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LE DEVOIR ET LA MORALE (Textes du baccalauréat)

LE DEVOIR ET LA MORALE (Textes du bac)

J’accorde volontiers qu’aucun homme ne peut avoir conscience en toute certitude d’avoir accompli son devoir de façon tout à fait désintéressée, car cela relève de l’expérience interne, et pour avoir ainsi conscience de l’état de son âme il faudrait avoir une représentation parfaitement claire de toutes les représentations accessoires et de toutes les considérations que l’imagination, l’habitude et l’inclination associent au concept du devoir, or une telle représentation ne peut être exigée en aucun cas ; de plus l’inexistence de quelque chose (par conséquent aussi d’un avantage qu’on a secrètement conçu) ne peut être de façon générale l’objet de l’expérience. Mais que l’homme doive accomplir son devoir de façon tout à fait désintéressée et qu’il lui faille séparer complètement du concept de devoir son désir de bonheur pour l’avoir tout à fait pur, c’est ce dont il est très clairement conscient ; ou alors s’il ne croit pas l’être, on peut exiger de lui qu’il le soit autant qu’il est en son pouvoir de l’être : car c’est précisément dans cette pureté qu’est à trouver la véritable valeur de moralité, et il faut donc également qu’il le puisse.

Kant

(Morale ; liberté ; bonheur ; inconscient)


Etre bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, et de plus il y a de certaines âmes si portées à la sympathie, que même sans un autre motif de vanité ou d’intérêt elles éprouvent une satisfaction intime à répandre la joie autour d’elles et qu’elles peuvent jouir du contentement d’autrui en tant qu’il est leur œuvre. Mais je prétends que dans ce cas une telle action, si conforme au devoir, si aimable qu’elle soit n’a cependant de valeur morale véritable, qu’elle va de pair avec d’autres inclinations, avec l’ambition par exemple qui, lorsqu’elle tombe heureusement sur ce qui est réellement en accord avec l’intérêt public et le devoir, sur ce qui par conséquent est honorable, mérite louange et encouragements, mais non respect ; car il manque à la maxime la valeur morale, c’est-à-dire que ces action soient faites, non par inclination, mais par devoir. Supposez donc que l’âme de ce philanthrope soit assombrie par un de ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort d’autrui, qu’il ait toujours encore le pouvoir de faire du bien à d’autres malheureux, mais qu’il ne soit pas touché de l’infortune des autres, étant trop absorbé par la sienne propre, et que, dans ces conditions, tandis qu’aucune inclination ne l’y pousse, il s’arrache néanmoins à cette insensibilité mortelle et qu’il agisse, sans que ce soit sous l’influence d’une inclination, uniquement par devoir, alors seulement son action a une véritable valeur morale.

Kant


Tout homme a le droit de prétendre au respect de ses semblables et réciproquement il est obligé au respect envers chacun d’entre eux.

L’humanité elle-même est une dignité ; en effet l’homme ne peut jamais être utilisé simplement comme moyen par aucun homme (ni par un autre, ni même par lui-même), mais toujours en même temps aussi comme une fin, et c’et en ceci précisément que consiste sa dignité (la personnalité) grâce à laquelle il s’élève au-dessus des autres êtres du monde, qui ne sont point des hommes et peuvent lui servir d’instruments, c’est-à-dire au-dessus de toutes les choses. Tout de même qu’il ne peut s’aliéner lui-même pour aucun prix (ce qui contredirait le devoir de l’estime de soi), de même il ne peut agir contrairement à la nécessaire estime de soi que d’autres se portent à eux-mêmes en tant qu’hommes, c’est-à-dire qu’il est obligé de reconnaître pratiquement la dignité de l’humanité en tout autre homme ; et par conséquent sur lui repose un devoir qui se rapporte au respect qui doit être témoigné à tout autre homme.

