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Toutes les cultures se valent-elles ? (2) (Les représentations du monde – Découverte du monde et pluralité des cultures)

(Cours de spécialité d’humanités, littérature et philosophie)

Introduction

L'amateur de récits de voyage s'émeut des coutumes de telle ou telle peuplade, qui lui semblent « barbares ». Certaines coutumes lui semblent archaïques, proches de la nature ou au balbutiement de la culture, et il les qualifie volontiers de « sauvages ». Il est néanmoins paradoxal, comme le souligne Lévi-Strauss dans Race et Histoire, que cette réaction en face de l'altérité culturelle soit « justement l'attitude la plus marquante et la plus instinctive de ces sauvages eux-mêmes ».

Ainsi, pour n'être pas soi-même comme un sauvage, il semble qu'il faille revenir sur l'idée qu'existerait une ligne du progrès sur laquelle s'échelonneraient à l'état de répliques inégales les différentes cultures. Faut-il alors refuser toute comparaison entre ces différentes cultures, refuser toute hiérarchisation en termes de supériorité et d'infériorité ? Considérer qu'elles se valent toutes et qu'il n'y a aucun prix d'excellence à accorder, pas plus que de blâme, parce que aucune ne serait ni foncièrement bonne ni foncièrement mauvaise ?

Pourtant, cette louable intention d'éviter la barbarie, ce refus de valoriser, de juger au nom du respect des différences culturelles, n'induisent-ils pas un culte des différences, lui-même barbare ? En effet, si tout se vaut, rien ne vaut : il n'y a plus de valeur, de norme, de jugement. L'exigence d'universalité qui est au fondement des droits de l'homme perd son sens. Or, se priver de pouvoir critique et de sens de l'universel, n'est-ce pas barbarie ?

Comment dès lors éviter toute barbarie dans le regard porté sur la diversité culturelle ? Sur quel critère s'appuyer, s'il faut juger ? Le problème, on le voit, est d'ordre axiologique (du grec axios, la valeur) et critériologique (du grec kriterion, ce qui sert à juger).

  1. Éviter d'abord la barbarie de l'ethnocentrisme, telle est la première urgence.

L'ethnocentrisme est la tendance à juger des autres cultures en fonction de la sienne propre, érigée en critère de référence : un point de vue culturel particulier est abusément érigé en pseudo-critère universel. « Chacun appelle barbare ce qui n'est pas de son usage ». (Montaigne, Essais, 30).

Or une telle attitude est paradoxalement commune aux peuples archaïques qui se considèrent comme seuls humains, et à l'ethnologie ethnocentrique qui dévalorise les cultures qui ne correspondent pas aux critères occidentaux du progrès (développement scientifique et technique).

Pourtant un regard objectif jeté sur les différentes cultures montre que cette attitude est fausse : d'autres critères, par exemple l'aptitude à triompher des milieux hostiles, ou encore le souci de l'équilibre humain et spirituel, produiraient d'autres hiérarchisations. De même, des cultures qui nous semblent à certains égards féroces s'avèrent à d'autres égards plus délicates et plus humaines que la nôtre. L'idée d'un progrès unilatéral mesuré selon un unique critère est donc une idée fausse. D'ailleurs, certaines perfections sont liées à des états de civilisation passés et toutes les perfections ne sont pas possibles en même temps. De plus, pour former un jugement de valeur sur les différentes cultures, il faudrait disposer d'une rectitude idéale, il faudrait un accomplissement parfait de la civilisation : il faudrait avoir sous les yeux le modèle d'une humanité devenue parfaite pour juger des différents degrés d'accomplissement des cultures existantes.

Faute d'un tel étalon, il faut bien admettre que toute culture est civilisée, puisqu'elle est une culture humaine : on entend alors par « civilisé » l'homme d'une société et d'une culture, quelle que soit cette culture, c'est-à-dire un homme dont l'humanité s'accomplit dans une matrice culturelle. Toute culture est un monde de rapports symboliques qui a sa cohérence structurelle propre, et qui donne à l'activité humaine forme, sens et contenu. C'est alors à l'ethnologue d'appréhender de l'intérieur, de manière systématique, ce que Marcel Mauss appelle un «fait social total », qui intègre toutes les modalités d'une culture en une complémentarité d'ordre dynamique.

