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Rhinocéros d'Eugène IONESCO, 1959

• Fidèle à l'emploi de symboles, qui est un des principes de son théâtre, Ionesco fait ici du rhinocéros la figure allégorique du mépris brutal de l'homme, dans une fable destinée à rappeler comment les pires monstres peuvent à tout moment reparaître dans la société et s'y installer. • Un dimanche matin, deux hommes sont assis à la terrasse d'un café : Bérenger, un employé banal, de caractère négligent, qui ne s'est jusqu'ici guère interrogé sur le sens de sa vie, et Jean, son ami, homme d'ordre, qui lui reproche son laisser-aller. Soudain surgit, au galop, un rhinocéros qui écrase un chat et disparaît. Puis, en sens contraire, passe un autre rhinocéros - à moins que ce ne soit le même (les avis des témoins - le patron du café, la ménagère qui a perdu son chat, l'épicière, un vieux monsieur - sont flous et contradictoires) -. Seul Jean est formel et prétend que le premier, avec deux cornes sur le nez, était d'Asie, tandis que le second, avec une seule corne, était d'Afrique. Bérenger, qui ne s'est jamais intéressé aux rhinocéros, n'a pas d'idée sur le problème (acte I). Bientôt la présence de rhinocéros dans la ville est devenue un événement familier. Ils se font de plus en plus nombreux : on découvre que ce sont des habitants qui se métamorphosent. Jean est à son tour atteint de rhinocérite, sous les yeux de Bérenger : il verdit, une corne lui pousse et il se met à crier : L'humanisme est périmé (acte II). Bérenger défend farouchement sa personnalité alors que tout le monde passe peu à peu dans le camp des rhinocéros. Daisy, la dactylo de son bureau, dont il se croyait aimé, l'abandonne pour les rejoindre. Elle prétend vouloir comprendre leur psychologie, apprendre leur langage. C'est nous, peut-être, les anormaux, dit-elle. Bérenger en arrive à douter de lui-même : Ce sont eux qui sont beaux. J'ai eu tort! Comme je voudrais être comme eux. Cependant il ne capitulera pas : Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu'au bout (acte III).• Ionesco, qui a raillé le théâtre engagé au service des modes idéologiques, montre qu'il a choisi pour sa part la défense de l'homme.


Pièce de théâtre d'Eugène Ionesco, écrite en 1958.

Contexte

Le Rhinocéros est publié en 1963. La pièce, qui est notamment mise en scène par Jean-Louis Barrault et Orson Welles, obtient un succès considérable. Ionesco y réalise un équilibre parfait entre son esprit inventif et le retour à un certain classicisme. Le message de cette pièce, que Ionesco revendiquait lui-même comme une pièce didactique, est la protestation de l'humain contre l'idéologie et le totalitarisme, symbolisés par la "rhinocérite" et qui menacent la liberté et la dignité de l'homme.

Principaux personnages

- Béranger, héros de plusieurs pièces de Ionesco, figure emblématique de la résistance et du combat pour l'humanité ;
- Daisy, la fiancée de Béranger ;
- Jean, l'ami de Béranger.

Résumé

Dans une petite ville de province, un rhinocéros apparaît. Très vite, tous les habitants du village se métamorphosent un à un en rhinocéros. Un débat s'engage quant à savoir s'il faut résister à cette véritable épidémie de "rhinocérite". Tous succombent sauf Béranger, qui résiste : "Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu'au bout ! Je ne capitule pas !"

