Antigone

« Antigone Même sous les travestis modernes dont l'habillent un Jean Cocteau, un Jean Anouilh, Antigone demeure pour nous la“ dame de Sophocle ”.

Le poète athénien a bien pu découvrir son personnage dans le fonds ancien de la poésiegrecque ; du moins l'a-t-il doué lui-même de cette personnalité si vivante qu'elle en devient presque historique, sinoble dans sa perfection que nul auteur dramatique n'a jamais su depuis l'enrichir ou la transformer.

Antigone, enretour, donne à la gloire de Sophocle son éclat le plus pur. On sait comment, victime d'un oracle, Œdipe devint à son insu le meurtrier de son père et l'époux de sa mèreJocaste.

De cette union, qui le fit roi de Thèbes, naquirent deux garçons, Étéocle et Polynice, et deux filles,Antigone et Ismène.

Un jour vint où Œdipe Roi, au faîte de sa puissance, eut la révélation de la vérité : incestueuxmalgré lui, parricide involontaire, en son désespoir il se crève les yeux, tandis que Jocaste se pend. Dans l'horreur de cette abominable tragédie brillent la douceur et la tendresse d'Antigone.

Jeune princesse heureuse,elle choisit par amour de partager sur les routes les fatigues et les misères de son père, condamné par le sort àn'être plus qu'un aveugle errant.

Elle veille sur lui jusqu'au jour où, parvenu en Attique, à Colonne, Œdipe trouveauprès des Athéniens hospitaliers un refuge, puis un tombeau. Dans ce rôle de compagne attentive, Antigone était héroïque et touchante.

A Thèbes, qu'elle regagne à la mort deson père, elle va se révéler sublime et symboliser les plus hautes exigences de la conscience humaine. La ville est bouleversée par la querelle des frères ennemis, Étéocle et Polynice, que divise une égale ambition derégner.

Ils viennent de périr en un même combat, mais Étéocle est mort sans enfreindre les lois, tandis que Polynice,appuyé sur des troupes argiennes, rebelle à sa patrie, s'est placé hors la loi.

Le salut de Thèbes, menacée parl'anarchie dans son existence même, exige un prompt rétablissement de la légalité.

Aussi Créon, l'oncle d'Antigone,qui assume le pouvoir en cet instant critique, accorde-t-il à Étéocle les honneurs funèbres traditionnels, maisinterdit-il sous peine de mort que l'on ensevelisse le corps de Polynice : terrible punition, contraire aux impératifs lesplus sacrés de la religion, et qui condamne l'âme du coupable à errer pour toujours sans trouver de repos. Mais la raison d'État, ni même la nécessité de sauver une “ cité charnelle ”, ne sauraient l'emporter sur les lois nonécrites établies de toute éternité par les dieux, ou simplement sur les devoirs que dicte l'amour d'un cœur fraternel.Parce qu'elle est “ de ceux qui aiment, non de ceux qui haïssent ”, Antigone jette sur le corps de Polynice lasymbolique pincée de terre qui équivaut à une inhumation.

Arrêtée, condamnée, elle périt dans le caveau où Créonl'a fait enfermer. La femme était en Grèce, juridiquement au moins, une perpétuelle mineure irresponsable ; ce sont des femmespourtant que les poètes grecs ont chargées d'incarner les plus pures valeurs de l'hellénisme.

Mais ce parti pris, quipourrait étonner, enseigne que même faible, même démuni, un individu est toujours libre de se conformer aux lois desa conscience.

Dans ce drame absurde et brutal, où chacun est conduit, Œdipe par le destin, Créon par la raisond'État, les frères ennemis par leur passion, seule Antigone, humainement la plus désarmée, suit la voie qu'elle achoisie par un acte de sa libre volonté.

Et ce libre choix fonde la liberté humaine, fait le prix de l'individu.

Antigonepourrait accomplir son devoir avec une discrétion qui permît au pouvoir de fermer les yeux.

Elle renonce à ce lâcheaccommodement qui mettrait à peu de frais sa conscience à l'aise en assurant sa sécurité.

Car elle sait qu'unevaleur fondamentale est en cause, pour laquelle il faut publiquement “ témoigner ”.

Et comme ce “ martyre ” est lefait d'une âme emplie seulement de justice et d'inflexible amour, l'héroïsme païen d'Antigone se nimbe d'une auréolequi a déjà tout l'éclat de la sainteté.. »