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Essence et existence

Par essence, on entend ce qu’une chose ou un être est fondamentalement. Ainsi, par exemple, lorsque je dis : « Un carré a quatre angles droits et quatre côtés égaux» ou bien : « La vitesse croît pour un objet qui tombe», je définis une essence. Par existence, on entend tout simplement le fait d’être. Ainsi, par exemple, lorsque je dis : « Le musée du Louvre est à Paris», j’affirme une existence. L’essentialisme est une position philosophique qui attribue à l’homme une essence ou une nature : avant même d’exister, l’homme est ceci ou cela. A l’opposé, l’existentialisme récuse l’idée d’une essence humaine préalable et affirme la primauté de l’existence.

I. — Essence et existence dans la philosophie grecque

A. L'essence est l'être véritable

Pour Platon, les Idées ou les Essences sont les êtres véritables. Ainsi, par exemple, l'Homme en soi existe dans un monde supra-sensible. Les hommes existants ne sont que des images affaiblies ou des copies de cette Essence immuable, universelle et éternelle. Il est vrai que les choses sensibles sont changeantes, trompeuses et que la science ne peut les prendre pour objet immédiat. Mais de là à affirmer qu'il y a des Essences ou des Idées dans un lieu intelligible et que ces Essences sont plus réelles que les choses existantes, il y a un pas qu'Aristote, pour sa part, n'a pas franchi. Si, en effet, il admet comme Socrate ou Platon que les essences des choses sont l'objet réel de la science, il n'en affirme pas moins que ces essences sont abstraites par l'intelligence des choses elles-mêmes et qu'elles n'existent donc pas en dehors des êtres singuliers.

B. L'essence est dans l’être

Aristote rejette l'opposition platonicienne entre un monde sensible et un monde intelligible. Selon lui, les idées ou les essences sont dans les choses non pas comme un objet dans une boîte mais comme la forme est dans la matière. Une statue, par exemple, appartient au monde sensible par le fait qu'elle est de la matière : du bois, du fer ou du marbre. Mais un bloc de marbre, un morceau de bois ou de fer n'est pas une statue en lui-même mais seulement parce qu'il a telle ou telle forme. Autrement dit, la matière est informe mais elle est apte à prendre telle ou telle forme. C'est cette actualisation possible qu'Aristote appelle «puissance». L'être est changeant. L'être en puissance, c'est ce qui n'est pas encore en acte. Il n'est pas un pur néant mais il n'est qu'un possible. C'est le passage de la puissance à l'acte qui achève l'être et le réalise. Ainsi, la forme ou l'essence, c'est-à-dire l'intelligible donc la vérité, est dans les choses mais à l'état de puissance ou de possibilité. Ainsi, par exemple, l'Homme en soi n'existe pas. Seuls les hommes existent. L'essence humaine exprime seulement le quelque chose de commun à tous des hommes qui se trouve en chacun d'eux à l'état d'individualité.

II. — De l'essentialisme — sa critique

A. L'essentialisme

L'essentialisme est une position qui affirme la primauté de l'essence sur l'existence. Ainsi, pour le spiritualisme classique, toute existence présuppose une essence. La nature, l'homme ne peuvent se comprendre que lorsqu'on remonte à un être transcendant. Dieu a pensé l'homme à la manière d'un ébéniste qui conçoit la table avant de la construire et cette pensée divine de l'homme, . c'est l'essence humaine. La création, c'est l'existence donnée à cette pensée. L'essence, chez l'homme, est donc préalable à l'existence. En Dieu seul, l'existence est inséparable de l'essence. Il est dans la nature de Dieu d'exister. Dieu est sa propre cause. Il est celui qui a créé et qui donc explique, fonde et justifie l'homme et le monde. Cette idée que l'essence précède l'existence ou que l'homme avant même de naître a une essence toute fixée n'est pas l'apanage exclusif des spiritualistes chrétiens. On la retrouve, dit Jean-Paul Sartre, chez les philosophes athées du XVIIIe siècle : « Dans l'athéisme des philosophes, la notion de Dieu est supprimée, mais non pas pour autant l'idée que l'essence précède l'existence. Cette idée nous la retrouvons un peu partout : chez Diderot, chez Voltaire et même chez Kant. » Pour ces philosophes, dit Sartre, « l'homme est possesseur d'une nature humaine; cette nature humaine, qui est le concept humain, se retrouve chez tous les. hommes, ce qui signifie que chaque homme est un exemple particulier du concept universel, l'homme».

