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La passion comme aliénation


La passion annihile la raison


Le passionné a une conduite anarchique, parfois même contradictoire. Il prend des décisions brusques et inattendues. Il perd toute initiative réelle, il devient le jouet d'événements qui choisissent pour lui. La passion est une tendance exagérée, incapable de se plier à aucune discipline. Elle est quelque chose de subi. Elle annihile la raison et l'utilise à ses propres fins. Tout s'ordonne autour d'elle. Elle devient le point focal, le seul centre. Le passionné abandonne tout projet et oublie tout ce qui n'est pas sa passion. Sa raison en déroute, impuissante, ne peut qu'assister passivement à ses agissements. La logique passionnelle est déraisonnante : « Si ce n'est toi, c'est donc ton frère ». Tandis que l'émotion est passagère, la passion est durable. Comme le dit Kant, l'émotion agit comme une eau qui rompt sa digue, la passion est semblable à un torrent qui creuse de plus en plus profondément son lit. Aussi les désordres, l'exagération et les bouleversements qu'elle entraîne asservissent-ils l'individu durablement.


La passion comme refus du temps ou désir d'éternité


La passion, c'est enfin et fondamentalement le refus du temps. Le passionné préfère le présent au futur, il sacrifie tout au présent. L'avenir d'Harpagon n'est rien sinon la simple contemplation de son or. Rien, en effet, ne pourra lui procurer pareille jouissance. Toute passion est une manière de jouer et de vivre l'intemporalité, une manière de vivre la réalité métaphoriquement. Le passionné s'éprend de quelque réalité comme si elle était précisément quelque irréalité dont elle serait en même temps le symbole, comme si elle était l'image de quelque chose d'autre. Harpagon aime l'or comme si l'or était la richesse. L'or représente l'inaltérabilité, la constance, l'immuabilité. Aimer l'or, c'est donc aimer métaphoriquement l'Absolu. L'avarice est donc, comme toute passion, désir d'éternité. L'avare se rassasie de contempler l'intemporalité que l'or lui figure. Certes la résistance de l'or aux altérations du temps n'empêche pas l'avare de vieillir, mais le propre de la passion est de nous confondre avec ce que nous aimons. L'avare éprouve sa propre nature comme transfigurée par la figuration d'éternité de l'or. Autant d'or qu'il amasse, autant d'intemporalité qu'il conquiert sur le temps, autant d'immortalité qu'il conquiert sur la mort. Dans toute passion, nous retrouvons cette confusion entre l'avoir et l'être. Ainsi l'amour passion nous fait voir en l'être aimé des perfections que nous créons nous-mêmes et nous pensons qu'en possédant cet être nous allons posséder tout ce qu'il représente.




