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Fichte: Idéalisme et réalisme

Idéalisme et réalisme

• Si, pour Fichte, la solution du problème philosophique fondamental, que tous les philosophes ont vainement — avant Kant — tenté de résoudre, réside dans la partie pratique de la philosophie comme philosophie de la libre affirmation de la liberté où s’absolutise la conscience, ce problème est pourtant le problème théorique posé par le contenu universel immédiat de cette conscience, à savoir que le sujet n’est présent à lui-même en son agir que dans la représentation d’un objet s’imposant à lui comme un être. Et si la conscience est, en tant qu’une telle épreuve de l’être par l’agir, originairement expérience, on peut aussi définir le problème constitutif de la philosophie comme celui du fondement de l’expérience. Deux grandes réponses lui ont été données, qui reposent d’abord sur une abstraction, dans l’expérience conscientielle, de l’un de ses moments : l’objet ou la chose et le sujet ou l’intelligence, alors privilégié comme principe d’explication du tout de leur relation. Le système privilégiant l’objet, la chose ou l’être est le réalisme ou dogmatisme, le système privilégiant le sujet, l’intelligence ou l’agir est l'idéalisme, dont le développement vrai est le criticisme (ou transcendantalisme) inauguré par Kant et que Fichte lui-même s’efforce d’accomplir.

•• Idéalisme et réalisme, par leur procédure inverse de reconstruction de la relation conscientielle à partir de l’un de ses moments opposés, s’excluent d’abord absolument, et cette exclusion est, plus que simplement spéculative ou théorique, pratique et donc, si l’on peut dire, vitale, car elle exprime un engagement personnel de toute l’existence. Le réaliste n’assume pas son libre agir et, attaché au pâtir qu’est la jouissance, fait théoriquement prédominer la réception de l’objet sur l’intervention cognitive du sujet ; l’idéaliste souligne en revanche celle-ci dans la traduction théorique qu’il vient à donner de son affirmation morale du libre effort. Or, la hiérarchisation pratique originelle ici enveloppée des deux théories philosophiques de la conscience de l’être — celle qui fait de cet être le principe en consacrant par là le mouvement spontané de la conscience happée par lui, et celle qui le soumet à la conscience rentrant en elle sous l’exigence éthique de la pleine assomption de la liberté — se traduit aussi théoriquement dans la supériorité intellectuelle affirmée de l’idéalisme sur le réalisme. Celui-ci ne peut, à partir du simple être (pur en-soi), faire surgir la conscience de l’être, unité complexe de ces opposés que sont, en elle, le fait d’être et le fait de (se) voir (l’en-soi pour soi), c’est-à-dire que le réalisme ne peut expliquer ce qu’il veut et doit expliquer. Par contre, l’idéalisme, qui fait reposer la conscience de l’être sur l’unité, proprement conscientielle, de l’être et du voir, peut parfaitement lui faire s’opposer, comme à l’un de ses moments : le voir, son autre moment : l’être. Si le réalisme ne peut expliquer le moment idéaliste de la conscience de l’être, l’idéalisme peut expliquer son moment réaliste. Le réalisme n’est donc pas — puisqu’il ne peut remplir la visée de toute philosophie — vraiment une philosophie, seul l’est l’idéalisme, capable d’expliquer la représentation d’emblée réaliste. Dit autrement : le réalisme n’a de vérité que comme non ou pré-philosophique, soit comme manière naturelle de penser ; l’idéalisme, lui, est vrai comme explication philosophique de la conscience en sa visée réaliste de l’objet chez un sujet qui doit bien finir, sous la mobilisation morale de sa liberté, par s’avérer philosophiquement dans une doctrine de la science, du savoir ou de la conscience. L’idéalisme est la pensée philosophique du réalisme de la pensée naturelle.

••• Encore faut-il que cet idéalisme ne se renverse pas, dans sa démarche, en une affirmation elle-même dogmatique ou réaliste du Moi comme être. Car, si le dogmatisme réaliste échoue à rendre compte, par la seule causalité de l’objet sur le sujet, de la subjectivation, comme savoir, de son effet, l’idéalisme dogmatique ne peut expliquer par l’auto-différenciation substantielle du sujet dans lui-même l’objectivation de sa détermination. Si l’objet et le sujet sont saisis comme qualitativement différents l’un de l’autre, leur synthèse conscientielle ne peut les identifier. La véritable synthèse, ni purement identifiante comme la thèse ni purement différenciante comme l’antithèse, du sujet et de l’objet, ne peut donc être que la synthèse complexe finissant par synthétiser (cinquième et ultime moment d’elle-même) la synthèse subjective, pensante, formelle (plus identifiante que différenciante), et la synthèse objective, pensée, matérielle (plus différenciante qu’identifiante), opérées (troisième et quatrième moments), en les rapprochant comme des différences seulement quantitatives, du sujet et de l’objet d’abord pris, en leur différence qualitative plénière, comme (pseudo) synthèse purement subjective ou purement objective de tous deux (premier et deuxième moments). Dans cette « synthèse quintuple », généralisée chez Fichte, de la conscience subjective de l’objet, l’idéalisme dogmatique parce que qualitatif est dépassé dans un idéalisme critique tel parce qu’il quantifie la réalité affirmée du sujet comme une plus ou moins grande réalisation ou position de soi, qui signifie aussi bien sa plus ou moins grande irréalisation ou négation de soi, donc, corrélativement, la plus ou moins grande réalisation ou position de l’objet par un réalisme lui-même alors quantitatif et critique. Si l’idéalisme et le réalisme qualitatifs s’excluent, l’idéalisme et le réalisme quantitatifs s’appellent l’un l’autre. Ce qui fait qu’une détermination de la conscience théorique de l’être est à rapporter également à un « fondement réel » ou objectif et à un « fondement idéal » ou subjectif d’elle-même : en elle, le sujet se détermine en même temps qu’il est déterminé par l’objet. En professant un tel « idéalisme réaliste » qui, en son contenu, est tout autant un « réalisme idéaliste », je sais que je ne me détermine que parce que je suis déterminé, mais cet être-déterminé, je le sais bien et, donc, je le détermine bien encore ! Le réel explique le savoir du réel mais, en tant qu’expliquant, le réel est un réel su ; l’explication est un savoir, mais, comme expliquant, le savoir est un savoir retardé, freiné, limité, nié, un non-savoir qui, en tant que tel, renvoie à un réel qui le fait se nier, etc. Dans une telle unité d’alternance avec le réalisme quantitatif, l’idéalisme quantitatif se privilégie naturellement lui-même comme le moment fondamental du tout conscientiel, et il a formellement raison car on ne peut sortir du savoir ; mais, en tant que purement théorique, la synthèse quintuple n’est pas réellement fixée comme synthèse. Seule l’affirmation morale catégorique de l’activité, liberté ou subjectivité assure comme synthèse idéaliste, donc dans un idéalisme foncièrement pratique, la synthèse quintuple du sujet et de l’objet de la conscience.

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