Jean-Paul Sartre
Publié le 09/12/2021
                             
                        
Extrait du document
"Qu’il écrive ou qu'il travaille à la chaîne, qu'il choisisse une femme ou une cravate, l'homme manifeste : il manifeste son milieu professionnel, sa famille, sa classe et, finalement, comme il est situé par rapport au monde entier, c'est le monde qu'il manifeste." (Présentation des Temps modernes.) Si l'homme est, par nature, un "manifestant", la littérature qui l'exprime ne peut se proposer d'autre tâche que de dire cette manifestation, à tous ses niveaux : il n'est pas de genre inférieur ni d'activité humaine insignifiante. "Un seul projet nous animait : tout embrasser et témoigner de tout", écrit Simone de Beauvoir. L'œuvre de Sartre, véhémente, volumineuse, prolixe parfois jusqu'au désordre, prend sa source dans ce projet. Au début, le romancier se borne à constater. Le sujet de la Nausée est la découverte que fait Roquentin, dans un jardin public, de l'absurdité de l'existence : tout ce qui existe  la nature, les choses, l'homme même  est "de trop". Prolifération molle, indistincte, écœurante, que nous nous efforçons de dissimuler sous le masque d'un univers ordonné, d'une société sûre d'elle-même. En vérité, ni l'homme ni le monde ne sont. Ils existent simplement, sans but et sans raison. L'être, que Roquentin et son amie Anny avaient cru rencontrer dans certains moments "parfaits", ne peut pas nous être donné réellement ; il ne se manifeste que dans la fiction. Roman du roman en même temps que de la condition humaine, la Nausée s'achève ainsi sur une justification timide de l'art. S'il y a "péché d'exister", le salut ne serait-il pas de faire une œuvre, et par exemple d'écrire ? La tentation esthétique ne retiendra pas Sartre longtemps parce que c'est une tentation de fuite. Dans l'Etre et le Néant (publié en 1943, mais commencé dès avant la guerre), s'annonce une autre philosophie dont le maître mot est "liberté". A "l'en-soi" massif, opaque, contingent de la chose, Sartre oppose le "pour-soi" de la conscience qui est ce qu'elle n'est pas, qui ne peut jamais coïncider avec elle-même, qui existe comme manque et dans ce manque se choisit. La décision libre par laquelle l'homme, niant perpétuellement l'en-soi, s'annonce à lui-même comme conscience, fait apparaître tout le donné  notre place, notre entour, notre passé, notre prochain  comme "situation" à changer. Le but ultime de ce changement est l'impossible réconciliation du pour-soi et de l'en-soi : derrière toutes les ambitions humaines, des plus vulgaires aux plus hautes, se cache le projet d'être Dieu. Passion indéracinable, mais inutile. L'analyse ontologique, qui nous mène au seuil de la valeur, nous découvre en même temps que toutes les valeurs se valent. Comme tirer de là une règle d'action ? La dernière phrase de l'Etre et le Néant annonçait un traité de morale qui n'a jamais paru. Mais la vie de Sartre, autant que la suite de son œuvre, peut tenir lieu de réponse.
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                                                                                                                            Jean-Paul Sartre
"Qu'il écrive  ou qu'il  travaille à  la chaîne,  qu'il choisisse  une femme  ou une  cravate,  l'homme  manifeste  : il  manifeste  son milieuprofessionnel,  sa famille, sa  classe et, finalement,  comme il est situé par rapport  au monde  entier, c'est le  monde qu'il manifeste."(Présentation des Temps modernes.)
Si l'homme  est, par nature,  un "manifestant",  la littérature  qui l'exprime  ne peut  se proposer  d'autre tâche que de dire  cettemanifestation, à tous ses niveaux : il n'est pas de genre inférieur ni d'activité humaine insignifiante.
                                                            
                                                                                
                                                                    "Un seul projet nous animait : toutembrasser  et témoigner  de tout",  écrit Simone  de Beauvoir.
                                                            
                                                                                
                                                                     L'oeuvre de Sartre,  véhémente,  volumineuse,  prolixe parfois jusqu'audésordre, prend sa source dans ce projet.
Au début,  le romancier  se borne à  constater.
                                                            
                                                                                
                                                                    Le sujet de la  Nausée est la découverte  que fait Roquentin,  dans un jardin  public,  del'absurdité  de l'existence  : tout  ce qui  existe  la nature,  les choses,  l'homme  même est "de  trop".
                                                            