Kant


Il est absurde de supposer que l’homme qui commet des actes d’injustice ou d’intempérance ne souhaite pas être injuste ou intempérant ; et si, sans avoir l’ignorance pour excuse, on accomplit des actions qui auront pour conséquence de nous rendre injuste, c’est volontairement qu’on sera injuste. Il ne s’ensuit pas cependant qu’un simple souhait suffira pour cesser d’être injuste et pour être juste, pas plus que ce n’est ainsi que le malade peut recouvrer la santé, quoiqu’il puisse arriver qu’il soit malade volontairement en menant une vie intempérante et en désobéissant à ses médecins : c’est au début qu’il lui était alors possible de ne pas être malade, mais une fois qu’il s’est laissé aller, cela ne lui est plus possible, de même que si vous avez lâché une pierre vous n’êtes plus capable de la rattraper, mais pourtant il dépendait de vous de la jeter et de la lancer, car le principe de votre acte était en vous. Ainsi en est-il pour l’homme injuste ou intempérant : au début il leur était possible de ne pas devenir tels, et c’est ce qui fait qu’ils le sont volontairement ; et maintenant qu’ils le sont devenus, il ne leur est plus possible de ne pas l’être.

Aristote


(Morale ; liberté ; nature/culture)

La doctrine qui donne comme fondement à la morale l’utilité ou le principe du plus grand bonheur, affirme que les actions sont bonnes ou sont mauvaises dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur. Par « bonheur » on entend le plaisir et l’absence de douleur ; par « malheur », la douleur et la privation de plaisir. Pour donner une vue claire de la règle morale posée par la doctrine, de plus amples développements sont nécessaires ; il s’agit de savoir, en particulier, quel est, pour l’utilitarisme, le contenu des idées de douleur et de plaisir, et dans quelle mesure le débat sur cette question reste ouvert. Mais ces explications supplémentaires n’affectent en aucune façon la conception de la vie sur laquelle est fondée cette théorie de la moralité, à savoir que le plaisir et l’absence de douleur sont les seules choses désirables comme fins, et que toutes les choses désirables (qui sont aussi nombreuses dans le système utilitariste que dans tout autre) sont désirables, soit pour le plaisir qu’elles donnent elles-mêmes, soit comme des moyens de procurer le plaisir et d’éviter la douleur.

Stuart Mill


(Morale ; désir/bonheur)

Nous ne pouvons (...) accomplir un acte qui ne nous dit rien et uniquement parce qu’il est commandé. Poursuivre une fin qui nos laissent froids, qui ne nous semble pas bonne, qui ne touche pas notre sensibilité, est chose psychologiquement impossible. Il faut donc qu’à côté de son caractère obligatoire, la fin morale soit désirée et désirable ; cette désirabilité est un second caractère de tout acte moral. (...)

Le devoir (...) n’est qu’un aspect abstrait de la réalité morale ; en fait, la réalité morale présente toujours et simultanément ces deux aspects que l’on ne peut isoler. Il n’y a jamais eu un acte qui fût purement accompli par devoir ; il a fallu qu’il apparût comme bon en quelque manière. Inversement il n’en est pas vraisemblablement qui soit purement désirables ; car ils réclament toujours un effort.

De même que la notion d’obligation, première caractéristique de la vie morale, permettait de critiquer l’utilitarisme, la notion de bien, seconde caractéristique, permet de faire sentir l’insuffisance de l’explication que Kant a donné de l’obligation morale... Les fins morales sont, par un de leurs aspects, objets de désirs. Si la sensibilité a, dans une certaine mesure, la même fin que la raison, elle ne s’humilie pas en se soumettant à cette dernière.

