Schopenhauer: Négation de la volonté
Négation de la volonté
• La négation de la volonté est le stade ultime de l’éthique. Après s’être affirmée (Bejahung), la volonté doit en effet se nier (Verneinung). Par cette « abnégation » (Selbstverleugnung, « l’essence même de notre être se supprime » (sich aufhebt) (M, p. 382). Préparé par la contemplation artistique, qui m’affranchit du principe de raison suffisante, c’est-à-dire du tourment phénoménal, et par l’expérience de la pitié, fondement de la morale, qui me révèle l’identité métaphysique des êtres, j’accède enfin à la « résignation ou suppression complète de la Volonté » (M, p. 511), que Schopenhauer appelle aussi « euthanasie » (M, p. 1411).
•• Il convient de souligner le rôle initiatique de l’art. La représentation artistique, qui est une reproduction des Idées (ou objectités de la Volonté) et, dans le cas de la musique, de la Volonté elle-même, prépare à la conversion finale. La résignation du héros tragique, la sérénité des saints, telle qu’elle s’exprime dans les tableaux de Raphaël et du Corrège, constituent, en effet, des modèles, à la fois esthétiques et éthiques. « C’est ici le dernier sommet de l’art ; après avoir suivi la volonté dans son objectité adéquate, dans les Idées ; après avoir parcouru successivement tous les degrés où son être se développe [...] l’art, pour terminer, nous la montre qui se supprime elle-même, librement, grâce à l’immense apaisement que lui procure la connaissance parfaite de son être » (M, p. 299-300). Mais cet apaisement (Quietiv), « cet océan de quiétude, ce repos profond de l’âme, cette sérénité et cette assurance inébranlables », Raphaël et le Corrège ne nous en « ont montré dans leurs figures que le reflet » (Abglanz) (M, p. 515). Il faut donc faire « un pas de plus » et c’est tout le sens de la conversion finale, que nous « pouvons appeler avec Asmus la transformation transcendantale » (M, p. 499). Mais pourquoi la volonté, après s’être affirmée, devrait-elle absolument se nier ? N’y a-t-il pas là une décision arbitraire, que, seules, des raisons intimes pourraient expliquer ? C’était la conviction de Nietzsche. Une telle interprétation peut, certes, s’autoriser de quelques textes, où s’exprime un véritable « dégoût (Abscheu) contre l’essence de la volonté de vivre » (M, p. 478), c’est-à-dire contre la sexualité, et la féminité, accusée de fomenter la vie. Quoi qu’il en soit, ce « dualisme » de la volonté — affirmation et négation — se réduit si peu à quelque affaire intime, qu’il forme au contraire une dramaturgie essentielle. Aussi bien s’incarne-t-il dans les figures paradigmatiques de Faust et de Marguerite, d’Adam et de Jésus. « Tout homme est donc, à ce titre et en puissance, aussi bien Adam que Jésus » (M, p. 1400). S’il en est ainsi, le « renversement » n’a rien d’un symptôme plus ou moins névrotique. Il s’inscrit dans le plan d’une métaphysique, où la volonté peut, sans doute, aussi bien s’affirmer que se nier, mais où « l’abnégation », préfigurée par la compassion, s’approche au plus près de l’essence. On pourrait d’ailleurs se demander si, à ce stade ultime de la métaphysique, il ne vaudrait pas mieux parler de « nolonté », comme le suggère lui-même Schopenhauer, quand, au « velle » de l’affirmation, il oppose le « nolle » de la négation (R, p. 161).
••• Cette euthanasie de la volonté ne doit pas être poussée jusqu’au suicide. « Bien loin d’être une négation de la volonté, le suicide est une marque d’affirmation intense de la volonté. Car la négation de la volonté consiste non pas en ce qu’on a horreur des maux de la vie, mais en ce qu’on en déteste les jouissances. Celui qui se donne la mort voudrait vivre ; il n’est mécontent que des conditions dans lesquelles la vie lui est échue. Par suite, en détruisant son corps, ce n’est pas au vouloir-vivre, c’est simplement à la vie qu’il renonce » (M, p. 499). Elle ne doit pas davantage être confondue avec « la résorption en Brahma, ou bien le nirvana des bouddhistes », qui ne sont que « des mythes et des mots vides de sens » (M, p. 516). L’éthique de Schopenhauer, en dépit de son athéisme, retrouve finalement certaines valeurs chrétiennes et recourt aux catégories néo-testamentaires, péché, salut, conversion, rédemption, etc. Schopenhauer en convient : « On pourrait qualifier ma doctrine de véritable philosophie chrétienne » (R, p. 164). « Elle est au spinozisme ce que le Nouveau Testament est à l'Ancien» (M, p. 1419). Variante : « Ma philosophie est à l’éthique de toutes les philosophies européennes ce qu’est le Nouveau Testament à l'Ancien » (R, p. 162). Bref, « loin d’être une nouveauté, elle s’accorde pleinement avec les véritables dogmes chrétiens, qui la contiennent en substance et la résument » (M, p. 511).
Liens utiles
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