Le Tartuffe ou l'imposteur de MOLIÈRE, 1664-1669
Comédie en cinq actes et en vers. Pour parvenir à la jouer, Molière a dû soutenir une longue lutte contre une cabale conduite par ia Compagnie du Saint-Sacrement, association pieuse qui prétendait surveiller les moeurs et stimuler la foi. Les dévots, qui lui étaient hostiles depuis la représentation de L'École des femmes, lui reprochaient de calomnier la religion en peignant un escroc qui use du masque de la dévotion pour s'établir dans une famille. Interdite sous une première forme en 1664, puis en 1667, la pièce fut enfin jouée sans entraves en 1669 et obtint un grand succès. Retardant l'entrée en scène de Tartuffe jusqu'à l'acte III (scène 2), Molière a soigneusement averti le public de la nature du personnage et de la naïveté d'Orgon, le bon bourgeois dévot qui l'a recueilli. Pour Orgon et pour sa mère, Mme Pernelle, Tartuffe est un saint. Pour Elmire, seconde femme d'Orgon, et pour les enfants de celui-ci, Damis et Marianne, pour Dorine, la fille suivante de Marianne, qui le raille avec esprit, il n'est qu'un hypocrite. Cléante, frère d'Elmire, essaie vainement d'apprendre à Orgon à distinguer la vraie dévotion de la fausse : Orgon l'accuse de libertinage (1,5), et, par bravade, décide de donner sa fille en mariage à son hôte dont le triomphe semble devoir être complet. Elmire tente alors d'intervenir auprès de l'intrus pour le détourner de ce mariage. Justifiant les soupçons de Dorine, Tartuffe prend occasion de cette démarche pour chercher à séduire Elmire (III, 3). Il frôle la catastrophe, car il est surpris par Damis, mais se tire d'affaire grâce à l'incroyable naïveté d'Orgon qui en vient à chasser son fils (III, 6). Pour le démasquer, Elmire lui tend un piège (IV, 5), et il succombe encore à la tentation. Enfin éclairé, Orgon veut l'expulser, mais il a imprudemment fait donation de ses biens à l'escroc qui le prie de quitter les lieux, et le menace de l'huissier (IV, 7). Il a en outre confié à Tartuffe les papiers d'un proscrit de ses amis (V, 1). Non content de lui envoyer un huissier (V, 4), Tartuffe l'a dénoncé, mais c'est lui qui est arrêté par un Exempt royal, tandis qu'Orgon est pardonné et rétabli dans ses biens par la grâce du Prince (V, 7) - heureux dénouement à la gloire de celui-ci. Tartuffe est devenu le symbole universel de l'hypocrisie, ce qui consacre la réussite de Molière dans la peinture de ce héros extraordinaire par son adresse, son audace et son cynisme. Le mérite de cette comédie est aussi de montrer comment, dans une société intolérante qui traque le libertinage de pensée, le zèle mène les plus sincères au fanatisme, et les rend complices des abus commis sous le masque privilégié de la dévotion (cf. Dom Juan).
MOLIÈRE (JEAN-BAPTISTE POQUELIN, DIT) Auteur dramatique et comédien français né et mort à Paris (1622-1673). Élève du célèbre collège Clermont (plus tard Louis-le-Grand) dirigé par les Jésuites, il y fut condisciple et ami du prince de Conti. Dès 1643, il fonda à Paris avec les Béjart l'Illustre Théâtre et prit le nom de Molière. Mais le peu de succès qu’il recueillit le décida à s’essayer en province (1645). En 1658, il revint à Paris, l’esprit enrichi d’une multitude d’observations. Il rapportait deux comédies: L'Étourdi et Le Dépit amoureux. Le roi les apprécia et lui offrit la salle du Petit-Bourbon où il joua avec le titre de « Troupe de Monsieur ». L’année suivante, il y donna Les Précieuses ridicules. Par la suite, toutes ses pièces furent données au Palais-Royal. En 1662, il épousa Armande Béjart et Louis XIV fut le parrain de son premier enfant. Le roi, du reste, le protégea contre ses ennemis et l’appela fréquemment à la cour où il put observer les « petits marquis » et les grands seigneurs, les pédants, les précieux, les prudes, qu’il mit en scène, avec leurs travers et leurs vices. Travailleur acharné, présent dans toutes ses pièces, il n’eut pas un instant de repos. Entre 1658 et 1673, il écrivit plus de vingt chefs-d’œuvre dont plusieurs en cinq actes, entre autres: L’Ecole des maris (1661); L’Ecole des femmes (1662); Tartuffe (1664); Dom Juan (1665); Le Misanthrope (1666); Le Médecin malgré lui (1666); Amphitryon (1668); Le Bourgeois gentilhomme (1670); Les Fourberies de Scapin (1671); Les Femmes savantes (1672); Le Malade imaginaire (1673). Le succès l’accompagna pendant toute son existence. Pris de convulsions sur scène tandis qu’il interprétait, pour la quatrième fois consécutive, son Malade imaginaire, il fut transporté dans sa demeure de la rue de Richelieu où il s’éteignit dans la soirée (17 février 1673).
