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Vernis démocratique et dérives néo-populistes

Vernis démocratique et dérives néo-populistes Les bouleversements internationaux intervenus à partir de 1989 ont profondément troublé le fonctionnement interne des sociétés politiques. A un monde de "guerre froide" ou de coexistence pacifique, succède un ordre international beaucoup plus fluide, dans lequel les régimes politiques ne peuvent plus s'alimenter des effets de la concurrence idéologique ni être protégés par les patronages de grandes puissances rivales. Par ailleurs, l'échec du modèle d'État importé dans les sociétés extra-occidentales renforce, çà et là, la contestation de ses crispations autoritaires ainsi que de ses pratiques de corruption. Il n'en a pas fallu plus, à certains dirigeants occidentaux ou à certains intellectuels, comme l'Américain Francis Fukuyama, pour proclamer que l'universalisation du modèle démocratique est en marche et que plus rien ne saurait l'arrêter. La thèse est pour le moins incertaine: le début de la décennie quatre-vingt-dix a surtout marqué l'ambiguïté de cette tendance à la démocratisation et l'émergence très significative d'un néo-populisme qui, souvent, lui sert de substitut. La démocratie comme alibi Cette ambiguïté est double: la référence démocratique est davantage l'alibi d'une contestation plus large qu'une mobilisation politique construite; les formules de pouvoir mises en place un peu partout révèlent souvent des réalisations fragiles, mal adaptées, parfois sans lendemains. Les cas de manipulation symbolique sont, au total, plus nombreux que les acquis concrets: la vogue pro-démocratique relève plus de l'idéologie que du constat sérieux. L'essor des particularismes et des revendications micro-communautaires apparaît aussi très vite derrière le discours de démocratisation: présentée comme un mouvement d'émancipation des tutelles dictatoriales respectives de Mengistu Haïlé Mariam et de Syad Barre, les guerres civiles éthiopienne et somalienne ont débouché sur une concurrence active entre organisations qui se disaient démocratiques mais qui mobilisaient surtout sur des bases ethniques ou claniques. L'extinction de la République populaire du Congo (marxiste-léniniste) n'a pas seulement marqué le retour à l'ordre qui précédait la mise en place de ce régime autoritaire: il a aussi consacré une réactivation du tribalisme, du régionalisme et du "villagisme". L'Afrique n'a pas le monopole de cette confusion des genres: la volonté affichée, en Russie et dans certains pays est-européens, de précipiter la mise en place d'un ordre constitutionnel imité des démocraties occidentales a difficilement masqué l'incapacité de traiter institutionnellement les processus de décomposition des anciens ensembles nationaux. L'alibi démocratique peut avoir d'autres fonctions. En réclamant des élections libres et en s'imposant, notamment en Algérie, comme les partisans d'un jeu politique concurrentiel, les mouvements revivalistes font valoir, en monde musulman (l'islamisme) comme en Inde (l'hindouisme militant), l'importance sociologique de leurs soutiens. Derrière la condamnation facile d'un ordre politique plus ou moins autoritaire, ils cristallisent en fait tout un ensemble de frustrations qui se révèlent plus populaires que l'affirmation démocratique: dégradation des sociétés urbaines, de l'emploi, des conditions matérielles de vie, migration rurale mal maîtrisée, aliénation culturelle renforcée. Derrière le débat sur la suspension, en janvier 1992, du processus électoral engagé et la mise en place d'un exécutif provisoire dont la présidence a été confiée à Mohamed Boudiaf, la société algérienne aura eu du mal à dissimuler la réalité de ses vrais problèmes: crise économique, crise sociale, crise d'identité, au milieu desquelles la revendication démocratique aura fait figure de caution et d'instrument. Les émeutes qui ont éclaté en mai 1992 en Thaïlande contre le gouvernement du général Suchinda ont également mis en scène tous les oubliés d'un développement économique qui profite presque exclusivement à un secteur industriel "enclavé" et à une petite élite corrompue. Certes, l'aspiration démocratique est loin d'être illusoire: les émeutes urbaines qui explosent régulièrement un peu partout, en son nom, marquent aussi une exaspération profonde à l'encontre