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Nationalisme arabe et mouvement islamiste

Nationalisme arabe et mouvement islamiste 1982 a été au Moyen-Orient une année de massacres. Sur fond d'hécatombe de la guerre irano-irakienne et tandis qu'aux salves quotidiennes des pelotons d'exécution de la République islamique répondait la déflagration ordinaire des voitures piégées à Beyrouth ou Damas, deux carnages spectaculaires ont éclipsé la tuerie quotidienne. Du 2 au 24 février, la ville syrienne de Hama se soulève, à l'instigation des Frères musulmans, contre le régime du président Hafez El Assad. Il ne restera de son centre que des décombres, et les cadavres y seront enterrés au bulldozer. Les 16 et 17 septembre, dans les deux camps palestiniens de Sabra et Chatila, à Beyrouth-Ouest contrôlée par l'armée du général Sharon, des milices chrétiennes alliées à Israël exterminent les réfugiés par familles entières. Contrairement à Hama où nul n'a pu entrer, les camps sont ouverts aux journalistes et l'horreur fait la couverture des magazines. Ces bains de sang ont marqué en 1982 le bouleversement des équilibres précaires sur lesquels s'appuie le Moyen-Orient depuis 1948. La création d'Israël avait exacerbé, face au nationalisme sioniste, un nationalisme arabe incarné pour beaucoup dans la figure de Gamal Abdel Nasser. Les dissensions entre les régimes arabes ont cependant transformé ce nationalisme-là en une baudruche rhétorique. L'offensive israélienne fulgurante de juin 1967 l'a réduit à néant... Naquit alors le "palestinisme": les fedayin, humbles héros en keffieh, armée des ombres harcelant par sa vaillance, la sophistication occidentale de l'État juif succèdent au grand leader charismatique bravant l'Occident par la magie de son verbe. Par son caractère exemplaire dans l'imaginaire collectif des peuples arabes, la résistance palestinienne accouche d'un nouveau nationalisme arabe dans lequel toutes les contradictions devaient être reléguées au second plan au profit de la mobilisation contre l'ennemi principal: Israël. Mais la puissance d'Israël et les capacités limitées de la résistance n'ont pas permis l'affrontement idéal entre les champions de l'arabité nouvelle manière et le sionisme. Les contradictions au sein du monde arabe ont repris le dessus, au grand effroi des régimes de la région. Les Palestiniens constituent en effet une force considérable pouvant aisément déstabiliser les gouvernements locaux. Si la Syrie et l'Égypte réussirent, par un contrôle policier efficace, à interdire à la résistance toute ingérence dans leurs affaires, la monarchie jordanienne d'abord, l'État libanais ensuite, ne seront pas épargnés par cette déstabilisation. En 1970, l'épreuve de force en Jordanie, connue sous le nom de "septembre noir", tourne à l'avantage du roi Hussein, et les Palestiniens s'installent au Liban où ils s'allient à l'islam et à la gauche. La rupture de l'équilibre confessionnel libanais favorable aux maronites et à la droite ne tarde pas, et 1975 marque le début de la guerre civile. Fer de lance officiel du nationalisme arabe contre Israël, financée par les monarchies pétrolières du Golfe, la résistance a vu, au fil des années, sa pureté idéologique s'émousser tandis qu'elle se perdait dans les intrigues sans gloire de la politique libanaise, de la guerre civile avec son cortège d'atrocités et de déplacements de population. L'heure est à l'amertume Le nationalisme arabe a ainsi cessé d'être un maître-mot, faute d'avoir satisfait à une condition fondamentale: la cohésion interne, sociale et nationale, du monde arabe. Les régimes militaires et les oligarchies au pouvoir sont contestés pour leur incapacité de faire la guerre à Israël. Mais aussi parce qu'ils utilisent l'état de guerre pour maintenir au pouvoir une clique d'officiers recyclés dans de fructueuses activités d'import-export. Les émeutes de janvier 1977 en Egypte, et les soulèvements et révoltes sporadiques en Syrie en témoignent... La nation arabe se déchire de toutes parts: du Sahara espagnol, pomme de discorde algéro-marocaine, à l'entrée de troupes égyptiennes en Libye ; de la pénétration de l'armée syrienne au Liban au franchissement du Chatt al Arab par les troupes de Saddam Hussein... Les idéaux en sont d'autant plus dévalorisés qu'ils constituent la ritournelle de régimes autoritaires: que reste-t-il de la devise du parti Baath, "Unité, liberté, socialisme", quand ce sont les régimes de Damas ou de Bagdad qui s'en réclament? Pour les intellectuels arabes, nourris d'idéaux nationalistes, l'heure est à l'amertume: en 1982, lors de l'invasion israélienne au Liban, le seul pays du Moyen-Orient où l'on ait pu manifester contre cette guerre et contre les massacres de Sabra et de Chatila a été, précisément, Israël. Au Caire, les gaz lacrymogènes ont tôt fait de disperser les protestataires et, à Damas, se rassembler sur la voie publique revenait à