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Le désir

On désire ce dont on manque. Le désir se définit donc par l’introduction de l’absence au cœur de l’être. Seuls des êtres qui ne sont pas-parfaits, à la différence des dieux qui sont heureux et beaux, désirent. Cette insatisfaction est à l’origine de nombreuses démarches et actions de l’homme. Quel rôle joue donc le désir dans la constitution de l’homme ou du sujet? N’est-il qu’une des facultés de l’homme sur laquelle la psychologie, voire la psychanalyse, nous fournirait un certain nombre d’indications précieuses? Ou bien définit-il la dimension fondamentale de l’être humain, ce autour de quoi il s’articule, ce qui lui donne un sens?

I. — De la connaissance à la maîtrise du désir

A. La nature du désir

Dans "Philèbe", Platon analyse le désir sur le modèle de la faim et de la soif. Éprouver l'une ou l'autre de ces affections, c'est éprouver un vide. C'est en tant qu'il ressent un vide que le sujet ou l'âme désire. Autrement dit, c'est par l'introduction du manque que le désir vient à l'être. Ainsi, si la soif est un désir, elle n'est pas tant un désir de Boisson que d'une réplétion causée par la boisson : « Celui d'entre nous qui est vide désire le contraire dé l'état dans lequel il, se trouve : étant vide, il souhaite en effet de se remplir. » Ce que vise le désir, c’est donc moins l'objet que l’état. Autrement dit, le désir se porte sur l'objet en tant que ce dernier est capable de restaurer l'état perdu et recherché. On ne boit pas pour boire, pour le plaisir que procure la boisson, mais pour mettre fin à une absence de liquide dans le corps, c'est-à-dire à un état de déshydratation. L'objet du désir n'est donc qu'un moyen et ne saurait être la fin. Il est ce par quoi le désir doit passer, mais non pas ce à quoi il doit s'arrêter. C'est sur le même mode que Platon analyse dans Le banquet cette forme particulière du désir qu'on nomme l'amour. L'amour est le fils « d'Expédient et de Pauvreté». Il est le désir de quelque chose qu'on ne possède pas : «Aussi bien cet homme-là, que quiconque d'autre a envie de quelque chose, c'est de ce dont il ne dispose pas qu'il a envie, c'est dé ce qui n'est pas présent; et ce qu'il ne possédé pas, ce que personnellement il n'est pas, ce dont il est dépourvu, voilà en gros de quelle .sorte sont les objets de son envie, dé son amour » En outre, l'amour se rapporte aux bonnes choses, il aime qu'elles deviennent siennes : «L'objet de l'amour, c'est, dans l'ensemble, la possession perpétuelle de ce qui est bon » Mais le thésauriseur tend à conserver ce qui lui paraît bon. Or on ne le tient pas pour autant pour un amoureux. Pour saisir le véritable objet de l'amour, il faut, dit Platon, considérer la manière dont l'amour s'efforce de réaliser ce désir. Ce que l'amour veut, ce n'est pas le beau, le bel objet, mais « la procréation et l'enfantement dans la beauté». Dans sa modalité ordinaire, l'amour utilise la fécondité des corps et engendre des enfants de chair. L'union de l'homme et de la femme est « un enfantement», « c'est une affaire divine, c'est, dans le vivant mortel, la présence de ce qui est immortel». La procréation est en effet « ce que peut comporter d'éternel et d'impérissable un être mortel». Donc l'objet de l'amour « c'est aussi, forcément, d'immortalité». Par cette analyse, il nous est montré que l'amour est l'expression d'un manque et que l'objet véritable de l'amour n'est pas l'objet immédiat, mais ce que l'objet permet.

