Lettre à Louise ColetMardi soir, minuit.
Publié le 22/05/2020
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Lettre à Louise Colet
Gustave Flaubert
Mardi soir, minuit.
4 Août 1846.
Il y a douze heures, nous étions encore ensemble ; hier à cette heure-ci, je te tenais dans
mes bras...
t'en souviens-tu ? Comme c'est déjà loin ! La nuit maintenant est chaude et
douce ; j'entends le grand tulipier, qui est sous ma fenêtre, frémir au vent et, quand je
lève la tête, je vois la lune se mirer dans la rivière.
Tes petites pantoufles sont là pendant que je t'écris ; je les ai sous les yeux, je les
regarde.
Je viens de ranger, tout seul et bien enfermé, tout ce que tu m'as donné ; tes
deux lettres sont dans le sachet brodé ; je vais les relire quand j'aurai cacheté la mienne.
Je n'ai pas voulu prendre pour t'écrire mon papier à lettres ; il est bordé de noir ; que
rien de triste ne vienne de moi vers toi ! Je voudrais ne te causer que de la joie et
t'entourer d'une félicité calme et continue pour te payer un peu de tout ce que tu m'as
donné à pleines mains dans la générosité de ton amour.
J'ai peur d'être froid, sec,
égoïste, et Dieu sait pourtant ce qui, à cette heure, se passe en moi.
Quel souvenir ! et
quel désir ! Ah ! nos deux bonnes promenades en calèche ! Qu'elles étaient belles, la
seconde surtout avec ses éclairs ! Je me rappelle la couleur des arbres éclairés par les
lanternes, et le balancement des ressorts ; nous étions seuls, heureux.
Je contemplais ta
tête dans la nuit ; je la voyais malgré les ténèbres ; tes yeux t'éclairaient toute la figure.
Il
me semble que j'écris mal ; tu vas lire ça froidement ; je ne dis rien de ce que je veux
dire.
C'est que mes phrases se heurtent comme des soupirs ; pour les comprendre il faut
combler ce qui sépare l'une de l'autre ; tu le feras, n'est-ce pas ? Rêveras-tu à chaque
lettre, à chaque signe de l'écriture ? Comme moi, en regardant tes petites pantoufles
brunes, je songe aux mouvements de ton pied quand il les emplissait et qu'elles en
étaient chaudes...
le mouchoir est dedans...
Ma mère m'attendait au chemin de fer ; elle a pleuré en me voyant revenir.
Toi, tu as
pleuré en me voyant partir.
Notre misère est donc telle que nous ne pouvons nous
déplacer d'un lieu sans qu'il en coûte des larmes des deux côtés ! C'est d'un grotesque
bien sombre.
J'ai retrouvé ici les gazons verts, les arbres grands et l'eau coulant comme lorsque je suis
parti.
Mes livres sont ouverts à la même place ; rien n'est changé.
La nature extérieure
nous fait honte ; elle est d'une sérénité désolante pour notre orgueil.
N'importe, ne
songeons ni à l'avenir, ni à nous, ni à rien.
Penser, c'est le moyen de souffrir.
Laissons-nous aller au vent de notre c œur tant qu'il enflera la voile ; qu'il nous pousse
comme il lui plaira, et quant aux écueils...
ma foi tant pis ! Nous verrons...
Et ce bon X...
qu'a-t-il dit de l'envoi ? Nous avons ri hier au soir.
C'était tendre pour
nous, gai pour lui, bon pour nous trois.
J'ai lu, en venant, presque un volume.
J'ai été
touché à différentes places.
Je te causerai de ça plus au long.
Tu vois bien que je ne suis.
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