Résumé
A la terrasse d'un café, près de l'église et de l'épicerie d'une petite ville de province, deux personnages discutent. Jean, soigneusement vêtu (costume marron, cravate rouge), autoritaire et sûr de lui, reproche vivement à Béranger son manque de tenue. Celui-ci vient, visiblement, de passer une nuit ponctuée de verres d'alcool et offre un saisissant contraste vestimentaire avec son collègue. Mais ce qui, plus que tout, exaspère Jean, c'est le manque de volonté de Béranger qui, malgré sa nuit, commande un pastis.
Durant la conversation, un bruit, éloigné d'abord puis de plus en plus proche, de course précipitée ainsi qu'un long barrissement, se font entendre. Un rhinocéros débouche en trombe, bouscule une ménagère qui laisse tomber ses provisions — mais garde son chat bien serré dans ses bras — et disparaît.
Tous sont surpris et commentent largement l'événement. Il doit y avoir une explication plausible : le zoo, un cirque...
Le cours de la conversation est interrompu par Béranger qui vient d'apercevoir Daisy, une collègue de bureau dont il est amoureux. Jean en profite pour reprendre ses reproches tandis qu'à la table voisine, un vieux monsieur se fait expliquer les règles de syllogisme par un logicien. Le dialogue en parallèle est cocasse car Béranger et le vieux monsieur font tous deux, à un interlocuteur différent, les mêmes réponses naïves.
Passe un deuxième rhinocéros, la serveuse laisse tomber ses verres, la même ménagère accourt en larmes, la dépouille de son chat dans les bras. Les conversations vont bon train mais prennent un tour inattendu. Jean, toujours sûr de lui, prétend que c'était un rhinocéros d'Asie, ou peut-être d'Afrique, cela dépend; avait-il une ou deux cornes? Une discussion sans queue ni tête oppose bientôt Jean, Béranger, le logicien et le vieux monsieur. Le ton monte, Jean s'emporte et s'en va, furieux, laissant Béranger solitaire et regrettant de s'être querellé avec lui.
Le lendemain, dans le bureau de l'administration où travaille Béranger, on commente largement la rubrique des chats écrasés; surtout que l'un d'entre eux l'a été par un rhinocéros. Daisy, qui était sur la place, prétend qu'il s'agissait bel et bien d'un rhinocéros, soutenue dans ses assertions par Béranger que personne ne croit parce qu'il boit !
Survient le chef de service qui constate qu'un de ses employé est absent; et pour cause: sa femme, madame Bœuf, arrive au bureau essoufflée, poursuivie par un rhinocéros en qui elle est prétend reconnaître son mari.
Dans l'après-midi, Béranger se rend chez son ami Jean pour tenter de se réconcilier. Mais celui-ci est au lit, se plaint de maux de tête et, petit à petit, se transforme, sous les yeux de son collègue, en rhinocéros. Il approuve ce qu'est devenu monsieur Bœuf, prône la destruction de l'homme et de la civilisation et se précipite, tête baissée, sur Béranger qui essaie de s'échapper. Des rhinocéros surgissent de partout, toute la ville semble s'être transformée. «Tout un troupeau de rhinocéros! Et on disait que c'est un animal solitaire! (...) Comment faire?»
Plus tard, Béranger, allongé dans sa chambre, se débat dans un cauchemar sans doute, lui aussi, très peuplé. Des barrissements et des bruits de piétinements montent vers la pièce. Entre un collègue qui lui apprend que le chef de service, monsieur Papillon, s'est également métamorphosé. Béranger, effrayé par la contagion, lui fait part de ses angoisses. Mais son collègue trouve ces animaux sympathiques...
Entre Daisy, un panier à provisions sous le bras. Le collègue, irrésistiblement attiré par l'appel du troupeau, se précipite dans la rue. Les deux jeunes gens restent seuls, mais leur tête-à-tête est de courte durée : au milieu des barrissements, sur ce sol qui tremble, Daisy, elle aussi, se laisse emporter. Béranger tente de la retenir tout en réalisant qu'il n'y parviendra pas, même en évoquant l'amour qu'il éprouve pour elle. «Cela ne peut se comparer avec l'ardeur, l'énergie extraordinaire que dégagent ces êtres qui nous entourent », et Daisy quitte doucement l'appartement...
Béranger reste seul, probablement seul au monde, il songe un instant à faire comme les autres mais bien vite, il se reprend : il ne capitule pas.