B. Le problème du plaisir

L'état de manque se traduit chez l'homme par une douleur que, seule, l'appropriation de l'objet peut faire cesser. Or la cessation de la douleur n'est-elle pas ce qui provoque le plaisir ? En affirmant que l'appropriation de l'objet n'est pas le but véritable du désir, Platon minimise le rôle du plaisir. Seule une âme pervertie peut, en fait, fixer son attention sur le plaisir, c'est-à-dire s'attarder sur les objets. du monde sensible. Dans "Gorgias", Platon montre ainsi qu'une vie réglée, « contente et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte» est préférable à « une existence inassouvie et sans frein». Les gens tempérants sont plus heureux que les incontinents. Considérons deux hommes dont chacun posséderait de nombreux tonneaux. Le premier, homme sage, aurait des tonneaux « en bon état et remplis» de produits distincts : de vin, de miel, de lait et de liqueurs rares, acquises « au prix de mille peines et de difficultés». Mais une fois ses tonneaux remplis, cet homme « n'y verserait plus rien, ne s'en inquiéterait plus et serait tranquille». L'autre homme, l'incontinent, aurait, comme le premier, les mêmes produits et en même quantité, mais « n'ayant que des tonneaux percés et fêlés, 'il serait forcé de les remplir jour et nuit sans relâche, sous peine des plus grands ennuis». Ce qui nous est ainsi montré, c'est que l'homme qui entend mener une vie de plaisir est comparable à un tonneau percé qu'il faudrait constamment remplir, puisque le plaisir ne vient que de la cessation de la souffrance, c'est-à-dire du comblement du manque. Toutefois, dans "Gorgias", la réponse de Calliclès à Socrate est sans ambages : « L'homme aux tonneaux pleins n'a plus aucun plaisir, et c'est cela que j'appelais tout à l'heure vivre à la façon d'une pierre, puisque, quand il les a remplis, il n'a plus ni plaisir ni peine». Autrement dit, « ce qui fait l'agrément de la vie, c'est d'y verser le plus qu'on peut».

C. La fonction désirante

Pour Platon, le désir définit une fonction de l’âme. Mais cette fonction n'est pas isolée, elle est en relation avec d'autres fonctions. C'est uniquement lorsqu'on a défini la nature de ces relations qu'on peut véritablement saisir l'essence du désir. Pour Platon, l'âme a une existence distincte de celle du corps : elle a existé avant d'être enfermée en lui, elle existera après sa disparition. L'âme est immortelle. Elle est source et principe du mouvement, elle est ce qui anime le corps. Chaque âme a une histoire particulière et c'est en fonction de cette histoire qu'elle animera le corps où elle échouera. La connaissance de l’âme est donc inséparable non seulement d'une psychologie, au sens étymologique du terme, mais également d'une mythologie. Dans le Livre IV de La "République", alors qu'il analyse 'le désir, Platon est conduit à reconnaître dans l'âme l'existence d'une fonction autre que le désir et susceptible de s'opposer à lui. Ainsi, par exemple, il y a parfois des gens qui ont soif et qui ne peuvent pas boire. Or il n'est pas possible que la même fonction, à savoir le désir, tire l'âme en deux sens opposés. Il y a, donc, d'une part, le désir qui ordonne à l'âme de boire et, d'autre part, une autre fonction, qui diffère de la première et qui l'en empêche. Cette opposition qui s'effectue à partir d'un calcul raisonné est celle de la raison : « Il ne serait donc pas déraisonnable à nous de juger qu'il y a là deux fonctions et qu'elles se distinguent l'une de l'autre, donnant le nom de raisonnante à cette fonction de l'âme par laquelle celle-ci fait un calcul raisonné, et à la fonction en vertu de laquelle elle aime, a faim, a soif, éprouve des transports relativement à ses autres désirs, le nom d'irraisonnée et de désirante, compagne de certains assouvissements et jouissances. » Dans l'âme, ces deux fonctions que sont le désir et la raison sont donc en conflit. Mais dans la lutte entre ces deux partis, Platon fait intervenir une troisième fonction médiatrice qui est l'impétuosité ou l'ardeur du sentiment. Selon qu'elle s'allie avec la raison ou avec le désir, elle permet de comprendre comment l'un l'a emporté contre l'autre. De ce point de vue, la fonction médiatrice représente un puissant allié, qu'il importe pour la raison de ne pas voir corrompu. Entre ces trois fonctions, un certain ordre, voire une certaine harmonie doit s'établir. Ainsi, à la fonction raisonnante, il sied de commander à la fonction impétueuse d'être docile et de « se mettre au service » de la raison. De cette alliance doit résulter une maîtrise du désir, qui, « en chacun de nous, est sans doute le plus gros de l’âme et ce qui, par nature, est le plus insatiable de s'enrichir». Si la fonction raisonnante doit commander, c'est parce qu'elle sait ce qui est profitable pour chacune des parties de l'âme ainsi que pour « la communauté entière qu'elles constituent à elles trois». La tempérance n'est jamais que l'accord qui existe entre ces trois fonctions lorsqu'elles sont réglées harmonieusement. En revanche, si une dissension s'instaure entre ces trois fonctions, si elles s'arrogent une place qui n'est pas la leur, alors se produisent « l'injustice, l'incontinence, la lâcheté, l'ignorance, et, dans l'ensemble, tout ce qui est vice». Il ne s'agit donc pas, pour Platon, d'exclure le désir, ce qui est impossible puisqu'il définit une fonction de l'âme, mais de le situer à l'intérieur d'un ensemble où dès lors il trouvé son sens et son utilité.

