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Dissidences en psychanalyse

1. Si Freud pouvait dire que son droit à apprécier la nature de la psychanalyse tenait du fait qu’il ait été longtemps « le seul psychanalyste » (1893-1902), le développement mondial du « mouvement » était tel, en 1910, que la nécessité de l’organiser s’imposa. Le but était de favoriser les contacts entre psychanalystes, mais aussi de préciser le contenu de la nouvelle science, comme de faire le point de l’évolution de sa technique. Une Association Internationale de Psychanalyse fut fondée ; elle regroupe depuis les Sociétés locales, devenues constituantes. C’est avec son besoin d’organisation que commencèrent les difficultés internes du mouvement. Une « orthodoxie » se définissait avec la stricte prise en considération d’un certain nombre de concepts opérationnels (avant tous ceux de refoulement, d’inconscient, de transfert, de sexualité infantile, de complexe d’Œdipe).

2. Dès 1910, Alfred Adler, jusqu’ici Président de la Société Viennoise, rompait avec la psychanalyse. Sous couvert de l’insistance sur les sentiments d’infériorité (organique et sociale),puis avec sa « volonté de Puissance », il rééditait une nouvelle version de la psychologie de conscience : l’« Individualpsychologie ». Celle-ci ne retient que les « bénéfices secondaires » de la névrose, et les attitudes du Moi (censées relever d’un choix intime, qu’on dirait de nos jours « projet existentiel »). Afin de rejeter la théorie sexuelle et la psychologie conflictuelle, la nouvelle psychologie (très semblable en ceci à l’ancienne) considère le malade comme un... égoïste qui manque du courage nécessaire à la coopération sociale. Derrière un jargon assez confus (« protestation virile », « idéal de personnalité », « style de vie », etc.), la « psychologie de l’individu » (ou psychologie individuelle) tente de recouvrir d'une « indivision » théorique les clivages de la psyché. Elle apparaît au total comme un exemple systématique « d’élaboration secondaire » (rationalisation). En pratique, elle se réduit à une psychothérapie de soutien, de direction et d’encouragement, dont les succès sont à la mesure de la banalité. L’adlérisme a eu une influence certaine sur l'orthopédagogie ; après une certaine éclipse, il réapparaît largement dans la doctrine « néofreudienne » de K. Horney. Les thérapeutiques modernes de groupe, doivent quelque chose au « sentiment de communauté » d’Adler. Le « sentiment d’infériorité » (devenu populairement le « complexe » du même nom) est resté en psychanalyse orthodoxe, pour qualifier l’écart entre le Moi et son idéal, et pour former la composante érotique narcissique du sentiment de culpabilité. La « protestation virile » qualifie, dans le freudisme, la composante caractérielle du complexe de castration. L’importance, un instant entrevue par Adler, des instincts d’agression dans la vie et dans la névrose, a été pleinement admise en psychanalyse au moment où ils sortaient du champ de la conceptualisation adlérienne.

