Elie Faure, Fonction du cinéma

« Un seul homme en sait jouer comme d'un clavier à plusieurs plans où tous les éléments sentimentaux et psychologiques qui déterminentl'attitude et la forme des êtres, concourent à confier à la seule expression cinégraphique le déroulement complexe de leur aventureintérieure.

Il ne parle jamais.

Il n'écrit jamais.

Il n'explique jamais.

Il n'a pas même besoin d'enfermer le geste éphémère dans lesymbole stylisé de la mimique.

Par lui le drame humain possède un instrument expressif qu'on ne soupçonnait pas et qui sera, dansl'avenir, le plus puissant de tous.

Un écran, où tombe un faisceau de lumière.

Nos yeux en face.

Et, derrière eux, le cœur.

Il n'en faut pasplus pour faire sourdre de ce cœur une vague d'harmonies vierges, l'intelligence brusque de la nécessité de tout, de la monotoniegrandiose et poétique des passions...On ne s'en rend évidemment pas compte parce que CHARLOT est un pitre, et qu'un poète est, par définition, un homme solennel, quivous introduit dans la connaissance par la porte de l'ennui.

Cependant, CHARLOT m'apparaît aussi comme un poète, et même un grandpoète, un créateur de mythes, de symboles et d'idées, l'accoucheur d'un monde inconnu. Elie Faure, Fonction du cinéma, J.-J.

Pauvert. En vous inspirant de ce texte, vous exposerez pour l'essentiel ce que fut l'apport de « Chariot » au cinéma, puis vous montrerez comments'associent chez lui comique et poésie.

Vous direz enfin si vous êtes d'accord avec Elie Faure sur l'avenir qu'il prédit au cinéma.

Vouspouvez, si vous le désirez, analyser les qualités d'un autre « comique-poète » de votre choix et le situer dans l'évolution de l'artcinématographique. INTRODUCTION Au cours de sa réflexion sur le cinéma, Élie Faure est amené à consacrer tout un chapitre au rôle qu'a joué Chariot dans l'élaboration decet art nouveau et si contesté à l'époque.

Dans ce texte il semble que l'auteur ait voulu à la fois rendre hommage à l'acteur et au cinéasteou plus exactement à « l'homme de cinéma » que fut Chariot, et souligner son importance essentielle que l'aspect comique dupersonnage a pu quelquefois masquer. I.

L'APPORT DE CHARLOT L'auteur affirme dès l'abord le caractère exceptionnel du « phénomène Chariot » : « Un seul homme ».

A une époqueFAURE où le cinéma cherche sa voie, seul cet artiste a su se donner totalement à cette nouvelle forme d'art.

Les liens qui les unissent sontdonc réciproques : sans le cinéma Chariot n'eût jamais existé, mais ce dernier a su donner au cinéma sa véritable dimension.

Il s'est doncétabli entre l'homme et son nouveau mode d'expression, une sorte de rapport amoureux, où l'on ne sait lequel a le plus besoin del'autre, ni lequel révèle le mieux l'autre à lui-même.Ce n'est donc pas à un comédien que l'auteur compare Chariot, car l'acteur n'est qu'un interprète, mais à un créateur utilisant uninstrument en s'efforçant de mettre en œuvre toutes ses capacités : « un clavier à plusieurs plans ».

Nous pensons alors à l'organiste quidispose de toute une série de registres et de tonalités pour exprimer sa sensibilité.

Chariot ne se borne pas en effet à utiliser le nouveauchamp visuel qu'offre le cinéma.

Pour créer la dimension intérieure d'un personnage (« tous les éléments sentimentaux et psychologiquesqui déterminent l'attitude et la forme des êtres »), il sait manier les techniques cinématographiques susceptibles de mettre en relief lesaspects les plus révélateurs d'une personnalité, d'user de toutes les subtilités que le théâtre doit ignorer.Nous remarquons qu'à ce stade de l'évocation, l'auteur ne nous donne que des définitions négatives : « 11 ne parle jamais.

Il n'écritjamais.

Il n'explique jamais.

Il n'a même pas besoin d'enfermer le geste éphémère dans le symbole stylisé de la mimique.

» Toutes lesformes de langages, de la plus courante : la parole, à la plus élaborée : le mime, sont donc résolument écartées.

