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Le conformisme est-il une absence de liberté ? Tocqueville

Le conformisme est-il une absence de liberté ? Tocqueville

De la démocratie en Amérique, Il (1835), 4e partie, chap. VI, © Éditions Gallimard, 1961, pp. 434-435.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre, il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? [...] Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige.

Avez-vous compris l'essentiel ?

1 Quels sont les principaux caractères du nouveau despotisme dans la société démocratique ? 2 Quelles sont les deux tendances opposées qui conduisent les hommes ? 3 Qu’est-ce qui distingue la dictature traditionnelle du despotisme démocratique ?

  1 - L'effet de masse, la recherche égoïste du plaisir, le repliement sur la sphère privée, le paternalisme protecteur et infantilisant de l’État, la complexité des règles administratives, le nivellement par la base : le conformisme généralisé. 2 - Le besoin de rester libre et celui d’être dirigé. 3 - La dictature traditionnelle « brise des volontés », le despotisme démocratique « les amollit ».

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