Pistes de lecture

La méthode Assimil
Eugène Ionesco est né à Stalina (Roumanie) en 1912. Installé en France où il était venu écrire une thèse sur Baudelaire en 1938, Ionesco ne se destinait pas particulièrement à l'écriture théâtrale. Il menait une vie tranquille d'employé jusqu'au jour où, selon ses dires, il découvre la méthode Assimil (méthode d'apprentissage d'une langue étrangère). Fasciné par le manque de sens de ces clichés mis bout à bout pour constituer les dialogues de ce type d'ouvrage, il écrit La Cantatrice chauve (1950). Caractérisée par une absence totale d'intrigue, cette pièce ramène, après bien des phrases comme «J'ai été au cinéma avec un homme et j'ai vu un film avec des femmes», le spectateur à son point de départ, c'est-à-dire à un paradoxe : l'absence de contenu réel, de phrases sensées, permettant la communication.
Ionesco utilisera ce jeu comique sur le langage absurde dans plusieurs de ses premières pièces {La Leçon, Jacques ou la Soumission) avant de se lancer dans la trilogie des « Béranger ».
Rhinocéros, second volet de cette trilogie, marque un tournant dans l'œuvre d'Ionesco. C'est l'apparition d'une langue un peu sèche, de dialogues très brefs qui laissent peu de place à la création poétique mais approfondissent la psychologie des personnages et conduisent à un scénario plus construit. L'action se développe dans une structure plus large que dans les premières œuvres (trois actes alors que La Cantatrice chauve est une pièce en un acte) et envahit notre cadre de vie (une place de village, un bureau, une chambre).

Un personnage de trilogie
Il est significatif de resituer Béranger, principal protagoniste de Rhinocéros, tel qu'il est campé dans le premier volet; Béranger est un homme de bonne volonté, un peu naïf dans ses indignations. A contre-courant de toute une ville, qui a d'autres préoccupations que de courir derrière un assassin, il décide d'agir et d'arrêter ce dernier. Mais il se retrouve seul et désarmé devant ce criminel qui n'oppose à ses discours de conciliation que des ricanements moqueurs.
Dans cette première pièce, Béranger est donc confronté à un homme protégé par l'indifférence de toute une ville ; dans Rhinocéros, il se retrouve seul face à la masse qui a poussé son abandon jusqu'au bout, jusqu'à être privée de toute humanité. Lui qui est présenté, au début de la pièce, comme le personnage le plus faible, celui qui a le moins de volonté, il sera le dernier des hommes, celui qui ne capitule pas ! Tout se déroule comme si les hommes raisonnables et besogneux avaient perdu leur naïveté d'enfant et, par là-même, tout sentiment susceptible de les rattacher au genre humain. Par bêtise, par lâcheté, par fascination du groupe ou, plus simplement, par commodité, les hommes se sont détachés de leur humanité au profit d'un mode de vie qui ne nécessite aucune réflexion.

L'indifférence
Le parallélisme avec l'engouement qui envahit, annule la volonté propre des individus lorsqu'ils sont confrontés à un modèle de vie qui les rattache à un groupe puissant, par le biais de doctrines telles que le fascisme ou le nazisme, est inévitable. N'oublions pas qu'Ionesco a vécu l'Occupation et, examinées avec attention, des phrases telles que «Ils sont corrects», «Ils ne vous attaquent pas si on les laisse tranquilles», ne sont pas sans évoquer l'attitude de beaucoup au lendemain de l'invasion allemande.
Ainsi, les dialogues du premier acte peuvent s'interpréter d'une double manière. Ils sont à la fois le rappel des phrases creuses de La Cantatrice chauve, mais aussi la manière la plus adéquate de marquer l'indifférence des gens face au phénomène qui se déroule sous leurs yeux. Jean et le logicien ne sont pas, au contraire de Béranger, frappés par l'apparition d'un rhinocéros, mais uniquement inquiets de savoir s'il s'agit d'une sorte africaine ou asiatique. Et la boucle est bouclée, Ionesco a trouvé le lien, le prolongement de ces dialogues insensés (fonction comique du langage dans La Cantatrice chauve) en les utilisant en tant qu'expression d'un mal : l'indifférence tragique des hommes.

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