s'exposer à la mitraille. Comme l'a écrit le poète syro-libanais Nizat Qabbani le 8 juillet dans le quotidien Al-Gum-huriyya: "Les Israéliens (...) ont brisé ce barrage de carton qu'on appelait honneur arabe, ou héroïsme arabe, ou plutôt mensonges arabes (...). La carte du monde arabe, avant le raid israélien, ressemblait au manteau du mendiant dont pas un fil n'est épargné par les mites. Nous n'avions besoin de personne pour nous flageller ou nous torpiller, pour nous assassiner. Nous nous flagellions, nous nous assassinions entre nous avec une férocité inégalable et nous avons épargné aux armées étrangères la difficulté du combat (...). Hormis la bravoure des Palestiniens à défendre leur vie, les agresseurs israéliens n'ont rencontré aucune résistance, ne se sont heurtés à aucune mine, ni même à un couteau de cuisine. Quant à leurs adversaires présumés, les Arabes, ils se sont retirés dans leur chambre à coucher, ont revêtu leurs pyjamas de soie, débranché leur téléphone et demandé qu'on ne les éveille que lorsque la Voix de l'Amérique annoncerait la nouvelle du cessez-le-feu. Après ce qui s'est passé à Beyrouth, les Arabes (...) ne devraient plus pouvoir se comparer aux lions, aux tigres, aux rochers. Il vaut mieux pour eux qu'ils se cherchent des petits noms comme Sissi, Koukou, Zouzou, Fifi, des noms qui correspondent davantage à leur mutation hormonale ainsi qu'à l'état de féminisation auquel ils sont parvenus." Le Coran pour lutter contre le désarroi La réapparition remarquée du mouvement islamiste a coïncidé avec ce désarroi et avec l'effondrement des idéologies officielles. Il s'agit de musulmans dont le diagnostic des maux de leur société repose exclusivement sur des catégories coraniques. Pour eux, la société est une nouvelle jâhiliyya, c'est-à-dire une nouvelle mouture de la société mecquoise avant la prédication de Mahomet. Dans cet état de barbarie, les hommes, au lieu d'adorer Dieu, adorent un autre homme, le despote, qui a usurpé la souveraineté. Pour les islamistes, cette souveraineté n'appartient qu'à Dieu seul, et doit être appliquée par le calife, son lieutenant, qui gouverne pour faire régner la justice sur terre, en s'appuyant sur la charî'a (législation tirée du Coran). Le despote, par contre, règne par et pour son seul caprice. Le mouvement islamiste se fixe comme objectif la suppression de la société de jâhiliyya et l'instauration d'un État musulman où régnera une justice idéale dérivée des commandements coraniques. Le mouvement islamiste a pris, de l'entre-deux-guerres aux années cinquante, le visage de Hasan al Banna, mort en 1949. Ce petit instituteur en poste à Ismaïlia, fonda en 1928 en Egypte l'association des Frères musulmans (jamâ at al ikhwân al muslimîn). Contrairement aux confréries mystiques soufis regroupant les musulmans afin de les mettre en communication avec Dieu (mais le plus souvent sans fonction contestataire de l'ordre social), les Frères musulmans rappellent que l'islam a vocation à traiter de ce monde autant que de l'autre (al islâm din wa dawla). Et donc, ici-bas, à prescrire le bien et proscrire le mal. Opposants farouches à tout ce qui contredit l'islam tel qu'ils le conçoivent, les Frères, jusqu'à la prise du pouvoir en Égypte par les Officiers libres en 1952, menèrent la vie dure à l'occupant britannique et aux partis laïcs. Ils essaimèrent hors d'Égypte dans tout le Moyen-Orient. Après une courte lune de miel avec le régime nassérien, l'association des Frères musulmans fut brutalement détruite en 1954. Indépendance des États arabes, régimes musclés, modernisateurs et quelquefois laïcisants: on a pu penser que le temps des Frères musulmans touchait à sa fin. Mais c'est à l'intérieur même des prisons nassériennes que leur plus remarquable théoricien, Sayyid Qutb (pendu par Nasser en 1966), a élaboré le cadre conceptuel qui va permettre au mouvement islamiste d'appréhender la société arabe contemporaine comme un monde où règnent l'injustice et l'oppression. La crise qui succède à la défaite des armées arabes en 1967 face à Israël fait renaître le mouvement islamiste, notamment dans la jeunesse étudiante, désemparée et très critique à l'égard des discours officiels. Re-islamisation rampante Deux grandes tendances traversent ce mouvement aujourd'hui. La plus réformiste est groupée en Égypte autour de Umar Tilmisânî ; en Syrie autour de Isâm al Attar ; en Jordanie autour de Abd al-Rahman Khalifa et Yusif al Azm ; au Koweit autour de la revue Al mujtama, tendance qui représente au niveau international les néo-Frères musulmans. Pour ces "réformistes", la prise du pouvoir n'est pas à l'ordre du jour: leur stratégie consiste, par le biais de la dawa (propagation de leur credo), à convaincre le plus grand nombre de leurs coreligionnaires qu'il faut re-islamiser hic et nunc la société dans tous les aspects de la vie quotidienne. Jusqu'à ce que la revendication de re-islamisation devienne