de l'autoritarisme, du paternalisme, de la corruption et de l'intransigeance. L'exemple des mobilisations estudiantines intervenues en 1990-1992 en Côte d'Ivoire aura été de ce point de vue probant, et en particulier l'identification des jeunes à la personne du leader de l'opposition, Laurent Gbagbo. Pourtant, ce type d'exaspération a d'autant plus de mal à se transformer en soutien actif à la cause démocratique qu'elle s'alimente de plus en plus consciemment d'un constat désabusé sur les impasses du développement, les effets de la dépendance, l'inexistence d'une élite capable de faire sienne la construction démocratique et l'absence de modèles politiques alternatifs clairement définis. Prégnance de l'autoritarisme et contraintes de la "realpolitik" Aussi les réalisations ont-elles été, un peu partout, bien souvent sans lendemains. Accueillies comme un événement majeur, les "conférences nationales" réunissant pouvoir et oppositions en Afrique francophone n'ont jamais réellement abouti, sauf, peut-être, au Bénin (des alternances par voie électorale ont cependant également eu lieu dans le calme au Cap-Vert et à São Tomé et Principe). Les régimes autoritaires du Zaïre et du Togo, quant à eux, un moment ébranlés, ont été consolidés, souvent grâce à des appuis extérieurs. Les pouvoirs contestés du Cameroun, de Côte d'Ivoire, du Gabon et de Madagascar ont pu traverser - au moins temporairement - la "tourmente". Autre cas de figure: le Pérou; arrivé démocratiquement au pouvoir en juin 1990, le président Alberto Fujimori a pris, en 1992, des mesures d'exception, suspendant plusieurs dispositions constitutionnelles. S'agissant de telles ruptures constitutionnelles, les pressions internationales se sont révélées plutôt ambiguës: malgré une réaction vigoureuse des Nations unies et de l'OEA (Organisation des États américains), le président élu d'Haïti, Jean-Bertrand Aristide, n'est pas revenu au pouvoir après le coup d'État militaire du 30 septembre 1991, tandis que l'ouverture diplomatique et économique des puissances occidentales et de l'Inde en direction de la Chine a semblé refermer la parenthèse du boycott qui avait suivi la répression des manifestations de Tian An Men, en juin 1989. L'apparente pression du monde occidental pour universaliser le modèle démocratique a ainsi trouvé plusieurs fois ses limites dans les impératifs de la "realpolitik" et dans ceux du clientélisme d'État. Les recettes du populisme Plus gravement peut-être, la démocratisation est apparue entravée par le défaut d'adaptation du modèle importé de gouvernement représentatif à des sociétés dont l'histoire, la culture et la structure sociale réclament l'invention de formules inédites. La recherche fiévreuse, notamment en Afrique et en Asie, de formes de démocratie prenant en compte la société locale et les communautés ne progresse pas: les élites sont alors encouragées à se détourner du rôle d'entrepreneur de la démocratie et à lui préférer les recettes du populisme. Celles-ci ont connu, ces dernières années, un retour en force qui rappelle certains traits idéologiques et pratiques qui faisaient fortune du temps de Juan Domingo Perón en Argentine (1946-1955) et de Getulio Vargas au Brésil (1934-1945 et 1950-1954), et que l'on désigna comme péronisme et gétulisme. Le populisme demeure une technique de gouvernement permettant au leader de récupérer l'exaltation d'un principe populaire afin de contrôler d'autant mieux le processus de mobilisation politique. Il procède par inversion des rôles: au lieu d'éduquer, de responsabiliser et d'accomplir une fonction programmatique, le dirigeant populiste procède par redondance, reprenant à son compte, pour la dévoyer plus ou moins, une inclination marquante de la population. La pratique s'établit, en Amérique latine, dans le monde arabe, en Europe orientale, et jusque dans l'espace occidental: son recours se fait pourtant sur des bases fragiles et il en dérive un modèle hybride, néo-populiste, qui s'impose comme un substitut dangereux aux espoirs déçus de démocratie. Ce réaménagement de la pratique populiste s'explique par l'originalité du contexte qui favorise sa réémergence. Sur le plan international, le leader populiste ne s'alimente plus du tiers-mondisme d'antan, autrefois conforté par l'idéal du non-alignement et par la volonté de prendre ses distances par rapport à