B. Critique de l’essentialisme

Cette conception d'une essence humaine préalable est intenable devant les progrès de l'anthropologie et des sciences. humaines. Depuis le XIXe siècle, les sciences biologiques ont établi de façon définitive et irréversible l'origine animale de l'homme. Vers la fin du siècle, en 1859, Darwin publie "L'origine des espèces". Dans cette œuvre, il retrace l'évolution de la vie depuis l'animal unicellulaire, en passant par les poissons, les amphibies, les mammifères et les hommes primitifs, jusqu'aux « homini sapientes», c'est-à-dire aux hommes tels que nous les connaissons aujourd'hui. Cette théorie de l'évolution remet en cause le dogme de la création en six jours ainsi que celui de la création instantanée de l'âme. L'homme n'a pas d'essence préalable, il n'est pas tout donné au départ mais il est le produit d'une évolution. Mais si l'homme a une origine animale, il n'en diffère pas moins qualitativement des animaux. Quiconque étudie le phénomène humain est frappé par l'ampleur extraordinaire des progrès psychiques de l'humanité au cours des quarante ou cinquante derniers millénaires. Comme l'affirme le psychologue soviétique Léontiev : « Quelques millénaires d'histoire sociale ont fait plus dans ce domaine que les centaines de millions d'années d'évolution biologique des animaux. » Chez les animaux, écrit Léontiev, « les progrès se fixent sous forme de modification de leur organisation biologique même, dans le développement de leur cerveau». Chez l'homme, les progrès de l'espèce ne se fixent pas dans un « patrimoine biologique » transmis héréditairement, mais — et c'est là la différence essentielle avec les animaux — dans un « patrimoine social» accumulé. L'essentiel aujourd'hui pour les hommes, c'est le patrimoine constitué par l'accumulation des outils, des instruments de production, du savoir transmis de génération en génération par voie orale, puis par écriture, par ordinateur, par les bibliothèques, par les institutions scolaires... Teilhard de Chardin écrit : « Des institutions aussi conventionnelles que nos bibliothèques et nos musées ou des forces aussi extrinsèques à nos corps que l'éducation ne sont pas si loin qu'on pourrait le croire de constituer à l'humanité une mémoire et une hérédité. » C'est en effet à partir de ce patrimoine social que chaque individu s'élève au niveau comportemental atteint par l'espèce humaine. A la naissance, dit Lucien Malson, tous les enfants naissent « psychiquement prématurés». Le processus essentiel dans le développement de l'enfant, c'est donc, comme l'affirme Léontiev, «l'assimilation ou «appropriation» de l'expérience accumulée par l'humanité au cours de l'histoire de la société». Le cerveau, dit-il, « contient virtuellement non pas telle ou telle aptitude, mais seulement l'aptitude à la formation de ces aptitudes». Ainsi l'enfant doit «s'hominiser», c'est-à-dire qu'il doit apprendre à marcher, à parler; il doit assimiler le «patrimoine social» pour accéder à l'humanité. Il n'y a donc pas de nature ou d'essence humaine «inhérente à l'individu isolé».