Il semble dès lors qu'il n'y ait pas à hiérarchiser les différentes cultures : il suffirait de comprendre chacune d'entre elles dans sa cohérence interne. Du constat de leurs différences, il faudrait s'interdire de passer à tout jugement d'inégalité qui en poserait certaines comme inférieures, d'autres comme supérieures. Toute culture serait participation à l'humanité, et l'humanisme respect des différences : « ici apparaît un genre d'égalité qui vit de respect, et s'accorde avec toutes les différences possibles », dit Alain. Même dans les cultures qui nous semblent les plus archaïques, les plus proches de la nature, tout - y compris les fonctions biologiques et le corps - est marqué au sceau de la culture (Mauss, Techniques du corps).

2) Mais s'en tenir au constat des différences serait également barbare.

Le « différentialisme » est d'abord l'attitude scientifique de l'ethnologue qui refuse toute dérive ethnocentrique. Mais cette légitime prudence de savant qui s'interdit de conclure de la différence à l'inégalité s'en tient au constat des différences. Elle s'interdit donc de juger, de valoriser et s'en tient au constat du relativisme culturel. Ainsi toute culture est considérée comme valide en sa cohérence interne et elle ne peut être jugée qu'au nom de ses propres

normes. Comment ne pas voir alors que si tout se vaut, l'idée même de valeur, en ce qu'elle a d'absolu et d'universel, perd tout sens ? Cette impossibilité de juger, faute de critère de jugement, rappelle celui qu'en Grèce on appelait « idiôtès», un homme qui ne sait juger de rien, car il est privé de l'accès à l'universel. Le relativisme culturel est un scepticisme paresseux, qui constitue un autre visage de la barbarie par perte du sens de la valeur et il s'avère être, au fond, un désespoir de l'humain, comme en témoignent certaines lignes amères de Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques.

Cela est d'autant plus vrai que du respect des différences culturelles on passe vite à la valorisation exaltée de la multiplicité, de la différence et de l'altérité. On oublie alors ce qui fait l'unité du genre humain, on oublie qu'« on appelle différent ce qui est autre tout en étant le même à certains égards» (Aristote). On peut alors craindre que cette complaisance au déchiffrement de structures closes sur elles-mêmes dans leur hétérogénéité n'engendre une indifférence vis-à-vis de la raison et de ses exigences universelles. Le risque est grand alors, faute des repères de la tradition humaniste, d'en venir à tolérer l'intolérable. Ainsi la défense fanatique de la différence comme unique « valeur » est une option antihumaniste. En effet, le renoncement à l'exigence d'universalité qui est celle de la commune raison implique le refus - ou l'abandon - de toute référence aux droits de l'homme.

On le voit, le relativisme culturel est absolutisation des différences culturelles, c'est-à-dire collectives. Et c'est encore en ce sens qu'il est barbare : être barbare, c'est ne pas voir en un homme une personne, mais seulement un Sénégalais, un Juif, un Papou. Exalter ainsi la différenciation et la diversité, c'est enfermer la personne dans une identification communautaire particulière et la méconnaître dans sa dignité de personne : c'est transformer l'origine culturelle en indépassable destin. C'est aussi faire le jeu des communautés violemment identitaires, qui ne revendiquent leur prétendu « droit à la différence » que pour enfermer leurs propres membres dans une logique hétérophobe (qui hait toute altérité) et fanatique, foulant aux pieds les droits de l'homme et du citoyen.

Ainsi, il faut prendre garde, en refusant la barbarie ethnocentrique, de ne pas sombrer, par étourderie et inconscience, dans les travers également barbares du culte de la différence. Il nous faut donc éviter ici éviter deux écueils.

Évitons d'ériger en norme universelle ce qui n'est que le critère particulier à notre propre culture. Mais évitons également de rejeter toute exigence d'universalité.

Il convient alors de partir à la recherche de normes véritablement universelles, qui puissent guider droitement la vigilance critique, dans le jugement porté sur les différentes cultures. Vigilance dont on aura compris qu'elle est politiquement et moralement nécessaire.

3) Tentons de penser des normes en droit universelles qui puissent guider le jugement.

Un universalisme incomplet, clos ou trop pressé, deviendrait lui aussi barbare. Le risque serait d'abord de réduire trop hâtivement l'exigence normative recherchée à la raison de l'Occident grec et judéo-chrétien, telle que l'histoire l'a formée. Ce serait réduire le droit au fait, et cet universalisme clos serait encore une forme perverse d'ethnocentrisme : l'impérialisme occidental serait d'autant plus odieux qu'il prendrait un visage humaniste.

