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INTRODUCTION À LA RHÉTORIQUE

Les rhétoriques: la persuasion, les figures, l’ordre

 

À vue cavalière, on peut admettre qu’il existe, au moins, trois rhétoriques, ce qui veut dire trois grands domaines de sens correspondant à l'emploi du mot rhétorique. Celui-ci, on le sait, désigne historiquement l’activité de l'homme qui s’appelle en grec le rhéteur, en latin l’orateur : l’homme de paroles, celui qui parle en public. Qu'est-ce à dire? La première approche de la rhétorique, qui est aussi la plus forte, permet de situer justement l’enjeu : la rhétorique est d’abord une praxis, une action, un comportement. Il s'agit d’une pratique globalement définissable comme l’art de persuader Immédiatement, on en voit le caractère social et culturel. Social, dans la mesure où l'on parle d’une attitude, de relations, de positions des individus humains à l’intérieur d’un cadre politique ou institutionnel de quelque sorte que ce soit, mais existant et subsistant d’après des usages, des mœurs, des lois, des codes, des rites dont l’observance ou l’inobservance fonde le jeu de la société. C’est dans cet univers que se meut la rhétorique, il n'y a pas de rhétorique solitaire, pas de rhétorique du désert ni de la retraite, pas de rhétorique du silence ni de la spéculation: Le monde de la rhétorique est celui de la vie, du mouvement, du déplacement, des communications et des rapports sociaux.

 

La dimension est aussi culturelle, avons-nous dît. Ce jeu social n’est pensable que dans l’histoire, à partir du moment où les groupes humains sont constitués autour de valeurs symboliques qui les rassemblent, les dynamisent et les motivent. Il faut pouvoir agir en fonction de ces valeurs, pour ou contre, mais, de toute façon, relativement à cet univers de signes, de croyances, d'intérêts. Il n’y a donc pas de rhétorique de pré-civilisation, ni de post-civilisation (si tant est que ce concept ait un sens), ni d’anti-civilisation; ni de barbarie, ni des décombres. Malgré l’affirmation anti-rhétorique de Montaigne, qui ne relève que d'une vieille ruse de rhétorique, une société qui se délite, qui entre en déliquescence, ou, au contraire, qui se fige et s'appuie sur des totalitarismes aux valeurs de plomb, de mitraille ou de concentration, exclut toute possibilité de rhétorique, toute idée de jeu culturel, toute plasticité verbale. On ne peut pas penser une rhétorique du terrorisme, ni une rhétorique de la marginalité, ni une rhétorique de la langue de bois. Enfin, il ne saurait se déployer la moindre action rhétorique entre des personnes d'univers culturels réciproquement étrangers.

Qu'est-ce en effet que l'art de persuader ? C'est à la fois une technique, un talent et une virtuosité artistique. Le moyen de la persuasion est essentiellement le langage, avec la totalité de ses composantes, et sous sa forme extérieure la plus fugitive, la plus instable, mais aussi la plus vivante et la plus percutante : la parole individuelle. Cette parole est à envisager, c'est-à-dire à pratiquer, comme un tout orchestral : les phrases que l'on prononce avec les mots et les expressions que l'on a choisis, la voix, le regard et les gestes que l'on y met, les informations que l'on donne ou que l'on demande ou que l'on conteste, les raisonnements que l'on fait, la visée et les modalités qui nous animent. C'est donc un ensemble logico-discursif ou stratégico-langagier, qui mêle le verbal, le psychique et le logique, le moral où le sentimental et le social.