D. L’utilisation du désir

Si le but essentiel est de maîtriser le désir en le maintenant à sa place, c'est parce qu'il est à l'opposé de la sagesse, et qu'à le suivre on n'atteindra jamais le bien. Tout au contraire on se perdra dans les dédales du vice, pour faire toujours renaître le plaisir. Or ce dernier ne saurait en aucun cas constituer le but de la vie. Toutefois, par deux fois, dans "Le banquet" et dans "Phèdre", Platon montre que le désir, sous la forme de l’amour, peut servir de moyen pour s’acheminer vers la connaissance du bien. Ainsi, dans "Le banquet", Platon nous dit que l’amour des beaux corps a une valeur initiatrice et peut nous amener à la «révélation» des « derniers mystères». Pour atteindre cette fin, il faut que, « dès la jeunesse, on commence par aller à la beauté physique», et, tout d’abord, « par n’aimer qu’un unique beau corps, et par engendrer à cette occasion de beaux discours». Ensuite il faut comprendre que « la beauté résidant en tel ou tel corps est sœur de la beauté qui réside en un autre». La beauté qui réside en tous les corps est, en effet, «une et la même». Ainsi on devient amant de tous les beaux corps et l’on dédaigne l’amour à l’égard d’un seul individu. Dès lors, l’amour peut se porter sur «la beauté résidant dans les âmes», qui est jugée supérieure à celle résidant dans les corps. On est alors forcé de considérer le beau «dans les occupations et les maximes de conduite». Après les occupations, l’amour se porte enfin sur les connaissances jusqu’à atteindre la révélation suprême, une certaine connaissance unique, celle du Beau absolu, essence même du beau : « Voilà quelle est en effet la droite méthode pour accéder de soi-même aux choses de l'amour ou pour y être conduit par un autre: c'est, prenant son point de départ dans les beautés d'ici-bas avec, pour but, cette beauté surnaturelle, de s'élever sans arrêt, comme au moyen d'échelons : partant d'un seul beau corps de s'élever à deux, et, partant de deux de s'élever à la beauté des corps universellement; puis, partant des beaux corps, de s'élever aux belles occupations; et, partant des belles occupations, de s'élever aux belles sciences, jusqu'à ce que, partant des sciences, on parvienne, pour finir, à cette science sublime, qui n'est science de rien d'autre que de ce beau surnaturel tout seul, et qu ainsi, à la fin, on connaisse, isolément, l'essence même du beau. » Dans "Phèdre", l’amour est présenté comme un délire inspiré par les dieux. Ce délire se manifeste à l’occasion de la rencontre d’un beau garçon : une passion se produit dans l’âme qui va la pousser à tourner son regard vers la beauté supra-sensible. Cela, dans la mesure où, de tous les objets sensibles, la beauté est l'image la plus évidente de la réalité supra-sensible. De sorte que la beauté est susceptible de provoquer la réminiscence. Elle est le meilleur moyen pour que l'âme se tourne vers le monde des essences. Ainsi la beauté joue le rôle de catalyseur; elle est ce qui provoque la pensée à se mettre en branle. Encore faut-il que l'âme ne se fixe pas sur la beauté sensible, mais accepte de suivre le mouvement qui la travaille. Pour Platon, la pensée n'entre en activité que sous l'effet d'un choc ou d'un émerveillement. Ainsi Platon fait de l'amour, cette forme particulière du désir, un processus divin. L'amour est finalisé dans la mesure où il assure la sortie du sensible vers l'intelligible. Cette ascension de l'âme n'est possible que parce qu'elle a appartenu à un cortège divin et qu'elle peut donc se ressouvenir de la vérité qu'elle a connue dans le monde supra-sensible. Pour Platon, c'est donc en intégrant le désir à l'âme entière qu'on peut saisir le sens de cette fonction particulière. Le véritable objet du désir doit être le bien.