III. — L’être humain n'a pas d'essence

A. L ’existentialisme de Sartre

Dans "L'existentialisme est un humanisme", Jean-Paul Sartre soutient que, chez l'homme, l'existence précède l'essence. Autrement dit, l'homme n'a pas d'essence et se trouve condamné à choisir lui-même librement son essence : « Qu'est-ce que signifie ici que l'existence, précède l'essence? Cela signifie que l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu'il se définit après. L'homme, tel que le conçoit l'existentialiste, s'il n'est pas définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il sera tel qu'il se sera fait» Ainsi, pour Sartre, l'homme existe d'abord, ensuite seulement il est « ceci ou cela». L'homme est donc « ce qu'il se fait». C'est en cela qu'il se différencie de toute autre réalité. En effet, un objet n'a pas à être : un fer rouillé, par exemple, est. Tout objet matériel est. L'homme n'est pas une chose, l'être conscient, l'homme n'est pas. L'homme ne peut pas être d'avance bon ou mauvais, ce qu'il va devenir n'est pas décidé d'avance. Ainsi, par exemple, l'homme courageux, c'est celui qui a choisi de l'être. Le «salaud», pour Sartre, c'est celui qui ne décide pas, celui pour qui tout est décidé d'avance. C'est celui qui fait comme si toutes les valeurs étaient établies d'avance. Or, dit Sartre, rien n'est donné à l'homme d'avance, il est « condamné à être libre». Si nous étions courageux comme nous avons les cheveux noirs, il n'y aurait plus de choix. A chaque instant, l'homme doit décider. Sans doute, dit Sartre, l'homme n'est-il qu'une « situation». C'est dire qu'il est « totalement conditionné par sa classe», « son salaire», « la nature de son travail», « conditionné jusqu'à ses sentiments, jusqu'à ses pensées». Mais si l'homme ne peut pas choisir sa classe sociale, il peut se choisir lui-même non pas dans son être, mais dans sa « manière d'être». Ainsi, si le prolétaire est « totalement conditionné par sa classe», c'est néanmoins lui «qui décide du sens de sa condition et de celle de ses camarades, c'est lui qui librement donne au prolétariat un avenir d'humiliation sans trêve ou de conquête et de victoire, selon qu'il se choisit résigné ou révolutionnaire». Ainsi, pour Sartre, si vraiment l'existence précède l'essence et si Dieu n'existe pas, l'homme est alors « responsable de ce qu'il est». Mais par là, Sartre signifie aussi que l'homme est « responsable de tous les hommes » : « Quand nous disons que l'homme se choisit, nous entendons que chacun d'entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu'en se choisissant il choisit tous les hommes. » C'est dire que chacun de nous pose librement les normes du vrai, du bien et du beau. C'est dire que chacun de nos choix, de nos actes engage « l'humanité tout entière». Pour Sartre, la conscience de nous choisir s'accompagne du double sentiment de «l'angoisse» et de « la responsabilité» : « Si l'homme n'est pas mais se fait et si en se faisant il assume la responsabilité de l'espèce entière, s'il n'y a pas de valeur ni de morale qui soient données a priori, mais si, en chaque cas, nous devons décider seuls, sans points d'appui, sans guides et cependant pour tous, comment pourrions-nous ne pas nous sentir anxieux lorsqu'il nous faut agir? Chacun de nos actes met en jeu le sens du monde et la place de l'homme dans l'univers. » Sartre critique l'essentialisme métaphysique. Il veut mettre fin à l'idée d'une essence humaine. Mais, d'autre part, il affirme que «l'homme est condamné à être libre». Cette liberté n'est pas choisie, elle est donc une caractéristique de l'homme. Elle apparaît donc comme une essence humaine. Il y a là une contradiction. De plus, à un an, deux ans, l'enfant n'est pas libre, mais il n'est pas pour autant un « salaud». La liberté apparaît progressivement. N'est-elle pas une acquisition?

B. L'«essence humaine» est « l’ensemble des rapports sociaux»

Un siècle avant Sartre, Marx et Engels avaient fait la critique de l'essentialisme métaphysique. Une des sources du marxisme réside dans le socialisme utopique français du XIXe siècle (Saint-Simon, Fourier). Marx et Engels, tout en prolongeant ce courant, l'ont radicalement transformé. Jusqu'à eux, le socialisme était fondé sur une certaine conception préalable de l'homme. Pour les socialistes utopiques, la société telle qu'elle est est « inhumaine» — c'est-à-dire qu'elle ne permet pas à l'homme de réaliser son essence. Tout le socialisme utopique est fondé sur l'idée qu'il y a une nature humaine. Ainsi, par exemple, sur l'idée que l'homme est naturellement bon mais que l'inégalité sociale engendrée par la propriété privée l'empêche d'être ce qu'il est. Il faut donc abolir la propriété privée : ainsi d'homme pourra réaliser son essence. Marx et Engels, tout en reprenant certaines idées de ce socialisme utopique, le critiquent' et lui font subir une mutation radicale. Et cela, dès 1845-1846 avec la préface à "L'idéologie allemande", avec les Thèses sur Feuerbach et en 1847 avec le "Manifeste du parti communiste". Pour Marx et Engels, «l'Homme en général» n'existe pas. Ce que les philosophes du XVIIIe siècle ont nommé essence humaine recouvre en fait «l'ensemble des rapports sociaux». C'est le sens de la Thèse six sur Feuerbach : « L'essence humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé, mais, dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports sociaux. » Le débat sur la bonté naturelle de l'homme est donc absurde. L'individu ne peut changer du « jour au lendemain» et ce n'est pas en inventant un monde nouveau, en le décrivant, en essayant de toucher le «cœur» et la «raison» qu'on peut convaincre les individus à décider de changer « l'état social». Les individus sont le produit des rapports sociaux mais, dans la mesure où l'homme prend conscience de ces rapports sociaux, il peut les transformer. Les hommes ont donc une certaine liberté politique fondée sur la connaissance des nécessités. La liberté n'est pas quelque chose de donné mais elle est une longue conquête-historique. Le point de départ du marxisme et de l’existentialisme est le même : l’existence précède l’essence. Mais tandis que pour Sartre l’homme est libre, pour Marx et Engels, il est le produit des rapports sociaux. Ne prenant pas en compte les déterminations historiques réelles, la liberté telle que la conçoit Sartre ne peut conduire qu’à une impasse.

