Y a-t-il de l'incommunicable ?
Publié le 16/05/2020
Extrait du document
«
• Distinguer les deux sens possibles de la question : question de droit (ai-je le droit de ne pas communiquer lesinformations ?) et l'autre question, de puissance, qui pose le problème des rapports pensée-langage (puis-je toutcommuniquer, puis-je tout signifier à quelqu'un ?).
• Y a-t-il une inadéquation de la pensée à la parole ?• Peut-on concevoir une pensée pure, indépendante de toute langue, qui ne serait alors qu'un intermédiaire plus oumoins adéquat, et qui réserverait la possibilité d'une pensée indicible et incommunicable ? Telle est la position deBergson : « L'intuition est la vision directe de l'esprit par l'esprit.
Plus rien d'interposé; point de réfraction à traversle prisme dont une face est espace et dont l'autre est langage.
» La pensée et le mouvant, p.
35.
• Dans cette perspective, le langage est aussi incapable de communiquer la pensée pure que nos sensations etsentiments.« Aussi chacun de nous a sa manière d'aimer et d'haïr, et cet amour, cette haine reflètent sa personnalité toutentière.
Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes; aussi n'a-t-il pu fixerque l'aspect objectif et impersonnel de l'amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l'âme.
Nous jugeonsdu talent du romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait fait descendre,des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails, qui se juxtaposent, leurprimitive et vivante individualité.
Mais de même qu'on pourra intercaler, indéfiniment, des points entre deux positionsd'un mobile sans jamais parcourir l'espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nousassocions des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons àtraduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage.
» Bergson.
Essai sur les données immédiates de la conscience, p.
123-124.
Pour Bergson, le langage procède de l'extériorité.
Aussi est-il de l'ordre dudécomposable, de l'espace, et du déterminisme.
Pour le moins il laisse échapperce qui fait la complexité de la pensée qui, elle, est de l'ordre de l'intériorité.
Unetelle critique sera constamment exposée par Bergson, qui estime, par ailleurs («Le Rire »), que les mots du langage ne sont que des étiquettes collées sur leschoses et par là qu'ils sont incapables d'exprimer les choses mêmes.Il s'agit ici d'une critique du langage et non de notre propre impuissance àexprimer notre vie intérieure.
Si nous échouons à traduire ce que notre âmeressent, c'est parce que le langage est inadéquat.
Il y a une différence denature entre notre vie intérieure et le langage.
Un sentiment (parmi les mille, évoqués ultérieurement) qui dit tout de lapersonnalité est, pense Bergson, l'amour (et son opposé, la haine), non pastraité en général, mais dans l'individualité (« chacun de nous ») qui nousappartient en propre (« sa » manière, « sa » personnalité) en tant que sujet.Cette particularité (que l'on sous-entend être différente de l'un à l'autre)exprime cependant à chaque fois la totalité (la personnalité « tout entière »).La richesse du concret d'un sentiment vécu, infiniment varié, s'oppose à lapauvreté abstraite du langage.
Le langage n'exprime pas, il est, du dehors, un simple index (« il désigne »).
Les états (à comprendre comme multiples, intérieurs et subjectifs) ne peuvent êtrerendus par le langage qui rate la différence par l'emploi du même (« les mêmes mots »), la particularité par la visée,réductrice, de termes s'appliquant à tous (« tous les hommes »).Comme le ferait un entomologiste collectionneur qui, dans un sous-verre, pique, dans son immobilité, un papillonjadis vivant, le langage fixe l'extériorité (« l'aspect objectif » qui n'est qu'un des multiples aspects du possible) etlaisse là échapper –avec le bruissement de la vie- le caractère subjectif et personnel du sentiment.
L'après-coup dulangage (« n'a-t-il pu ») est trop tard.
Son impuissance (soulignée par la formule négative) s'étend à l'expression den'importe quel sentiment, alors qu'il y en a tant et tant dans l'intériorité foisonnante et contradictoire de la vie del'âme (« mille sentiments qui agitent l'âme »).
• Le solipsisme linguistique a particulièrement été exploité par la littérature.Cf.
Rilke : Lettres à un jeune poète : « Presque tout ce qui nous arrive est inexprimable; au fond, et précisémentpour l'essentiel, nous sommes indiciblement seuls.
»Voir aussi : Blanchot : Faux pas (Gallimard).
Kafka : Lettres à Milena et Lettres à Felice (Gallimard).
• L'ineffable.
Il est des réalités intraduisibles par le langage:
A) D'abord, dans le domaine psychologique.
Puisque le langage est essentiellement social, la penséeautistique, celle qui demeure sans contact avec la réalité extérieure et avec autrui est donc incommunicable: chezles schizophrènes, l'aphasie n'a pas d'autre cause.
sans descendre jusque-là, il est certain qu'il existe dans la vieaffective (émotions, sentiments, passions) bien des nuances individuelles que le langage ne traduit que fortimparfaitement.
Bien des auteurs, et des plus classiques, ont fait allusion à ce "je-ne-sais-quoi" que le langage ne parvient pas à exprimer.
C'est surtout dans la communication des consciences entre elles que cette insuffisance dulangage s'affirme.
Bergson l'avait signalé: "Le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal qui emmagasine ce qu'il y a de commun et par conséquent d'impersonnel dans les impressions de l'humanité, écrase ou tout au moins.
»
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