Européaniser l'Europe
Européaniser l'Europe
Dans les Balkans comme en Europe orientale, l'Union européenne (UE) est confrontée à un voisinage incertain où elle doit répondre à la fois à des "demandes d'Europe" l'encourageant à ouvrir ses frontières et à des risques migratoires ou d'instabilité. En 1999, les États membres ont précisé leur stratégie vis-à-vis des marges de l'Europe en aménageant des cadres spécifiques pour les relations de l'Union avec la Russie, l'Ukraine, la Turquie et les Balkans. La géographie de cette diplomatie européenne de bon voisinage, qui apparaît ainsi de plus en plus différenciée, traduit une même volonté vis-à-vis de tous les États périphériques à l'Union : celle de diffuser au-delà des frontières institutionnelles les normes économiques et politiques du projet européen.
C'est dans les Balkans que cette volonté apparaît le plus clairement. L'UE est devenue le premier partenaire commercial des pays de la région, la principale pourvoyeuse d'aide. L'intégration aux réseaux européens, voire aux institutions européennes, apparaît comme une garantie pour des États dont la viabilité n'est pas acquise (Bosnie-Herzégovine).
Stabiliser l'Europe du Sud-Est
Pacifier, reconstruire, intégrer : ainsi pourrait se résumer la tâche de l'UE. La pacification procède de l'élimination des armes, de l'instauration d'une sorte de protectorat de l'ONU au Kosovo [voir "La crise du Kosovo"] et de la présence durable de forces militaires placées depuis avril 2000 sous le commandement de l'Eurocorps. La reconstruction passe par le Pacte de stabilité pour l'Europe du Sud-Est (juin 1999) qui repose sur trois piliers : sécurité et stabilité politique, développement économique et social, promotion des institutions démocratiques et qui privilégie une approche régionale [voir "Le pacte de stabilité pour l'Europe du Sud-Est"]. Celle-ci apparaît également dans les projets retenus lors des différentes réunions de la Conférence des pays donateurs mise sur pied par la Commission européenne, la Banque mondiale, et qui comprend au total 44 pays et 36 organisations internationales. Le premier pas d'une intégration institutionnelle est la négociation d' "accords de stabilisation et d'association" (ASA) qui visent à préparer une zone de libre-échange avec l'UE dans la décennie suivant la signature, ainsi qu'à adapter aux normes européennes les législations des pays signataires. Seules la Macédoine et la Croatie paraissaient en mesure de contracter un tel accord en 2000 ou 2001. Vis-à-vis de la Serbie, l'UE a d'abord misé sur l'isolement du régime puis sur des initiatives destinées à la société civile afin, selon Javier Solana désigné pour incarner la PESC (Politique étrangère et de sécurité commune), d'"ouvrir la Serbie à l'Europe et l'Europe à la Serbie".
Au total, de 1991 à 1999, le soutien reçu par l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la République fédérale de Yougoslavie (Serbie-Monténegro) et la Macédoine de la part de l'UE s'est élevé à 4,5 milliards d'euros. Le bilan provisoire de l'action de l'UE apparaît contrasté. Une contradiction apparaît entre, d'une part, l'approche régionale affirmée (les pays concernés doivent développer de nouvelles synergies entre eux avant d'envisager une adhésion) et, d'autre part, des trajectoires distinctes apparaissant en matière de transition démocratique (Croatie/Serbie) ou économique. Sans compter les flux d'aides et d'investissements dont la concentration géographique risque de renforcer les disparités et les frustrations. Les difficultés que la politique de reconstruction rencontre tiennent en partie à la dispersion des moyens, à la multitude de structures d'assistance parfois concurrentes, à la lourdeur des mécanismes budgétaires. Elles tiennent également au fait que les configurations institutionnelles qui ont permis d'arrêter les conflits n'offrent pas les meilleures conditions pour engager la reconstruction et la réconciliation dans la mesure où nombre d'acteurs de la région les considèrent comme provisoires.
