Databac

L'islamisme, un mirage géostratégique

L'islamisme, un mirage géostratégique Après la disparition de l'URSS, l'islamisme militant a souvent été présenté comme une nouvelle menace stratégique contre l'Occident, au sens où des réseaux transnationaux entreprendraient de radicaliser les masses musulmanes, prônant une révolution islamiste universelle pour reconstituer la grande communauté musulmane. Cette menace serait d'autant plus sérieuse qu'une "cinquième colonne" - assimilée aux immigrés musulmans - existerait, implantée dans la plupart des pays occidentaux. Le chef d'orchestre en serait soit un pays (Iran, Soudan) soit une internationale occulte (ainsi renaît le thème d'un Komintern islamiste). Une analyse sérieuse de l'évolution constatée depuis la fin des années soixante-dix montre en effet que la menace islamiste est un mythe. Certes, on a assisté à un mouvement de ré-islamisation de la vie quotidienne, conséquence de la déshérence des idéologies laïques et nationalistes. Certes, l'islam restera un facteur de mobilisation de populations musulmanes dans des contextes de crise, comme en Algérie où le Front islamique de salut (FIS) a semblé voué à accéder un jour au pouvoir. Mais l'avènement politique de mouvements radicaux ne paraît susceptible de modifier la donne géostratégique que sur le très court terme. Par ailleurs, il n'a pas été observé, en Occident, de mouvements massifs de conversion à l'islam. Les démarches sont plutôt individuelles. Enfin la ré-islamisation apparente des moeurs (port du voile) prend davantage l'aspect d'une réaction identitaire, crispée et minoritaire, par rapport à une sécularisation profonde et généralisée des comportements. Fondamentalement, sur le plan stratégique, les mouvements islamistes, loin d'incarner un dépassement des nationalismes, constituent partout l'expression, voire l'aboutissement de la recherche d'une identité nationale en quête d'elle-même. Les mouvements islamistes radicaux prétendent partout dépasser la division du monde musulman (en nations, ethnies, tribus, classes) pour reconstituer l'umma (communauté des croyants) sous un leadership offensif. Or, ce voeu se révèle un échec patent: les mouvements islamistes n'ont pas su déborder le cadre des nations et souvent restent aussi profondément limités par le cadre des ethnies et des tribus. Le trompe-l'oeil de l'internationalisme Nulle part l'islamisme n'a pu remettre en cause les États existants. Bien plus, l'islamisme est apparu comme le nouveau vecteur des nationalismes: dans les Territoires occupés, le Mouvement de résistance islamique (Hamas) s'impose vis-à-vis de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) non par l'islam, mais au nom de son exigence quant à la satisfaction des revendications palestiniennes dans le processus de paix, le FIS reproche au Front de libération nationale (FLN, qui a longtemps été parti unique) d'avoir trahi les idéaux de la guerre de libération algérienne et d'être désormais le "Hezb frança" ("parti de la France"). De même, lors de la crise du Golfe, en 1990-1991, la plupart des mouvements islamistes ont réagi en fonction de la situation géostratégique de leur pays d'origine (les Frères musulmans de Jordanie ont approuvé l'Irak, les Frères du Koweït l'ont condamné). L'islamisation du Soudan a été engagée dans le cadre de l'affirmation de l'État central contre les chrétiens du Sud (et contre l'Égypte). En Turquie, le Parti de la prospérité, dont le nationalisme n'est contesté par aucun de ses adversaires, a déployé son activité dans le cadre du système politique constitutionnel et facilité l'intégration des Kurdes récemment urbanisés dans un jeu politique purement turc, comme l'a montré la victoire de ses candidats à Ankara et Istanbul lors des municipales de 1994. La Confrérie des frères musulmans fondée par Hassan al-Banna en 1928 en Égypte, dans le but de mettre sur pied une contre-société islamique au niveau de toute la communauté musulmane, était certes parvenue à fonder des branches dans les différents pays arabes, mais celles-ci se sont largement autonomisées et jouent aujourd'hui une carte plus nationale que transnationale, participant au jeu politique, là où on l'autorise. D'autres réseaux internationaux existent concernant notamment la formation et le financement des mouvements, mais ils sont en général récupérés par des stratégies d'États (Iran, Arabie saoudite). Après la prise du pouvoir par les partisans de l'imam Khomeiny, en 1979, l'Iran s'est d'emblée présenté comme l'avant-garde