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Le devoir (cours de philosophie)

La conscience morale s’éveille dans l'action ou plus exactement à propos d’une action qui provoque une prise de conscience, qui fait surgir le problème moral en faisant surgir des valeurs. Vous sortez de chez vous, vous sautez dans votre voiture, vous roulez attentif et observant machinalement les prescriptions élémentaires du code de la route... : pas de prise de conscience, pas de problème, votre action suit les voles frayées par l’habitude ou les urgences de votre horaire... Mais voilà que vous « accrochez » un cycliste, il tombe et reste inanimé... L’action habituelle est brisée, une situation a surgi qui fait problème. Avec la rapidité de l’éclair se pose la question « que faut-il faire ? »... ; même si vous fuyez par désarroi, par réflexe de peur ou par calcul de votre droit, vous vous trouvez impliqué dans une situation d’où ont jailli à la fois l’épreuve des valeurs et le tourment de la réflexion. Il n’y a pas de conscience morale sans réflexion sur la conduite à tenir, si fugitive que soit cette réflexion. La conscience morale est liée à la conscience psychologique comme à une condition nécessaire mais non suffisante. Quelque chose d’autre apparaît dans la vue panoramique de la situation, et c’est le devoir comme une instance, comme une pression et comme une urgence. Car le devoir se présente comme « quelque chose qui est à faire », à accomplir, et à accomplir par « moi » dans cette situation précise et tout de suite. Étant donné que ce devoir est un devoir-à-faire, qui désigne personnellement le sujet comme agent, c’est-à-dire comme chargé de l’accomplissement ou de l’exécution, on peut dire qu’il s’agit d’un impératif, et on appelle « conscience morale » le centre de diffusion de ces impératifs. Il est d’autres moments où semble intervenir également cette conscience morale : c’est dans l'évaluation d’un ensemble situation-action qui ne fait pas partie de notre champ de comportement personnel actuel : soit que nous jugions une de ces situations-problèmes de notre passé (dans le remords par exemple), soit que nous jugions l’action d’autrui. Pour juger du point de vue moral, il faut saisir la contradiction entre ce qui s’est passé et ce qui aurait dû se passer, ce qui a été fait et ce qui aurait dû être fait, et pour cela ajouter à la conscience des conditions objectives de la situation, la conscience du devoir comme s'imposant à n’importe quel homme dans cette situation en tant qu’il peut être considéré comme « agent moral ». Autrement dit, nous ne pouvons juger autrui du point de vue moral qu’en lui supposant une conscience morale identique à la nôtre. Il y a peut-être une erreur dans cette hypothèse, mais ce qui importe ici, c’est de constater que l’impératif moral se présente sous l’aspect d’un devoir généralisable, universel même. On appellera également « conscience morale » le centre de diffusion de ces jugements de valeur.

— I — Les expressions de la conscience morale.

Avant de nous poser la question de la nature et de l’origine du devoir, nous tenterons de saisir la conscience morale dans ses manifestations concrètes.

1 — La mauvaise conscience. Il semble qu’on ne puisse décrire « la mauvaise conscience » que par référence à « la bonne conscience ». Mais la bonne conscience est presque inconscience morale parce qu’elle est absence de souci moral, elle est demi-conscience. Si, à propos d’un devoir accompli, la conscience s’aiguise dans une affirmation de satisfaction de soi (que l’on pourrait appeler « bonne conscience »),on peut être sûr que cette affirmation spectaculaire, devenue vanité de la bonne conscience, entraîne ipso facto une mauvaise conscience due à cette vanité même, et peut-être au sentiment qu’on n’a pas fait tout ce qu’on devait, comme si dans la recherche de l’approbation de ce qu’il a fait, le sujet cherchait à oublier le souvenir de ce qu’il n’a pas fait. La mauvaise conscience est un malaise moral dû à une sorte de non-unité du moi ; l'action est suspendue par une hésitation dans laquelle le sujet fuit la conscience de soi parce qu’il est devenu insupportable à lui-même. Et pendant qu’il fuit, il se retrouve à chaque instant. « La mauvaise conscience », dit Jankelevitch, « est cernée de tous côtés par des surfaces réfléchissantes sur lesquelles les problèmes rebondissent ; partout les choses lui renvoient sa propre image : elle voudrait sortir de soi, et partout c’est elle-même qu’elle rencontre. Il y a donc en elle deux mouvements inverses et simultanés : un effort pour s’éloigner, une tendance à adhérer » (V. Jankelevitch, « La mauvaise conscience », 1951). On peut distinguer plusieurs types de mauvaise conscience, nous en décrirons trois : la honte, le sentiment de la faute, le remords.

A — La honte. La honte est liée à un reproche. Un acte dont je je suis la cause, l’agent ou le responsable, que j’ai fait délibérément ou inconsciemment (la malhonnêteté que je viens de faire ou l’énurésie que le garçonnet constate à son réveil) est en contradiction avec ce que j’étais capable de faire, que je devais faire ou qu’on attendait de moi. Je suis, malgré moi, celui que je ne voulais pas être ou que je n’aurais pas voulu être. Il y a, sans aucun doute, dans la honte, le sentiment pénible que la faute s’étale sous le regard d’autrui, et comme cette faute est mienne, j’ai honte sous le regard d’autrui et le désir naît de fuir ce regard. C’est pourquoi lorsqu’on a honte, on cherche à se cacher.

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