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action

L’action est une des cinq parties de la rhétorique. Elle n’est pas sans rappeler ce qu’on désignerait aujourd’hui sous le nom d’interprétation ou, en linguistique, de performance, encore que ce dernier concept ne soit pas exactement du même ordre. En tout cas, l’action peut soutenir un discours ordinaire et le rendre intéressant ou même fort, comme elle peut déclasser dans le banal ou l’inefficace un discours habile ou même puissant. L’action rapproche l’art oratoire de celui du comédien ; elle est le signe de l’individualité et de la singularité ; elle représente la composante sociale la plus forte de l’éloquence, la situant délibérément dans la vie. Traditionnellement, l’action a deux aspects : la prononciation et le geste. Il semble bien que le premier soit le plus important : il s’agit de la voix. Il faut évidemment que les organes de la phonation soient normalement constitués, sans quoi le défaut est rédhibitoire. Chez les gens normalement constitués, on a une voix grosse ou petite, avec de nombreuses espèces intermédiaires. La voix est d’ailleurs douée, naturellement, de diverses qualités : douce ou rude, sourde ou claire, avec des intervalles de respiration plus ou moins courts. Chacun peut d’autre part, avec la même qualité de base de sa propre voix, user de différents tons : entre l’aigu et le grave, avec bien des degrés intermédiaires. On doit soigner sa voix, comme tout le reste de son corps, équilibrer sa nourriture et bien tempérer son mode de vie ; mais il faut s’habituer à jouer de sa voix dans les circonstances matérielles les plus hasardeuses. Dans le même ordre d’idées, il convient d’apprendre des endroits stratégiques dans le discours qui requièrent tel ou tel ton approprié. Par exemple, d’une façon générale, l’exorde demande une prononciation douce, la narration un ton simple et uni ; les preuves plus de chaleur, de vivacité et de force ; davantage de jeu sur l’aigu et le grave, le rapide et le lent, quand il s’agit d’exciter ou d’imiter les passions, du cri au gémissement, du haletant au modulé ou au monocorde. S’il est utile d’harmoniser d’une certaine manière, au moins de temps en temps, et surtout dans les passages capitaux, le ton de sa voix et la valeur des termes prononcés, sans que cette préoccupation devienne une obsession qui nuirait à l’exigence de naturel, il est encore plus nécessaire d’adapter en permanence sa voix au type de cause, aux circonstances et aux auditeurs. Dans le fond, selon Quintilien, il faut avoir un parler léger, facile, net, doux et poli. Il faut donc premièrement que la voix parte d'un organe qui soit sain. En second lieu, qu’elle ne soit ni sourde ni grossière, ni effrayante, ni dure, ni raide, ni fausse, ni épaisse, ni trop déliée, ni mal articulée, ni aigre, ni faible, ni molle ou efféminée. Troisièmement, que la respiration soit libre et aisée, que les intervalles en soient raisonnablement longs, et qu’elle puisse continuer de même un temps considérable. Il ne suffit pas que la prononciation soit correcte, il faut qu ’elle soit claire; à quoi deux choses contribueront. La première, c’est de bien articuler tous les mots [...] La seconde chose, c’est de bien distinguer toutes les parties de la phrase, en sorte que celui qui parle donne à chacune tout ce qui lui appartient, commençant et finissant précisément où il faut. La question de la respiration est très importante : elle tient à la fois à l’allure de la phrase, à la longueur, à la tonalité, et aussi à la virtuosité technique de l’orateur, qui doit efficacement gérer son souffle. Il est donc indispensable de disposer d’un heureux organe, d’une voix aisée, grande, flexible, ferme, durable, claire, pure, sonore, douce et pénétrante; il faut de plus une grande force de poitrine, et des poumons capables de fournir aux plus longues périodes, et d’y fournir longtemps. Il est ainsi requis de faire montre à la fois d’ordre, de mesure, d’une certaine régularité, et aussi, même si cela paraît contradictoire, de la capacité à varier le ton. Ce qui implique, également, de trouver un équilibre entre la rapidité et la lenteur, équilibre lui-même variable selon le propos. Les vices sont bien sûr l’inverse ou la négation de toutes ces exigences, à quoi on ajoutera certains travers ridicules ou abominables, sur lesquels Quintilien insiste assez plaisamment. Il y en a qui en reprenant leur haleine, tirent l’air à eux par les ouvertures des dents, avec un sifflement très désagréable. D’autres qui, haletant sans cesse et poussant de profonds soupirs, sont comme ces bêtes de somme qui succombent sous le faix, ce qu ’ils affectent même pour faire croire qu’ils sont accablés d’une foule de pensées et que leur bouche ne saurait suffire au torrent de leur éloquence. D’autres que l’on voit lutter, pour