Contexte
Avec cette pièce politique, Molière dénonce l'hypocrisie religieuse et fait l'éloge de la dévotion réelle, issue d'une démarche personnelle et qui sait rester discrète.
Une première version inachevée de Tartuffe, en trois actes, est représentée le 12 mai 1664 à Versailles, malgré les tentatives de la Compagnie du Saint-Sacrement de faire interdire la pièce. L'interdiction sera cependant prononcée par le roi dès le lendemain de la représentation. Molière décide de se battre pour Tartuffe, et bien que la version définitive en cinq actes soit achevée dès novembre 1664, il continue de faire croire qu'elle ne l'est pas, qu'il la remanie en vue de l'adoucir. Il obtient finalement une autorisation verbale du roi et offre une nouvelle représentation sous le nouveau titre de l'Imposteur, en l'absence du roi qui guerroie dans les Flandres. Les autorités civiles parisiennes ne se laissent toutefois pas abuser et interdisent à nouveau la pièce, tandis que l'archevêque de Paris menace Molière d'excommunication, mesure levée par le roi dès son retour.
Condé, ardent défenseur de Molière, donne plusieurs représentations privées de Tartuffe, dont une en présence du frère du roi. L'interdiction de la pièce n'est cependant levée qu'en janvier 1669 et Tartuffe ou l'Imposteur triomphe le 5 février 1669.
Principaux personnages:
- Tartuffe symbolise le parfait hypocrite et faux dévot ;
- le bourgeois Orgon incarne la bêtise et le dévouement aveugle à un homme d'Eglise ;
- Cléante, beau-frère d'Orgon, considère Tartuffe comme un parasite et représente l'homme sage et raisonnable ;
- Marianne, fille d'Orgon, est timide et soumise à son père. Elle aime Valère, mais son père souhaite la voir épouser Tartuffe ;
- Elmire, épouse d'Orgon, réussira finalement à ouvrir les yeux de son mari sur la réelle personnalité de Tartuffe. Elle incarne l'honnête femme, aimée et respectée de son mari et de ses enfants, dévouée et modeste ;
- Dorine, la servante, est un personnage malicieux mais raisonnable ;
- Damis, fils d'Orgon, fougueux et impétueux, n'a de cesse de démasquer Tartuffe comme un parasite et un imposteur.
Résumé bref
Le bourgeois Orgon a introduit dans sa maison le personnage de Tartuffe, auquel il voue une adoration et une confiance sans limites. Sa femme et ses enfants, ainsi que son beau-frère et la domestique voient cependant en Tartuffe le parasite et le scélérat qu'il est, mais ne parviennent pas à en convaincre Orgon. Celui-ci a décidé de donner sa fille Marianne en mariage à Tartuffe. Celle-ci essaye de l'en dissuader, car elle aime Valère. Tartuffe se retrouve seul avec Elmire et tente de la séduire. Elle le repousse et promet de ne pas le dénoncer à son mari s'il renonce à épouser Marianne. Damis, le fils d'Orgon, dévoile toute l'affaire à son père, mais celui-ci s'obstine à croire Tartuffe et chasse son fils. Elmire décide finalement d'échafauder une ruse pour confondre Tartuffe. Elle demande à son mari de se cacher sous une table pendant qu'elle a une entrevue avec Tartuffe. Orgon est enfin convaincu, mais il a fait donation de tous ses biens à Tartuffe et lui a confié une cassette contenant des documents compromettants. Tartuffe envoie à Orgon un huissier pour exiger qu'il quitte la maison qui lui appartient désormais, et remet la cassette au roi. Au dernier moment, c'est finalement Tartuffe qui est arrêté et conduit en prison. Le roi a en effet démasqué le scélérat, qui se cachait sous un faux nom. Orgon consent au mariage de Marianne avec Valère.
Résumé long
Madame Pernelle s'apprête à quitter la maison de son fils Orgon et reproche à sa belle-fille et à ses petits-enfants leurs habitudes mondaines, alors qu'Orgon a accueilli chez lui un dévot personnage du nom de Tartuffe, dont tous feraient bien de suivre l'exemple. Chacun s'indigne de ces propos: Tartuffe est un hypocrite qui, sous prétexte de religion, exerce un pouvoir tyrannique sur la maison.