C. L’homme est une création continue

Nous avons vu que le spiritualisme classique était périmé. Il existe toutefois un courant actif du spiritualisme contemporain dont Teilhard de Chardin a été le novateur. Teilhard de Chardin est un penseur, un biologiste, un anthropologue et un théologien mort en 1955. Il a participé à des travaux scientifiques et a été amené en Chine, en 1929, à la découverte du Sinanthrope, un des chaînons de l’évolution biologique de l’homme. Il constate que sa formation de théologien est déficiente. Les découvertes scientifiques posent certains problèmes aux spiritualistes. Il y a de nombreux chercheurs qui sont catholiques. Prenant conscience du danger qui résulte de la coupure entre la science et la foi, Teilhard de Chardin tente dans son œuvre de concilier la théorie de l’évolution et la religion. Il faut, dit-il, accepter loyalement l’évolution biologique de l’homme: «La découverte de dévolution est la plus grande conquête de la pensée humaine. » Teilhard de Chardin ne rejette pas, pour autant, l’idée de la création du monde et de l’homme par Dieu. Mais il faut penser cette création comme une « cosmogenèse», c’est-à-dire comme une création continue et qui ne cesse de se produire. Ainsi, si l'homme a été créé par Dieu, il n’est pas, pour autant, tout donné au départ. L’homme s’est fait progressivement. L’existence précède l’essence et le mythe de la création en six jours ne peut pas être pris à «la lettre». Pour Teilhard de Chardin, la Terre s'est d’abord entourée d'une «biosphère» — c’est-à-dire d’une couche superficielle d’eau et d’humus porteuse de vie végétale et animale. Puis la « noosphère » — couche de l’esprit — est venue s’ajouter, se superposer. Ce qui est fondamental dans l’évolution, ce n’est pas l'outil mais l’esprit. Teilhard de Chardin conçoit ainsi le passage à la prise de conscience : au départ, l’humanité est dispersée, puis elle se développe quantitativement et se trouve soumise à un effet de «concentration». C’est cette concentration qui amène l'apparition d'une prise de conscience. On a donc au départ des atomes humains sans aucun rapport, progressivement ils s'intensifient et se structurent jusqu'à ce qu'apparaisse la conscience. Il y a une vitalisation croissante de la matière, un développement continu des systèmes nerveux et donc de l'esprit. Mais ce processus cosmique de complexité croissante par simple groupement des éléments entre eux, cette évolution de l'esprit n'est pas le fruit du hasard mais tend, converge vers un point «oméga» qui représente pour Teilhard de Chardin le «pic d'hominisation», le point final, l'état idéal vers lequel Dieu, de toute éternité, achemine l'homme. Le point «oméga» marquera la fin de l'histoire au sens que lui donne le christianisme. Dieu est toujours à l'œuvre. Il est en «alpha» et en «oméga». Les critiques sont nombreuses. Certains reprochent à Teilhard de Chardin d'aller trop loin, d'autres de ne pas aller assez loin. Est-ce que oméga est prévisible? Est-ce que tout est décidé d'éternité? Si oui, que devient la liberté de l'homme? Ou bien y-a-t-il une indétermination dans l'évolution? Dans ce processus, est-ce que l'âme se forme? Or nous savons que la religion maintient l'immédiate création de l'âme humaine par Dieu. Si on admet que l'âme se forme au cours de l'évolution, ne s'achemine-t-on pas vers le panthéisme? Que devient -le péché originel? Faut-il historiciser le mal? Teilhard de Chardin est apparu, de son vivant, comme un fondateur d'hérésie et son œuvre a été condamnée par l'Eglise.

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