À quoi vise la persuasion? D'abord, on peut préciser qui vise la persuasion : forcément les autres (à moins que l'on ne se dédouble et que l'on se parle à soi-même, dans une mise en scène sociale très élaborée, impliquant un niveau culturel fort avancé). Ces autres prennent la. forme des récepteurs, auditeurs ou lecteurs, juges ou spectateurs. La persuasion consiste donc, du point de vue de celui qui parie, à agir sur les destinataires de son discours, pour leur faire avoir une opinion, pour leur faire éprouver un sentiment, pour leur faire ressentir une volonté. Très sommairement, on peut être amené à tenter de faire trancher une question par oui ou par non, sur la réalité d'un fait ou d'une assertion quelconques ; on peut être amené à faire s'interroger sur l'opportunité d'une décision à prendre ou d'une conduite à tenir, avantageuses du inintéressantes; on peut être amené à apprécier la valeur morale, de bien ou de mal, d'un comportement dans la société. Ce sont les trois grands genres de la rhétorique : le judiciaire, le délibératif, le démonstratif; ils sont souvent d'ailleurs concrètement imbriqués dans un unique discours. En fait, l'enjeu est énorme, et même exorbitant. Car l'art de la persuasion, manié avec prestige, c'est-à-dire avec autorité et brio, appuyé sur des connaissances techniques illuminées par le don propre et exercées par une solide pratique, confère à qui le possède un pouvoir considérable : on vise à faire penser aux gens ce qu’a priori ils ne pensent pas, à leur faire désirer ce qu'ils ne veulent pas ou ce qu'ils n'ont même pas l'idée de désirer, à leur faire ressentir des sentiments qui au départ ne les avaient pas émus. Et l'on y arrive. Inutile de souligner combien cette maîtrise est consubstantielle à toutes les techniques, toujours très actuelles, de manipulation et d'intoxication : séduction, publicité, commerce, politique, religion, justice, management, idéologie, du duo aux groupes de masses, tout le champ des relations sociales est effectivement soumis à l’empire rhétorique. On argumente, ce, qui est logique, pour convaincre, ce qui est moral, où l'on réussit seulement si l'on a persuadé, ce qui est affectif. C'est donc là la rhétorique reine, la grande, la vraie, la seule. C'est en gros celle de La Rhétorique d'Aristote, le père fondateur. Cependant, il s'est développé, au fil du temps, une évolution dans l'emploi du mot; cette évolution correspond en fait à un centrage sur l'un des" moyens de la rhétorique fondamentale. Ce moyen, qui est exposé en détail dans la Poétique d'Aristote, est constitué par l'arsenal des filtres (de rhétorique} Or, les figures, comme il est expliqué en long et en large dans ce livre, sont un ornement du discours, un des outils qui favorisent la séduction. Une tendance a ainsi consisté à insister sur ce moyen, à le privilégier parmi d'autres, ainsi que parmi d'autres fins partielles, au point que l'on a réduit quelquefois, et que l'on réduit parfois encore, la rhétorique, sa pratique, sa portée et son analyse, au seul jeu des figures. C’est évidemment abusif, mais c'est un regard possible. On y verra une rhétorique bien restreinte, liée au développement de l'art verbal et de l'esthétique. Dans le même sens, enfin, s'est développée une troisième et ultime inflexion de la rhétorique, tendant à l'axiologie, c'est-à-dire à l'énoncé de jugements de valeur sur la qualité du produit (le discours, l'œuvre écrite). Cela a commencé dès l'Antiquité et s'est poursuivi sans cesse, avec une sorte d'éclat ou d'apogée du XVIe au XVIIIe siècle en Europe moderne, jusqu'aux cours de correction du «français» dans les grandes classes ou dans les classes supérieures. À force, en effet, de délire comment s'organise un discours, voire des genres entiers, on en vient naturellement à dire comment doit s'organiser tel ou tel discours, indépendamment même des séances d'apprentissage de l'art. D'où la déviation, la déviance, vers une rhétorique du jugement de goût (ceci est beau, ou est bien; ceci est blâmable, dans le choix des mots ou dans la construction de la phrase par exemple), avec une fâcheuse tendance à la confusion entre le moral, voire le social, et le technique. On a vu se développer ainsi, durant les siècles classiques en France, d'innombrables ouvrages que l'on pourrait réunir sous le double titre emblématique Rhétorique française - De l’art de bien juger des ouvrages do l’esprit. Cet ensemble regroupe en effet deux types de démarches, plus ou moins confondues par les auteurs. D'une part, on explique comment se déploie le discours efficace; de là, on passe à l'examen des plus ou moins grandes qualités de ce discours en lui-même, comme fin en soi, indépendamment de sa visée argumentative : on glisse de la sorte à une critique des beautés, de la valeur de virtuosité verbale, c’est-à-dire qu'on aborde le domaine de l’esthétique. D’autre part, une fois cette succession de pas franchie, on passe de l’autre côté, si l’on peut dire : on s'adresse plus spécifiquement à l’apprenti, pour lui expliquer comment écrire ou comment parier; on juge carrément les œuvres écrites, les qualifiant de bonnes ou de mauvaises, de dignes ou de moins dignes, de convenables ou de grossières. Qui ne voit que cette rhétorique du troisième type, cette ultra-rhétorique, cette rhétorique prescriptive et policière, cette rhétorique des castes, pour naturelle qu’elle soit relativement à la tendance humaine à l’enfermement, au dogmatisme et au totalitarisme, n’en est pas moins, dans son principe, responsable de toutes les dérives exclusivistes de cet art, des réactions de rejet qu’il a suscitées sans cesse tout au long de sa longue histoire, et du déclassement réel dont a été victime toute la rhétorique, surtout, et durablement, en France. D’ailleurs, cette tendance maligne, peut-être aussi invétérée qu’inévitable, est à rapprocher d’une disposition traditionnelle dans le contenu même de la rhétorique : c’est l’idée, certes pas généralisée, d’une hiérarchie des niveaux de style selon les niveaux des genres. Sans entrer ici dans le détail que l’on trouvera exposé par le menu dans les différents articles ad hoc de ce dictionnaire, notons seulement que la tripartition des niveaux élevé, moyen et bas, correspondant à la fois à des types de discours, de genres et de textes, ainsi qu’à tel ou tel choix de vocabulaire, de tours de phrase et d’ornements divers, se mesure effectivement en termes hiérarchiques de valeur plus ou moins grande, plus ou moins forte : donc en termes de dignité sociale. Mais on n’insistera jamais assez sur le fait que cette tendance, incontestable, à l’axiologie stylistique n’a été, à aucun moment, ni acceptée par tous les rhétoriciens, ni généralisée dans la pratique, ni surtout également réfléchie dans le cours des' temps. En outre, et ce n’est pas une mince consolation, ces mouvements du goût montrent le lien fondamental entre rhétorique et littérature, lien aussi ancien que tenace, et dont la véhémence, parfois insupportable, atteste simplement l’importance cardinale du plaisir, de la fascination et du charme que doit exercer tout discours s’il est vivant.