ainsi dire, contre les mots, tant ils ont de peine à les énoncer. Que dire de ceux qui crachent à tout moment, qui tirent avec effort une sale pituite du fond de leur ventre, qui font pâtir de l’humidité de leur bouche les personnes qui ont le malheur de se trouver auprès d’eux, ou qui obscurcissent l’air comme les chevaux d’un tourbillon de vapeur qui leur sort des narines. Un problème spécifique de la rhétorique traditionnelle, qui nous surprend un peu aujourd’hui, est celui du chant. Il semble qu’à l’époque impériale en tout cas, de nombreux orateurs interprétaient leur discours en chantant vraiment, ce qui devait plaire à un certain public. Quintilien est tout à fait hostile à cette pratique, préférant que l’on mette un ton prenant, adapté à chaque situation ; selon les moments du plaidoyer, et surtout en fonction des émotions que l’on est censé éprouver ou faire éprouver, on doit moduler très contrastivement le ton et la mélodie de ses propos. La seule véritable règle à cet égard est de faire, autant que possible, comme si on ressentait existentiellement les sentiments en cause. On en arrive aux gestes, qui constituent la seconde composante de l’action. Le corps, sa posture, son comportement forment un muet langage, qui n’est pas sans rappeler celui des animaux. L’essentiel est qu’il n’apparaisse pas de discordance, à tout le moins pas de contradiction, entre le physique de l’orateur et la teneur de ses paroles. Le plus important est la tête ; dans la tête, le visage ; dans le visage, les yeux. Ce qu’il faut observer en premier lieu, c’est d’avoir toujours la tête droite, dans une assiette naturelle. On ne peut détourner un peu la tête que dans les évocations de refus, de dénégation ou d’horreur. Il n’y a sorte de mouvement et de passion que le visage n ’exprime. Il menace, il caresse, il supplie, il est triste, il est gai, il est fier, il est humble, il témoigne aux uns de l’amitié, aux autres de l’aversion. Il fait entendre une infinité de choses, et souvent il en dit plus que n’en pourrait dire le discours le plus éloquent. La seule solution, dès lors, pour la rhétorique, est d’intégrer en son sein ces outils si puissants. La référence aux masques des auteurs de théâtre, particulièrement de la comédie, est à ce sujet très éclairante : elle suppose une codification de l’expression des passions, ainsi qu’une incarnation profonde du rhétorique dans les arts du vivant. On énumère à ce propos des conseils précis concernant le mouvement, la direction et l’éclat des yeux, la position des paupières et la disposition des sourcils. Les prescriptions sont aussi généralement fort contraignantes en ce qui concerne le nez, les lèvres et le cou. Débordant le visage, on règle le port et le mouvement des épaules, avant d’en venir à ce qui, la plupart du temps, appelle les plus longs développements dans les traités, au même rang que ceux qui sont consacrés à la voix : le jeu des bras et de la main. Il est extraordinaire de lire les pages qui portent sur les diverses façons de bouger ou de ne pas bouger, de hausser ou de baisser, d’incliner ou de tendre les bras (sans omettre la question de savoir s’il est convenable d’agir des deux bras, ou plutôt du droit, et de ce qu’alors on peut faire ou ne pas faire du gauche) ; et surtout sur les multiples gestes que l’on peut, que l’on ne peut pas, ou que l’on doit réaliser avec la main : position de celle-ci (ou de celles-ci) par rapport au bras, fermeture ou ouverture, étalement ou arrondissement, avec le nombre impressionnant de toutes les dispositions relatives des doigts (ouverts, fermés, tendus, recroquevillés, à moitié recourbés, tous ou quelques-uns, et alors lesquels, par rapport au pouce ou par rapport aux autres, vers le haut, vers le bas, ou horizontalement). Chaque fois s’exprime une sorte de sentiment, ou de support du discours. Et pourtant, on recommande toujours de rester orateur et non pas comédien, par une exigence prescriptive qui d’une part dit assez combien le risque est grand et d’autre part semble contredire le fait même de ces masses d’indications gestuelles. Surtout qu’il y a finalement le port d’ensemble : bouger ou rester immobile, parler tout de suite ou se faire désirer quelques instants, avancer les pieds, ne pas écarter les jambes, se frapper la cuisse, battre des pieds... S’il est conseillé de commencer toute action sobrement (ce qui peut paraître difficile après ce qui vient d’être rappelé), il est aussi indiqué, en général, que peu à peu, et surtout dans les parties d’argumentation serrée, et en tout cas vers la fin, selon Quintilien, des habits en désordre, une robe abattue de tous côtés et presque à terre, la sueur même et l’accablement, tout sied [...] des cheveux épars et tout défaits ont quelque chose de passionné : cette négligence, loin de déplaire, donne du lustre à l’orateur.

