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Edmond Jabès

Edmond Jabès est né en Egypte en 1912 et il y vécut jusqu’en 1956. A Paris où il fit ses études la rencontre de Max Jacob fut pour lui décisive et ses premièrs poèmes en portent la marque. En 1956, alors qu’il avait déjà publié la quasi totalité des recueils qu’il réunira en 1959 dans Je bâtis ma demeure, Jabès fut contraint par Nasser de quitter l’Egypte en abandonnant tous ses biens. Jabès, l’incroyant, exilé en France — mais dans le pays de sa langue — fut ainsi rappelé à sa judéité . Le cycle du Livre des questions allait s’ouvrir dont Jacques Derrida dans un article de Critique fut l’un des premiers à signaler l’importance dès la parution du premier volume en 1963.

Aujourd’hui, poète, penseur, écrivain au sens le plus profond du terme Jabès exerce une double influence, sur des poètes et des philosophes, tant à l’étranger (notamment aux États-Unis) qu’en France. « Je suis allé à la parole pour qu’elle soit mon geste. » dit Reb Daber dans Le Livre des Questions. Cette démarche est celle même de Jabès, à cette nuance près que la parole est pour lui moins parole de Dieu qu’expression de l’être dans l’ouverture du livre. Dès ses premiers textes, Chansons pour le repas de l’ogre, Trois filles de mon quartier ou Les mots tracent (au titre déjà significatif), et même s’il pratiquait alors volontiers la fantaisie verbale ou le mode apparemment mineur de la chanson, Jabès exigeait de l’activité poétique autre chose que la production d’un certain charme. Après la publication du Livre des Questions, Derrida écrivait : « On relira mieux désormais Je bâtis ma demeure ». Ce qui s’annonçait, ce qui était en jeu dans ce premier livre apparaissait alors plus clairement. Le Jabès des chansons (Trois folles vêtues d’herbe / et trois fous coiffés de lune. / Un phoque au front de cerf / et trois jours gris à perdre. ) se référait, certe, à Max Jacob, mais à ce qu’il y avait de plus exigeant chez celui-ci : son goût de secouer les apparences et de chercher ce qui se cache derrière les masques. C’est déjà, d’une certaine manière ce que dit La chanson de l'étranger :

Je suis à la recherche d’un homme que je ne connais pas, qui jamais ne fut tant moi-même que depuis que je le cherche.

