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ARTICLE DE PRESSE: La défaite de Lech Walesa

Publié le 10/12/2021

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19 novembre 1995 - C'est fait. Le " héros " est à terre, une épopée s'achève, banalement, au fond des urnes. Quinze après la révolution pacifique de Gdansk, six ans après les premières élections libres depuis la guerre, les Polonais ont rendu, démocratiquement, la totalité du pouvoir aux héritiers d'un régime imposé naguère par la force. Lech Walesa, qui fut pour le monde entier le symbole d'une lutte joyeuse et insolente pour la démocratie et contre le communisme, a été battu, nettement, par un " pragmatique ", qui fut communiste sous les communistes et démocrate quand il le fallut. La victoire d'Alexandre Kwasniewski est étroite, mais nette : 51,4 % contre 48,6 %, avec une participation relativement forte : 67 %. Et le résultat est d'autant plus cinglant que, trois heures durant, c'est Lech Walesa qui paraissait avoir gagné. Un ministre du gouvernement, l'ex-communiste Leszek Miller, concédait à demi-mot l'échec de son candidat, évoquait les " erreurs " commises pendant la campagne d'Alexandre Kwasniewski. Jusqu'au moment où la première estimation fondée, non sur des sondages à la sortie des urnes, mais sur des dépouillements réels, vint brutalement tout remettre en cause. Le même Leszek Miller, métamorphosé, jubilant, levait le poing au milieu des hourras, tandis qu'à l'état-major de Lech Walesa la foule se figeait, muette, incrédule. Cette " surprise ", cette " erreur " de plus de 2 %, que les analystes avaient les moyens de prévoir mais dont ils n'ont pas cru bon d'avertir le public de la télévision, tient à une raison simple : au premier comme au second tour, une partie non négligeable des électeurs du candidat post-communiste n'ont pas " avoué " leur vote, comme s'ils en avaient honte. Combien de Polonais se sont-ils donc couchés dimanche soir rassurés, pour se réveiller lundi matin interloqués, incrédules, avec le sentiment que leur pays avait changé en une nuit, que quelque chose d'incompréhensible s'était passé ? Les arguments échangés pendant la soirée électorale, cependant, préfiguraient ceux du lendemain. A gauche, on expliquait qu'Alexandre Kwasniewski avait de toute façon " gagné ", moralement et politiquement. Et il y avait, réellement, de quoi s'émerveiller : en 1989, le Parti communiste était chassé du pouvoir en 1993, après sa rapide métamorphose en Parti social-démocrate, il remportait les élections législatives mais dans un paysage très morcelé, et avec seulement 20 % de l'électorat. Et voilà qu'avec la moitié des suffrages, et grâce à Alexandre Kwasniewski, il parachevait sa transformation, sa légitimation. A droite, au contraire, il était beaucoup question " d'humiliation " pour la Pologne, et, au fond, pour les mêmes raisons le simple fait qu'un ex-communiste ait réuni tant de suffrages faisait frémir d'indignation, et divers responsables de petites formations de droite échangeaient des reproches mutuels, cherchaient des responsables à cette " quasi " défaite. Quand, à 23 heures, les proportions s'inversèrent définitivement en faveur d'Alexandre Kwasniewski, ce fut un choc. Pour des millions de gens, voter Walesa c'était encore, en cet automne 1995, accomplir une sorte de devoir national, voter " pour la patrie ". Combien d'hommes et de femmes, interrogés à la sortie des urnes, n'ont-ils pas déclaré, comme une évidence, qu'ils avaient voté " pour Walesa, pour la Pologne ". Certains encaissèrent le choc, d'autres pas : Marian Krzaklewski, l'actuel président de Solidarité, apparut, blême, la voix nouée, et parla d'un " quatrième partage de la Pologne " c'est-à-dire d'une catastrophe historique. Et il se fit menaçant, transformant sa colère en une véritable déclaration d'hostilités : " Si Kwasniewski gagne, il perdra. " Est-ce l'annonce de grèves, de manifestations, de nouvelles batailles, contre ceux qui désormais ont la totalité du pouvoir ? Ce qui reste de Solidarité, mouvement désormais radicalisé, politiquement marqué à droite, est-il en mesure de s'opposer à une équipe bénéficiant cette fois d'une parfaite légitimité démocratique ? Un fait est certain : plus rien sinon peut-être leur sens politique n'empêche désormais les post-communistes de mettre la main sur tout ce qui reste à prendre : les ministères dits " présidentiels " et d'autant plus sensibles qu'il s'agit des affaires étrangères, de la défense et de l'intérieur les services spéciaux que les partisans de M. Kwasniewski avaient accusés d'avoir servi la campagne de Lech Walesa la banque centrale, déjà affaiblie par l'entrée en politique manquée de sa présidente, Mm Gronkiewicz-Waltz et la télévision, dirigée depuis plusieurs années par des hommes de " droite ", mais guère favorables à Lech Walesa. L'expérience des deux dernières années, où les membres de l'actuelle coalition formée d'ex-communistes et de leurs anciens vassaux du Parti paysan se sont partagé avec gourmandise les postes de responsabilité dans l'administration, mais aussi dans les