telle que l'État soit contraint de ne plus gouverner que pour appliquer la justice, comme le Coran le prescrit. Ils exercent donc sans cesse des pressions afin de bannir les moeurs et les agissements contredisant l'éthique de l'islam telle qu'ils l'interprètent. Il arrive souvent d'ailleurs que leurs revendications mettent en évidence un vrai problème politique et social: en rappelant sans cesse la prohibition de l'usure, le mouvement islamiste s'en prend par exemple à la pratique du taux d'intérêt, donc au système de crédits et fournit ainsi, de fil en aiguille, des explications simples et aisément compréhensibles de l'endettement du tiers monde... Cette tactique de re-islamisation rampante est efficace car elle touche à des problèmes brûlants. L'État ne peut ouvertement la réprimer, sauf à heurter de front la religion de la majorité. Or c'est dans les replis de la religion que se réfugie le mouvement islamiste quand il est menacé. Le contrôle social exercé par l'État n'est cependant pas absolu. Il se heurte dans la plupart des cas aux idéaux de justice de l'islam, et cela dans tous les pays arabes, même si le mouvement trouve son origine au Moyen-Orient. Le prédicateur islamiste cairote Abd al Hamîd Kichk, qui vitupérait en chaire la "société militaire" égyptienne, voit les enregistrements sur cassette de ses prônes du vendredi diffusés dans tout le monde arabe: bien qu'il critique nommément les tares de la société égyptienne, il est entendu et compris en Tunisie, au Maroc et ailleurs, en tout lieu où ses auditeurs n'ont qu'à changer quelques noms pour entendre la critique en termes coraniques de leur propre société. La seconde grande tendance du mouvement, plus révolutionnaire, prône le renversement direct du régime du despote et l'instauration de l'État islamiste. Contre les réformistes, elle cite volontiers l'histoire contemporaine pour rappeler que le pouvoir n'est pas avare de ses gibets, de ses bagnes et de ses sicaires lorsque le danger islamiste se fait trop pressant: l'assassinat de Banna en 1949 et la répression dramatique subie par les Frères en 1954 en sont le paradigme. Dès 1950, le Parti de la libération islamique fondé en Palestine par Taqî al-Din al-Nabahânî, privilégie, contre des régimes arabes accusés de tiédeur, voire de collusion avec Israël, le soulèvement des musulmans. Il se nomme "Parti" car il aspire à intervenir directement dans le champ politique, voire politicien, en s'emparant du pouvoir pour re-islamiser la société "par le haut". Il reste toutefois très minoritaire et partout hors-la-loi. Après la guerre des Six-Jours et l'effondrement de l'idéologie nationaliste arabe nassérienne, alors que la jeunesse se nourrit d'images de fedayin mourant la kalachnikov à la main, la tendance révolutionnaire islamiste trouve un regain de vigueur pour monter, mitraillette au poing, à l'assaut de la jâhiliyya. De Hama à Sabra et Chatila La première alerte sérieuse a lieu en 1974, lorsqu'un groupe de cadets de l'académie militaire du Caire, dont le dirigeant est lié au Parti de la libération islamique, manque un coup d'État contre Sadate. En 1977, un dignitaire de l'islam gouvernemental égyptien est abattu par un autre groupe, tandis qu'en Syrie, la tendance révolutionnaire des Frères pratique l'assassinat sélectif de personnalités du régime alaouite, et tente de soulever le prytanée d'Alep. En novembre 1979, à l'aube du XVe siècle de l'hégire, la grande mosquée de La Mecque est envahie par un groupe de jeunes barbus armés jusqu'aux dents qui reprochent aux princes saoudiens, gardiens des lieux saints, d'avoir trahi l'islam. Le 6 octobre 1981 enfin, Anouar al-Sadate préside une parade militaire qui commémore le déclenchement de la guerre de 1973: soudain, quatre militants du groupe al-Jihâd (la guerre sainte) bondissent d'un véhicule et arrosent de balles la tribune officielle. Le Raïs s'effondre. Un mois auparavant Sadate avait brisé la tendance réformiste du mouvement islamiste égyptien à la suite d'une rafle gigantesque.... On le voit, le mouvement islamiste n'a pas attendu l'exemple de la révolution iranienne pour se développer. Deux "Oradour" ont eu lieu en 1982 au Moyen-Orient: Sabra et Chatila ont été comme le lieu symbolique de l'extermination des Palestiniens, après la destruction de leur puissance militaire par l'armée israélienne. Ce massacre marque la fin, au moins provisoire, de l'incarnation dans la Résistance des espoirs du nationalisme arabe. Il clôt une époque dans les soubresauts de l'horreur. Des décombres de la plus belle ville de Syrie, Hama sur l'Oronte, se dégage le même effroi: mais le sens n'en est pas identique. C'est désormais à l'intérieur même des pays arabes que se situe la faille qui sépare les États frappés d'autisme politique d'une société bloquée pour laquelle l'idéologie islamiste peint l'avenir de la couleur verte du Coran.

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