L’essentiel est dans la relation du poète à sa parole, dans le questionnement des mots et de leur pouvoir. N’est-ce pas eux justement qui, tout ensemble, font l’écrivain et donnent l’être au livre ? « L’art de l’écrivain consiste à amener, petit à petit, les mots à s’intéresser à ses livres. » (Les mots tracent.) « Le poète est son poème. » « Le mot porte en soi le livre, comme l’homme l’univers », est-il dit dans Du blanc des mots et du noir des signes : certains aphorismes de ce recueil écrit entre 1953 et 1956, pourraient figurer dans Le Livre des questions : « Au commencement était le mot, était l’homme. Anxieux de se connaître il épela les quatre lettres qui le formaient et, pour la première fois, entendit son nom : Adam ». La demeure que jusqu’en 1957 Jabès bâtissait était une demeure de mots, première image du livre. En 1963, Le Livre des questions ouvre un cycle de sept volumes (Le Livre de Yukel, Le Retour au Livre, Yaël, Elya, Aely, El ou le dernier livré) auquel il donne son nom. Ce premier livre, comme les suivants échappe à toute définition. Ni poème, ni roman, ni essai. Etranger à aucun genre, mais n’appartenant à aucun. Qui voudrait le décrire noterait la présence de différents éléments : poèmes (« Une porte comme un livre. / Ouverte, fermée. / Tu passes et tu lis. / Tu passes. Elle demeure.); récit (l’idylle de Yukel et de Sarah, idylle tragique et chant d’amour qui répète dans l’histoire, dramatique, de notre temps, le destin et la vocation du peuple juif) ; dialogues (entre rabbins imaginaires, entre Sarah et Yukel) ; aphorismes, commentaires, méditations. Et dans les livres suivants, si d’autres personnages apparaissent — d’autres destins, aussi bien d’autres manières et cependant la même de lire, de vivre, de questionner, d’écrire le livre — les mêmes formes sont présentes. Mais la pure description masque le fonctionnement du texte qui fait que tout s’enchaîne, se répond, se fond dans une même démarche où la parole se fait geste et livre. Ni poème, ni roman ni essai, donc, mais un livre. Un livre ouvrant l’espace du Livre. Un livre écrit dans la lumière de Mallarmé, dont le modèle serait le livre perdu et le but, impensable et postulé, le livre futur. Dans ses ruptures et ses reprises, dans ses retournements aussi (Yaël devenant Elya comme pour révéler l’arrière-livre derrière le livre ou, dans le corps du verbe — qu’incarnait Yaël — la présence de son envers : le silence, le néant), le cycle du Livre des Questions est déchiffrement, lecture, nomination : de la vie, du monde, des hommes. Travail toujours à reprendre comme une marche dans le désert (figure essentielle dans le paysage et l’histoire du peuple juif, dans l’imaginaire de Jabès) ou comme la lutte du poète — des mots — avec la blancheur de la page. Le livre des réponses, le livre qui serait tous les livres coïncidant avec le savoir, la parole, l’être, le mouvement et l’immobilité, le multiple et l’un, est toujours au delà. El, ou le dernier livre, qui referme le cycle n’est pas fin mais point de départ pour un recommencement. Ce qui se dit dans Le Livre des Questions, par la voix des personnages et des rabbins imaginaires, comme par celle du narrateur, qui en un sens est la même, c’est l’expérience de l’exil, de l’absence, de la judéité, la conscience de l’identité entre l’écriture et la judéité. Exilé, Jabès a éprouvé ensemble et comme semblables sa condition de juif et sa condition d’écrivain. L’exilé n’a d’autre lieu que sa mémoire, sa parole. «Le livre est à l’exilé ce que l’univers est à Dieu », est-il dit dans Elya. Et les dernières phrases d’El ou le dernier livre répondent, comme en écho : «La question de l’univers est question émancipée du livre. L'essentiel pour nous aura été, au paroxysme de la crise, de préserver la question. » En 1976, trois ans après El, Le Livre des Ressemblances, peut-être le début d’un nouveau cycle, n’est pas le livre des réponses s’il n’est plus celui des questions. Prenant comme en miroir le cycle précédent, mais aussi tous les livres, il nous rappelle que tout livre se veut ressemblance : de la vie, du monde, du savoir, de Dieu, et que toute écriture se déploie dans l’attente — ou pour combler l’absence — de l’impensé. « C’est à ces limites infixées de l’esprit, à cette frontière dévastée, mais infranchissable, que la ressemblance voit sa puissance dénoncée. / Ici s’éteint le langage. » Mais cette aventure du langage, peu d’écrivains l’ont poussé aussi loin que Jabès. Et peu nous questionnent avec autant de force. ► Bibliographie

Je bâtis ma demeure, 1943-1957, poèmes, préface de Gabriel Bounoure, 1959, Gallimard, nouvelle édition augmentée avec une postface de Joseph Guglielmi, 1975, Gallimard ; Le livre des questions L Le livre des Questions II. Le Livre de Yukel III. Le Retour au Livre IV. Yaël V. Elya VI. Aely VII. (El, ou le dernier livre}. 1963-1973, Gallimard ; Ça suit son cours, illustrations d'Antoni Tapies, Fata Morgana, 1975; Le Livre des Ressemblances, 1976 Gallimard ; A consulter : Jacques Derrida L'Ecriture et la Différence, 1967.

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