entreprises contrôlées par l'Etat, laisse prévoir que leur appétit n'est pas rassasié. Et la tentation sera d'autant plus forte que, dès dimanche à minuit, le ministre de la défense, Zbigniew Okonski, annonçait publiquement sa démission, " par solidarité avec le président ", et laissait prévoir que ses collègues des affaires étrangères (Wladyslaw Bartoszewski) et de l'intérieur (Andrzej Milczanowski) feraient de même. C'est le premier effet, très concret, de la défaite de Lech Walesa : l'équilibre, déjà fragile depuis la victoire de l'actuelle coalition aux élections de 1993, est rompu. Le gouvernement, le Parlement et le président sont entre les mains d'une même équipe, qui, même si elle proclame des intentions conciliatrices, s'est forgée politiquement au temps d'une lutte sans rémission contre Solidarité. Certes, elle-même est beaucoup moins unie qu'il n'y paraît et la coalition entre post-communistes et paysans était devenue si branlante que le Parti paysan avait évité de se prononcer entre les deux candidats, et que certains de ses responsables paraissaient préparer un retournement d'alliances, y compris pendant les premières heures de l'étrange soirée de dimanche. A présent, ils n'ont plus aucune raison de changer de camp. La coalition semble donc appelée à durer, d'autant plus qu'en face, et en tout cas au Parlement, il n'y a pas grand-chose. L'Union de la liberté, le parti de " l'élite " de Solidarité, brouillée avec Lech Walesa jusqu'au lendemain du premier tour, est plus faible que jamais. Non seulement son candidat, Jacek Kuron, a réalisé un score somme toute médiocre, mais le soutien qu'elle a fini par apporter à Lech Walesa s'est avéré inefficace (un tiers des électeurs de Jacek Kuron qui dimanche soir a refusé tout commentaire s'est porté sur le candidat post-communiste). Quant à la droite radicale, elle semble plus vouée que jamais à ses incessantes querelles internes, avec même quelques nouvelles raisons de se montrer mutuellement du doigt : après tout, ni son " meilleur " représentant au premier tour, l'ancien premier ministre " anti-communiste " Jan Olszewski, ni Mm Gronkiewicz-Waltz, n'ont cru utile d'appeler clairement à voter Walesa. L'Eglise, elle, avait nettement fait connaître son choix trop nettement peut-être. Le porte-parole de l'épiscopat, Mgr Pieronek, visiblement affecté, parlait dimanche soir de " drame ", tout en évitant de parler de " tragédie ". Mais il est vrai que l'Eglise de Pologne en a vu d'autres, et une cure d'opposition ne lui ferait peut-être pas de mal, son triomphalisme des dernières années lui ayant coûté cher auprès d'une bonne partie de l'opinion. Reste, bien sûr, l'échec personnel d'un homme, d'un personnage hors du commun, à qui il avait été donné d'incarner son pays devant le monde. A l'approche du vote, Lech Walesa était allé dans son atelier des chantiers navals de Gdansk, avait ouvert le tiroir de bois où il rangeait ses outils d'électricien. Il n'y retournera pas, bien sûr, mais il ne sera plus jamais non plus ce Walesa " magique ", ce gagneur qui, au pires moments, n'avait jamais baissé les bras et les avait si souvent levés en " V " de la victoire. On pourra lui reprocher beaucoup, et en particulier ce catastrophique débat télévisé qui lui a peut-être coûté l'élection. Et aussi, plus gravement, d'avoir découragé, laissé sur le bord du chemin, trop d'amis et de collaborateurs dévoués, qui, au moment de l'épreuve, lui auront cruellement manqué. Car c'est fondamentalement un homme seul, doté d'un entourage maigrelet, d'un état-major ne faisant absolument pas le poids, qui a mené le combat, et l'a perdu. La faute lui en revient, certes, mais pas seulement à lui. Fallait-il vraiment que Jacek Kuron, le vieux compagnon de lutte, alors qu'il savait pertinemment n'avoir plus aucune chance, le renvoie dos à dos avec son adversaire post-communiste ? Et qu'ensuite, après lui avoir d'un mot accordé son soutien, il brille par son silence, entre les deux tours ? Fallait-il que d'autres grandes figures d'un combat commun ne lui apportent leur voix qu'avec des pincettes ? Pour tous, pour ceux qui se sentent à juste titre les créateurs de la Pologne démocratique, la leçon est amère. Sera-t-elle tirée ? Pour l'heure, il faut d'abord conjurer un nouveau danger, une nouvelle crainte : celle que la route de la Pologne vers l'Europe unie, et plus encore vers l'OTAN, se soit en un jour allongée de plusieurs années. Dès dimanche soir, Bronislaw Geremek demandait, par télévision interposée, aux responsables occidentaux de comprendre que, précisément parce qu'elle avait désormais un président post-communiste, la Pologne avait plus besoin que jamais d'être acceptée, et vite, dans les structures occidentales. La réponse risque pourtant de s'imposer d'elle-même : pourquoi cette Pologne qui demande de l'aide s'est elle mise d'elle-même dans de tels draps ? Pour reprendre un autre commentaire du professeur Geremek, " la situation est difficile, mais intéressante ". C'est une litote. JAN KRAUZE Le Monde du 21 novembre 1995

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