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La violence (cours de philosophie)

Peut-on dire que la violence est naturelle (et en ce sens la culture serait relégation de la violence naturelle) ou culturelle (et en ce sens il y aurait une nature primitive où la violence n’existe pas) ?

— I — La violence naturelle et la force physique.

La violence semble étymologiquement liée à la force (vis), et l’est sémantiquement au viol (des « violences », faire violence). La violence serait donc ce qui entame l'intégrité, par le moyen de la force. Cette violence comme viol existe-t-elle au niveau naturel ?

1 — La violence animale. L’agressivité. Il est évident que le mythe du Paradis ou l’épisode de l’Arche dans la Bible sont des fictions. La violence est présente dans le monde animal, à trois niveaux : lutte pour la subsistance, lutte pour le » territoire », où s’établissent la famille ou le groupe, lutte pour la procréation. Cette violence se manifeste par îles combats dont les rituels commencent d’être connus avec précision. On sait ainsi qu’avant le combat les antagonistes se « mesurent » en déployant leurs plus belles couleurs, comme les Grecs de l’Iliade leurs injures les plus vives et les Zoulous leurs plumes d’autruche... ; on sait aussi qu’entre deux animaux dangereusement armés, il y a un code du combat, et le vaincu tend sa gorge au vainqueur, ce qui suffit au vainqueur habituellement et arrête le combat. La fuite est toujours possible ou la simulation de disparition (si la distance de fuite n’est pas dépassée, ou s’il existe au moins une dénivellation permettant de faire semblant que l’on se cache). Mais chez les pigeons, où les armes naturelles sont peu impressionnantes, ce rituel de soumission et l’inhibition de la mise à mort finale n’existent pas, et les pigeons qui se battent vont jusqu’à la mort (K. Lorenz). On sait aussi que les grands carnivores n’attaquent que s’ils sont affamés, ou si, leur distance de fuite étant atteinte, ils n’ont plus la possibilité de s’échapper ; ou enfin, s’ils estiment que leur territoire est menacé ou ses chemins d’accès. On a observé aussi cependant le fait suivant : des rats de Calhoun, maintenus artificiellement en colonie qui très rapidement voit se multiplier le nombre de ses membres, deviennent agressifs et se tuent entre eux, ou se suicident. On remarque qu’ici, la société a rendu l’agressivité anormale. Ce modèle est étudié par les psychologues pour vérifier si chez l'Homme, la surpopulation n’entraînerait pas automatiquement la violence et la guerre.

Résumons le problème: il y a lutte (guerre) entre:

a — des espèces différentes: chasse, et équilibre récurrent entre les prédateurs et leur gibier ; lutte pour la vie ; — concurrence, et élimination d’une espèce plus faible par une espèce plus forte. Refoulement vers des zones impropres à l’existence, ou destruction violente et systématique ; b — des individus de. lu même espèce (lutte pour le territoire) ; c — des insectes sociaux: guerre prédatrice chez les abeilles (qui s’emparent du butin). Elle ne semble pas congénitale, mais due au hasard ou à une alimentation déficiente. Chez les fourmis, « la guerre » a pour objet le bétail (les pucerons) et l’acquisition d'esclaves. On doit cependant remarquer, dit G. Bouthoul, que « chez les animaux, on n’a jamais pu distinguer quelque chose qui ressemblât à la guerre se manifestant par des combats successifs et une organisation appropriée en vue d’attaquer ou de se défendre de manière systématique ». La guerre est un phénomène humain. Donc la violence animale existe avec un caractère plus marqué dans les groupes d’animaux. D'autre part, quoique l’on ait présumé que les premiers hommes, les pithécanthropes par exemple, ne pratiquaient pas la guerre (on a remarqué que les ossements des hommes préhistoriques ne portaient jamais de lésions de la boîte crânienne) et utilisaient le cheval seulement à des fins alimentaires, on doit constater que les primitifs des sociétés historiques connaissent tous la guerre et la pratiquent. Certes, il ne semble pas que ce furent pour autant des bêtes cruelles et sanguinaires (l’humeur belliqueuse des primitifs varie selon les régions, et le traitement des prisonniers vaincus — indice de férocité de Westmark -— est très variable aussi) ; cependant, comme le dit De Maistre, « l’homme tue pour se nourrir, se vêtir, se parer, attaquer, se défendre, s’instruire, s’amuser, et il tue pour tuer. » La violence est donc naturelle. Mais elle semble renforcée par la culture, et ce n’est pas pour nous étonner, puisque la culture permet de systématiser, de rationaliser la violence, et donc de la redoubler.