II. — Le désir est désir de la reconnaissance de l’homme par l’homme

A. La conscience de soi est désir

Pour Hegel, le désir n'est qu'un moment ou plus exactement une figure de la conscience de soi, laquelle n'est elle-même qu'une forme spécifique du devenir de l'esprit. Mais que signifie la conscience de soi? La conscience de soi signifie le moment où la conscience se ressaisit elle-même à travers l'objet. Autrement dit, la conscience de soi n'existe ou ne peut se ressaisir dans son identité que moyennant le détour par un autre. Le rapport à soi de la conscience, c'est-à-dire le moment où elle se saisit elle-même comme conscience, où elle est elle-même son propre objet, bref où elle est conscience de soi est toujours médiat. Si un objet ne lui est pas donné, alors la conscience de soi n'est que l'identité vide du Je = Je, où aucune réalité n'est donnée. En effet, dans le Je = Je, la conscience est immédiatement en rapport avec elle-même, mais comme aucun objet ne lui est présent ou -bien comme elle n'est investie dans aucun objet, elle ne peut se ressaisir; elle n'est qu'un contenu vide, une expression abstraite, une « tautologie sans mouvement». La conscience de soi est donc mouvement : elle est le retour à soi que la conscience opère, après s'être investie (par exemple sous la forme d'une connaissance) dans un objet extérieur ou étranger. Elle est retour en soi-même à partir de l'être-autre. Elle est saisie de soi-même moyennant le détour par l'être-autre. Ce qui signifie que l'identité de la conscience de soi n'est jamais immédiate, mais toujours médiate. Cette identité n'est pas donnée, elle est ce qui doit advenir. Quel donc je suis, moi qui connais? Je ne peux le savoir qu'en me saisissant dans mon activité connaissante, c'est-à-dire quand je m'investis dans un autre. Pour Hegel, contrairement à Descartes, la conscience de soi n'est pas l'objet d'une saisie intuitive qui me mettrait de plain-pied au contact de mon être. La conscience de soi est le produit d'une récognition. Avec la conscience de soi, s'ouvre la dimension fondamentale de l'Autre, et du rapport à cet Autre. L'Autre désignant en dernière instance l'autre conscience de soi, l'autre homme. Et si la conscience de soi est désir, le problème du désir ne peut être posé que dans le cadre général d'une problématique de l'altérité. Le désir ne se réduit pas à une fonction de l'âme qu'il s'agirait de finaliser, après l'avoir analysée. Penser le désir, c'est donc poser la question du rapport de l'homme au monde, du rapport de l'homme à l'autre homme.