                                                                                
                                                                     Prolifération  molle, indistincte,écoeurante, que nous nous efforçons de dissimuler sous le masque d'un univers ordonné, d'une société sûre d'elle-même.
                                                            
                                                                                
                                                                    En vérité, nil'homme  ni le monde  ne sont.
                                                            
                                                                                
                                                                     Ils existent simplement,  sans but et  sans raison.
                                                            
                                                                                
                                                                     L'être, que  Roquentin et son amie  Anny avaient  crurencontrer dans certains moments "parfaits", ne peut pas nous être donné réellement ; il ne se manifeste que dans la fiction.
                                                            
                                                                                
                                                                    Roman duroman en même  temps que de la condition  humaine,  la Nausée s'achève  ainsi sur une  justification  timide de l'art.
                                                            
                                                                                
                                                                     S'il y a "péchéd'exister", le salut ne serait-il pas de faire une oeuvre, et par exemple d'écrire ?
La tentation esthétique ne retiendra pas Sartre longtemps parce que c'est une tentation de fuite.
                                                            
                                                                                
                                                                    Dans l'Etre et le Néant (publié en 1943,mais  commencé  dès avant la guerre),  s'annonce  une autre philosophie  dont le maître  mot est "liberté".
                                                            
                                                                                
                                                                     A "l'en-soi" massif,  opaque,contingent de la chose, Sartre oppose le "pour-soi" de la conscience qui est ce qu'elle n'est pas, qui ne peut jamais coïncider avec elle-même, qui existe comme manque et dans ce manque se choisit.
                                                            
                                                                                
                                                                    La décision libre par laquelle l'homme, niant perpétuellement l'en-soi,s'annonce à lui-même comme  conscience, fait apparaître tout  le donné  notre place,  notre entour,  notre passé, notre prochain  comme"situation" à changer.
                                                            
                                                                                
                                                                    Le  but ultime de  ce changement  est l'impossible  réconciliation  du pour-soi et  de l'en-soi : derrière  toutes lesambitions  humaines, des  plus vulgaires aux plus hautes,  se cache le projet d'être Dieu.
                                                            
                                                                                
                                                                    Passion indéracinable,  mais inutile.
                                                            
                                                                                
                                                                    L'analyseontologique, qui nous mène au seuil de la valeur, nous découvre en même temps que toutes les valeurs se valent.
                                                            
                                                                                
                                                                    Comme tirer de là unerègle d'action ? La dernière phrase de l'Etre et le Néant annonçait un traité de morale qui n'a jamais paru.
                                                            
                                                                                
                                                                    Mais la vie de Sartre, autantque la suite de son oeuvre, peut tenir lieu de réponse.
Jusqu'à la guerre,  la politique n'avait guère  intéressé Sartre.
                                                            
                                                                                
                                                                    A partir de 1945,  elle va se trouver  au centre de ses préoccupations.
                                                            
                                                                                
                                                                     Lefondateur des Temps modernes définit ainsi le programme de la revue : "Notre intention est de concourir à produire certains changementsdans la société qui nous entoure." Nous voilà loin de Roquentin, semble-t-il.
                                                            
                                                                                
                                                                    Moins qu'il ne paraît.
                                                            
                                                                                
                                                                    D'abord parce que le premier Sartre-celui de la Nausée, du Mur, exégète cruel et inlassable des rapports privés s'il tend à s'effacer de plus en plus derrière l'homme public, nedisparaît pas complètement.
                                                            
                                                                                
                                                                     Qu'il parle de  Baudelaire,  de Genêt,  ou du Tintoret,  qu'il analyse  sans complaisance  (et parfois avec uncertain  masochisme)  sa propre  évolution, dans  les hommages  à Nizan et  à Merleau-Ponty,  qu'il mette en scène  tel ou tel  monstrethéâtral, et nous retrouvons le Sartre mal pensant, visionnaire qu'on peut qualifier de morbide, à condition d'admettre qu'il n'est guère, enlittérature, de grand créateur qui ne le soit.
                                                            
                                                                                
                                                                    Ensuite parce qu'il n'y a pas rupture, mais approfondissement entre la philosophie de l'Etre etle Néant  et celle  de la Critique.
                                                            
                                                                        
                                                                     L'idée d'"engagement" qui  apparaît dans les essais  des années  1945-1950  exprime moins un choixqu'une évidence.
                                                            
                                                                                
                                                                     Parce que notre sort est de "manifester", nous engageons dans  tous nos actes l'univers entier.
                                                            