Que Chariot repoussetout commentaire n'est pas pour nous étonner.

Mais on peut être surpris qu'Élie Faure se refuse à voir en lui un mime.

Cependant,considérons un instant la forme habituelle du mime : l'acteur utilise le même espace restreint et unique : le théâtre, il stylise à l'extrêmetous ses gestes ainsi que les expressions de son visage.

Il crée donc des types.

Alors que le cinéma, grâce à ses ressources techniques(gros-plan, travelling, etc.) peut à tout instant mettre en valeur la moindre nuance du jeu, la plus infime expression gestuelle, recréerainsi un personnage dans son intégralité. II.

RAPPORTS DU COMIQUE ET DU POÉTIQUE L'auteur choisit à dessein le terme le moins flatteur : « un pitre », pour désigner Chariot.

Ce mot évoque en effet irrésistiblement l'idéed'un certain grotesque, d'un comique assez grossier, et l'on a coutume de considérer la farce comme un genre mineur et finalementméprisable.

L'antithèse «pitre-poète » est donc d'autant plus frappante.

Pour la rendre plus sensible encore, l'auteur définit le poètecomme : « un homme solennel qui vous introduit dans la connaissance par la porte de l'ennui».

Définition quelque peu forcée, puisquebon nombre de poètes ne présentent pas cet aspect rébarbatif.

Si Chariot, en tant que pitre, entre dans le monde des poètes c'estcomme créateur : «créateur de mythes, de symboles et d'idées, l'accoucheur d'un monde inconnu ».

Il crée à lui seul ce qui est le faithabituellement d'une collectivité : un mythe.

Cette fable inventée par l'homme et qui le dépasse, pour lui révéler ses tendances, sesaspirations, voire sa condition.

Mais il crée aussi des notions plus abstraites : des symboles qui établissent une correspondance entrel'univers sensible et les idées, ces idées elles-mêmes.

Il apporte donc de nouvelles richesses au monde de la pensée.

Ainsi Chariot nousapprend que le comique n'est pas qu'une enveloppe chargée de cacher des idées sérieuses, mais au contraire qu'il sert à révéler auxhommes certains aspects de sa condition, sans doute les plus tragiques. III.

L'AVENIR DU CINÉMA Le plus grand mérite de Chariot est certainement d'avoir fait du cinéma un art, c'est-à-dire cet « instrument expressif » dont parle l'auteur.Ce dernier lui attribue un avenir tel qu'il dépassera la puissance de tous les autres arts.

Reste à savoir à quel point de vue il sera le pluspuissant : ce peut être, bien sûr, parce qu'il est le seul domaine artistique qui, actuellement, touche les grandes masses.

En effet lecinéma est apparu très vite comme une manifestation démocratique, alors que théâtre, musique, peinture, ne touchent qu'une élited'amateurs.

Mais il est probable que l'auteur ne s'en tient pas là : le cinéma possède surtout la plus grande puissance émotionnelle quicontraste avec la simplicité extrême, le dépouillement du décor : « Un écran où tombe un faisceau de lumière.

Nos yeux en face.

» Tout lecinéma semble concentré dans cette luminosité d'autant plus intense qu'elle est limitée à un simple faisceau.

Il se produit une sorte decourant entre le siège des émotions humaines et le plan de projection.

Nous remarquons que l'auteur n'explique pas ce phénomène, qu'ilse contente de le décrire avec une certaine exaltation : le cœur devient la source, non seulement d'émotions nouvelles, mais de lacompréhension du monde et de soi.

Le cinéma parvient donc à concilier les tendances sentimentales, sensuelles et intellectuelles del'homme, à les unir en une « harmonie ».

Il impose au spectateur l'évidence de sa vérité, et celui-ci doit sortir accru d'une intelligenceneuve et supérieure. CONCLUSION C'est donc dans les termes les plus exaltés que l'auteur évoque l'apport de Chariot au cinéma.

Il semble, à cette lecture, que le cinéman'eût pas existé sans lui.

Il se dresse aussi avec passion en faveur de cette nouvelle forme d'art, sans crainte d'utiliser le ton de laprophétie.

Chariot représente donc pour lui l'exemple entre tous de la confiance active qu'il fallait accorder au cinéma naissant.. »