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FORÊT DE CRÉCY. COLETTE (1873-1954), Les Vrilles de la vigne

Publié le 02/12/2021

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A la première haleine de la forêt, mon coeur se gonfle. Un ancien moi-même se dresse, tressaille d'une triste allégresse, pointe les oreilles, avec des narines ouvertes pour boire le parfum.
Le vent se meurt sous les allées couvertes, où l'air se balance à peine, lourd, musqué... Une vague molle de parfum guide les pas vers la fraise sauvage, ronde comme une perle, qui mûrit ici en secret, noircit, tremble et tombe, dissoute lentement en suave nourriture framboisée dont l'arôme se mêle à celui d'un chèvrefeuille verdâtre, poissé de miel, à celui d'une ronde de champignons blancs... Ils sont nés de cette nuit, et soulèvent de leurs têtes le tapis craquant de feuilles et de brindilles... Ils sont d'un blanc fragile et mat de gant neuf, emperlés, moites comme un nez d'agneau ; ils embaument la truffe fraîche et la tubéreuse.
Sous la futaie centenaire, la verte obscurité solennelle ignore le soleil et les oiseaux. L'ombre impérieuse des chênes et des frênes a banni du sol l'herbe, la fleur, la mousse et jusqu'à l'insecte. Un écho nous suit, inquiétant, qui double le rythme de nos pas... On regrette le ramier, la mésange ; on désire le bond roux d'un écureuil ou le lumineux petit derrière des lapins... Ici la forêt, ennemie de l'homme, l'écrase.
Tout près de ma joue, collé au tronc de l'orme où je m'adosse, dort un beau papillon crépusculaire dont je sais le nom : lykénée... Clos, allongé en forme de feuille, il attend son heure. Ce soir, au soleil couché, demain, à l'aube trempée, il ouvrira ses lourdes ailes bigarrées de fauve, de gris et de noir. Il s'épanouira comme une danseuse tournoyante, montrant deux autres ailes plus courtes, éclatantes, d'un rouge de cerise mûre, barrées de velours noir ; — dessous voyants, juponnage de fête et de nuit qu'un manteau neutre, durant le jour, dissimule...


COLETTE (1873-1954), Les Vrilles de la vigne, 1908.


Ce texte est extrait des Vrilles de la vigne, une série de chroniques intérieures rédigées par Colette alors qu'elle était à la recherche d'un nouvel équilibre...
Vous en ferez un commentaire composé. Vous pourrez étudier, par exemple, comment cette évocation de la forêt et de la nature reflète la sensualité, l'inquiétude et la sensibilité de l'écrivain.
N.B. — La forêt de Crécy est située sur la rive droite de la Somme. Colette était née dans un village de l'Yonne et avait été élevée à la campagne.

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