Cléonte lui-même, le beau-frère d'Orgon, approuve. De la conversation qu'il tient avec la servante Dorine, nous apprenons qu'Orgon manifeste un véritable culte à l'égard de Tartuffe. Revenu de voyage, Orgon, oubliant ses enfants, s'inquiète de la santé de Tartuffe, ne prête même pas attention aux malheurs de sa femme. Comme Cléonte le lui reproche, il répond, parlant de Tartuffe: «Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien. De toutes amitiés il détache mon âme. » Son beau-frère a beau lui affirmer que la vraie dévotion est charitable, humaine, discrète et non pas ostentatoire et égoïste comme la pratiquent les hypocrites, rien n'y fait. Orgon clôt là l'entretien non sans avoir «oublié» de confirmer la promesse qu'il fit de marier sa fille Mariane avec Valère. Et pour cause, il annonce à la pauvre enfant qu'il lui destine Tartuffe. Heureusement, Dorine qui n'est pas loin prend le parti de Mariane et ridiculise Orgon qui se retire fort en colère, et exhorte Mariane à lui tenir tête. Valère arrive et, persuadé que sa fiancée a consenti à épouser Tartuffe, il lui reproche vivement son attitude. Les deux amants se fâchent et, n'était la sage Dorine qui réussit à les réconcilier, leur brouille eût été irrémédiable. Excédé, Damis, le fils d'Orgon, veut débarrasser de l'hypocrite la famille, et ce par la force. Dorine lui conseille la prudence.
Enfin, Tartuffe fait son entrée en scène, et à peine se croit-il seul avec la femme d'Orgon qu'il tente de la séduire. Elmire ne lui répond que par le mépris et, comme il la supplie d'oublier cet incident, elle lui fait promettre de convaincre Orgon de laisser Valère épouser Mariane. Damis qui a tout entendu court prévenir son père qui se refuse à le croire. Tartuffe joue les persécutés, s'accuse de mille crimes, demande qu'on le chasse «comme un criminel»... La parade réussit; Damis, accusé de calomnie, est déshérité et chassé du toit paternel. Mais Tartuffe poursuit sa comédie, prétend partir afin de préserver l'unité de la famille. Orgon, aveuglé par l'admiration qu'il porte, tente de consoler Tartuffe en déshéritant les siens et en lui faisant donation de tous ses biens. L'hypocrite feint de résister et finit par accepter. Cléonte l'enjoint de refuser cette donation mais il prétexte certains devoirs pieux et quitte la pièce.
Devant la décision de son père de précipiter son mariage avec Tartuffe, Mariane réagit en se jetant aux pieds de son père, mais peine perdue.
Devant tant d'obstination, Elmire propose à son mari de se cacher sous une table et de voir de ses propres yeux si son fils a menti. Orgon, confiant, accepte, ne voyant là qu'une occasion de plus de prouver la franchise du dévot. Tartuffe tombe dans le piège et use d'arguments aussi fallacieux que « ce n'est pas pécher que pécher en silence » et tente à nouveau de séduire Elmire. Orgon comprend enfin qu'il a été mené par le bout du nez et veut chasser Tartuffe. Trop tard, car celui-ci jette le masque : « C'est à vous de partir, vous qui parlez en maître. La maison m'appartient, je le ferai connaître. »
Resté seul avec Cléonte, Orgon lui avoue qu'il a également remis une cassette contenant des papiers compromettants à l'imposteur et qu'il suffirait que Tartuffe les porte au roi pour qu'il soit arrêté. Survient madame Pernelle qui se refuse à croire un mot de cette histoire; jusqu'à l'arrivée de monsieur Loyal, l'huissier qui signifie à Orgon l'ordre d'expulsion. Valère propose à son futur beau-père de prendre la fuite mais il est trop tard. Tartuffe réapparaît accompagné d'un officier de la garde du roi. Tous se croient perdus mais, coup de théâtre, le roi a démasqué l'imposteur et c'est ce dernier que l'officier arrête. Le roi n'a pas ouvert la cassette et, en raison des services rendus, veut oublier l'affaire. Tartuffe est emmené et Orgon promet sa fille à Valère.
Pistes de lecture
L'Illustre Théâtre
Fils d'un riche bourgeois tapissier de la Cour, Jean-Baptiste Poquelin dit Molière est né à Paris en 1622. Grâce aux fonctions qu'occupe son père, il bénéficie d'une excellente formation intellectuelle pour son milieu. Il suit les cours dispensés par le collège jésuite de Clermont et ressent probablement la différence entre son milieu d'origine et les autres enfants de la haute bourgeoisie et de la noblesse qui fréquentent ce collège.
