Roger Blondel
Né en 1895, en Auvergne. Ecrivain de science-fiction et peintre sous le nom de B.R. Bruss. Depuis que la littérature a succédé à la religion, l’écriture à la mystique, la modernité à la récollection et le spectacle à la méditation, les Candide, les Usbeck et les Rica sont toujours les bienvenus. A condition bien sûr qu’ils ne participent pas aux aberrations qui les sollicitent. Tout à fait à l’écart,Roger Blondel écrit des lettres philosophiques sur les mœurs de ce temps avec un désespoir qui ne feint d’être métaphysique que pour mieux désespérer de la métaphysique et du Verbe, et une ironie qui fait regretter que le surréalisme n’ait pas eu son Voltaire. Bradfer et l’éternel est le livre d’un dissident, d’un rêveur malin, d’un décapsuleur de mots-bidon. Bradfer est chez lui, occupé à jouer de la harpe irlandaise. On sonne à sa porte, c’est l’employé du gaz. Bradfer le fait asseoir, lui offre des crevettes et des profiterolles et lui dit : « Monsieur, je vais vous exposer ma conception de l’univers. — Non, monsieur, répond l'employé du gaz, vous me l’avez déjà exposée la dernière fois que j’ai fait le relevé. — Ce n’est plus la même. » Bradfer a le complexe d’Antée : il veut échapper à la pesanteur et s’envoler. La loi, les lois, le « il faut » généralisé, lui donnent comme à tous l’air d’un homme, mais, lui, il voudrait « être un centipède le lundi, un centaure le mardi, une senteur le mercredi, un sentier le jeudi, une sentinelle le vendredi, un centurion le samedi, et Dieu le père le dimanche. » Un romanesque de la métamorphose, une échappée libre dans le détail élevé au rang de gadget existentiel (la mousse à savon, les castagnettes). « Je suis l’autre et le mouvant. Le réel ne me tient plus. » Autour de lui une sorte de mythologie de la vie quotidienne, un Olympe en miettes, comme si le monde moderne ne pouvait plus que singer parodique-ment la grandeur et l’ironie antiques. Blondel a un sens particulièrement exacerbé, valéryen, de l’arbitraire des choses et des mots. Ses livres sont comme la bande dessinée de l’arbitraire du signe : de toute façon Saussure ne s’était-il pas engagé chez les Marx Brothers ? Si tout est arbitraire (Blondel part lui aussi de la mort de Dieu), tout est possible. Le Mouton enragé raconte l’irrésistible transformation d’un mouton en lion. Partant du principe que « la vie est un théâtre guignol », que le monde n’est pas un lieu raisonnable, le narrateur séduit, trompe, magouille, poussé par une sorte de « romantisme de la démoutonnisation ». Son cynisme lui-même est attendrissant, car il est tout entier programmé par un mentor qui fait le deus ex machina de ce Télémaque inversé, et la leçon de la farce est que tout est affaire de mots. Les derniers livres de Blondel apparaissent comme des fables philosophiques sur le langage. Dans la Grande Parlerie, plutôt que le chaos, Blondel évoque « la bafouillis primordial ». Le monde est un discours où nature et culture jouent leur sempiternel mélo. Ça parle, «ça chuchote, ça bafouillote », tout est bouche. Langage-nature, nécessairement gratuit, langage-désir, contre langage-culture, ce perpétuel sillon stérile des paroles médiatisées. Chaque mot réussi est un petit orgasme de l’esprit, ou bien alors un meurtre. Dans le meilleur des cas, les mots passent de l’autre côté du mur dit « réalité » et ouvrent sur une utopie, une science-fiction bouddhiste, des décors de Chirico, des passions à la Fourier, des paysages mythologiques où vivre le Désir contre la Loi. Un endroit nommé la vie est une admirable méditation sur les limites (à commencer par celles du moi) et leur transgression : « Nous ne sommes, n ’est-ce-pas ? que de brefs regards que la nature ouvre sur elle-même. » Méditation sur le temps, envisagé comme un être vivant, matériel, doué d’humeurs et de sexe, voué aux déplacements et aux avatars (Oh ! Oh !), ou miniromans sur certaines bizarreries de la nature (la colère des cailloux, la fin des couleurs, le changement du sens de rotation de la terre). La parole est graffiti (les Graffiti). Aldin, le personnage à la langue merveilleuse à qui Blondel confie son enquête au pays des phrases, erre dans le labyrinthe somptueux et désespérant de la parole, au milieu des phrases qui sont à la fois l’effervescence et la nullité du monde : un paysage de signifiants flottants. On voit alors l’entreprise de Blondel : décrire l’intérieur du cerveau occidental, livré à un double arbitraire : celui des graffiti du Désuet celui des graffiti du Pouvoir. l’Excès de signes rend tout savoir impossible. Cette jouissance du signe, Blondel la met en scène comme une sorte de Facteur Cheval du texte, un Sisyphe heureux. «Le facteur-surhomme (°°°) écrit-il dans Bradfer et l’éternel, a tourné son imbécillité dans le sens de la hauteur. Cet homme est le comble de l’évasion dans toutes les directions, le prince du baroque foisonnant, du naïf flamboyant. » Si Dieu avait été le facteur Cheval, Roger Blondel aurait gardé les clés du royaume.
► BibliographieLe Mouton enragé, Gallimard, 1956 ; l'Archange, 1963 ; Bradfer et l'éternel, 1964 Je Bœuf, Laffont, 1966 ; la Grande Parierie, 1973 ; Un endroit nommé la vie, 1973 ; Oh ! Oh l, 1974 ; les Graffiti, J.-C. Lattès, 1975. Roger Blondel est également l'auteur d'une cinquantaine de romans d'anticipation publiés pour la plupart aux éditions du Fleuve noir, sous le nom de B.R. Bruss.