 

Définitions et problèmes de la rhétorique selon Aristote et Quintilien

 

Avant de se livrer à un bref parcours du domaine, on va prendre connaissance de quelques indications de base sur le sujet, fournies par les pères fondateurs eux-mêmes, Aristote puis Quintilien, sous forme de citations traduites du grec et du latin. Aristote, avant de définir, montre l’utilité de la rhétorique. La rhétorique est utile parce que le vrai et le juste ayant une plus grande force naturelle que leurs contraires, si l’on rend des jugements autrement qu’il ne conviendrait, c’est par les fautes de ceux qui ont pris la parole. Et, même si nous possédions la science totale, il y a des gens que nous n’arriverions pus à persuader, car le discours scientifique n’emporte pas, de soi, l’adhésion. Il doit donc exister un autre type de technique, qu'il faut apprendre : c'est la rhétorique. C'est aussi utile que de savoir se défendre physiquement. On a également intérêt à savoir- persuader le pour et le contre, ce qu'on appelle les contraires, de manière à n’ignorer point comment se posent les questions et à pouvoir réfuter les arguments contre la justice. La rhétorique, poursuit Aristote en passant à la définition, est la faculté de découvrir par l’intelligence ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader. Aucune autre technique ni aucune autre science n’a cette fonction; elle est bien la faculté de découvrir par l’esprit ce qui, sur toute donnée, peut persuader. C'est donc une approche très technique, on le voit, que présente Aristote avec force.

 

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