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Claude Simon

Né en 1913 à Tananarive, Claude Simon passa sa petite enfance à Perpignan. En 1924 il entra au collège Stanislas à Paris où il fit ses études secondaires. Etudiant il suivit les cours des université d’Oxford et de Cambridge avant de se tourner vers la peinture sous la direction d’André Lhote. Après son service militaire, il fit entre 1936 et 1939 des voyages en Espagne républicaine, en Allemagne, en U.R.S.S., en Italie, en Grèce. En 1939 il fait la guerre dans la cavalerie au 31e dragon ; en mai 1940, il participe à la bataille de la Meuse. Prisonnier, il s’évade en 1940. De 1943 à 1945, il achève Le Tricheur, roman commencé en 1939 et qui parut en 1945. En 1946 Claude Simon s’installe à Salses dans les Pyrénées Orientales, où il est viticulteur. Désormais il écrit et publie régulièrement. Après Le Vent et L’Herbe, il s "impose en 1960 avec La Route des Flandres comme l’un des auteurs les plus important du nouveau roman. En 1963, sa pièce, La Séparation, est créée au théâtre de Lutèce. Claude Simon vit actuellement à Paris.

Des phrases immenses, toutes en incidentes, décrochements, parenthèses méandres, qui pulvérisent l’ordre logique, éclatent en morceaux, en multiples histoires, explosent en plusieurs lieux, s’éparpillent sur divers moments, oscillent du réel à l’imaginaire, télescopent le présent et le passé, mais qui, par une sorte de mouvement englobant, par le biais d’une souple organisation syntaxique, rassemblent finalement et confrontent dans un jeu de correspondances ou de miroir, dans une grande coulée d’écriture où les contradictions sont comme abolies, les impossibilités dissoutes, ce qui d’abord avait semblé séparé, morcelé, émietté. Des récits qui se défont l’un dans l’autre et renaissent l’un de l’autre, qui se coupent et s’enchevêtrent, qui se perdent constamment et se retrouvent, se parasitent mutuellement ou consonnent jusqu’au vertige, mais qui toujours s’enchaînent autour de quelques événements, expériences souvenirs, représentations ou images pour se fondre, par delà leurs divergences, en un récit- plus vaste, une sorte de description généralisée du monde et de ses accidents. Ainsi fonctionnent les phrases de La Route des Flandres les récits imbriqués de Tryptique. Mais cela ne saurait suffire à résumer l’art de Claude Simon. Pas plus on ne saurait l’expliquer parla seule référence au nouveau roman, bien que de celui-ci, Claude Simon ait été l’un des initiateurs et soit l’un des auteurs les plus marquants. Seulement, ce qui apparaît de plus en plus, c’est sa singularité. Comme Robbe-Grillet, comme Butor, il a — à partir du Sacre du printemps et plus encore de Vent — rejeté l’illusion réaliste, refusé les règles de la narration classique (intrigue, continuité linéaire, psychologie, etc.). Mais on ne saurait confondre son écriture avec les leurs. Plus encore que chez eux, le formalisme chez lui — si sensible qu’il puisse être dans les derniers romans — est d’abord une machine à provoquer le réel, à produire de l’imaginaire, à multiplier les fictions, bref à déployer dans un même discours l’Histoire (la débâcle de 40 ou l’évocation du conventionnel Reixach, ancêtre du capitaine de dragons, dans La Route des Flandres, les Indiens et les conquistadors dans Les Corps conducteurs et Orion aveugle) et les histoires, le monde et ce qu’on en peut voir, savoir, faire et dire. D’autre part, son itinéraire est différent : plus âgé que Robbe-Grillet et Butor, Claude Simon avait commencé à écrire avant eux, avec d’autres références d’autres sources que les leurs; et son évolution — comme les leurs du reste — est constante : si on reconnaît son univers à la permanence de ses obsessions, au mouvement sinusoïdal ou circulaire de son écriture, d’un livre sur l’autre quelque chose bouge, se décale ou se creuse. Et si on peut entrer dans l’œuvre par plusieurs portes, partir, pour l’explorer de L’Herbe, de Palace ou de Leçon de choses comme Simon lui-même part de quelques tableaux pour composer Orion aveugle, un livre où il est cependant tout entier, il n’est pas sans importance de saisir son évolution. Ainsi, l’auteur lui-même avouait dans un entretien avec Ludovic Janvier que dès son second roman, La Corde raide, publié en 1947 la plupart de ses thèmes étaient présents les thèmes précise-t-il, non les sujets -« mais plutôt à la façons d’un répertoire, d’un inventaire ». A l’évidence, s’il a puisé ensuite dans ce répertoire — en fait dans un vécu, une histoire, un savoir qui en étaient l’origine — ce ne fut jamais pour refaire la même chose. Sans doute Claude Simon n’a-t-il pas trouvé du premier coup ce mode d’écriture procédant par éclatement — en incidentes, en récits — et regroupements — dans le mouvement de la phrase, du livre —, jouant sur la discontinuité et la contiguité, la rupture et la circularité. Mais déjà avec Le Tricheur, en 1945, à propos duquel les critiques évoquèrent Camus, il cherchait à échapper au romanesque, à sortir des modes traditionnels de composition. Lui-même avoue que lorsqu’il voulut prouver avec Gulliver — qui parut en 1952 — sa capacité à écrire un roman de facture classique, il échoua, c’est-à-dire fit autre chose. Si, avant Gulliver, La Corde raide mettait en place quelques uns des thèmes qu’on retrouvera plus tard dans les grands romans, La route des Flandres, Le Palace, Histoire, c’est avec Le Sacre du printemps que Simon commença vraiement à maîtriser aussi bien les longues descriptions que les passages d’un temps à l’autre, qu’un mode de narration totalement