On vire vers l’art total : mais cet idéal, car c’en est un, doit rester modéré par le souci de la convenance et de la libéralité. On ajoutera que l’action, elle aussi, comme d’autres parties de la rhétorique, est grosse de toutes les autonomies esthétiques ; en outre, elle va infléchir durant des siècles dans l’Europe moderne la vie de la lecture, comme pratique rhétorique complète, par l’usage, justement, de la haute voix (la lecture silencieuse est un usage récent).

=> Éloquence, oratoire, orateur, partie; cause, narration, exorde, preuve; période; convenant, bienséances, variété; vices; passions, naturel.


ACTION nom fém. - Succession des événements qui constituent la trame d’une œuvre littéraire ou d’un film. ETYM. : du latin actio qui désigne, comme en français, mais d’une façon plus abstraite, « le fait d’agir ». Le sens littéraire défini ci-dessus (le cinéma excepté, bien sûr) existait déjà en latin. Composante essentielle d’une œuvre littéraire, l’action a cependant une importance variable d’une part selon les genres et d’autre part selon les théories littéraires. Elle est plus liée à la nature du théâtre qu’à celle de la poésie. Depuis Aristote qui en parle dans sa Poétique, elle a donné lieu à de nombreux débats (se reporter, en particulier, à « Unités (règle des) »). C’est à l’époque moderne que l’action théâtrale se verra contestée dans son principe, d’abord par Brecht, puis par les auteurs de l’antithéâtre et leurs successeurs. Brecht rompit la continuité dramatique par l’usage des « songs » pour établir entre la scène et le public une distanciation critique. Dans le théâtre expérimental de l’après-guerre, l’intrigue fit place à d’autres procédés d’expression comme le monologue ou le « happening ». L’action, c’est-à-dire l’enchaînement des événements qui constitue une histoire, a paru longtemps indissociable de la nature même de la fiction romanesque. Des tendances nouvelles ont cependant, à notre époque, proposé d’autres formes d’organisation du récit. Ainsi, dans les années 50, le courant du nouveau roman chercha à remplacer le développement linéaire du « sujet » par des moyens indirects d’expression : le monologue intérieur (Claude Simon, Nathalie Sarraute) ou une écriture descriptive (Alain Robbe-Grillet) à l’origine de ce que Roland Barthes a appelé « une école du regard ». —► Antithéâtre - Diégèse - Distanciation - Histoire - Intrigue -Nouveau roman



Action

1 Éloge de l’action : a) valeur morale de l’action : cf. Énergie, Héroïsme, Engagement, liberté; b) utilité de l’action : cf. Travail, Progrès. 2 Dévaluation de l’action : a) du point de vue du sage, du saint; b) en face du rêve.

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