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Mal (Böse) - Schelling

Mal (Böse)

• Ce qui ne devrait pas être, et qui pourtant est. Contrefaçon du bien, cette puissance des ténèbres n’en est pas la simple privation. C’est une dysharmonie positive, douée d’une redoutable efficace.

•• La réalité du mal ne fait aucun doute, d’un mal originellement présent en l’homme et d’un « mal qui vient de l’homme » (selon la définition que Fénelon donne du péché), que seuls peuvent nier ceux qui n’ont de l’homme, en eux et hors d’eux, qu’une connaissance superficielle. Il s’agit de connaître le mal, non certes selon le cœur, mais selon l’esprit (O. M, 244). Le mal, dont est solidaire la liberté définie comme pouvoir du bien et du mal, est pensé à l’aide de la corrélation entre le fond obscur et l’existence. L’explication de l’origine du mal fournie par Leibniz, comme condition d’un plus grand bien, ne vaut que pour les moindres maux, non pour « ces grandes éruptions du mal que nous présente l’histoire universelle ». Si Schelling reprend le problème classique de la théodicée, à savoir le problème de la conciliation entre la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’existence du mal, c’est pour en inverser les termes de manière très audacieuse et originale : pour que le mal ne soit pas, il faudrait que Dieu lui-même ne fut point (O. M, 185). Le mal n’est ni simple privation, ni essence. Il n’est pas une privation, car c’est en quelque sorte une « grandeur négative », une dysharmonie ou une perversion positive, et ce n’est pas une essence, mais bien plutôt une monstrueuse inessence (Unwesen). À la différence de Kant, Schelling fait bien dériver la réalité du mal de la liberté humaine, mais non sa possibilité, qui résulte de la dissociabilité en l’homme de ce qui en Dieu est à jamais indissociable. La possibilité du mal tient au fait que Dieu se révèle en ce qui n’est pas lui (le monde, la création), mais son déguisement ou son ironie. Le mal vient de la volonté de la créature se détachant entièrement en son ipséité afin d’être pour soi, autrement dit, cela même qui devient mal par la volonté de la créature est en soi-même le bien tant qu’il demeure pris dans le bien et qu’il reste dans le fond (O. M, 182). À quoi se rattache le thème scabreux de Satan frère aîné du Christ, selon la doctrine des Bogomiles qui horrifiait, paraît-il, la princesse Gallitzine. Il y a dans le mal, soleil noir, une sombre splendeur, une énergie, et Schelling approuve la formule selon laquelle celui qui n’a pas en soi l’étoffe ni l’énergie du mal est également incapable du bien. Napoléon lui apparaissait comme une sorte de génie du mal.

••• C’est à la faveur de cette « explication objective du christianisme » qu’est la Philosophie de la Révélation que la réflexion schellingienne sur la question du mal trouve son ultime configuration, avec la brève satanologie qu’elle contient. Les Recherches évoquaient déjà, certes, la dimension proprement démonique, démoniaque et diabolique du Mal, mais à titre d’indication plutôt que de développement, et comme une pierre d’attente, le traité de 1809 se présentant, selon l’expression de Heidegger, comme une « métaphysique du mal ». Le prince des ténèbres est une puissance cosmique. S’il n’a pas la sublimité qu’ont voulu lui attribuer Milton et Klopstock, qui en restent à la représentation conventionnelle, il faut lui reconnaître une certaine Würde, ou dignité, ne craint pas d’écrire Schelling. Satan, pour l’appeler par son nom, ou plutôt « le Satan » comme dit l’hébreu (hasatari) et comme on dit « le Christ », est bien « le grand dragon, l’antique serpent » toujours en embuscade, le Tentateur, mais c’est aussi le contradicteur, le sophiste par excellence, l’esprit qui toujours nie comme le Mephistopheles de Goethe, celui qui se met en travers du chemin, le grand facteur de discorde et de désunion entre l’homme et Dieu, celui qui sème l’ivraie, ou pour le dire en grec : la zizanie. Le Satan n’est pas une créature, ce n’est pas un ange déchu paré d’une auréole luciférienne, mais un principe. Principe récalcitrant, ce n’est pas toutefois un principe mauvais, du moins en lui-même, tant il est vrai que Satan a bon dos, pourrait-on dire, dans la représentation naïve que l’on s’en fait, mais plutôt un principe pressentant le mal enfoui dans les cloaques du cœur humain, et se réjouissant de le voir éclater au grand jour, en quelque sorte moins le diable que l’avocat du diable, une puissance quasiment palpable que Luther, qui passe pour lui avoir jeté son encrier à la tête, a regardé « dans le blanc des yeux ». Il est donc à la fois l’ennemi et l’instrument de Dieu, ou sa main gauche selon l’image de la Kabbale reprise par Karl Barth. Il est moins le rebelle que le provocateur. Schelling a eu « le sentiment grandiose des puissances tentaculaires du mal » (X. Tilliette), du monde au sens maudit tel qu’il « remonte incessamment par mille sources de l’intérieur même des ilôts gagnés sur son océan fangeux » (H. de Lubac). On hésitera toutefois à dire que Schelling a par là-même fait l’« apologie de Satan » — sauf à entendre « apologie » au sens strict et rigoureux du terme. Si elles n’ont guère eu de retentissement dans le champ proprement théologique, tant les disciplines sont parfois cloisonnées, les analyses de Schelling préfigurent toutefois autant le diable très ordinaire en costume élimé des Frères Karamazov qui n’est pas Satan aux ailes roussies, entouré de tonnerre et d’éclairs, que la « banalité du mal » analysée par Hannah Arendt, voire le Bernanos de Sous le soleil de Satan, Il faut distinguer le mal (das Bose, au neutre) et le fauteur du mal (der Bose, au masculin) : le méchant finit bien par mourir un jour, mais le mal, lui, ne meurt pas aussi longtemps que n’auront pas été commis tous les crimes qui pouvaient l’être, et qu’il était en son pouvoir maléfique d’accomplir. La victoire du Christ sur Satan est l’enjeu de l’histoire humaine, comme réconciliation progressive de l’homme avec Dieu.

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