[…] Prolongement: La passion comme aliénationVI — Le cortège des passions humainesDans notre vie quotidienne, ce qui prédomine généralement, c’est la tristesse et non la joie, comme l’a bien montré Spinoza dans l’ “Éthique“. L’homme subit, en effet, l’univers et ses forces, qui peuvent restreindre la puissance d’agir de notre corps. Aussi la tristesse, passage d’une plus grande à une moindre perfection, empoisonne-t-elle toute notre vie. A partir d’elle se forme le cortège des passions tristes, haine, crainte, envie, raillerie, mépris, colère, vengeance, pitié, humilité et repentir.Tel est l’enchaînement de sombres affections qu’expérimente trop souvent l’homme qui vit sous le régime de la passion.VII — Le remède aux passionsa- La volontéComment l’âme, serve et dépendante, pourra-t-elle alors conquérir son autonomie?La première solution serait d’inspiration cartésienne. N’est-il pas possible de faire appel à la toute-puissance de la volonté? Descartes exalte le pouvoir absolu de celle-ci. Face aux mécanismes passionnels, la volonté peut toujours réagir et l’emporter. Ainsi se révèlent les âmes d’élite. La générosité, sommet de la morale de Descartes, repose sur le sentiment qu’il n’y a rien qui véritablement nous appartienne que la libre disposition de nos volontés.«Ainsi, je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user.» (Descartes, “Les passions de l’âme“)Ainsi, la volonté est conçue comme détenant un pouvoir absolu face aux passions. Cette solution cartésienne a sa grandeur, mais pour celui à qui la liberté ne paraît qu’un leurre et qu’une illusion (et tel est le cas de Spinoza), il ne reste guère que la thérapeutique de la connaissance.VIII — Le remède aux passionsb – La connaissanceSpinoza, en effet, ne fait nullement appel au pouvoir libre et tout-puissant de notre âme. Comment le pourrait-il alors que l’homme n’est qu’une partie de la nature, soumise comme le reste des choses à des chaînes de causalité nécessaires? Demeure donc, pour se libérer, la « science des affections ». La passion succombe à sa connaissance vraie. Il n’est pas question de gouverner les passions par la volonté, comme le voulaient les Stoïciens ou Descartes, mais bien d’en avoir une connaissance claire et distincte, de les comprendre dans leur rationalité. Ainsi puis-je transmuter la servitude en liberté : la passion comprise, perd son privilège et son prestige puisqu’elle est insérée dans une chaîne de causes et d’effets.« Une affection qui est une passion cesse d’être une passion, sitôt que nous nous en formons une idée claire et distincte… Une affection est d’autant plus en notre pouvoir, et l’âme en pâtit d’autant moins, que cette affection nous est plus connue.» (Spinoza, “Ethique“).Et pourtant, la claire conscience de la passion ne suffit pas à la dominer : “video meliora, proboque, deteriora sequor“; “je fais le pire alors même que j’ai notion du bien“.IX — La passion comme énergie du vouloirMais la passion n’est pas seulement passivité. Certes, avec Descartes ou Spinoza, elle se transmute en liberté par la médiation de la volonté ou de la connaissance. Cependant, originellement, elle n’en est pas moins subie. Or, la passion ne peut-elle être comprise autrement, comme énergie spirituelle ? C’est précisément le mérite de Hegel d’avoir décrit la passion sous ce jour nouveau.Car la passion, ce n’est pas seulement Phèdre, c’est aussi Napoléon ! Alors l’énergie du vouloir rassemble toute l’activité de l’homme vers un but. Le vouloir se tend vers une fin unique à laquelle il subordonne tout. Ainsi accédons-nous à un nouveau concept de la passion, comme énergie pratique et historique portée à son degré suprême d’incandescence. L’individu concentre ainsi toute son énergie sur un seul objet. Tel est le «grand homme» dans l’histoire.« L’homme qui produit quelque chose de valable y met toute son énergie. Il n’est pas assez sobre pour vouloir ceci ou cela; il ne se disperse pas dans une multitude d’objectifs, mais il est totalement voué à la fin qui est sa véritable grande fin. La passion est l’énergie de cette fin et la détermination de cette volonté. C’est un penchant presque animal qui pousse l’homme à concentrer son énergie sur un seul objet. Cette passion est aussi ce que nous appelons enthousiasme.» (Hegel, “La raison dans l’histoire“.)X — Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion!Prise en ce nouveau sens, la passion retrouve son aspect dynamique : elle crée l’histoire et le devenir. Parce que le vouloir humain se concentre alors magnifiquement sur un but unique, la passion constitue l’instrument historique le plus riche et le plus fécond. Comment l’histoire pourrait-elle avancer sans le travail totalisant et de longue haleine du passionné ? La passion permet d’accomplir de grandes oeuvres. Elle est édificatrice et architecte de l’histoire. Elle engendre le devenir historique. Elle est l’aspect le plus dynamique de l’esprit.« Rien ne s’est fait sans être soutenu par l’intérêt de ceux qui y ont participé et, appelant l’intérêt une passion, en tant que l’individualité tout entière, en mettant à l’arrière-plan tous les autres intérêts et fins que l’on a et peut avoir, se projette en un objet avec toutes les fibres intérieures de son vouloir, concentre en cette fin tous ses besoins et toutes ses forces, nous devons dire que d’une façon générale rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion.» (Hegel, “Leçons sur la philosophie de l’histoire“)XI — La ruse de la raison : raison et passionSi, dans le champ historique, la passion crée magnifiquement une oeuvre en mobilisant toute l’énergie du vouloir, il ne faut cependant pas oublier qu’elle est en même temps l’instrument de la raison universelle. En poursuivant leurs passions et leurs intérêts, les hommes font l’histoire, mais ils sont en même temps les outils de quelque chose de plus grand qui les dépasse. La raison universelle, à l’oeuvre dans l’histoire, utilise les passions pour se produire dans le monde. La libre énergie humaine, celle de César, celle de Napoléon, est finalement le matériau de l’Esprit du monde, de l’Idée universelle.«L’intérêt particulier de la passion est donc inséparable de l’activité de l’universel… C’est le particulier qui s’entre-déchire et qui, en partie, se ruine. Ce n’est pas l’idée universelle qui s’expose à l’opposition et à la lutte, ce n’est pas elle qui s’expose au danger; elle se tient en arrière, hors de toute attaque et de tout dommage. C’est ce qu’il faut appeler la ruse de la raison : la raison laisse agir à sa place les passions, si bien que, seul, le moyen par lequel elle parvient à l’existence passe par des épreuves et des souffrances.» (Hegel, “La raison dans l’histoire“)ConclusionHegel a magnifiquement réhabilité la passion. Il en a fait l’instrument par lequel l’Esprit étend sa rationalité dans le champ historique.SUJETS DE BACCALAURÉAT— Si la passion est involontaire, y a-t-il un sens à vouloir la maîtriser?— Peut-on dire que les passions sont toutes bonnes?— Peut-on dire avec Alain que : «la passion est toujours malheureuse»?— Sommes-nous responsables de nos passions?— La passion est-elle toujours un esclavage?— En quoi la passion est-elle refus du temps?— Est-ce parce qu’ils sont ignorants que les hommes sont sujets à des passions ?— La passion est-elle une erreur? […]

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