Après huit années d'études et peut-être une formation juridique, il abandonne tout (1643) et s'associe à une troupe de comédiens pour fonder l'Illustre Théâtre. Il s'engage alors sur les routes, et avec sa maîtresse Madeleine Béjart, il vit durant treize années la vie des comédiens ambulants. Ses études et sa culture assurent probablement le succès de la troupe qu'il dirige et pour laquelle il écrit de nombreuses pièces. Il semble avoir fait de fréquents séjours à Lyon et à Pézenas où, en 1656, il représente sa seconde comédie (Le Dépit amoureux). En 1658, la réputation de sa troupe est telle qu'il est attaché au frère du roi, le duc d'Anjou. Louis XIV, qui le soutient, apprécie ce théâtre qui apporte un air de fraîcheur à la cour en réunissant les comédiens de l'Hôtel de Bourgogne.
En 1659, Les Précieuses ridicules provoque la jalousie des comédiens officiels qui ne cesseront, avec l'aide du parti des dévots (le mot ne prendra son sens péjoratif qu'après Tartuffe) et de la Compagnie du St-Sacrement, de poursuivre Molière de leur haine.
En 1662, Molière épouse la sœur de Madeleine Béjart, Armande, de vingt ans sa cadette et, la même année, présente L'Ecole des femmes. Le succès est tel que la troupe de l'Hôtel de Bourgogne tente de discréditer le dramaturge et l'accuse d'avoir épousé sa propre fille. De plus, ils considèrent la pièce comme une atteinte à la religion. Mais le roi ne tient pas compte de ces calomnies et le premier fils de cette union sera son filleul. En 1664, Molière joue Tartuffe au palais de Versailles. Bien qu'il ait lu la pièce au roi avant la représentation et malgré — ou à cause — de son succès, la pièce fut interdite le lendemain.
Vrais croyants et faux dévots
Pour comprendre les passions que déchaîna la pièce, il faut la replacer dans son contexte social. Tartuffe caricature à peine les dévots qui regroupaient aussi bien des croyants sincères tels Bossuet ou saint Vincent de Paul que d'habiles escrocs qui profitaient de la naïveté des autres. Le terrain était donc dangereux et l'on reprochait à Molière de salir les vrais croyants tout autant que les faux dévots parce qu'il ne précisait pas assez l'imposture du personnage. On lui reprochait également de représenter et de mettre en cause la religion dans un divertissement profane que l'Eglise condamnait par ailleurs. Malgré l'interdiction qui ne visait que les représentations publiques, Molière donna lecture privée, adressa au roi plusieurs «placets»... Mais il lui faudra attendre 1667 pour qu'enfin le roi autorise la représentation en public. Le succès fut considérable et la pièce fut jouée soixante-dix-sept fois du vivant de l'auteur.
Un personnage central
Tartuffe est sans conteste la pièce la plus structurée qu'ait écrite Molière. Aucune intrigue secondaire, aucun détail n'est laissé au hasard et, si l'on excepte l'intervention du roi, tous les éléments mis en place tendent vers la scène finale. L'intrigue sentimentale est immédiatement évoquée ainsi que la menace que représente Tartuffe (vers 217-218) et, bien sûr, ne connaîtra son dénouement qu'à la fin de la pièce. Entre ces deux temps, Molière fait évoluer son personnage de dévot de façon à ce qu'il déstabilise complètement l'unité familiale grâce à l'emprise qu'il a sur Orgon. Lorsqu'il sera démasqué, il passera de la manigance à la déclaration de guerre. La pièce est tellement bien ajustée qu'il faudra l'intervention d'un deus ex machina (le roi) pour que la comédie ne tourne pas au drame. Tartuffe, l'hypocrite par excellence, utilise ainsi toutes les ficelles du métier: il sollicite, se pose en saint, tâche d'arracher par le discours ce qu'on lui refuse et enfin utilise la force.
Ce type de personnage sera fréquemment attaqué par Molière dans son théâtre {Lé Misanthrope, 1666, Don Juan, 1665).
En 1667, miné par la lutte contre les dévots, l'auteur tombe gravement malade. Après quelques années durant lesquelles il n'écrit plus que des œuvres de moindre importance, il écrit coup sur coup Les Fourberies de Scapin (1671), Les Femmes savantes (1672) et Le Malade imaginaire (1673) qu'il joue dans un fauteuil. Le matin de la quatrième représentation, il est emmené d'urgence à son hôtel où il meurt après quelques heures. Malgré sa demande, il n'a pas pu voir de prêtre et le curé de Saint-Eustache refuse l'inhumation en terre consacrée. Il faudra l'intervention du roi pour que semblent s'apaiser les passions...