Durkheim


Le souvenir du fruit défendu est ce qu’il y a de plus ancien dans la mémoire de chacun de nous, comme dans celle de l’humanité. Nous nous en apercevrions si ce souvenir n’était recouvert par d’autres, auxquels nous préférons nous reporter. Que n’eût pas été notre enfance si l’on nous avait laissé faire ! Nous aurions volé de plaisirs en plaisirs. Mais voici qu’un obstacle surgissait, ni visible, ni tangible : une interdiction. Pourquoi obéissions-nous ? La question ne se posait guère ; nous avions pris l’habitude d’écouter nos parents et nos maîtres. Toutefois nous sentions bien que c’était parce qu’ils étaient nos parents, parce qu’ils étaient nos maîtres. Donc, à nos yeux, leur autorité leur venait moins d’eux-mêmes que de leur situation par rapport à nous. Ils occupaient une certaine place : c’est de là que partait, avec une force de pénétration qu’il n’aurait pas eue s’il avait été lancé d’ailleurs, le commandement. En d’autres termes, parents et maîtres semblaient agir par délégation. Nous ne nous en rendions pas nettement compte, mais derrière nos parents et nos maîtres nous devinions quelque chose d’énorme ou plutôt d’indéfini, qui pesait sur nous de toute sa masse par leur intermédiaire. Nous dirions plus tard que c’est la société.

Bergson


Nous repoussons toute prétention de nous imposer un système quelconque de morale dogmatique comme la morale éternelle, définitive, désormais immuable, sous prétexte que le monde moral a lui aussi ses principes permanents, supérieurs à l’histoire et aux diversités ethniques. Nous affirmons, au contraire, que toute théorie morale a été jusqu’ici le produit, en dernière analyse, de l’état économique de la société. Et comme la société de son temps a toujours évolué jusqu’ici dans des antagonismes de classe, la morale a toujours été une morale de classe : ou bien elle a justifié la domination et les intérêts de la classe dominante, ou bien elle a représenté, dès que la classe opprimée devenait assez puissante, la révolte contre cette domination et les intérêts d’avenir des opprimés. Qu’ainsi, dans l’ensemble, il se soit réalisé un progrès pour la morale comme pour toutes les autres branches de la connaissance humaine, il n’y a pas lieu d’en douter. Mais nous n’avons pas encore dépassé la morale de classe. Une morale réellement humaine, supérieure aux antagonismes de classe et à leurs survivances, ne sera possible que dans une société qui aura, non seulement dépassé, mais encore oublié dans la pratique de la vie l’opposition des classes.

Engels


(Morale ; le travail ; nature/culture)

Nous avons besoin d’une critique des valeurs morales et la valeur de ces valeurs doit tout d’abord être mise en question - et, pour cela, il est de toute nécessité de connaître les conditions et les circonstances de leur naissance, ce dans quoi elles se sont développées et déformées (la morale en tant que conséquence, symptôme, masque, tartuferie, maladie ou malentendu ; mas aussi la morale en tant que cause, remède, stimulant, entrave ou poison), connaissance telle qu’il n’y a pas encore eu de pareille jusqu’à présent, telle qu’on ne la recherchait même pas. On tenait la valeur de ces « valeurs » pour donnée, réelle, au-delà de toute mise en question ; et c’est sans le moindre doute et la moindre hésitation que l’on a, jusqu’à présent, attribué au « bon » une valeur supérieure à celle du « méchant », supérieure au sens du progrès, de l’utilité, de la prospérité pour ce qui regarde le développement de l’homme en général (sans oublier l’avenir de l’homme). Comment ? Que serait-ce si le contraire était vrai ? Si, dans l’homme « bon », il y avait un symptôme de régression, quelque chose comme un danger, une séduction, un poison, un narcotique qui ferait peut-être vivre le présent aux dépens de l’avenir, d’une façon plus agréable, plus inoffensive, peut-être, mais aussi dans un style plus mesquin, plus bas ? En sorte que, si le plus haut degré de puissance et de splendeur du type d’homme, possible en lui-même, n’a jamais été atteint, la faute en serait précisément à la morale ! En sorte que, entre tous les dangers, la morale serait le danger par excellence.

Nietzsche


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