B. La dialectique du désir

Si la conscience de soi est mouvement et retour en soi-même à partir de l'autre, elle ne peut l'être que par la négation de l'être-autre. Autrement dit, la conscience de soi pose bien l'être-autre mais elle ne s'arrête pas à lui. Elle ne s'abîme pas en lui. Elle le pose uniquement dans la mesure où il assure le retour en soi-même, c'est-à-dire la médiation entre soi et soi. L'être-autre-est pour la conscience de soi un être destiné à s'évanouir. Cette structure de la conscience de soi : position d'un être dans lequel on se projette et suppression de cet être, définit alors proprement le mouvement du désir. Par le désir et la satisfaction du désir, je me saisis comme être vivant, figure indépendante. Mais cette identité ne peut advenir que moyennant la destruction de l'autre. A travers l'autre, je me cherche. Mais si à travers le désir et la satisfaction du désir, c'est moi que je cherche, est-ce que le désir va me permettre de me retrouver? « La conscience de soi, dit Hegel, est certaine de soi-même, seulement par la suppression de cet Autre qui se présente à elle comme vie indépendante; elle est désir. » Il est donc de la nature du désir de détruire et de consommer l'objet. Par là, la conscience de soi atteint bien à une certitude de soi-même. Par le désir, je m'effectue et d'une certaine façon je me réalise. La satisfaction prise à la consommation de l'objet signifie le moment des retrouvailles, de la complétion voire de la plénitude, et donc, d'une certaine façon, signifie également l'ouverture et l'accès à ma propre identité. Toutefois, il ne faut pas oublier que cela n'est rendu possible que parce l'autre est néant, nul. L'autre n'est pour moi que le moyen de m'effectuer. Il s'agit bien de consommation et non de reconnaissance. Mais ce qui va se révéler dans cette expérience de la satisfaction, c'est précisément l'inverse de ce que pensait immédiatement la conscience de soi. Parce que ce à quoi se confronte maintenant la conscience de soi, c'est à l'indépendance de l'objet: «Dans cette satisfaction, la conscience dé soi fait l'expérience de l'indépendance de son objet. » En effet, loin d'être la nullité . que posait la conscience, l'objet est bien plutôt l'essence du désir. Sans cet objet, le désir ne peut être satisfait. Le désir est donc dépendant de l'objet: « Le désir et la certitude de soi atteinte dans la satisfaction du désir sont conditionnés par l'objet; en effet la satisfaction a lieu par la suppression de cet autre. Pour que cette suppression soit, cet autre aussi doit être. » Mais surtout, c'est exactement l'inverse de ce que je recherche. qui se produit. Alors que je pensais me ressaisir par la consommation de l'objet, cette consommation devient ma perte. La satisfaction une .fois obtenue, le désir renaît, marquant chaque fois mieux ma dépendance à l'égard de l'objet. Me voilà pris dans le cercle infini et infernal du désir, c'est-à-dire « dans le retour alterné et monotone du désir et de sa satisfaction par laquelle le sujet retombe sans cesse en lui-même sans supprimer la contradiction» : « La conscience de soi ne peut donc pas supprimer l’objet par son rapport négatif à lui; par là elle le reproduit plutôt comme, elle reproduit le désir. » Ainsi la conscience de soi ne peut atteindre sa vérité dans un monde dépourvu de soi, c’est-à-dire dans un monde où l'objet est posé comme nul. Pour que la conscience de soi parvienne à un authentique savoir d’elle-même, il faut qu’elle cesse de se comporter comme une singularité égoïste et boulimique. Autrement dit, dans l’indéfinité de son désir immédiat, ce que la conscience découvre, c’est qu’elle désire plus : elle désire se donner un objet égal à elle-même, se retrouver elle-même dans l'objet. La conscience de soi est désir d’un autre désir.

