La notion de « culture mondiale uniformisée » sous-estime les rapports entre le singulier et l’universel
La notion de « culture mondiale uniformisée » sous-estime les rapports entre le singulier et l’universel
Le marché mondial est travaillé par deux logiques: celle de la globalisation et celle de la démassification généralisée, poussant les grandes firmes à rechercher des «segments transnationaux», c’est-à-dire de grands ensembles d’individus partageant, par-delà les frontières nationales, les mêmes conditions de vie, les mêmes systèmes de valeur, de goûts, de normes. Mais, à partir du début des années 1980, la dynamique de la globalisation a déclenché en même temps un mouvement inverse de revanche des sociétés singulières. Partout s’est fait jour un retour aux cultures particulières, à la tradition, au territoire, tandis que renaissaient nationalismes et fondamentalismes. La réflexion critique sur les relations culturelles a dès lors accordé une grande attention aux logiques de relocalisation, étudiant l’ensemble des tensions qui s’établissent entre le singulier et l’universel.
La fin des catégories anciennes
L’organisation sociale en réseaux est la première illustration de cette dynamique duale. De nouveaux acteurs transnationaux et de nouvelles formes d’expression de la société civile (utilisant toutes les techniques de la communication), liées notamment aux activités des ONG (organisations non gouvernementales), ont ainsi surgi sur la scène internationale. Ils ont permis que s’ouvre une réflexion sur un «troisième espace», qui viendrait s’intercaler entre les logiques «inter-marchés» et «interétatiques».
La deuxième illustration en est l’échange inégal entre culture de masse industrielle et cultures populaires. Cela a alimenté une vaste réflexion sur la formation de l’identité nationale et sur l’influence des cultures national-populaires, en Amérique latine notamment.
Le doute qui s’est installé sur la notion de modernité offre une troisième illustration. Les prédictions tablant sur une modernité linéaire reposant sur le triptyque modernisation-industrialisation-développement ne se sont pas réalisées. L’anthropologie a formulé des hypothèses stimulantes pour expliquer la relation conflictuelle entre les cultures nationales et les flux transnationaux, les termes de «créolisation», «métissage», «hybridation» exprimant l’alchimie d’échanges culturels débouchant sur la «moderne tradition», selon l’expression de l’anthropologue brésilien Renato Ortiz. Son homologue indien Arjun Appadurai estime ainsi que les instruments d’homogénéisation (armements, techniques de publicité, hégémonie de certaines langues, styles d’habillement) apportés par la globalisation sont en réalité«absorbés dans les économies politiques et culturelles locales, uniquement pour être rapatriés comme des dialogues hétérogènes de souveraineté nationale, de libre-entreprise et de fondamentalisme dans lesquels l’État joue un rôle de plus en plus délicat». Trop d’ouverture aux flux globaux peut faire craindre la révolte (le syndrome chinois), tandis que l’État se met au ban de la communauté internationale lorsqu’il endigue ces flux (Corée du Nord). A. Appadurai va jusqu’à parler de «modernité alternative» et d’«explosion de modernités culturelles» qui, de Bombay, Tokyo, Rio de Janeiro, ou de Hong Kong, Los Angeles, Londres ou Paris, émergent, témoignant de la multiplicité des voies d’accès aux nouvelles formes du cosmopolitisme.
Production de masse et libre-choix
Le modèle actuel de développement mondial favorise une nouvelle hiérarchisation de la planète entre pays et groupes sociaux. Il provoque un détachement de fragments d’économies, de cultures et de sociétés qui cessent d’avoir un intérêt économique pour le système dans son ensemble.
La ségrégation croissante au sein des sociétés développées, où le nombre d’exclus ne cesse d’augmenter, est confirmée par la progression spectaculaire du marché de la sécuritéélectronique (pour se protéger de l’«autre») et par les conceptions «ghettoïsantes» de la société, qui contrastent fortement avec l’idéologie égalitariste de la communication et des «villages planétaires». La mise en place de dispositifs de contrôle et de surveillance contre la menace terroriste a suivi les lignes des clivages sociaux.
Une autre illustration, plus sujette à polémiques, concerne les nouvelles réflexions sur le consommateur. Dans leur combat contre toute forme de contrôle du marché et de ses acteurs, les tenants de l’ultralibéralisme ne cessent de proclamer la représentativité des consommateurs dans une «démocratie de marché», auxquels ils octroient liberté et souveraineté de choix absolues. Est-il dès lors encore pertinent de parler de rapports de forces entre les cultures si la confrontation a exclusivement lieu entre des atomes navigant en toute liberté dans l’espace global ? Cette thèse gomme l’histoire des déterminations sociales, politiques et économiques qui ont marqué l’évolution des dispositifs de communication.
De nouveaux regards font toutefois contrepoids aux analyses privilégiant les invariants, les déterminismes sociaux, en rappelant qu’une des erreurs les plus répandues consiste àétudier les effets du pouvoir à partir de celui-ci et non à partir de ceux qui le subissent. Cette manière de voir permet non seulement d’analyser les pratiques de réception de la communication, mais de regarder autrement l’histoire de la formation des dispositifs de la production culturelle de masse.
La tension entre l’individuel et le collectif, entre le libre-choix et les déterminations sociales, a, depuis les fondements des sciences sociales modernes, tourmenté la réflexion sur la société. Elle est demeurée vive et la conviction qu’il est difficile de comprendre l’un des pôles sans l’autre amène à réfléchir sur le «lien social supranational» et oblige à analyser le contexte culturel et l’évolution historique pour mieux comprendre les rapports entre société et communication.
La prégnance du schéma du nouveau libéralisme, la crise de la pensée sur les inégalités et l’idée consacrée qu’il est devenu impossible d’élargir le cercle des bénéficiaires du «progrès» inhibent la nécessaire réflexion critique sur l’État et l’avenir du monde. Tout intellectuel n’est-il pas désormais aux prises avec le positivisme gestionnaire, ce nouvel utilitarisme qui pousse à rechercher des outils théoriques pour éviter de poser les grandes questions et contourner les grands conflits par le recours à des solutions techniques ?
L’ère de la «colonisation des esprits»
L’ère de la société de l’information est aussi celle de la «colonisation des esprits», obligeant à repenser les questions de liberté et de démocratie. La liberté politique ne se limite pas au droit d’exercer une volonté, mais oblige à s’interroger sur la manière dont s’est formée cette volonté.
Quelle que soit l’époque, les formes d’intégration dans des macrocosmes de plus en plus vastes ont été ressenties à la fois comme un risque et comme un atout. La menace de l’homogénéisation et d’une nouvelle hiérarchisation des microcosmes a toujours été bien réelle, tout comme l’élargissement des possibilités quant à la redéfinition plurielle des processus identitaires. Il a fallu pour cela que les individus et les peuples confrontés à ces nouvelles formes de sociabilité les vivent comme un défi collectif et non comme une injonction à des atomes libres. Le rapport entre démocratie et mondialisation se joue dans la critique adressée à un modèle singulier d’intégration macrocosmique qui usurpe l’appellation mondiale/globale pour mieux cacher qu’il ne s’adresse qu’à la minorité d’intégrés solvables. Là où l’utopie technoglobaliste voit arrêt de l’histoire et du genre humain, les diverses sociétés qui le composent peuvent rétorquer qu’il s’agit sans doute d’une période qui risque de n’être qu’un cillement dans l’histoire de l’humanité. La construction d’une autre forme d’intégration des sociétés humaines dans un ensemble qui les dépasse tout en les valorisant dépend aussi et en grande partie de l’issue des tensions et des conflits à l’intérieur de chacune d’elles.
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