes réelles, objectivement décisives. Cette nature du réalisme balzacien, le fait qu'il s'appuie profondément sur la réalité sociale parfaitement comprise, est ce qui permet précisément à l'auteur d'être aussi un maître inégalé de la représentation des grands courants spirituels, des puissances spirituelles qui forment l'idéologie des hommes. Balzac montre ces puissances spirituelles en les ramenant à leurs racines sociales, en les laissant agir idéologiquement dans la direction qu'elles ont prise socialement dès le départ. Par ce mode de représentation l'idéologie perd son indépendance apparente à l'égard du processus matériel d'évolution de la 44 société, elle apparaît comme une partie, un élément de ce processus vivant lui-même. Par exemple, Balzac fait allusion au nom de Bentham et à sa théorie de l'usure lors d'une négociation commerciale avec le vieil usurier de province et spéculateur Grandet. L'avidité avec laquelle Grandet savoure comme un bon vin ce qui lui convient dans cette idéologie, le profit qu'il tire de l'appropriation de l'expression idéologique de sa situation sociale (qui lui était jusque-là inconnue) rend tout à coup vivante la théorie de Bentham, non seulement comme théorie, mais comme partie intégrante de l'évolution capitaliste du début du xix* siècle. Assurément, cet effet idéologique n'est pas toujours adéquat. Mais précisément dans l'inadéquation ironique de l'effet se reflète souvent très nettement le destin qui est réservé à une idéologie au cours de l'évolution des classes. Ainsi Balzac désigne dans notre roman l'usurier de village koulak Rigou comme un « Thélémiste », c'est- à-dire comme un partisan (naturellement inconscient) de cette utopie bourgeoise du grand écrivain de la Renais- sance Rabelais qui a pour cadre l'Abbaye de Thélème, abbaye portant en inscription cette maxime qui en est la loi suprême : « Fais ce que voudras. » D'une part, la décadence profonde de l'idéologie bourgeoise ne peut être illustrée de façon plus percutante que par le fait que le mot d'ordre révolutionnaire lumineux des luttes menées par l'humanité pour se libérer du joug du féodalisme est devenu la devise d'un usurier de village. D'autre part, précisément dans l'accentuation ironique de cette décadence et de cette dégénérescence, s'exprime le trait commun du processus d'évolution de la bourgeoisie : Rigou est effectivement le produit de ce combat pour la libération du féodalisme, à la veille duquel les grands écrivains et penseurs de la Renaissance ont créé leurs oeuvres immortelles comme préparation idéologique à cette évolution, comme lutte idéologique pour cette évolution. Dans cette comparaison l'ironie réside précisé- ment dans le double aspect du rapport : naturellement, le rêve de Rabelais d'une libération de l'humanité n'est pas épuisé par Rigou, mais tout aussi naturellement Rigou est un élément nécessaire de la réalisation réelle et immé- diate, de la réalisation capitaliste de ce rêve. De telles formes de caractérisation servent à Balzac à spécifier, concrétiser et approfondir individuellement et 4

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