discontinu, bref à ouvrir, presque en même temps que Robbe-Grillet, Butor ou Beckett*, les voies d’une nouvelle littérature. Claude Mauriac, qui fut l’un des premiers à signaler l’originalité de ce livre, compara Simon à Proust et à Faulkner, mais pour mieux marquer ce qui le séparait d’eux : «Il y a dans le monde de Claude Simon des immobilisations, des télescopages, des rétrécissements, des absences et même des cristallisations de temps. » Avec Le Vent enfin s’affirme la volonté de Claude Simon de décrire la réalité dans sa complexité, de restituer la diversité du monde sensible comme de ses interprétations et reflets. Il ne s’agit pas pour lui d’agencer une intrigue, de raconter une histoire, mais bien, à partir de quelques faits, de quelques éléments donnés, d’épuiser tout le réel dans un jeu d’oppositions et de simultanéités, de confrontations et d’analogie et par les moyens conjugués du regard, du savoir, de la mémoire. Restitution d’un rétable baroque, Le Vent est plus que la description d’un tableau : l’inventaire vertigineux d’un monde. Désormais, tout est là, le répertoire des thèmes et la méthode. Dans Le route des Flandres, Le Palace, Tryptique, si différents que puissent être ces livres, Claude Simon poursuit cette restitution par le discours d’un monde foisonnant, où tout s’émiette et se recompose, et dont chaque élément est, d’une certaine manière l’inépuisable reflet. Pour aborder ce monde, toutes les entrées se valent : la débâcle de 1940 dans La route des Flandres, la guerre d’Espagne dans Le Palace, un livre, une gravure et un film entretenant entre eux une relation circulaire dans Tryptique. Ce qui compte, ce n’est pas une histoire, mais la multiplicité de faits, d’histoires, de souvenirs que l’attention au réel — comme aux signes qui le représentent — obligent à découvrir. L’auteur, nécessairement, regarde, décrit à partir de sa propre expérience (de la vie, du langage) et ce n’est pas hasard si, d’un livre sur l’autre, malgré des différences essentielles de décors, de personnages, de situations on voit réapparaître par le biais des associations et des fantasmes les mêmes figures et les mêmes images (à peine travesties) : le cavalier, le guetteur, la débâcle, l’errance, la solitude, la mort suicidaire, les tableaux; etc. Ces figures on les retrouve même dans les derniers livres, Tryptique et Leçon de choses, apparemment construits selon un mécanisme rigoureux qui devrait éliminer toute subjectivité de l’auteur. Tryptique par exemple est la description de trois représentations lecture, gravure, film, qui renvoient l’une à l’autre, se reflètent l’une dans l’autre par un processus de mise en abîme tel que ce qui se passe à un moment donné (sur la gravure, dans le livre, dans le film) semble toujours être lu ou vu par quelqu’un se trouvant dans un autre lieu (lui-même situé dans le livre, sur le film ou la gravure). Tout se déroule donc comme dans un jeu infini — et objectif — de représentations. En conséquence, puisque le récit n’est que représentation de représentations, la réalité devrait être insaisissable, s’effacer au profit d’une mécanique purement imaginaire. Au contraire, rien n’est plus précis, plus concret que ce qui est dit dans Tryptique ou Leçon de choses. Description de descriptions — et non plus directement d’un vécu comme dans La route des Flandres, le récit ne s’en tient plus qu’aux faits : paysages, décors intérieurs, situations, gestes, objets. Il n’y a pas, autour, à propos, d’analyse psychologique, de commentaire philosophique, d’explication symboliste. Les paroles des personnages, les dialogues sont rapportés tels quels, s’intégrent eux aussi dans la description, la restitution d’un réel, ne sont pas référés à une transcendance ou à un message. Bref, l’écriture de Claude Simon est ici rigoureusement matérialiste. Pourtant dans Leçon de choses, toutes les scènes de guerre rappellent La route des Flandres. On y reconnaît les expériences, les obsessions, les thèmes de Claude Simon. Sans doute. Et il n’y a pas là contradiction. Le travail de l’écrivain s’élabore à partir d’éléments donnés, connus, de faits souvent vécus, d’images réelles (tableaux comme dans Orion aveugle) mais qu’il s’agit de décrypter et de restituer. Tous ces éléments — ce répertoire de thèmes — sont les matériaux de l’écriture, de la machine à produire des histoires. Mais le premier de ces matériaux, celui qui permet d’utiliser tous les autres et d’en épuiser les possibilités, ce sont les mots. Dans le texte liminaire d’Orion aveugle. Claude Simon dit comment tout commence avec les mots et tout s’ordonne à partir des potentialités qu’ils renferment des images qu’ils suggèrent, des réalités qu’ils recouvrent, des associations qu’ils suscitent : « ... Ce qui est souvent sans rapport immédiat dans le temps des horloges où l’espace mesurable peut se trouver rassemblé et ordonné au sein du langage dans une étroite contiguïté. Une épingle, un cortège, une ligne d’autobus, un complot, un clown, un Etat, un chapitre n’ont que (c’est-à-dire ont) ceci de commun : une tête. L’un après l’autre les mots éclatent comme autant de chandelles romaines, déployant leurs gerbes dans toutes les directions. Et si, plutôt que de vouloir contenir, domestiquer chacune de ces explosions, ou traverser rapidement ces carrefours en ayant déjà décidé du chemin à suivre, on arrête et on examine ce qui apparaît à leur lueur ou dans les perspectives ouvertes, des ensembles insoupçonnés de résonances et d’échos se révèlent. »



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