2 — La mort comme violence originaire. Dans une analyse d’anthropologie philosophique (« L’érotisme »), Georges Bataille présente la sexualité et la mort comme les deux violences originaires pour les groupements humains même préhistoriques. Ainsi l’homme du Néenderthal, lorsqu’il considère la mort, y voit trois raisons d’être épouvanté : — la mort introduit dans le « monde du travail » ordonné et déjà rationnel, une brisure sans appel : le travailleur ne transforme plus, il est au contraire transformé. Les hommes préhistoriques n'ont pas manqué de sentir la différence qui existait entre un homme et une pierre ou un animal. La mort annihile cette différence, et la Nature récupère le mort dans son cycle naturel ; la mort entame l’intégrité physique de l’homme. I.a pourriture apparaît épouvantable à l’homme dés l’âge de pierre. Cette répulsion s’est conservée jusqu’à nous. Il en résulte que le mort sera inhumé (l’inhumation est l’indice de la constitution d’une culture) ou incinéré. Il n’y aura de libération des effets de la violence que lorsque les «os » auront « blanchi » ; — la mort est une forme de « sacré » pour laquelle on éprouve le « thambos » (terreur sacrée). Elle est une contagion très pernicieuse et puissante, et tous ceux qui en sont touchés, meurent ou tombent malades (cf. Lévy-Bruhl, dans « Le surnaturel et la nature dans la mentalité primitive »). Quant à la sexualité, elle n’est une violence que dans la théorie freudienne qui, considérant exclusivement la sexualité masculine, y voit une agression, une volonté de domination. Cet aspect est évident dans le viol sadique, mais il est difficile de ramener la sexualité normale (plaisir partagé, associé à l’Amour) au viol sadique.

3 — La violence naturelle comme « loi du plus fort ». L’évolutionnisme conçoit une « sélection naturelle » (Darwin) qui élimine les individus les plus faibles au profit des plus forts. Au niveau de la nature végétale par exemple, c’est un fait ; de même, ce sont les membres malades ou trop jeunes du troupeau qui sont la proie des prédateurs, ou encore on voit l’abeille européenne éliminer l'abeille indigène d’Australie qui ne possède pas d’aiguillon, et la fourmi légionnaire lancer des raids contre les colonies de fourmis noires-cendrées, moins fortes et moins belliqueuses. Il existe donc réellement une « loi du plus fort » dans la nature. Ces données de la zoologie, de la botanique et de l'éthologie contredisent le rêve de Rousseau pour qui les hommes à l'état naturel vivent dans une innocence et une tranquillité totales ; seul le besoin les guide, ils ressemblent à des animaux idéalisés. Pas d’ordre social, pas de pensée ni de culture. Voici ce qu'il en dit : « Errant dans les forêts, sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre ni liaison, sans nul besoin de ses semblables comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître un individuellement, l'homme sauvage sujet à peu de passions et se suffisant à lui-même, n’avait que les rudiments et les lumières propres à cet état ; ... son intelligence ne faisait pas de progrès ; ... s’il faisait une découverte, il ne pouvait la communiquer ». Cet homme à l’état de nature, à la suite de conditions naturelles défavorables, est obligé de s'associer avec d’autres hommes : il passe à l’état sauvage. Enfin, par suite de la découverte fortuite du fer, il passe à l’état social. Ce dernier état n’est pas naturel, il repose sur une convention. Pour éviter que cette convention ne supprime tous les bienfaits de l’état de nature, Rousseau imagine le contrat social qui ne met pas en rapport les individus avec eux-mêmes, mais tous avec la loi impersonnelle.

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