Databac

Les progrès du multipartisme cachent la persistance du manque de démocratie

Les progrès du multipartisme cachent la persistance du manque de démocratie La chute du mur de Berlin a entraîné celle de nombreux régimes autoritaires et à parti unique. Le vent de la démocratie a semblé souffler sur la planète entière et les années 1990 ont connu un nombre record d’élections. Le multipartisme a considérablement progressé et souvent permis, comme l’a montré de façon exemplaire l’Afrique du Sud, l’instauration d’une alternative démocratique. Dans de nombreux États cependant, le multipartisme, même très développé, n’est synonyme ni de démocratie ni de respect des droits de l’homme. Le cas de la Turquie est symbolique : malgré l’existence de nombreux médias et les joutes électorales à répétition des principaux partis politiques, l’alternance s’y produit encore sous le contrôle des militaires. Dans un contexte de guerre sale justifiée par la lutte contre le terrorisme, le pouvoir a persisté dans une politique de violations massives des droits de l’homme. Et, sur fond de corruption généralisée, des partis par trop gênants ont été purement et simplement interdits. Ce fut le cas du Parti travailliste démocratique (DEP, pro-kurde), interdit en 1994 et dont le successeur, le Parti démocratique du peuple (HADEP), était à la mi-1999 soumis à la censure du Conseil constitutionnel. Ce fut aussi le cas du Parti de la prospérité (Refah, islamiste) en 1998. L’arrestation en février 1999 d’Abdullah Öcalan, le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, mouvement terroriste marxiste-léniniste), a été suivie par celle de nombreux membres du HADEP et d’une radicalisation du régime avec la victoire des courants les plus nationalistes aux élections législatives d’avril 1999. De fait, la démocratie ne peut être réduite au multipartisme ; celui-ci en est une condition nécessaire mais non suffisante. Des démocraties de façade Le modèle de la démocratie libérale s’est généralisé depuis la fin de la Guerre froide. Mais, dans de nombreux pays, l’avènement du multipartisme n’est qu’une façade. À partir de 1990, la subordination de l’aide extérieure aux pays d’Afrique francophone à un meilleur respect des droits de l’homme a certainement contribué à la disparition de nombreux systèmes de parti unique. Pourtant, dix ans plus tard, le multipartisme n’avait pas entraîné de véritable changement politique. Le pouvoir demeurait confisqué par les mêmes élites, souvent corrompues, les atteintes à la dignité humaine étaient encore monnaie courante alors que les partis politiques, discrédités, ne parvenaient pas à représenter les aspirations de la population. On comptait dans le Zaïre de Mobutu Sese Seko (1965 à 1997) plusieurs centaines de partis politiques en 1995 alors que les ­violations des droits de l’homme demeuraient généralisées dans un État en déliquescence. C’est un multipartisme le plus souvent formel qui a été soutenu à l’occasion des nombreuses opérations d’assistance et d’observation des élections organisées sous l’égide des organisations intergouvernementales pendant la décennie 1990 pour soutenir les processus de transition pacifique. Il est vrai que le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures de l’État interdisait d’être trop regardant sur la représentativité des gouvernements ou sur la légitimité des systèmes politiques mis en place. Cette situation a certainement fait l’affaire de certains gouvernements occidentaux et de bailleurs de fonds internationaux. Ceux-ci se sont en effet trouvés à la fois juges et parties d’élections à haute valeur économique ou politique pour leurs intérêts respectifs, et se sont parfois accommodés de résultats stupéfiants. La Tunisie offre un exemple topique de pays dit multipartite loué par ses partenaires économiques, alors que le chef de l’État s’est prévalu, avec 99,27 % des voix aux élections de 1999, d’un score digne des grandes dictatures staliniennes, et que la nature exclusivement policière du régime a confiné toute velléité d’opposition aux culs-de-basse-fosse ou au silence. Garantir la liberté de choix La pluralité effective de partis politiques est considérée comme une forme aboutie d’organisation de la vie politique démocratique. Celle-ci suppose néanmoins que préexiste à la formation de partis le principe de la liberté de choix. La République populaire de Chine, comme tout régime de parti unique, n’offre au peuple aucune faculté de choisir ni de se prononcer librement sur des représentants. En revanche, alors qu’il n’existe pas de partis politiques stricto sensu en Iran et que les droits fondamentaux y étaient violés de façon systématique, les élections législatives de 1996, et surtout la présidentielle de mai 1997, marquée par un taux de participation de 80 %, ont confirmé une volonté d’alternance en élisant un président réformateur. La volonté populaire exprimée alors aura été d’autant plus remarquable qu’elle intervenait dans un contexte totalitaire, créant un cas unique de « président opposant ». Mohammad Khatami a été réélu en juin 2001. La contestation par certains gouvernements de l’universalité des droits de l’homme au nom des « spécificités religieuses et culturelles » a par ailleurs gagné du terrain. Ces positions ont surtout pour finalité d’annihiler toute liberté de choix et de pérenniser les régimes en place. Cela a été le cas de 1996 à 2001 dans l’Afghanistan soumis au joug des taliban, mais aussi en Malaisie ou dans l’Indonésie de Suharto. Libre choix et multipartisme dépendent fondamentalement des valeurs essentielles retenues pour l’organisation de la vie en société : seul le respect des droits de l’homme, tels qu’énoncés dans la Déclaration universelle de 1948 et les instruments internationaux ultérieurs, permet d’en garantir l’effectivité. Les droits économiques et sociaux, éternels oubliés Il est des évidences à rappeler : sauf à rester un vain mot, le multipartisme doit aller de pair avec le respect des principales libertés politiques. C’est ce qu’ont voulu souligner les partis d’opposition en Algérie lorsqu’ils ont décidé d’appeler au boycottage de l’élection présidentielle d’avril 1999, n’estimant pas réunies les conditions d’un scrutin libre et honnête. C’est également ce qu’a démontré la junte militaire birmane, en séquestrant et en privant de parole Aung San Suu Kyi de peur qu’elle n’exerce le pouvoir que le peuple lui avait confié (80 % des suffrages) en 1990. Et lorsque, dans les anciennes dictatures, la démocratie semble pouvoir fonctionner, les fantômes du passé resurgissent. Le verrouillage des institutions opéré par le général Pinochet au Chili ne pouvait sauter qu’en apportant d’une façon ou d’une autre une réponse à l’exigence de justice des victimes de son régime. Les procédures judiciaires engagées à son encontre en Espagne en 1998 ont constitué un début de réponse à cette situation. Le respect des droits économiques et sociaux est tout autant une condition d’un multipartisme effectif. Outre la corruption présidant à l’achat des votes, comme au Cameroun de Paul Biya ou dans la Russie d’Eltsine ou de Poutine, la mainmise d’entreprises multinationales sur les richesses d’un pays avec la complicité des élites locales, ou la conduite, souvent imposée par les institutions financières internationales, de politiques économiques et budgétaires qui consolident des inégalités sociales criantes, sont autant d’aliénations de la capacité d’un peuple à librement décider de son sort. De la décennie 1990, la leçon peut une nouvelle fois être tirée : le respect des droits de l’homme, la démocratie - dont le multipartisme réel est un élément déterminant - et le développement sont interdépendants. Seule leur progression simultanée peut apporter les améliorations auxquelles les populations aspirent et ont droit.

Liens utiles