Stendhal (1927) : Le Rouge et le Noir. Paris : Le Divan, p. 161-164.
Publié le 03/11/2023
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«
Stendhal (1927) : Le Rouge et le Noir.
Paris : Le Divan, p.
161-164.
En entrant ce soir-là au jardin, Julien était disposé à s’occuper des idées des
jolies cousines.
Elles l’attendaient avec impatience.
Il prit sa place ordinaire, à
côté de madame de Rênal.
L’obscurité devint bientôt profonde.
Il voulut prendre
une main blanche que depuis longtemps il voyait près de lui, appuyée sur le dos
d’une chaise.
On hésita un peu, mais on finit par la lui retirer d’une façon qui
marquait de l’humeur.
Julien était disposé à se le tenir pour dit, et à continuer
gaiement la conversation, quand il entendit M.
de Rênal qui s’approchait.
Julien avait encore dans l’oreille les paroles
grossières du matin.
Ne serait-ce pas, se dit-il, une façon de se moquer de cet
être, si comblé de tous les avantages de la fortune, que de prendre possession
de la main de sa femme, précisément en sa présence? Oui, je le ferai, moi, pour
qui il a témoigné tant de mépris.
De ce moment, la tranquillité, si peu naturelle au caractère
de Julien, s’éloigna bien vite ; il désira avec anxiété, et sans pouvoir songer à
rien autre chose, que madame de Rênal voulût bien lui laisser sa main.
M.
de
Rênal parlait politique avec colère : deux ou trois industriels de Verrières
devenaient décidément plus riches que lui, et voulaient le contrarier dans les
élections.
Madame Derville l’écoutait, Julien irrité de ces discours approcha sa
chaise de celle de madame de Rênal.
L’obscurité cachait tous les mouvements.
Il
osa placer sa main très près du joli bras que la robe laissait à découvert.
Il fut
troublé, sa pensée ne fut plus à lui, il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y
appliquer ses lèvres.
Madame de Rênal frémit.
Son mari était à quatre pas, elle se hâta
de donner sa main à Julien, et en même temps de le repousser un peu.
Comme
M.
de Rênal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui
s’enrichissent, Julien couvrait la main qu’on lui avait laissée de baisers
passionnés ou du moins qui semblaient tels à madame de Rênal.
Cependant la
pauvre femme avait eu la preuve, dans cette journée fatale, que l’homme qu’elle
adorait sans se l’avouer aimait ailleurs! Pendant toute l’absence de Julien, elle
avait été en proie à un malheur extrême, qui l’avait fait réfléchir.
Quoi! j’aimerais,
se disait-elle, j’aurais de l’amour! Moi, femme mariée, je serais amoureuse!
mais, se disait-elle, je n’ai jamais éprouvé pour mon mari cette sombre folie, qui
fait que je ne puis détacher ma pensée de Julien.
Au fond ce n’est qu’un enfant
plein de respect pour moi! Cette folie sera passagère.
Qu’importe à mon mari les
sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme! M.
de Rênal serait ennuyé
des conversations que j’ai avec Julien, sur des choses d’imagination.
Lui, il pense
à ses affaires.
Je ne lui enlève rien pour le donner à Julien.
Le Rouge et le Noir - Stendhal
Toutes les informations sur le livre et l'auteur se réfèrent au livre de Stendhal Le Rouge
et le Noir dans l'édition du Divan à Paris, datant de 1927, révision et préface de Henri
Martineau.
Cette version est disponible en pdf dans la bibliothèque électronique du
Québec (voir les sources consultées).
Henri Beyle, connu sous le pseudonyme de Stendhal, est l'un des écrivains
français du XIXe siècle.
De son vivant, il n'a pas réussi à se faire connaître du
grand public en tant qu'écrivain, mais s'est assuré une place sur l'Olympe des
classiques français grâce à ses excellentes études de milieux, tant dans le
domaine psychologique que dans celui de l'histoire contemporaine.
Dans son
œuvre la plus célèbre, Le Rouge et le Noir (1830), le lecteur rencontre un
narrateur romantique qui est en réalité déjà un réaliste déguisé : Stendhal décrit
en phrases courtes, presque sobres, l'ascension sociale d'un parvenu rusé à
l'époque de la Restauration française après l'abdication de Napoléon.
Le héros de
Stendhal, Julien Sorel, est un fervent admirateur du grand général, Napoléon,
mais il ne peut pas exprimer son opinion en public.
C'est pourquoi il se
transforme en parfait hypocrite et fait de la dissimulation et des apparences ses
vertus cardinales.
Succès, dans une société basée sur la superficialité, il fait une
carrière fulgurante.
La soif de réussite et ce qu'il appelle ses "victoires" le
conduisent finalement sous l'acier nu de la guillotine.