Dans le cas du Kosovo, les cinq membres du Conseil de sécurité de l'ONU s'étaient entendus pour éluder l'hypothèse d'une indépendance, préférant accorder à la province une "autonomie substantielle" au sein de la fédération yougoslave [résolution 1244]. La question de l'indépendance n'est pas pour autant caduque. Elle pourrait être relancée ou dédramatisée par les premières élections locales. Dans le cas bosniaque, l'édifice institutionnel des accords de Dayton (1995) a certes résolu sur le papier plusieurs contentieux, mais sur place la paix méfiante n'a pas cédé la place à la coopération interethnique. Les initiatives endogènes manquent pour poser les bases d'un développement économique durable. Le retour des réfugiés (cofinancé par l'UE) est apparu s'effectuer lentement. L'unité de l'espace bosniaque, préservée en apparence, est en réalité fragile car contestée de facto par les acteurs locaux qui n'ont que marginalement repris à leur compte le règlement imposé par des puissances extérieures. Du renouvellement des élites peut toutefois résulter de sérieux changements. Lors des élections de 1999 en Bosnie, le Parti social-démocrate, seule formation politique se réclamant de l'idéal multi-ethnique, est devenu le premier parti à Sarajevo et l'a emporté dans une quinzaine d'autres localités. Les formations nationalistes serbes et croates qui cultivent l'espoir d'un partage de la Bosnie se sont néanmoins nettement imposées dans les espaces forgés par les forces militaires serbes et croates.
En Croatie, le renouvellement du pouvoir exécutif et législatif permis par les élections du début de l'année 2000 laissait augurer une transition démocratique sur le modèle centre-européen. Le rayonnement de l'UE comme pôle offrant un modèle de stabilité et de prospérité attractif et des normes démocratiques et économiques éprouvées est assurément le meilleur atout des marges de l'Europe à condition que celles-ci se reconnaissent durablement dans ce modèle. Ce constat vaut pour les Balkans comme pour l'Europe centrale et orientale où l'UE est appelée à gérer les conséquences externes de son élargissement. Ce dernier permettra une intégration de l'Europe centrale aux réseaux et au projet politique ouest-européens. Mais il créera également des effets de rupture entre les nouveaux entrants et leurs voisins orientaux, notamment sur le plan migratoire (introduction du régime des visas) et commercial (dénonciation des accords de libre-échange signés par les pays candidats avec leurs voisins orientaux).
Quels partenariats avec l'Ukraine et la Russie ?
Dépourvues de perspectives d'adhésion à court et moyen termes, la Russie et l'Ukraine ont manifesté leur inquiétude d'être marginalisées par l'élargissement. Dans le document qui précise sa stratégie vis-à-vis de l'UE pour 2000-2010, la Russie appelle à un partenariat entre l'UE élargie et la CEI (Communauté d'États indépendants) et surtout à un dialogue centré sur les conséquences, pour elle, de l'élargissement de l'UE. À l'exception du dossier de l'exclave de Kaliningrad et des minorités russes dans les pays baltes (28 % de la population totale dans le cas de l'Estonie), tous les points soulevés par Moscou sont d'ordre économique et révèlent la crainte de la Russie d'être écartée de marchés centre-européens bientôt régis par les normes ouest-européennes qu'elle n'a pour sa part que marginalement mises en œuvre. Pays à la population et à la superficie comparables à celles de la France, l'Ukraine a également manifesté ses inquiétudes au sujet des ruptures que risque de provoquer l'intégration de ses voisins polonais, slovaques et hongrois dans l'espace économique et migratoire de l'UE. Elle revendique un statut distinct de celui de la Russie, qui la rapprocherait du statut des pays d'Europe centrale et de l'adhésion à moyen terme. L'UE a appelé Kiev à respecter les accords déjà signés, à mettre en œuvre une réelle transition économique avec l'aide de l'UE (premier bailleur de fonds) et à éliminer les handicaps (corruption, cadre législatif lacunaire) qui ont fait de l'Ukraine l'une des ex-républiques soviétiques les moins attractives pour les investisseurs occidentaux.
Au-delà du défi historique de son élargissement, l'UE doit ainsi répondre aux inquiétudes d'États qui ne peuvent ou ne veulent pas prétendre adhérer à l'UE mais qui revendiquent leur appartenance à l'espace européen. Lors du Conseil européen d'Helsinki (décembre 1999), les États membres ont élargi les négociations d'adhésion à plusieurs États, intégrant ainsi ces derniers au processus d'européanisation des économies et des normes. Reconnue comme pays candidat, la Turquie sera pour sa part davantage associée aux programmes et agences de l'UE et bénéficiera de soutiens lui permettant de se conformer aux critères de Copenhague et à l'acquis communautaire. La Russie et l'Ukraine, qui sont liées à l'UE par un "accord de partenariat et de coopération", ont fait l'objet en 1999 d'une "stratégie commune" à travers laquelle l'UE précise les priorités de sa politique d'assistance : lutte contre la criminalité organisée, construction d'un État de droit dans les deux pays concernés, poursuite des réformes économiques. Plusieurs États membres de l'UE ou candidats ont par ailleurs développé une diplomatie de bon voisinage avec leurs voisins orientaux pour limiter les effets de rupture qu'induit la frontière externe de l'Union. La Finlande s'emploie ainsi à promouvoir une dimension nordique de la PESC. La Pologne, au nom d'affinités historiques et d'intérêts stratégiques, se propose d'exporter vers l'Est des valeurs qualifiées d'européennes et un modèle de transition. Plusieurs forums de coopération régionale en Europe centrale, autour de la Baltique, de la mer Noire participent également de cette volonté de dépasser la logique d'inclusion/exclusion propre au projet européen.
