Le Horla (extrait)Guy de Maupassant8 mai.
Publié le 23/05/2020
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Le Horla (extrait)
Guy de Maupassant
8 mai.
— Quelle journée admirable ! J'ai passé toute la matinée étendu sur l'herbe,
devant ma maison, sous l'énorme platane qui la couvre, l'abrite et l'ombrage tout
entière.
J'aime ce pays, et j'aime y vivre parce que j'y ai mes racines, ces profondes et
délicates racines, qui attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui
l'attachent à ce qu'on pense et à ce qu'on mange, aux usages comme aux nourritures,
aux locutions locales, aux intonations des paysans, aux odeurs du sol, des villages et de
l'air lui-même.
J'aime ma maison où j'ai grandi.
De mes fenêtres, je vois la Seine qui coule, le long de
mon jardin, derrière la route, presque chez moi, la grande et large Seine qui va de
Rouen au Havre, couverte de bateaux qui passent.
A gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple pointu des clochers
gothiques.
Ils sont innombrables, frêles ou larges, dominés par la flèche de fonte de la
cathédrale, et pleins de cloches qui sonnent dans l'air bleu des belles matinées, jetant
jusqu'à moi leur doux et lointain bourdonnement de fer, leur chant d'airain que la brise
m'apporte, tantôt plus fort et tantôt plus affaibli, suivant qu'elle s'éveille ou s'assoupit.
Comme il faisait bon ce matin !
Vers onze heures, un long convoi de navires, traînés par un remorqueur, gros comme
une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée épaisse, défila devant ma
grille.
Après deux goélettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le ciel, venait un
superbe trois-mâts brésilien, tout blanc, admirablement propre et luisant.
Je le saluai, je
ne sais pourquoi, tant ce navire me fit plaisir à voir.
12 mai.
— J'ai un peu de fièvre depuis quelques jours ; je me sens souffrant, ou plutôt je
me sens triste.
D'où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement notre
bonheur et notre confiance en détresse ? On dirait que l'air, l'air invisible est plein
d'inconnaissables Puissances, dont nous subissons les voisinages mystérieux.
Je
m'éveille plein de gaieté, avec des envies de chanter dans la gorge.
— Pourquoi ? — Je
descends le long de l'eau ; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé,
comme si quelque malheur m'attendait chez moi.
— Pourquoi ? — Est-ce un frisson de
froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri mon âme ? Est-ce la forme
des nuages, ou la couleur du jour, la couleur des choses, si variable, qui, passant par
mes yeux, a troublé ma pensée ? Sait-on ? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous.
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