L'auteur
s'est
inspiré
d'un
procès
retentissant pour l'idée de base du roman.
Les gens ont qualifié son inspiration
de peu imaginative, car l'anecdote sur laquelle il s'appuyait était presque
toujours tirée par lui, sans grande modification, d'un article de journal - comme
l'inspiration de Le Rouge et le Noir - ou d'un livre.
Il disait lui-même qu'il n'avait
aucune idée des faits, mais qu'il avait dans une large mesure une idée des
sentiments qui se reflétait dans son œuvre.
Avec une grande habileté
psychologique, il a esquissé le monde intérieur de son héros Julien, qui ne révèle
jamais ses véritables motivations autrement qu'en se parlant à lui-même et qui
porte un masque parfait à l'extérieur.
Un petit cercle d'érudits reconnut sa valeur
et conclut que Stendhal avait attiré l'attention sur les blessures les plus terribles
de l'âme humaine et avait doté le personnage de Julien des pires traits, dont
chacun sait qu'ils existent mais que l'on refuse de reconnaître.
Avec Le Rouge et
le Noir, Stendhal a écrit un roman d'apprentissage et une fresque politique en
même temps qu'un roman psychologique.
Les tendances exprimées, la satire
des mœurs et des institutions choquaient inévitablement l'opinion publique de
son époque.
Il savait cependant lui-même que son œuvre serait beaucoup plus
appréciée à l'avenir, car les gens de son époque n'étaient pas encore mûrs pour
le roman.
Cette prédiction s'est avérée exacte et son œuvre a été reconnue à la
fin du 19e siècle.
Les 75 chapitres du roman ont été publiés séparément
en deux volumes dans la version originale.
Cette division en deux parties
correspond au contenu : les 33 premiers chapitres décrivent la lente ascension
sociale de Julien, qui s'éloigne de plus en plus de la province française.
Les 42
chapitres de la deuxième partie traitent de ses expériences dans la "grande
capitale", qui représentait alors quelque chose comme le centre social de
l'Europe.
L'extrait à traiter au chapitre 11 se situe dans la première partie de la
visite, c'est-à-dire que le lecteur accompagne Julien dans son parcours vers la
gloire.
Dans les chapitres précédents, Julien a déjà remporté quelques victoires,
ce qui lui donne du courage et le rend plus sûr de lui pour remporter d'autres
victoires.
Plus tard dans le livre, cette obsession de la victoire lui pèse et le
conduit à sa grande défaite.
Le
texte
commence
avec l'entrée de Julien dans le jardin, où Madame de Rênal et Madame Derville
attendent déjà avec impatience.
Lorsque Monsieur de Rênal est finalement le
dernier à entrer dans le jardin, trois mondes différents ouvrent, qui coexistent
paisiblement : Monsieur de Rênal parle de politique avec colère, Madame Derville
participe à son monde et écoute attentivement.
Pendant ce temps, Julien est en
train de mettre en œuvre sa prochaine campagne.
Madame de Rênal ne se rend
pas compte qu'elle se trouve de l'autre côté de la bataille et qu'elle est en train
de perdre.
De plus, elle est déjà perdue dans ses pensées et ses émotions.
Le texte est divisé en quatre parties : identifiées
par les éléments de liaison au début de chaque partie.
La première partie
correspond au premier paragraphe "Entrer ce soir-là", qui nous introduit dans
l'histoire tout en précisant que cette histoire a déjà commencé et que certains
événements qui ont eu lieu auparavant vont influencer le comportement des
personnages.
Dans cette partie, les personnages discutent entre eux et se
trouvent sur le même plan.
La deuxième partie correspond au paragraphe qui,
avec le connecteur "De ce moment", nous présente le premier monde, celui de
Julien.
Les deux mondes suivants sont introduits par des verbes d'état, comme
par exemple "M.
de Rênal parlait politique avec colère" ou "Madame de Rênal
frémit".
De plus, les événements et les mondes ainsi nommés sont décrits par
un narrateur omniscient qui intervient dans le récit en tant que médiateur, ce qui
le place en dehors de la réalité racontée.
En
ce qui concerne le premier paragraphe, il transmet une suite d'actions déjà
entamées, ce qui, d'une certaine manière, va de soi puisque le texte indique que
la scène commence juste avant la tombée de la nuit.
L'adjectif "disposé" confère
une certaine charge au ressenti de Julien vis-à-vis des deux femmes.
D'une part,
il montre que Julien a du mal à comprendre ce que les deux femmes lui disent,
d'autre part, on peut en déduire que cela lui demande un effort pour les écouter
et qu'il n'est tout simplement pas intéressé par ce qu'elles disent.
En revanche,
les femmes ne se doutent pas de l'effet qu'elles produisent sur le jeune homme
et l'attendent....
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