Construire des espaces d'interactions
Il apparaît ainsi que l'intégration institutionnelle n'est pas l'unique moyen d'associer des États au projet européen. La constitution de réseaux (organisations non gouvernementales, syndicats, chambres de commerce, universités), le soutien aux sociétés civiles, l'ouverture des marchés européens aux productions d'États en transition contribuent à diffuser prospérité et normes européennes. Cette stratégie susceptible de faire des frontières externes de l'UE non pas des lignes qui divisent, mais des espaces d'interactions manque toutefois de substance et de perspectives aux yeux de plusieurs États d'Europe orientale. L'ouverture des marchés européens à des productions de textile, d'agroalimentaire, d'acier se heurte aux réticences des producteurs de l'UE, surtout dans des secteurs aussi sensibles. Les craintes - supposées ou réelles - des opinions publiques n'incitent pas les États membres à reconsidérer la doxa en matière de politique migratoire.
Enfin, les moyens en ressources humaines et financières exigés par la première vague d'élargissement et par la reconstruction des Balkans risquent de faire durablement défaut à d'autres États d'Europe centrale et orientale. Surtout, il ressort que la participation aux réseaux européens d'États ne désirant pas ou ne pouvant pas prétendre à l'adhésion exige également l'acceptation d'un acquis européen partagé et accepté. La Russie, l'Ukraine, la Turquie ne peuvent surmonter les risques d'isolement qu'en reprenant à leur compte les normes commerciales de l'UE, même si ces pays ne sont aucunement associés à la définition de ces normes. Sur le plan politique, la diplomatie européenne de bon voisinage fondée sur le principe de conditionnalité (selon lequel l'UE fixe ses conditions à l'octroi de son soutien économique et politique) n'est efficace qu'auprès d'États ou de régimes reconnaissant la primauté des normes européennes.
La méthode pragmatiquement développée par l'UE pour gérer ses périphéries repose pour l'essentiel sur des coopérations concrètes et sur une référence commune des parties à un modèle européen de gestion des conflits, des sociétés et des économies. C'est en somme la méthode Monnet (du nom de Jean Monnet, l'un de ses "pères fondateurs"), que l'UE s'est appliquée à elle-même depuis ses origines, qui est reprise vis-à-vis des marges de l'Europe. Le paradoxe est que ce modèle européen est lui-même inachevé. La dissolution du bloc soviétique et la multitude des candidatures à l'adhésion qui ont suivi ont appelé à préciser les normes de ce modèle. Un mouvement dialectique est ainsi apparu entre le centre et la périphérie, la stratégie adoptée vis-à-vis des marges de l'Europe n'étant pas sans conséquence sur la conception que l'UE a de son rôle et de ses valeurs. Sur le plan politique, les États membres ne peuvent s'exonérer des règles qu'ils imposent aux pays candidat. Sur le plan militaire, le conflit du Kosovo (1999) a probablement accéléré la mise en œuvre d'une Europe de la défense. Sans parler des demandes d'Europe émanant de la Turquie ou de l'Ukraine, qui relancent la réflexion sur la localisation et le caractère - zonal ou linéaire - des frontières de l'Europe. Loin d'être un espace clos, borné au sein duquel se serait développée une culture particulière, l'Europe, dans sa totalité, apparaît ainsi - pour reprendre l'expression du philosophe Rémy Brague - comme un processus constant d'auto-européanisation.
Liens utiles
- Les Fleurs du Mal lien avec tableaux de l'Europe du Nord: vin, voyage, femmes
- Renaissance, Humanisme et réformes religieuses : les mutations de l’Europe
- l'europe et le moyen orient en 1923
- Quelle est la place de la violence lors de la période révolutionnaire, en France et en Europe entre 1789 et 1799 ?
- comment la construction de la paix, à la fin de la Première Guerre mondiale, confirme le suicide de l’Europe