Le risque serait ensuite celui d'un humanisme abstrait qui ne considérerait que la personne universelle en voulant ignorer, voire gommer, les figures historico-culturelles particulières de son incarnation. Ce serait un humanisme impatient, qui nierait trop brutalement les différences concrètes. Sa visée unificatrice aurait elle-même quelque chose de barbare, et c'est en face d'une telle figure de l'universalisme mal compris que la différence culturelle peut, à bon droit cette fois-ci, se revendiquer comme valeur.

D'où la nécessité de ne pas confondre exigence universaliste et idéologie universaliste. L'universalisme est en effet une exigence ouverte, qui interdit que l'on absolutise dogmatiquement une échelle de valeurs donnée. Quels peuvent être alors les critères pour juger de la valeur respective des différentes cultures ?

D'abord, l'aptitude au décentrement critique : est supérieure aux autres cultures une culture qui rend possible le décentrement critique. La norme est ici la culture humaine, philosophiquement pensée comme humanisation par éducation de la raison et de la liberté. Cette exigence universaliste fait que l'on peut s'élever, comme « législateur de la raison humaine » (Kant), au-dessus de sa propre culture pour la juger. Cet universalisme ouvert se situe par-delà toute certitude d'avoir culturellement raison. Au contraire, sont inférieures les cultures qui, confondant sans l'ombre d'un doute leur idéologie avec l'universel, se rendent inaptes à se juger.

Ensuite l'idéal républicain : est plus avancée une culture qui s'efforce, par sa Constitution, de respecter les droits universels de l'homme et du citoyen, selon te principe de la réciprocité et de l'égalité des libertés. Car il s'agit là d'une union de volonté, qui ne tient pas seulement aux hasards de l'appartenance culturelle et de l'histoire ; d'une union ouverte, qui exige qu'on renonce seulement à ce qui pourrait nuire à la liberté et à l'égalité civiles ; d'une union tolérante, puisque sur fond d'égalité demeure un droit à la différence.

Mais c'est avant tout l'exigence éthique qui doit être norme pour juger de la valeur des différentes cultures. Pour juger des cultures, il faut se situer « avant la culture », comme le montre avec force Emmanuel Lévinas dans Humanisme de l'autre homme. C'est à partir de la « dimension de la hauteur », à partir d'une exigence véritablement transcendante, que doivent être jugées les morales culturelles. De ce point de vue, est supérieure aux autres une culture capable de ressaisir l'exigence éthique originaire, d'avant toute culture. Ce face-à-face originaire, c'est la rencontre du visage de l'autre homme, avant même que l'ego ne dise «je », avant même que la collectivité ne dise « nous ». L'autre est inassimilable par le « moi-je » et parle « nous ». Son visage en appelle à la responsabilité, oblige à l'égard de sa faiblesse. C'est cette capacité de se décentrer en faveur de l'altérité qui constitue le véritable humanisme, à l'aune duquel les cultures peuvent être jugées.

Ainsi serait supérieur aux autres « un peuple qui égale l'humanité » par sa capacité à faire passer l'autre avant soi, sachant que « le moi a toujours une responsabilité de plus que les autres ». (Lévinas, Totalité et Infini).

Conclusion

Si l'on s'en tient au strict point de vue de l'ethnologie scientifique, on ne peut s'autoriser à comparer et hiérarchiser les différentes cultures. Au moins l'ethnocentrisme est-il évité.

Cette légitime prudence scientifique a néanmoins souvent pour corrélât un culte de la différence culturelle, qui met tout sur le même plan et interdit tout jugement de valeur : « La sarabande des cultures innombrables et équivalentes, chacune se justifiant selon son propre contexte, crée un monde certes désoccidentalisé, mais aussi désorienté » (Lévinas). Un tel monde, où les constats positifs de la science tiennent lieu de sens et de valeur, n'est-il pas le visage moderne de la barbarie?

Il est vrai qu'exalter tes différences culturelles en oubliant que celles-ci ne prennent sens et valeur que dans un contexte d'égalité politique, c'est bafouer l'idéal démocratique. C'est aussi et surtout méconnaître ce qui fait la valeur infinie de l'homme : sa possibilité de se décentrer en faveur de l'autre, aussi étrange, étranger et lointain soit-il. Et, à cet égard, toutes les cultures sont loin de se valoir.

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