de la révolution islamiste mondiale et a tenté de soulever les "masses musulmanes" contre l'ensemble des régimes existants. Mais la guerre provoquée par l'Irak en septembre 1980 a immédiatement montré les limites de cette stratégie: le monde sunnite a massivement soutenu l'agresseur. Seuls les chiites - majoritaires en Iran, mais minoritaires globalement en pays d'Islam -, dont la marginalisation politique avait entraîné la radicalisation dans certains pays (Irak, Liban, Afghanistan), ont partiellement soutenu l'Iran, mais le réflexe nationaliste l'a généralement emporté dans les populations chiites. Derrière un discours idéologique universaliste, l'Iran n'a guère téléguidé que des groupes extrémistes à l'étranger dans le cadre d'une politique de développement de sa puissance régionale et non d'expansion de la révolution. C'est ce qu'a montré l'abandon des Frères musulmans syriens en 1982 au nom de la convergence stratégique entre l'Iran et la Syrie et l'indifférence manifestée lors de la reprise, après leur soulèvement, des villes saintes chiites de Najaf et Kerbala, en Irak, par les troupes de Saddam Hussein, en février 1991, au nom du refus de voir le pays se diviser. La révolution islamique d'Iran constitue ainsi un avatar du nationalisme iranien dirigé par le chah (1953-1979); les visions stratégiques se rejoignent (mise sur pied d'une armée conventionnelle puissante, contrôle du golfe Persique, contournement des pays arabes par le soutien aux minorités chiites, entente avec la Russie pour ne pas remettre en cause les frontières issues de la dissolution de l'URSS). Les mouvements islamistes se sont également révélés incapables de dépasser les clivages ethniques, tribaux, sociaux. En Turquie, le Hezbollah, parti islamiste apparu dans les zones kurdes, apparaît, quels que soient ses vrais parrains, avant tout un parti kurde sans affinités avec les radicaux islamistes turcs. En Afghanistan, le fait que deux des principaux protagonistes, Gulbuddin Hekmatyar et Ahmed Shah Massoud soient respectivement pashtou et persanophone revêt plus d'importance que les divergences idéologiques qu'ils affichent. Au Tadjikistan, le Parti de la renaissance islamique - qui a animé en 1992 une coalition ayant provisoirement réussi à prendre le pouvoir aux communistes - mettait en scène une lutte moins des islamistes contre les communistes, qu'entre la faction gharmi (du nom de la vallée) et le groupe koulabi (du nom d'une autre vallée). Au Yémen du Nord, le Parti de la réforme (islamiste) réunit les membres d'une grande tribu du nord du pays. Un potentiel de bouleversement très limité Enfin l'islamisme ne constitue pas un facteur géostratégique déterminant, car il n'a pas revêtu de dimension véritablement supranationale. Islamisés ou non, les États adoptent une politique conditionnée par leurs contraintes géostratégiques propres et leurs intérêts nationaux. Le terrorisme international, en régression, n'a eu d'impact que sur le court terme, vis-à-vis d'un Occident mal préparé. La stratégie de la tension est apparue insuffisante pour le déstabiliser, tout juste a-t-elle pu être un outil de dissuasion (les militaires occidentaux ont ainsi quitté le Liban en 1984), mais elle n'offre pas de solution de rechange et surtout aboutit à un isolement des États accusés d'avoir parrainé le terrorisme (comme ce fut le cas pour l'Iran, la Syrie, la Libye, le Soudan). Partout les États islamisés se maintiennent grâce à un jeu d'alliances étranger à toute idéologie. Dans le cadre de la guerre civile qui a éclaté au Yémen en 1994, l'Arabie saoudite appuie le régime laïque d'Aden contre un Yémen du Nord soutenu par les islamistes du Parti de la réforme. De même, les vraies questions stratégiques, comme le prix du pétrole, ne dépendent pas de l'idéologie: l'Organisation des pays exportateurs et producteurs de pétrole (OPEP, dont fait partie l'Iran) est ainsi totalement indifférente à la question de l'islamisme. Nul doute que le FIS au pouvoir en Algérie saurait gérer technocratiquement ses ressources minérales (peut-être, dans un premier temps, mieux que les militaires ou le FLN), avec l'aide des États-Unis... Le processus de paix, la présence militaire américaine dans le Golfe, l'affaiblissement de tous les États se réclamant de l'islamisme (Iran, Soudan) ont montré qu'après dix ans de militantisme islamiste au Moyen-Orient, jamais l'Occident n'avait semblé aussi maître du jeu, même si son analyse de la situation est influencée par ses intérêts économiques de court terme.

Liens utiles