                                                                                
                                                                    Nous  répondons pourtous les autres  hommes.
                                                            
                                                                                
                                                                    Mais si  nous répondons d'eux, il faut  bien  que de quelque  manière  nous soyons solidaires  d'eux, ou plusprécisément puisque les hommes se combattent et que  l'histoire est le produit de ce combat que nous soyons "avec" certains hommescontre d'autres, que nous prenions parti.
                                                            
                                                                                
                                                                    Le "scandale de la pluralité des consciences", dénoncé  dans l'Etre et le Néant, ne saurait êtrel'ultima ratio de nos rapports avec autrui.
                                                            
                                                                                
                                                                    L'engagement assumé librement implique une compromission la possibilité et l'obligation, pourle pour-soi, d'accéder à une conscience plus large, de passer du sujet au "groupe".
Le sentiment de la solidarité, chez Sartre, est venu d'abord, la théorie ensuite.
                                                            
                                                                                
                                                                    Dans la France de 1946 appauvrie par la guerre mais riched'espérances politiques  et sociales, l'équipe des Temps  modernes décide de  contribuer par ses moyens propres (qui sont :  témoigner,réfléchir, attaquer) à la transformation d'une société anarchique et injuste.
                                                            
                                                                                
                                                                    Il n'est pas besoin de rappeler ici les avatars de cette lutte nid'épiloguer sur la dégradation progressive d'une belle promesse.
                                                            
                                                                                
                                                                    Le fait est que les échecs, les déceptions, loin d'inciter Sartre à un repliprudent où sa gloire d'écrivain aurait tout à gagner, le poussent au contraire à s'engager davantage.
                                                            
                                                                                
                                                                    Parce que  la société française nechange pas, il se rapproche, puis s'éloigne du communisme, et tourne finalement ses espérances en un monde plus humain vers ceux-làmême que la condition la plus inhumaine oblige à une lutte implacable, à une contestation radicale : les Indochinois, les Algériens.
Restait à tirer la leçon théorique d'une  expérience dont Sartre  connaît mieux  que quiconque  les limites et les faiblesses.
                                                            
                                                                                
                                                                     C'est à quois'applique la Critique de la raison dialectique (1960).
                                                            
                                                                                
                                                                    Vingt ans après l'Etre et le Néant, cet énorme traité tente de combler le fossé quiséparait  initialement  l'existentialisme  du marxisme  et l'individu  de l'histoire.
                                                            
                                                                                
                                                                     Dans le premier  volume (le  seul paru  à ce  jour),  Sartremontre comment la praxis individuelle se heurte dès l'abord à l'obstacle de la "rareté" ; comment la rareté conditionne tous les rapportshumains,  définissant un champ  social de conflits  où l'homme,  aliéné par son  propre travail,  prisonnier  du "pratico-inerte",  ne connaîtd'autre loi de rassemblement que l'extériorité neutre de la "série" ; comment, pour échapper à cette aliénation et reprendre en quelquesorte à leur compte  la multiplicité sérielle,  les individus sont amenés à se constituer en  "groupes", liés par  serment et conjuguant deslibertés singulières au service d'une praxis commune ; comment, enfin, les étapes de cette praxis et l'évolution de l'ensemble mouvantde groupes et de séries que l'on appelle "société" déterminent une "histoire", dont le second volume analysera les moments essentiels etdévoilera la signification profonde.
On voit le lien qui unit les thèses de la Critique à celles de l'Etre et le Néant.
                                                            
                                                                                
                                                                    Aujourd'hui comme hier, la philosophie de Sartre reste unephilosophie du sujet.
                                                            
                                                                                
                                                                    Mais le sujet n'est plus défini seulement comme liberté : il est aussi et simultanément saisi comme produit.
                                                            
                                                                                
                                                                    On voitenfin comment ce projet ambitieux se relie souterrainement aux premières intuitions de la Nausée.
                                                            
                                                                                
                                                                    Chaque livre de Sartre, chacun de sesengagements peuvent être considérés comme des réponses au défi jeté par un monde où l'on est toujours de "trop" comme une façond'habiller "l'effrayante  et obscène  nudité" de l'existence.
                                                            
                                                                                
                                                                     Sartre ou l'anti-nature.
                                                            
                                                                                
                                                                     Mais refuser  la nature,  c'est dire oui à un  mondehabitable par tous les hommes et l'on pourrait conclure aussi bien, plus justement encore : Sartre ou la générosité..
                                                                                                                    »
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