3. De portée considérable fut la rupture retentissante, en 1913, du Président de l’internationale : Carl Gustav Jung. Le socialisme psychologique d’Adler fait place, avec Jung, à une religion laïcisée. A côté de considérations moralisatrices (du genre de l’injonction à réaliser la « tâche vitale »), d’aspects de guidance, la théorie jungienne de « l’archétype » enjambe l’inconscient individuel (et sa dramatique) comme le conflit (avec sa base historique personnelle). Il y a alors rétro-projection sur des schémas prétendûment phylogénétiques (hérédité spécifique des formes imaginaires) censés représenter « l’inconscient collectif ». Au point extrême de cette pensée, il semble bien que le jungisme se soit rencontré avec la « mystique » du sang, de la race et du peuple... Dans la thérapeutique jungienne, la réalisation des archétypes est l’appui d’une « individuation » dans le cadre d’un équilibre des complémentaires. Aux yeux d’un freudien, la méthode dite de « psychologie analytique » (ou complexe) consiste, par le maniement charismatique du transfert non analysé, à re-projeter sur les formations culturelles idéalisées, les contenus (motions pulsionnelles et fantasmes inconscients) qui sous-tendent les symboles (arché) typiques. Ainsi est accomplie la désexualisation des concepts : là où une formation culturelle doit être ramenée à sa base érotique historique, Jung donne un sens « anagogique » et... préhistorique à la libido... Plus généralement, le jungisme allie une richesse peu commune d’informations anthropologiques et culturelles, avec l’irrationalisme le plus déconcertant. Les rapports entre le vocabulaire jungien et le vocabulaire psychanalytique restent difficiles à débrouiller : certains termes jungiens (l’imago, le complexe) sont intégrés dans le freudisme, mais avec un sens différent. Ainsi la psychanalyse ne reconnaît que deux « complexes » (ceux dits d’Œdipe et de castration). Des termes freudiens prennent un autre sens chez Jung (ainsi : l’introversion, qui qualifie psychanalytiquement le retour sur le fantasme de l’investissement sexuel refoulé, devient chez Jung un mode caractériel du Moi, ou un type psychologique de contact avec la réalité...). Des concepts d’origine jungienne (le Soi, l’individuation) paraissent en cours de réintégration aléatoire chez certains freudiens...

4. Après avoir été longtemps son secrétaire (et un remarquable contributeur aux aspects non médicaux de la psychanalyse), Otto Rank quitta à son tour Freud. Il inventa une « thérapeutique de la volonté », curieusement basée sur la théorie du « traumatisme de la naissance ». Son coéquipier Sandor Ferenczi, enfant terrible de la psychanalyse, restait quant à lui dans le mouvement (qu’il enrichit de ses trouvailles) jusqu’à sa mort, tout en frisant la dissidence technique avec ses recherches sur la thérapeutique active, la « néo-catharsis », la realaxation, etc. Le développement ultérieur de la clinique devait cependant faire... après-coup de Ferenczi un précurseur de la psychosomatique, de la prise en charge des « états-limites », des « faux-selfs », et autres patients atteints d’un « défaut fondamental ». Dimensions auxquelles un Winnicott et un Balint donneront, par la suite, toute leur extension.

5. Le retentissement de ces trois grandes dissidences n’affectait pas, à l’intérieur de la psychanalyse, la continuation et la fécondité de la tâche entreprise. Mais on parle moins des grandes fidélités de Karl Abraham, d'Ernest Jones, de Hans Sachs, Max Eitingon, etc., ou des retours au bercail d’enfants prodigues (Fritz Wittels, Théodor Reik). Dans tous les cas de dissidence, on peut remarquer qu’un point de vue partiel et isolé (Adler : Instincts du Moi ; Jung : le symbolisme ; Rank : la compulsion répétitive) est mis au service du refoulement de l’ensemble. Il en sera de même, ultérieurement, avec les dissidences mineures : culturalisme (Erich Fromm, Karen Horney) ; pansexualisme (Wilhem Reich), qui font retour en force à l’occasion du malaise contemporain dans la civilisation.

6. Le fait des dissidences amena l’internationale Psychanalytique à exiger de ses membres une analyse personnelle, préalable, dite « didactique » ; pour autant que le retour du refoulé affectif et des résistances se montrait parfois trop à l’œuvre dans les ruptures (Adler supportait mal la figure « paternelle » de Freud, et on peut penser que cela influença sa « protestation virile » ; Rank était, probablement, un cas pathologique grave...). En principe, les psychanalystes sont désormais... immunisés. De fait, on n’assiste plus à de nouvelles « dissidences ». Simplement des clivages groupusculaires, et des éclatements sociétaires se manifestent régulièrement dans toutes les institutions psychanalytiques. Chaque fraction s’oppose dès lors à l’autre, au nom d’une plus orthodoxe orthodoxie, selon la lettre et selon l’esprit...

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