l'Ouest comme par rapport à l'Est. Le nationalisme triomphant de l'immédiate après-guerre a laissé place aux incertitudes identitaires, tandis que la confirmation de l'hégémonie américaine et les pressions du FMI (Fonds monétaire international) réduisaient la marge de manoeuvre des gouvernements du Sud. Sur le plan politique, la valorisation de l'État-nation et du "Parti" ne fait plus recette, tandis que les formules de légitimation du prince sont partout en crise: écartelées entre le revivalisme, en monde musulman ou en Inde, le renouveau des sectes, en Amérique latine ou en Afrique, et la régression des capacités distributives des États, elles laissent la place à la magie du verbe, du symbole ou de la démagogie. Plus profondément, les sociétés traversent une crise du politique, accusant une séparation de plus en plus dramatique entre, d'une part, les dynamiques sociales, les nouveaux mouvements sociaux, les nouvelles formes de communalisation et, d'autre part, des institutions figées et un personnel politique soucieux de pérennisation. Les démocraties occidentales elles-mêmes n'y échappent pas, consacrant l'étonnante popularité d'un indépendant, Ross Perot, face aux candidats des deux grands partis américains lors de la campagne pour les élections présidentielles, ou faisant l'affaire d'un néo-populisme incarné en France, dans les sensibilités les plus diverses, par le Front national de Jean-Marie Le Pen (extrême droite), le discours d'un communisme à la dérive (ou encore par Bernard Tapie, homme d'affaires proche des socialistes). Dans ces conditions, le glissement vers le néo-populisme est multiforme et parfois surprenant. Sur le mode radical, il "conflictualise" systématiquement et sans souci programmatique tous les thèmes qui prêtent à frustration. Cela peut avoir pour but soit d'étayer une entreprise de contestation, comme le FIS (Front islamique du salut) algérien, le BJP indien (Bharatiya Janta Party, nationaliste hindou), le Rifah turc ou les bras séculiers du messianisme des sectes latino-américaines, soit d'activer les soutiens en faveur d'un régime devenu fragile, comme celui de Saddam Hussein en Irak, ou Mouammar Kadhafi en Libye. Dans ce dernier cas de figure, la recette gouvernementale possède des prolongements diplomatiques, voire militaires: le leader populiste cherche à engranger des soutiens plébéiens, chez lui ou ailleurs, en dénonçant l'ordre international ou en le défiant. Le verbe et les symboles Cependant, la variante la plus répandue du néo-populisme cherche à allier le réalisme international à une crispation autoritaire compensée essentiellement par une parole attractive. Les princes qui y recourent se veulent bons élèves sur le plan international et sur celui, évidemment lié, de l'économie et des finances: A. Fujimori au Pérou, Carlos Menem en Argentine ou Carlos Salinas de Gortari au Mexique, comme la plupart des dirigeants de l'Europe de l'Est, activent les processus de libéralisation, voire les assainissements financiers les plus drastiques, donnent des gages à la diplomatie américaine. En même temps, Lech Walesa, en Pologne, a réclamé un renforcement de l'exécutif, A. Fujimori s'est doté de pouvoirs spéciaux, C. Menem s'est lancé dans une lutte active contre la corruption lui permettant aussi de neutraliser ses rivaux. Radicaux ou modérés, contestataires ou gouvernants, les néo-populistes font surtout usage du verbe et du symbole. Parfois accompagnement de mesures impopulaires, parfois mode de légitimation d'entreprises internationales aventureuses, ce populisme de la parole est bien commun à tous: flattant l'honneur du peuple arabe ou le droit des déshérités à la justice au sein du monde musulman, déployant les symboles nationaux, comme Boris Eltsine en Russie ou plus dramatiquement, Slobodan Milosevic en Serbie, ressuscitant les vieux populismes religieux, voire l'antisémitisme, à l'est ou au centre de l'Europe, mettant en scène l'africanité ou l'indianité dans les nouveaux mouvements religieux sectaires... Tous ces acteurs délaissent l'élaboration programmatique de solutions politiques pour privilégier les instruments confortables d'une communication dont on sait par avance qu'elle fera mouche. L'effet net du populisme est d'éradiquer de plus en plus gravement toute chance de débat politique.

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