C. Le désir et la reconnaissance

Le désir est donc autre chose qu’une pure consommation de l’objet. L’homme ne peut se ressaisir que dans son rapport à une autre conscience de soi. Le désir ouvre donc sur l’intersubjectivité : « La conscience de soi atteint sa satisfaction seulement dans une autre conscience dé soi. » Le désir prend ainsi une autre signification. Il n’est plus simplement rapport égoïste à soi, il est également position de l’autre. C’est seulement lorsque . je pose l’Autre comme figure indépendante et libre que je peux me ressaisir. Je n’existe que moyennant mon rapport à l’autre et réciproquement. La reconnaissance est donc une opération à double sens « non pas seulement en tant qu’elle est aussi bien une opération sur soi que sur l’autre, mais aussi en tant qu’elle est, dans son indivisibilité, aussi bien l’opération de l’une des consciences de soi que de l’autre ». Ainsi la visée ultime du désir est la reconnaissance de soi à travers le désir de l’autre. Le désir ne prend son sens que dans la reconnaissance de l’autre par moi-même et de moi-même par l’autre : « Ils se reconnaissent comme se reconnaissant réciproquement. » La signification dernière de cette dialectique pourrait être ceci : à . maintenir l’autre, c’est-à-dire ici, l’autre homme, comme dépourvu de conscience, je me perds. Le désir justement compris me met sur la voie de l’humanité. Avec le désir, je suis dans un monde humain. Mon désir porte sur un autre qui est un homme, en tant que c’est uniquement dans le rapport à d’autres hommes que je peux ressaisir mon identité. Par là on voit ce qui peut fonder la distinction entre le besoin et le désir. Alors que le besoin me situe et me maintient dans le cycle de la consommation, le désir m'introduit à la dialectique de la reconnaissance. Le désir m'ouvre sur une réalité qui n'est plus matérielle mais spirituelle. Au sens fort du terme, le désir est, pour Hegel, constitutif du sujet. Le désir est ce qui permet à l'homme de se poser comme homme. Hegel reconnaît que le désir est destructeur, qu'il renaît de sa propre satisfaction, qu'il se porte sur la multiplicité des objets sensibles en tant qu'ils sont susceptibles d'apporter cette satisfaction. Mais contrairement à Platon, Hegel pense que le désir n'a pas à être réprimé ou maîtrisé par la raison car la dialectique même du désir conduit à son propre dépassement. En effet, à voir renaître le désir, et à ne pouvoir le satisfaire définitivement, le sujet réalise que ce n'est pas dans la consommation de l'objet que consiste son véritable but, mais bien plutôt dans la reconnaissance de soi par une autre conscience de soi. C'est donc en faisant pleinement l'expérience du désir que le désir est dépassé. Le désir est une figure nécessaire et, en même temps, une figure destinée à éprouver son propre dépassement. De même en introduisant le désir dans la dialectique de la conscience de soi, Hegel pose de façon irréductible que le désir est lié à la conscience. Par là se constitue la différence d'avec la problématique moderne du désir, telle que l'introduit la psychanalyse, où le désir est pensé comme désir inconscient et comme déterminant la conscience. Pour la psychanalyse, les relations entre les êtres humains « s'établissent vraiment en deçà du champ de la conscience ». Pour Lacan, le désir est « un rapport d'être à manque» : « Ce manque est manque d'être à proprement parler. Ce n'est pas manque de ceci ou de cela, mais manque d'être par quoi l'être existe. » Le désir est donc désir de « rien de nommable». Et il est aussi en même temps « à la source de toute espèce d'animation» : « Si l'être n'était que ce qu'il est, il n'y aurait même pas la place pour qu'on en parle. L'être vient à exister en fonction même de ce manque. C'est en fonction de ce manque, dans l'expérience du désir, que l'être arrive à un sentiment de soi par rapport à l'être. » C'est en effet dans la poursuite de « cet au-delà qui n'est rien» que l'être humain parvient à se situer dans le monde des objets. Dans ce manque d'être, « il s'aperçoit que l'être lui manque, et que l'être est là, dans toutes les choses qui ne savent pas être» et « il s'imagine, lui, comme un objet de plus, car il ne voit pas d'autre différence». Il dit : «Moi, je suis celui qui sait que je suis. » Malheureusement s'il sait peut-être qu'il est, il ne sait absolument rien de ce qu'il est. Voilà, dit Lacan, ce qui manque en tout être. La conscience de soi n'est donc jamais que la prise de conscience du manque. Elle est ce par quoi «l'être s'élève comme présence sur fond d'absence».

 

désir, tendance devenue consciente de son objet. — Le désir se distingue du besoin, simple incitation physiologique. Par exemple, je peux avoir besoin de manger, éprouver des crampes d'estomac sans savoir que mes épreuves tiennent au manque de nourriture. Le désir se rapporte en général à un objet précis : je désire boire du vin. Le désir, qui suppose une certaine insatisfaction, donne à la vie affective sa tonalité, suscite les sentiments et les passions; est à la base de la vie active. Toutefois, les désirs étant en nombre infini, l'homme attentif à les satisfaire tous perdrait tout recul à l'égard de lui-même et toute liberté (Platon). Le désir qui a subi le contrôle du calcul et de la réflexion se fait acte volontaire. Ce n'est pas la pulsion du désir, mais l'acte de la volonté qui est l'expression de la personnalité.

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